Chapitre IV LES sélections paysannes
IV.1. Quand sélection rime avec conservation.
La vogue des pains multi-céréales a remis dans les mélanges prêts à l’emploi (ou mixes) des céréales et des graines (parfois trop vite appelées céréales) tels l’avoine[1], céréale très nutritive, le sarrasin[2], l’orge, plus propre aux pains plats type tibétain[3], le maïs et même des graines d’amarante.
D’autres graines (sésame, pavot, lin, tournesol) parfois en garniture sur le pourtour des pains ont donné l’impression d’une innovation. Dans ce dernier cas de figure, le changement n’est hélas que de surface, pour plaire en vitrine. Mais ici je préfère faire écho à des recherches ayant plus d’authenticité, une filiation à la tradition, avec des structures différentes au niveau nutritionnel et technologique. Des pains faits de ce blé dur Khorasan (X.3.3), souvent plus connu sous une appellation légendifiée suivi d’un petit ® dit trop vite au début, « issus de tombeaux de pharaon[4] ». Il n’est qu’une sélection de ce blé dur que l’on trouve couramment en Afrique du Nord. Il fait partie des blés turanicum dits Khorasan (région au nord-est de l’Iran, couvrant aussi l’Afghanistan) et sera un des premiers choix dans les blés « anciens » du fait de sa disponibilité sur le marché par une firme américaine.
D’autres anciennes variétés seront remises en valeur comme le rouge de Bordeaux[5] en France et le froment pourpre en Australie[6] dont la couleur est utilisée en marketing. Ce sont de vieilles variétés-populations. C’est dès les années 1980 qu’on voit la renaissance du grand épeautre en Suisse, Allemagne[7] et en Ardenne belge[8], ou encore, cette autre manière de consommer l’épeautre dans la Souabe – Schwäbisch (récolté à l’état pâteux afin de procurer le grünkern [9], soit grain vert, XI.11.), qui, bien qu’il se consomme cuisiné (comme pour l’épeautre du reste) plutôt que panifié, révèle des qualités nutritionnelles et diététiques au niveau de ses protéines. En Italie, en Suisse, en Allemagne, en France et Pologne durant la dernière moitié du xxe siècle, la culture in situ d’anciennes variétés n’a survécu qu’en expression de niche ou de musée vivant.
Tout cela se développe principalement grâce au mouvement environnementaliste et vert ; les tendances en matière d’agriculture biologique et de recherche d’aliments sains ont conduit à conserver des îlots de production[10] en maintenant ces variétés dans les conditions d’origine (sol, climat, mais aussi savoir-faire du paysan[11]). On peut penser au petit épeautre en Haute Provence[12] (en fait, un engrain). Les touselles décrites dès le xie siècle et par O. de Serres[13] sont relancées grâce à la recherche d’Henri Ferté. Il en sème 50 graines sorties de conservatoire en 1997 et après multiplication depuis 2004 en champ[14]. Siegfried Wagner a dans ces voyages de collection dans l’entre-deux guerres, sauvegarder des centaines de populations d’épeautres pour le centre de Recherches de Reckenholz près de Zürich[15]. Gérard Doussinault, un chercheur passionné, a été durant les années 1968-1971 recherché plus de 330 accessions dans les champs du pays de Redon[16]. Après une veille de 40 ans en conservatoire, ils sont remis en culture et panifiés dans le paysage breton. En Haute-Savoie, Raphaël Baltassat réalise un croisement en 2010 entre un blé dénommé Inconnu en Haute Provence, qui vient rectifier la fragilité à la verse du Blanc de Saône[17], c’est le Savoysone.
Fin des années 1990, dans une collection de Rouge de Bordeaux, la famille Berthellot trouve quelques épis barbus, après multiplication des « barbus » cela devient la population de « Rouge du Roc ».
Dans le Tarn, l’association Pétanielle sauve et observe les blés locaux, la Bladette de Puylaurens, le blé fin de Tauriac récupéré chez un Papy, du blé de Castelnau, où hors de deux épis reçus, on arrive à 2 hectares en 2014.
Revoilà les blés poulards (X.3.1). C’est une espèce ancienne de blé demi-dur plutôt continentale qui peut avoir des couleurs presque ornementales. Ils étaient régulièrement panifiés, comme l’étaient encore au milieu du xixe siècle les blés durs qui entraient dans les mélanges de farine[18].
Le poulard va retrouver non seulement ces terres d’Auvergne[19], mais aussi l’Anjou, l’Ain et bien d’autres régions. Il existe encore ces blés : Blanc de Flandres, Rouge d’Altkirch, Barbu du Roussillon, Pétanielle de Nice, Blanc de Lorraine, Mottin, Mouton à épi rouge, Barbu du Maconnais, les amidonniers (X.2) et engrains (X.1) etc. Les blés compacts (X.3.1.1) dits hérisson ou blés rameux dits miracles, dont Olivier de Serres écrivait au tout début du xviie siècle que ces branches faisaient « ensemble comme un gros bouquet porté par un seul tronc[20] ». Alexandre Henri Tessier écrit déjà en 1784, à propos de ces blés rameux, qu’il ne se « sème que par curiosité dans beaucoup de pays, et par conséquent en petites quantités[21] ».
Tout ce trésor qu’est le patrimoine génétique et les différents savoir-faire, par exemple, pour le décorticage lors de la mouture des petites graines dites vêtues, ou pour sécher l’épeautre récolté à l’état pâteux (XI.11.), s’inscrit dans la nature et l’histoire de la personne humaine façonnée par son pays, son héritage culturel propre, s’identifiant jusque dans les « gènes » d’une région.
Au début de la recherche génétique du blé, N. Vavilov écrit que, « l’étude du matériel d’origine est fondamentale en science de sélection[22] ». G.Doussinault le répètera à la fin du siècle passé[23]. Cinquante ans avant, F.Flandrin sera aussi critique sur le manque de sélection conservatrice (celle qui préserve et entretient les souches de départ). Il s’interroge sur la pertinence d’améliorer dans l’est de la France le blé d’Alsace, plutôt que de le voir disparaître et non repris dans les croisements[24]. La même question se pose au Nord de la France, ou l’on remarque que le blé Blanc des Flandres (ex-Blansé) a été près peu utilisé dans les premiers croisements et n’a donné qu’un descendant, le blé d’Aleph, très vite abandonné[25]. Ainsi le capital génétique et de savoir-faire devra être sauvé pas seulement pour l’amélioration des rendements, mais pour la rusticité, l’aspect nutritionnel, l’adaptabilité. On s’aperçoit à l’occasion d’une étude sur la viscosité de huit variétés de froment fin du xxe siècle que certaines variétés donnaient de meilleurs résultats dans la lutte contre la teneur en cholestérol. Malheureusement ce sont justement les variétés les moins viscosantes (Soissons et Isengrain) qui ont dominé les emblavements à l’époque[26]. Un paramètre nutritionnel que la sélection et le choix des céréaliculteurs ne prennent pas en compte. La variété Soissons, elle encore, engendrait fin du xxe siècle des difficultés de lissage de pâte en boulangerie. La raison est qu’elle comporte beaucoup de H.p.m. (protéines de haut poids moléculaires), ce qui semble une option de la sélection, mais de nouveau pas nutritionnelle (VI.7) .[27]
IV.2. La création paysanne et biologique reprend de la graine.
L’obligation d’utiliser des semences biologiques dans la production biologique[28] à partir de 2004 aurait pu être une occasion privilégiée pour stimuler la création propre à une agriculture qui favorise l’activité biologique du sol. Mais le Ministère de l’agriculture français et le C.t.p.s. (III.8) régissant les agréations variétales pour l’agriculture biologique ont, dans un premier temps, refusé la création d’une épreuve spécifique pour les variétés destinées à une agriculture à moindres intrants et moins dépendantes de coûteux et polluants produits « phytopharmaceutiques[29] ». Du coup dans les variétés autorisées en agriculture bio prévues en semailles 2004 pour la récolte 2005, on trouve Lona, Malacca, Orpic, Renan, Soissons, Tamaro[30] et Camp Rémy. Cette dernière obtention datant déjà de 1980 est utilisée par l’enseigne Delhaize et plusieurs boulangers soucieux de la qualité organoleptique, dont les boulangeries Paul. Francis Holder l’ex-patron de ce groupe lillois fut conseillé début des années 1990 en ce domaine par la meunière Martine Tartar , Société Artésienne de Minoterie[31].
Mais toutes ces variétés sont reines dans une production conventionnelle « sous perfusion ». Plusieurs aspects semblent spécifiques et se différencient d’une sélection propre à la culture biologique : ils correspondent à une sélection destinée à une agriculture presque saturée de fertilisants de synthèse et de médicaments agricoles. Les blés issus de la sélection se sont adaptés actuellement à la nourriture azotée, de plus en plus fractionnée et parfois tardive (engrais nitrate notamment). Ce qui a réduit leurs fonctions naturelles à assimiler les nutriments nécessaires à la croissance de l’épi par les racines grâce à l’aide des champignons proches des multiples racines, les mycorhizes[32]. Ensuite la hauteur des tiges qui s’est considérablement raccourcie a changé les données physiologiques et la nutrition du grain. Enfin, la qualité en protéines du blé n’a cessé ces dernières décennies de privilégier les hauts poids moléculaires (H.p.m.) pour la ténacité des pâtes.
On comprend mieux que les variétés conventionnelles cultivées en agriculture biologique ont des teneurs en protéines moindres que lorsqu’elles sont cultivées avec des apports importants d’azote[33] en culture conventionnelle.
L’expression de la valeur d’utilisation, en termes de méthode de culture naturelle avec apport d’azote dans le précédent agricole sur la terre, est devenue génétiquement déprogrammée dans la variété moderne. Les conditions de culture vont certes installer une sélection génétique au bout de longues années pour s’adapter essentiellement au climat et à la terre, mais pas à la méthode de fertilisation qui se différencie toujours plus entre agriculture conventionnelle et agriculture biologique. C’est d’autant plus plié avec la mise en œuvre du génétiquement modifié pour vendre en kit semences et intrants.
Tout cela exige une démarche plus profonde et de retourner à des bases techniques au niveau d’une sélection spécifique au bio, comme le montrent les constats précités.
Alors, un peu comme va germer une semence, nait cette réflexion qui s’opère depuis novembre 2002 et ce colloque de Berlin[34], dans la déclaration d’Auzeville près de Toulouse pour les semences paysannes et les droits des paysans[35] et dans les rencontres annoncées[36], autour d’une sélection plus participative au sein du Réseau Semences Paysannes qui a mis en gestion commune et associative des méthodes d’aide et d’évaluation.
Ce mouvement de paysans-boulangers développe la valorisation de ces anciennes variétés et décloisonne les intérêts sectoriels (agricole -rendement, meunier – gros blé, boulanger – haute teneur en protéines tenaces). On repart de la base et du potentiel du blé en sélection puis multiplication et pas toujours en variété bien distincte et homogène, cela afin de repenser ou améliorer la culture et la santé par le blé. Ce parcours est hors piste par rapport aux valeurs de Distinction, Homogénéité et Stabilité (D.h.s.) et des valeurs technologiques voulues par l’intensification du travail et la congélation de la pâte. Avec cette méthode de sélection et de type de culture, les enjeux d’adaptabilité face aux défis climatiques changeants sont rencontrés. Le blé de population est bien défini par Flandrin qui pourtant les dénigre, parce qu’étant une méthode trop lente de sélection et pas assez intéressante pour « l’homme actuel ». Flandrin décrit le blé de population comme étant «ces ensembles que l’on nomme des populations par analogie avec l’ensemble des individus qui forme une population (individus qui présentent aussi des caractères très divers) sont le fruit d’une sélection naturelle ou les sujets les plus forts ont généralement prit le pas sur les autres qui s’éliminent de générations en générations ». Elles n’ont pas « des caractères déterminés » et sont « soumises au même conditions de sol et de climat »[37].
La création de mélanges de populations reprend plusieurs défis d’avenir. Encore plus, lorsqu’ils sont semés en mélange de populations croisées entre elles, la C.C.P. ( Composite Cross Population.
Se clôturant fin 2021, est lancé par le programme de recherche européen Liveseed, une réflexion sur le règlement 2018/848/CE voulant encadrer les variétés populations dénommée Matériel Hétérogène Biologique – M.H.B., devant définir non plus l’homogénité (D.H.S., vue plus haut IV.2.) mais l’hétérogénité. Une longue réflexion est engagée pour que des semences plus proches de l’éthique bio puisse suivre les demandes du marché bio en expansion[38] . La qualité autant gustative que nutritionnelle et la sauvegarde de la biodiversité seront aussi plus vite atteintes par ces méthodes sauvegardant les semences paysannes de manière participative. C’est en effet un fonctionnement qui s’évalue et évolue en réseau, où se transmet un nombre agrandi d’expériences et que reprennent bien Ruth Stegassy et Jean-Pierre Bolognini dans le livre qui retrace leur vécu d’une quinzaine d’années[39].
Extrait du livre de Marc Dewalque : « LEVAINS »
- Wilfried Seibel et Werner Steller, 336 pages. ↑
- Ivan Kreft, Hansjörg Hagels, Sylvie Jacques, Winfried Kronberger, Peter Kurth, Valentin Mair, Christian Ries, Sabine Scheucher, Ruth Wintsch & Christian Zewen, 1999, 178 pages. ↑
- Edward Brown, p. 81. ↑
- Site : www.kamut.com/fr ; www.museum.agropolis.sur le triticum turgidum turanicum. ↑
- Site : www.semencespaysannes.org ; Dominique Guillet, p. 418. ↑
- Lindsay O’Brien, Matthew Morell, Colin Wrigley et Rudy Appels, p. 618. ↑
- Ute Rabe, p. 16 ; Dietrich Meyer, p. 19 ; M. Jacqmain & C. Ancion, p. 19. ↑
- Christoph Immanuel Kling ; J.-F. Ledent, p. 13. ↑
- Ute Rabe, p. 17-35. ↑
- Elsayed M. Abdel-Aal, Frank Sosulski & Pierre Hucl, p. 709 ; Cécile et Jean-François Berthellot dans Jean-François Graugnard, p. 79. ↑
- Jean Hirschler, Pierre-Benoit Joly et Michel Pimbert, p. 16. ↑
- Bernard Duplessy, Alain Gabert, Jean-Pierre & Marie-Claude Valabregue-Vermorel et Lucien Dalmasso, 160 pages. ↑
- Henri Ferté, p. 1 ; Olivier de Serres, p. 107. ↑
- Site : www.semencespaysannes.org. ↑
- Base de Données Nationale (Suisse) ; P.Schilperoord, p.26, 32-36. ↑
- Vincent Corfdir, p. 13. ↑
- Mathieu Brier, témoignages d’Alexandre Hyacinthe et Raphaël Baltassat, p. 122 & 168-169. ↑
- Eugène Melchior Péligot, 30 pages. ↑
- Alice Dusseau, 163 pages. ↑
- R.Stegassy et J.- P. Bolognini, p. 159-160. ↑
- M. Benoit, Julia de Fontenelle, F. Malepeyre, Tome 2, p. 8. ↑
- Nikolaï Vavilov, p. 86. ↑
- G.Doussinault, p.5. ↑
- F. Flandrin, p.22. ↑
- Y.Scottez, p.20. ↑
- Aline Adam, Michel Leuillet et Christian Rémésy, p. 18 ; H. W. Lopez, A. Adam, F. Leenhardt, A. Scalbert et C. Rémésy, p. 19. ↑
- Philippe Roussel et Hubert Chiron, p. 195. ↑
- Règlement européen CE/1935/95. ↑
- Christophe Bonneuil et Frédéric Thomas, p. 176-177. ↑
- Liste de BPMF (Blés Panifiables [recommandé par la] Meunerie Française), Revue Industries des céréales 07/ 2003, p. 37. ↑
- Cécile Chevreux, p. 18-19. ↑
- Enquête du Canadian Journal of Botany de 1993 cité par Véronique Chable, p. 28. ↑
- Ingo Hägel. ↑
- V. Chable, p. 29. ↑
- Cécile Rousseau-Traore, p. 13. ↑
- Arlette Harrouch, p. 31. ↑
- F. Flandrin, p.12-14. ↑
- Frank Adams, Diaporama de la rencontre RMRM. ↑
- Ruth Stegassy et Jean-Pierre Bolognini, 240 pages. ↑