MEUNIER TU DORS

« MEUNIER, TU DORS », PAR PIERRE HAMP (1923)

Pierre HAMP (1876-1962) a écrit des livres admirables sur le travail. Il en parlait en connaissance de cause, puisqu’il fut apprenti pâtissier à Paris, cuisinier en Angleterre et en Espagne, employé aux chemins de fer, avant de devenir inspecteur du travail et de mener de front d’autres activités. En 1923, dans un petit ouvrage intitulé L’Art et le Travail, où il brosse en courts chapitres les joies et les peines des gens du Nord, il évoque l’un des derniers meuniers de ce département, seul dans son vieux moulin à vent.

« MEUNIER, TU DORS

-Meunier, tu dors, dit l’homme curieux.
Le meunier assis en haut des sacs, dormait adossé à la paroi de planches ébranlée par le tournoiement des ailes. Il souleva lentement ses paupières, ses yeux gris luirent dans l’aube de son visage poudré. Le curieux lui demanda :
– Le moulin ne va pas trop vite ? Il ne va pas trop fort ?
L’éveillé étirant ses bras fit un geste de crucifié : Vous n’êtes point meunier. Fait-il un vent, à démolir les moulins ? Depuis huit jours la brise était plate, couchée à terre comme un chien. Hier matin, elle s’est levée du Nord, fraîche et bourrue. Cette nuit ça a bien tourné ; le vent appuyait sur les ailes. Mais le voilà qui vient mou.

Moulin à vent.


Le curieux s’étonna :
– Vous travaillez la nuit ?
– Toute la nuit, après tout le jour. Quand il faut, il faut. On se règle au vent. Si le vent ne fait rien, le moulin non plus, mais si le vent attaque, le moulin s’y met. Être meunier à vent et aimer dormir dans son lit, ça ne va pas ensemble. Le vent passé, qui peut le ravoir ? Le bon meunier ne laisse pas passer le vent.

Le curieux continuait son étonnement :
– À voir de loin le petit moulin, on pense : vieux petit métier, celui qui y travaille est heureux. Et voilà que vous vivez parfois du sommeil, du bon sommeil ! Quand le meunier dort, c’est qu’il n’en peut plus.
– Si ça ne tourne pas, on est chagrin. On se repose assez quand le vent tombe. Alors on travaille dans la voilure. Il y a toujours à faire. Aux moulins à vapeur on est plus tranquille. Tous les jours se ressemblent. La machine marche et s’arrête quand on veut. Mais, on ne fait pas si bonne farine aux nouvelles usines qu’aux vieux moulins à vent.

Le curieux lisait : 1772, gravé dans le tronc de chêne, pivot de cette maison tournante. Il étudia l’antique mécanique d’organes en bois, à transmissions de cordes ; aucun fer, rien que du chêne à tenons et mortaises, du beau travail de charpentier.
– On n’en ferait plus autant, dit le meunier. Le pivot de chêne a cent vingt-neuf cercles au bois : cent-vingt-neuf ans. Vous ne le serreriez pas à bras comme votre femme qui viendra jamais si vieille. C’est pas à souhaiter pour les gens. Un moulin chanceux, ici : pas d’incendie depuis qu’il tourne ; la bourrasque lui a cassé des ailes, mais l’a jamais couché. Il tient.
Le curieux rêva.
Cent vingt-neuf ans de verdure et de nids ont vécu sur ce tronc plus large qu’un cercueil d’homme.

Le meunier monta l’échelle à rampe de corde pour remettre du grain dans l’entonnoir de la meule striée que l’axe des ailes entraînait à plat sur la meule fixe ; il prit pour le visiteur du froment dans sa main en conque :
– Du beau grain ; c’est au fermier, là-bas, dans le labour.


« Du beau grain ; c’est au fermier, là-bas… »

Par la lucarne égale en largeur à sa figure, il montra l’agricole guidant au cordeau son cheval noir dans la terre blonde où le blé avait mûri sous l’aile du moulin.
Le vert printanier inondait la plaine. Aux arbres, les feuilles d’une douceur de duvet ne cachaient pas encore le dessin des branches sombres sous cette fraîcheur. L’extasié pensait :
– Ça pousse trop vite. Bientôt la verdure sera grave.
Ses yeux faisaient fête au jeune vert, le plus beau vert de l’année. Il montra au meunier un rigide peuplier dru de branchettes :
– On dit que l’homme ne peut pas compter les étoiles du ciel. Peut-il compter les branches de l’arbre ?
Le meunier tenant la corde du monte-sacs dit bonsoir et pencha sa tête où la farine cachait les cheveux blancs :
-Il y a quarante ans que je tourne le moulin. J’ai vu planter les peupliers de la route. On pouvait compter les branches. Les voilà, à cette heure, qui dépassent les ailes.
-Quarante ans de travail, ça vous a fait riche ?
-On a son petit champ. Aujourd’hui on me paye quarante-cinq francs au mois, nourri et logé. Dans le temps, c’était vingt francs. Il y avait des moulins sur toute la plaine jusqu’à Lille. Il n’en reste plus que deux pour l’huile et moi seul pour la farine. De la farine moins blanche que celle des usines, mais sans ruse. Aux usines, ils mélangent ; ici il n’y a dans le sac que du grain d’un seul champ.
Le curieux indiqua le laboureur en plaine.


« Le curieux indiqua le laboureur en plaine. »

– Fait-il son pain ?
– Oui. Ils sont encore trois au village qui ont four à leur maison. Les autres donnent à pétrir au boulanger. Aujourd’hui on aime avoir son pain tout cuit. Les bras du boulanger ont déjà gagné de l’argent. Mon maître meunier prend trente sous l’hectolitre pour moudre. Il est careton. Il cherche le blé et il reporte la farine. Il peut faire vingt et un hectolitres par jour. Ce soir on n’en fera pas beaucoup. Le vent vient fainéant.
L’axe des ailes engrené par chevilles de chêne sur le pivot de meule, ralentissait.
Le meunier tenant la corde du monte-sacs dit bonsoir au visiteur prudent sur l’échelle.
La poudre ancienne dans les habits du vieux farinier le teignait de même couleur que le bois. Ses yeux éclairaient, dans le visage mat par le fard du poussier. Les ailes brassant leurs signes de croix secouaient doucement l’échelle où le curieux descendait.

Eloigné sur la route pâle dans le pays vert, il contempla le moulin, époux de la terre où depuis cent cinquante ans, la moisson mûrissait pour sa meule. Sous le vent réduit, les ailes ne faisaient plus qu’un geste agonisant.

« Sous le vent réduit, les ailes ne faisaient plus qu’un geste agonisant ».
Le moulin Richard, à Houdain-lez-Bavay (Nord). Détail d’une carte postale issue du site
Le patrimoine disparu du Nord de la France, et reproduite sur le site : villesetvillagesdel’avesnois.org.

– Le temps viendra, pensa le curieux, où la dernière aile aura fait son dernier tour. Les hommes aujourd’hui laissent passer le vent. Ce travail antique est à son dernier soupir.

Il regardait dans le crépuscule printanier, colorié d’émaux à cuisson de lumière, l’élancement d’une cheminée rouge, si haute et fine que la fumée décantée de suie en sortait semblable aux nuages mauves effilés sur la pourpre éclaboussée par le soleil sanglant.
– Quand d’autres siècles auront passé sur cette terre, les yeux des hommes verront-ils, au crépuscule du soleil vieilli, la fine ruine de la dernière cheminée droite sur cette plaine résignée ?


« La cheminée semblable à la colonne du temple antique et qui fume comme l’autel aux dieux… ». Photographie de Joseph Quentin (1890) qui évoque la rencontre de deux mondes : la mine au fond, les fumées d’usine, et au premier plan, les moissons. Photo extraite de Denis WORONOFF : La France industrielle ; gens des ateliers et des usines 1890-1950 ; Éditions du Chêne (2003), p. 87.

Comme j’aime l’aile du dernier moulin, le passant qui vivra lorsque la chair de mes yeux sera fondue à la terre sous ses pieds, aimera-t-il le fût de la cheminée qui porta haut le feu des hommes pour leur travail ? La cheminée semblable à la colonne du temple antique et qui fume comme l’autel aux dieux sera-t-elle la beauté regrettée, opposée aux formes nouvelles, quand depuis des siècles le dernier meunier dormira : Meunier, tu dors… »

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Pierre HAMP, de son vrai nom Henri BOURRILLON, naquit à Nice (Alpes-Maritimes) en 1876 et décéda en 1962 au Vésinet (Yvelines). Il avait 14 ans quand il entra dans le monde du travail comme apprenti pâtissier à Paris, puis, cuisinier, il vécut sept ans en Angleterre. C’est là qu’un vieux professeur de français lui apprit le latin. De retour à Paris, il s’inscrivit à l’Université populaire de Belleville. Autodidacte persévérant, il prépara le concours de l’Inspection du Travail et, l’ayant obtenu, il fut reçu membre de la Société des Ingénieurs Civils de France.

Plusieurs de ses livres sont surtitrés « La peine des hommes ». Il a écrit sur les mineurs, les ouvriers du textile, du rail, des usines de toutes sortes, et ses pages sont empreintes d’un grand réalisme, d’un profond respect pour ceux qui travaillaient parfois au péril de leur vie, et vivaient d’un maigre salaire, souvent logés dans des taudis, et qui, malgré tout, avaient à cœur d’exercer leur métier dignement.

Laurent BOURCIER a déjà présenté cet auteur et reproduit ici l’un de ses textes sous le titre : Verdun « Le travail invincible » par Pierre Hamp (1921).

Portrait de Pierre HAMP, dans L’Art et le Travail.

Dans « Meunier, tu dors », Pierre HAMP exprime avec beaucoup de sensibilité le passage insensible d’un monde de techniques à un autre. Aux siècles passés se rattache encore le dernier moulin à vent et son meunier, face aux moulins à vapeur, aux usines à moudre.
A la fin du texte, il oppose la modernité de la cheminée d’usine, si caractéristique de l’ère industrielle, au vieux moulin de 1772, tout en bois, construit avec un chêne plus que centenaire. Mais il s’interroge : de même qu’aujourd’hui on voit le moulin à vent comme un vestige du passé, en sera-t-il de même devant la cheminée en ruine, « semblable à la colonne du temple antique » ? Pierre HAMP avait l’intuition que ce monde industriel et son symbole, la haute cheminée, s’effaceraient un jour au profit de « formes nouvelles ».

Et c’est bien ce qui se produisit à partir des années 1980, où non seulement les hautes cheminées en briques des usines disparurent (on essaie de les sauvegarder aujourd’hui au titre du patrimoine industriel, comme des « beautés regrettées ») mais aussi les mines, les fonderies et aciéries, les filatures, les tanneries et autres pans de l’industrie française… qui ont fait place aux immenses entrepôts de marchandises ou aux hypermarchés. Comme disent les Chinois : « Il n’y a que le changement qui est éternel »…

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