Verdun « Le travail invincible » par Pierre Hamp (1921).

Henri Bourrillon, plus connu sous son pseudonyme de Pierre Hamp ( 1876-1962) était un écrivain français.
Autodidacte trilingue, il fut successivement apprenti pâtissier à Paris, cuisinier en Angleterre et en Espagne, employé à la Compagnie des chemins de fer du Nord, sous-chef de gare d’Hirson, inspecteur du travail, journaliste, directeur d’une usine textile, directeur d’un centre d’apprentissage, etc.

Instruit à l’Université populaire de Belleville en 1900, il est l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages sur la condition ouvrière et son époque, le surtitre La Peine des hommes réunissant la plupart d’entre eux.
Pendant la guerre 14-18 il est inspecteur d’armements.
Il est aussi l’auteur d’enquêtes dont une sur les mineurs : Gueules noires, une autre sur la vie aux États-Unis dans les années 1930 : Perdu dans le gratte-ciel, de quatre pièces de théâtre et de plus de trois cents articles publiés dans une centaine de journaux et revues.
Il était familier de Charles Péguy, André Gide, d’Alain et d’Arthur Fontaine alors Directeur de l’Office du travail au Ministère du Travail, etc.
Un article dont il est l’auteur, intitulé « Le Pain Quotidien », sur les compagnonnages parisiens et en particulier sur celui des compagnons boulangers est publié le 18 aout 1935 à la Une du Petit Parisien.
En tant qu’inspecteur du travail, il a rédigé une chronique sur son métier pour le quotidien socialiste L’Humanité de 1906 à 1912. (Wikipedia ; L. Bourcier)

http://www.histoire-vesinet.org/hamp-lv.htm
Dans son ouvrage Le travail invincible, Pierre Hamp nous fait une excellente description du fonctionnement de la boulangerie militaire de la citadelle de Verdun lors de la Grande Guerre.
Je tiens à remercier Laurent Bastard pour nous avoir communiqué ce texte que nous vous présentons aujourd’hui illustré par différentes photographies d’époque de ma collection.


Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

La citadelle en plein roc, casematée à 20 mètres de profondeur, oppose au canon sa solidité. Aucun obus ne peut attenter aux galeries de 7 kilomètres de parcours, où les troupes extérieures abritent leur énorme fatigue.

Galeries de la manutention

Dans un long souterrain soudain apparaît le Travail. Devant neuf fours, 180 boulangers alternent jour et nuit pour 10 fournées de 120 boules. Ils font en 24 heures 10.800 pains de 700 grammes.

Galerie des fours

Les farines américaines en sacs de coton montent en empilement blanc devant la maçonnerie noircie des fours. Les sacs de jute et de chanvre des farines continentales opposent à cette pâleur leur couleur fauve. Un homme aux bras nus fend du bois et s’irrite qu’il soit humide. Son geste de bûcheron assène droitement l’outil. Construits pour le chauffage à la braise par foyer latéral, les fours sont alimentés au charbon et au bois demi-vert. C’est mal commode de bien cuire la fournée avec 125 kilos de bûches qui suent leur sève. Il faut aider par une flambée sur la sole. Un brigadier qui enfourne s’éclaire par une allume de charme posé sur la brique chaude. La flamme du bâton de bois dur montre l’alignement des pains pâle.

“Casemate nord, souvenir de campagne 1914-1915”

L’aide qui démoule hors des paniers doubles de toile imprime dans la pâte la marque de la manutention de Verdun et la date de la cuisson : V.D.N. 10, puis entaille une croix. Son geste est si rapide que la pelle qu’il alimente n’arrête jamais son va-et-vient régulier ; le long manche noir surgit derrière le torse nu de l’homme penché et repart de toute sa longueur au fond du four où les pains mis hors pelle d’un coup dilatent les lettres d’histoire : V.D.N.

Utilisation des pétrins à bras pour la confection des levains ; nous observons en arrière-plan la cuisson.

Les palettes des pétrins mécaniques qui remuent 650 rations tournent derrière les fourniers penchés vers la chaleur. Les anciens pétrins, assez longs pour que deux hommes y brassent ensemble, ne servent que si un accident arrête la force motrice, ce qui est rare. Leur bois blanchi ne contient que la pâte des levains faits à deux heures du matin pour les pétrisseurs qui commencent à six.

Galerie des pétrins mécaniques « Deliry » ; l’on observe au plafond les poulies destinées à recevoir les courroies de transmission des pétrins

Ils dosent le mélange de 70 p. 100 de froment américain et de 30 p. 100 de fèverolles, de maïs ou de seigle. Les moulins en casemate, à douze paires de meules pour alimenter cette panification sont immobiles depuis le 21 février 1916.

Galerie des moulins

Pour diminuer les transports on amène la farine au lieu du grain à moudre. Le travail de boulangerie n’a jamais cessé, nourrissant pendant trois mois et demi les 2.600.000 hommes qui se sont relayé dans la bataille de Verdun. Le pain part à dos d’hommes, la route broyée par les obus ne pouvant plus supporter la roue. Ce métier invisible soutient toute la force de l’armée. Les neuf fours en pleine marche aidés par les quatre fours plus grands de la nouvelle manutention cuisent à feu forcé dans l’ébranlement des obus de gros calibre, d’une détonation si forte que le sol en bouge à 20 mètres sous terre.

L’enfournement dans l’un des fours de la citadelle

À la nouvelle manutention hors casemate, qui n’est point protégée par un tel ensevelissement, les obus ont percé la voûte sans arrêter le travail. Devant le plus vaste massacre que les hommes aient jamais fait d’eux-mêmes, sous la terre remuée par les coups volcaniques, le métier du pain bien fait n’a point défailli à sa qualité : vieux métier humilié par les corporations des bâtisseurs qui ne voulaient point dans le compagnonnage les gens de la raclette auprès de ceux de l’équerre et du niveau.

Fours portatifs hors casemate (Verdun)

Métier des exténués sous terre faisant sortir des soupiraux tièdes dans le calme des villes endormies le bruit de leur souffle rythmé par le soulèvement de la lourde pâte cisaillée entre le pouce et l’index. Métier des bras nus et des grandes sueurs ; sale métier de mangeurs de poussière et de privés de sommeil. Le dernier métier resté intact dans cette ville détruite. Fidèle à sa technique, à ne mêler le levain que bien monté et à n’enfourner qu’à chaleur suffisante, son pain est bon.
Les boules V.D.N. ont nourri les hommes accomplissant dans les souffrances ce dont jamais l’humanité ne se serait cru capable : envasés dans les terres alourdies de ferrailles, buvant leur urine, appuyant leur fusil sur la putréfaction des morts.

Citadelle de Verdun, la paneterie

Les porteurs panetiers montant à travers les éclatements suivent tant qu’ils peuvent la route, chaque heure détruite et refaite, où les camions automobiles distancés de 100 mètres ont passé avec la régularité de l’eau d’un fleuve chacun à peine visible à l’autre dans la nuit où toutes les lumières sont interdites. Chaque trois mètres, un territorial jetant des pierres rechargeait de solidité le sol écrasé par ce troupeau mécanique.

Les « boules de son » portées à dos d’hommes dans les tranchées (Musée d’histoire allemande, Berlin)

Dans tant de misère et de massacre, l’énergie humaine se maintient par le vieux métier du pain. Toute l’armée a mâché la croûte bien cuite par ces mitrons souterrains. Le cliquetage des chaînes de balances pesant les boules à leur poids régulier : 700 grammes, dure devant les fours pleins, ou l’équipe aux cils poudrés de blanc moule en paniers la cuisson prochaine. Ce bruit menu timbre les grands coups des obus qui piochent la terre, et remuent sur la sole des fours la chair encore blanche du pain jeune cuit.
L’odeur du fournil est profonde dans l’air tiède. Auprès des pains défournés, rangés sur claie, la chaleur augmente. Le torse nu des hommes musclés remue devant la batterie des neuf fours. Entre eux et la surface ruinée du sol, la terre contient les morts…

….dont les dents mordirent un pain bien fait. »

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