Les conduites et cortèges 2/2

LA CONDUITE DE TOURANGEAU LA FRANCHISE ET DE BLOIS LE LABORIEUX

La publication la plus importante d’une conduite de compagnons boulangers se trouve dans le Bulletin folklorique d’Île-de-France (janvier 1947) :

Douze ans déjà ! C’était le 1ᵉʳ avril 1935, avec mon Pays Blois le Laborieux *, nous nous trouvions à Romilly-sur-Seine, pour passer la nuit chez le compagnon Cancels, maître charpentier du Devoir. Nous devions joindre la capitale avant de regagner les bords de la Loire où devait s’achever notre tour partiellement accompli à pied sur les routes de France.
(* René Brouard, Blois le Laborieux, reçu à Paris à la Saint-Honoré 1933.)


Conduite pour deux compagnons boulangers du Devoir partant de Tours pour rejoindre Lyon, en passant par Châteauroux. Septembre 1931 (Album de photographies de Maurice Bossu, Parisien le Bien Aimé, compagnon sellier du Devoir ; musée du Compagnonnage, Tours.)

Le 1ᵉʳ avril 1935, départ de la cayenne de Troyes (café du Cirque, rue de Preize) de René Edeline, Tourangeau la Franchise (assis à gauche) et René Brouard, Blois le Laborieux (assis à droite), au centre, Lucien Bernard Larché, Champagne la Bonne Résistance, et son épouse, Mère des compagnons boulangers de Troyes et leur petit garçon revêtu d’une Couleur.

Le lendemain matin, nous repartions la canne à la main, la malle à quatre nœuds sur l’épaule, la gourde au côté et la chanson aux lèvres pour Nogent-sur-Seine, Sourdun et Provins. Nous avions salué au passage le dôme de Saint-Quiriace charpenté par « la Brie l’Île d’Amour » depuis plus d’un siècle, et les antiques monuments de cette étrange ville, véritable musée de pierre.
De Brie champenoise en Brie française, nous passions à Nangis et Mormant devant de grandes fermes au portail décoré du « bouquet de moisson », des terres cultivées s’étendaient à perte de vue, parsemées de quelques petits bois. Nous faisions connaissance avec l’Île-de-France ! Puis Guignes et Coubert, nous arrivons à Brie-Comte-Robert. Les châteaux devenaient plus nombreux, nous traversions le pays des roses, Villecresne, regardions admiratifs le château de Grosbois, en pleine forêt, puis les jardins maraîchers de Maisons-Alfort déjà plus monotones. Enfin, longeant le bois de Vincennes, nous touchions à Paris par la porte de Charenton. Notre cœur battait, nous y étions dans cette capitale, si souvent évoquée et espérée et jamais vue encore !
Sans trop d’encombre nous trouvions notre cayenne, 16 rue Charlot, et nous nous présentions à la Mère Mercoyrol. Plusieurs compagnons et aspirants étaient là réunis, qui nous firent très bon accueil et nous conduisirent au compagnon Tissot, faisant fonction de rouleur. Celui-ci s’empressa de vérifier que nos « affaires compagnonniques » soient en règle, nous fîmes l’« entrée en chambre » afin que nous soyons reconnus comme d’honnêtes compagnons boulangers sur le tour de France.

Quelques jours passèrent vite à visiter Paris, et le 4 avril, nous décidions de reprendre la route de Tours, nous promettant de revenir travailler plus tard à Paris sitôt terminé notre service militaire. Le fait que nous faisions notre tour à pied était déjà assez rare à cette époque. Cela avait été signalé aux compagnons parisiens comme un petit événement et nous eûmes la surprise, le jour de notre départ, de voir réunis à la cayenne un certain nombre d’entre eux qui avaient résolu de nous faire la conduite d’usage.

C’est donc en bonne compagnie avec Lyonnais va sans crainte (Ferdinand Tissot, Lyonnais Va Sans Crainte, reçu à Paris à la Saint-Honoré 1921.), Manceau la belle conduite (Non identifié.), Parisien la sagesse (Marcel Leroy, Parisien la Sagesse, reçu à Paris à Noël 1934.), Blois la bonne résistance (André Liffray, Blois la Bonne Résistance, reçu à Paris à Noël 1935 ; il est aspirant lors de cette conduite.), Lyonnais l’étoile du Devoir (Louis Noir, Lyonnais l’Étoile du Devoir, reçu à Paris à Noël 1934.), Manceau l’ami du silence (Louis Chasseray, Manceau l’Ami du Silence, reçu à Paris à la Saint-Honoré 1929.) et d’autres encore aux noms oubliés que nous traversons Paris, nous dirigeant vers la porte d’Orléans, les couleurs flottant au côté et équipés comme ci-devant, en chantant en chœur nos vieux refrains d’adieux, la fierté au cœur.

Le spectacle devait sembler peu banal aux parisiens affairés, que nous croisions dans les avenues. Ils l’auraient trouvé plus étrange encore s’ils avaient pu assister à ce qui se passa ensuite un peu plus loin. Nous étions à la Croix de Berny, toujours accompagnés de nos Pays, c’est alors que nous avons choisi, en dehors de la ville, un carrefour situé dans un endroit discret pour accomplir en toute tranquillité notre Devoir.

Je sais bien que ce rite est un peu suranné à l’heure actuelle, pourtant il reflète toute la mystique du compagnonnage et c’est en lui que les compagnons se reconnaissent de véritables frères. Je vois la scène fixée dans mes souvenirs. Nous sommes dans un lieu propice, les Pays qui nous escortent font halte tandis que nous continuons de marcher, mon compagnon et moi nous nous arrêtons à notre tour et faisons volte-face.


René Edeline, Tourangeau la Franchise et René Brouard, Blois le Laborieux, couleurs à la boutonnière, baluchon et gourde à l’épaule, prêt à partir. Troyes, avril 1935.

Trois compagnons boulangers prêts à quitter la ville, au premier rang devant leurs baluchons, un compagnon non identifié, Albert Lafaurie, Landais le Fier Courageux et Robert Cabanne, Landais le Bien Aimé. Troyes, juin 1937.

Le Premier en ville et le rouleur sont en avant du groupe. Le Premier en ville et moi sommes arrêtés à six pas l’un de l’autre, nous faisons chacun trois pas en avant pour le topage, et le dialogue s’engage :
« Tope Pays – Tope qui tope – Compagnon du Devoir avec gloire et honneurs ». Nous poussons ensuite un certain nombre de plaints et le rite continue selon les formules et les gestes consacrés.
Je reçois mes affaires compagnonniques « comme viatique ». Nos deux cannes sont par terre disposées en croix. Nos pieds sont dans les quatre triangles formés par leur jonction.

Conduite de deux compagnons boulangers-pâtissiers du Devoir quittant la cayenne de Blois ; genou à terre, canne dans la main droite à l’écoute du Premier en ville (de dos), vers 1990.

Chacun entoure le cou de l’autre de son bras arrondi, la main cachant le visage du Pays à l’aide du chapeau, chacun parlant à l’oreille de l’autre dans le mystère. Mais le rouleur témoin de la scène, fait signe d’apporter verres et bouteilles, et c’est la « guilbrette ».
Face à face nos jambes entrecroisées, nos bras tenant le verre passent l’un par-dessus l’autre, nous buvons les trois rasades, puis nous repoussant brusquement, nous cassons les verres et la bouteille.

Pendant ce temps, le rouleur ramasse nos cannes et nous les jette en se trompant de propriétaire. À ce moment solennel, le Premier en ville, dans l’attitude convenue, dit à haute voix pour être entendu de tous ceux qui sont à l’écart :
« Quel est ton nom mon Pays ? – Tourangeau la franchise et le tien mon Pays ? – Lyonnais va sans crainte ». C’est alors que chacun embrasse par trois fois le pommeau d’ivoire sur lequel est gravé le nom de son interlocuteur, puis on se rend les cannes en se les jetant en même temps de manière à ce qu’elles se croisent.

On nous crie : « Revenez il y a du bon vin à Paris ! Revenez il y a des jolies filles à Paris ! » Mais résistant aux tentations, nous suivons la droite route, laissant le plaisir pour le Devoir. À peine avons-nous fait cinquante mètres que nos Pays nous rejoignent, nous arrachent nos chapeaux, les jettent dans les champs, nous jettent des pierres, nous font d’autres misères sans que nous arrêtions pour cela de cheminer, car rien ne doit pouvoir nous tirer hors du chemin tracé.

Alors nos Pays se rendent, nous rapportent nos chapeaux et nous laissent continuer notre route. Profondément émus de nous séparer de nos frères, exaltés par la grandeur symbolique des rites successifs accomplis, nous marchons rapidement comme électrisés, le regard fixe en chantant les refrains d’adieux. Pas une fois nous ne détournons la tête pour un dernier regard, cela ne se fait, un compagnon ne revient jamais en arrière.

C’était le 4 avril 1935, près de la Croix de Berny, dans cette Île-de-France qui est notre seconde patrie. Mon Pays et moi arrivons à Tours le 11 avril, ayant mis 4 années pour fermer le cercle de notre tour de France.
Tourangeau la franchise (René Edeline.)

Le Premier en ville de la cayenne de Blois, Elphège Rétif, Blois la Persévérance,
compagnon boulanger du Devoir, faisant la conduite au compagnon pâtissier
du Devoir Benoît Haerinck, Flamand le Franc Cœur, baluchon et canne à l’épaule,
les compagnons suivent derrière (1994).

Après la Seconde Guerre mondiale, au sein des compagnons boulangers et pâtissiers, les conduites ont totalement disparu, mais il y a toujours quelques exceptions à la règle, c’est le cas par exemple de la cayenne de Blois, qui, entre 1990 et 2000, fit quelques conduites aux compagnons quittant la ville.

 

LA CONDUITE FUNÈBRE

Pour cette conduite qui est la dernière, les compagnons se placent sur deux rangs comme à l’habitude, revêtus de leurs couleurs et de leur couleur de deuil s’ils en possèdent une (blanche à liserés noirs ou noir à liserés blancs) portée en écharpe.

Les compagnons portent leurs cannes le jonc sous le bras, la pomme en avant, dirigée vers le sol, embout en arrière, dirigé vers le ciel, comme cela est pratiqué dans de nombreux compagnonnages.

Ce port est similaire au port, dans certaines armées, du sabre ou encore du fusil sous le bras, crosse en avant dirigée vers le haut et canon en arrière dirigé vers le bas. (Voir chapitre Le trépas, la dernière conduite.)

 

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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