La Sainte-Baume et les rituels 3/3

Pour une statue de Maître Jacques à la Sainte-Baume.

Au début de l’année 1887, le compagnon boulanger du Devoir, Louis Dequoy, Blois la Fraternité, reçoit la visite du compagnon Boudin du Ralliement des compagnons du Devoir et profite de cette visite pour lui soumettre un projet assez particulier.

Louis Dequoy, Blois la Fraternité, le présente dans le journal le Ralliement des Compagnons du Devoir du mois de mai 1887 :
« Blois, le 12 avril 1887.
Après vous avoir salué en C∴, la présente est pour vous faire part d’une idée qui pourra paraître bien étrange à bon nombre de compagnons. Pour que la génération présente et celles futures aient constamment à la mémoire le souvenir des plus grands hommes qui ont eu l’insigne honneur d’illustrer notre patrie, soit économistes, ou littérateurs, poètes, politiques, conquérants, etc.
Sous tous les gouvernements ces grands génies ont été immortalisés. Désormais le souvenir de leurs bienfaits sera impérissable, car leurs bronzes se dressent fiers et majestueux sur tous les points de la France, sur nos places et promenades publiques et semblent édifier le temps avec lequel tout disparaît.
Eh bien, compagnons, serions-nous moins, resterions-nous en arrière devant ce grand mouvement de reconnaissance ? Notre fondateur n’était-il pas lui aussi un grand génie, serait-il moins à nos yeux que tous nos grands savants ? Je le demande à tous les dévoués compagnons : pour eux, Maître Jacques, ne doit-il pas être impérissable ?
Il faut, et c’est à n’en pas douter, que notre immortel fondateur ait été doué d’un grand génie et d’un esprit supérieur pour avoir groupé autour de son flambeau mystique, le Devoir, cette légion innombrable d’honnêtes ouvriers, et qui encore aujourd’hui, malgré tant d’inconstance et de changement, lui est restée fidèle. CC∴, mon idée n’est rien moins que de vous proposer d’ouvrir une souscription en faveur de l’érection d’une statue élevée à la gloire de M∴ Jacques.
Déjà, j’entends dire que l’auteur de cette proposition est en délire… qu’importe.
Je proposerai bien de placer la statue à la Sainte-Baume, ce qui inciterait bon nombre de compagnons à faire le pèlerinage de ce lieu vénéré, mais ce lieu est bien éloigné et bien retiré. Peut-être y aurait-il aussi de la part du gouvernement quelques difficultés pour obtenir une autorisation, soit pour un lieu soit pour un autre. Avant d’ouvrir la souscription, il faudrait s’inquiéter sur le prix que l’on voudrait ou que l’on pourrait y mettre. À cet effet, une commission de compagnons capables serait nommée pour étudier la pose la plus avantageuse qu’il faudrait donner au sujet à représenter.

Le plan que je soumets ici aux enfants de M∴Jacques, je le présente de même aux enfants du Père Soubise, comme il y a plus d’enfants d’un fondateur que de l’autre, il faudrait aviser si l’on souscrirait en commun. Pour faire de la bonne fraternité, je dirais oui. Mais si cela était susceptible de susciter trop de difficultés, chacun opérerait pour son compte personnel, sans pour cela que l’accord fraternel qui règne parmi les compagnons n’en souffre. Si vous croyez mon idée pratique et susceptible d’être prise en considération, vous l’insérerez dans les colonnes du Ralliement. S’il en est autrement, disons que je n’ai rien dit. En attendant une solution quelconque, je vous adresse, mon cher Boudin, mon salut amical et fraternel, à Madame votre épouse et votre Demoiselle, mes civilités empressées.
Pour la souscription de la statue de M∴Jacques, je m’inscris pour 10 francs.
Tous à vous dans le Devoir. »

En 1901, Blois la Fraternité s’éteint. Presqu’un siècle après son souhait sera exaucé. Maître Jacques sera présent à la Sainte-Baume, pas de pierre, mais de lumière. En effet en 1977, Pierre Petit, Tourangeau le Disciple de la Lumière, compagnon vitrier des Devoirs Unis, réalise l’ensemble des vitraux de la grotte de la Sainte-Baume, où sont représentés les attributs et autres symboles compagnonniques.

Vitrail principal de l’œuvre réalisée par Pierre Petit, Tourangeau le Disciple de la Lumière à la Sainte-Baume : Marie Madeleine est encadrée par une couleur compagnonnique et par deux cannes de compagnons. « …. En réalisant les vitraux qui marquent les principaux jalons de l’itinéraire de Marie Madeleine, je me suis efforcé, par le simple jeu des couleurs translucides de créer une espèce d’enveloppe immatérielle propice au recueillement et à la prière…» Pierre Petit. Il est né le 20 mars 1910. Reçu compagnon vitrier des Devoirs Unis le 20 mars 1974, il réalise les trois vitraux qui ornent le musée du Compagnonnage à Tours. Il décède le 29 août 1985, victime d’un accident de la route.

La Sainte-Baume, haut lieu du compagnonnage ?

Une étude de Laurent Bastard nous montre que dans la première moitié du XIXe siècle les compagnons du Devoir ne viennent pas à la Sainte-Baume en pèlerinage chrétien pour se recueillir à la grotte de Marie Madeleine, ni pour commémorer l’une des légendes concernant Maître Jacques, légende qui le fait mourir à la Sainte-Baume assassiné par des disciples de Soubise, les compagnons de ce rite passant également à la Sainte-Baume. En fait c’est tout simplement pour se procurer ces couleurs spécifiques de la Sainte-Baume vendues à Saint Maximin successivement par Beillon, Hotin et Audebaud père et fils, et réputées sur tout le Tour de France pour leurs dessins mystérieux, comme nous le dit Agricol Perdiguier.

Couleurs bien plus originales que les simples morceaux de rubans unis ou fleuris que les compagnons attachaient à leurs boutonnières ou à leurs chapeaux. L’achat des couleurs à Saint-Maximin était le but, le passage à la grotte n’étant qu’une possibilité de découverte supplémentaire ou de recueillement pour les compagnons ayant des convictions religieuses profondes.

Représentation de Marie Madeleine et de Jésus-Christ sur le rouleau à gaufrer les couleurs, modèle Audebaud, Saint- Maximim. (musée du Compagnonnage, Tours).

La fabrication en 1842 de copies de couleurs de la Sainte-Baume par les compagnons tisseurs-ferrandiniers du Devoir de Saint-Étienne a fortement réduit la motivation des compagnons du Devoir à se rendre à Saint-Maximin pour en acquérir.

Le renouveau du pèlerinage des compagnons.
Le premier à nommer pèlerinage le passage des compagnons à la Sainte-Baume est, comme nous l’avons vu, Agricol Perdiguier en 1839, dans Le Livre du Compagnonnage. Cette dénomination reprise par plusieurs historiens s’est propagée dans le milieu compagnonnique.
Dans la première moitié du XIXe siècle ce mot pèlerinage a donné une dimension religieuse et sacrée au passage des compagnons à la Sainte-Baume, fait passer au premier plan le passage des compagnons du Devoir à la grotte, et au second plan la première et réelle motivation, l’achat des couleurs de la Sainte-Baume à Saint-Maximin.

Voici ce que dit Laurent Bastard au sujet de l’apparition du mot pèlerinage dans le livre de passage ouvert en 1840 :
« Sous le Second Empire, on remarque que les compagnons signataires du registre emploient assez fréquemment le mot pèlerinage à partir de 1854. En 1861, l’un d’eux déclare qu’il va faire bénir ses couleurs, ce qui ne veut pas dire que ses prédécesseurs ne le faisaient pas, mais l’affirmation ne se répète qu’à partir de cette date. D’autres expriment clairement leur volonté de se rendre aux lieux où vécut sainte Marie Madeleine, à son caveau, au Saint-Pilon.

Cette nouvelle sensibilité coïncide, on l’a vu, avec le retour des religieux à la Sainte-Baume (1859) mais aussi avec les efforts de l’Église pour reconquérir une France en voie de déchristianisation. C’est sous le Second Empire qu’on a construit ou restauré de nombreuses chapelles, églises, cathédrales, qu’on a élevé des croix de mission, que de grands pèlerinages ont été organisés. Ce climat de catholicisme militant n’est pas sans répercussions sur les compagnons qui se rendent à la Sainte-Baume mais il ne parvient pas encore à intégrer la sainte au patrimoine compagnonnique. »

Voici différents extraits d’une étude de Laurent Bastard (Fragments d’histoire du Compagnonnage, vol. 12, Tours, 2010 ; extrait de la conférence du 24 mars 2009 : Le pèlerinage et les couleurs de la Sainte-Baume : une invention du XIXe siècle? p. 32-33.), qui nous instruit au mieux sur les relations particulières entre Jean Bernard, La Fidélité d’Argenteuil, compagnon tailleur de pierre, fondateur et premier conseiller de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir et la Sainte-Baume, qui devient selon sa volonté un pèlerinage où communient compagnonnages du Devoir et religion chrétienne :
« Il faudra la fondation de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir en 1941, pour redonner une nouvelle motivation au pèlerinage, cette fois-ci dans un sens nettement plus spirituel et catholique. Cette dimension n’était d’ailleurs pas complètement absente au XIXe siècle. Jean Bernard, fervent catholique, imaginait restaurer l’ancien et pur compagnonnage, celui qui n’avait pas été pollué par les apports des sociétés secrètes ou des sociétés philosophiques, selon les termes qui reviennent souvent sous sa plume.

Son rêve de retour au Saint Devoir de Dieu s’est traduit par des modifications importantes de rites et de symboles, dont l’adoption d’un nouveau modèle de couleurs, en velours, orné de figures frappées au fer chaud. Si son possesseur, aspirant ou compagnon, se rend à la Sainte-Baume, on y appose une frappe représentant Marie Madeleine et ses attributs, à genoux dans la grotte. L’Association Ouvrière ne pouvait pas ignorer la Sainte-Baume et la dimension spirituelle de la sainte.

Détail du monument funéraire du compagnon boulanger du Devoir Désiré Garnier, Berry la Renaissance du Devoir (†1946), dédié à la Sainte-Baume représentant Marie Madeleine à genou sur un lit de nattes, accompagnée de la tête de mort, d’une croix, du vase d’albâtre, devant-elle, un compagnon du Devoir du XIXe siècle en habit avec canne et couleurs au chapeau. Bourges, Cimetière Saint-Lazare, Rue Cuvier ; photo G. Lacroix.

Cachet de buis pour marquer à l’encre les couleurs en soie des compagnons du Devoir A.O.C.D.D., déposé à la Sainte-Baume le 21 juillet 1947, transféré au siège des compagnons du Devoir de Marseille le 7 septembre 1977.

Fer de frappe à chaud pour les couleurs de velours des aspirants et compagnons du Devoir A.O.C.D.D., déposé à la Sainte Baume le 21 juillet 1947 et transféré avec le registre de passage, au siège de l’A.O.C.D.D. de Marseille le 7 septembre 1977.

Aussi, en 1947, lorsque l’Église et les habitants de la région célèbrent le dix-neuvième centenaire de l’arrivée des saints en Provence, l’Association Ouvrière prend part activement aux cérémonies des 21 et 22 juillet qui conduisent à la grotte un millier de pèlerins et d’autorités civiles et religieuses.
Les compagnons du Devoir sont en grand nombre. La Mère Duguet, de Lyon, reçue le 5 juillet, participe au pèlerinage. Les Pères Dominicains ont accepté d’être dépositaires d’un nouveau livre de passage et des fers à frapper les couleurs des compagnons qui se rendraient à la Sainte-Baume.
Le père Danilo, gardien du sanctuaire, prend la parole :
« Les Compagnons du Tour de France vont, sur l’esplanade, renouer avec une de leurs vieilles traditions. Ils vont marquer leurs rubans du fer de la Sainte-Baume. »

Les Compagnons vont de ville en ville, non seulement à la recherche de la science et de la perfection du métier, mais aussi à la recherche d’une élévation morale et spirituelle. Depuis des siècles, ils viennent ici demander aide et protection à Marie Madeleine et, par cette cérémonie d’aujourd’hui, ils veulent prouver une fois de plus leur désir de continuer l’enseignement du passé.
Les couleurs des compagnons présents sont frappées au fer chaud ou au tampon encré, selon le tissu, puis un parchemin officialise le dépôt des fers à la Sainte-Baume. On y lit que la cérémonie « renouait ainsi [avec] une des plus vieilles traditions du compagnonnage » et que les six premières frappes-témoins ont été effectuées sur des rubans blanc et bleu « en présence de Monseigneur de Provenchères, archevêque d’Aix-en-Provence ».

On perçoit bien ici la volonté de s’inscrire dans une continuité et une très longue histoire, supposée indissociable du Devoir, alors qu’elle ne remontait guère au-delà d’un siècle et demi. Il est aussi remarquable de constater que désormais la frappe des couleurs par un fer représentant Marie Madeleine n’est plus confiée à un compagnon mais à un Père Dominicain et que la première frappe a lieu devant l’archevêque d’Aix-en-Provence. Des liens beaucoup plus étroits unissent désormais les compagnons du Devoir aux autorités religieuses.

Cette continuité affirmée dans la tradition, ce retour aux sources chrétiennes du Devoir, traduit en réalité plutôt une rupture avec les motivations des compagnons qui se rendaient autrefois à la Sainte-Baume. Il s’agit bien désormais d’un pèlerinage au sens plein du terme et non plus d’un passage, d’une démarche spirituelle et non plus d’une excursion touristique. L’orientation est sans équivoque.
Le titre de l’ouvrage de Provençal la Fidélité (René Lambert), La Sainte-Baume, le pèlerinage des compagnons du Devoir, ne laissent aucun doute sur la dénomination contemporaine du passage des compagnons à la Sainte-Baume, titre ayant même tendance à laisser au second plan le pèlerinage de la communauté chrétienne. »

Depuis quand Marie Madeleine est-elle devenue la « patronne » des compagnons du Devoir ?
Marie Madeleine patronne des compagnons du Devoir est donc une création de Jean Bernard, la Fidélité d’Argenteuil, en effet, aucun ouvrage antérieur à 1941, date de la fondation de l’Association Ouvrière des compagnons du Devoir, n’évoque ce patronage de Marie Madeleine sur les compagnons du Devoir.

Dans Le Compagnonnage, rencontre de la jeunesse et de la tradition Paris, 1982, p. 291, Jean Bernard nous explique :
« Les compagnons du Devoir vont à la Sainte-Baume parce que Marie Madeleine est leur patronne et ce pour des raisons très précises : Parce qu’elle est allée du visible à l’invisible, parce qu’elle a fait tout le chemin du Compagnon. Parce qu’elle est peut-être la figure la plus humaine de l’Évangile et qu’elle nous a montré le chemin du Compagnon… »

Il s’inscrit toujours dans la même volonté de mettre en communion le compagnonnage du Devoir et la religion chrétienne.


Gravure représentant la Sainte-Baume « près de Marseille » dans le Musée des familles, 1833-1834.

Sur les traces de nos anciens par Île-de-France le Soutien de la Canne et Languedoc l’Étoile du Devoir.
L’une des plus longues montées à la Sainte-Baume est, à ma connaissance, celle effectuée en 1999 par deux compagnons pâtissiers du Devoir. Laissons ces deux compagnons nous conter leur aventure :
« L’envie de faire ce périple n’est autre que la continuité d’une amitié fraternelle, née sur le Tour de France, entre deux pays qui ont, une fois sédentaires, voulut vivre ce qu’ont vécu nos anciens lorsqu’ils changeaient de ville à pied. Donc préparation pour faire Compostelle.

Nous sommes en 1996, ma dernière ville, Tours. Le pays Roussel, Languedoc l’Étoile du Devoir, avec qui j’ai fait cette marche, me rend visite.
Petit canon au troquet de Noizay, après une petite bavante chez Toulousain Francoeur devant un verre. Un troisième pays, qui se trouvait lui aussi de passage à Noizay nous demande pourquoi Compostelle pour cette expérience ? « C’est pour les culs bénis ! Mieux vaut partir pour la Sainte-Baume à la recherche symbolique du tombeau de Maître Jacques ! ». Ce pays (Pays remplace Monsieur dans certains compagnonnages.), c’était celui qui à ce moment-là renardait (1) (au dernier étage de la rue Littré (2) pour tailler (3) un obélisque en pastillage (4).

(1) Renarder : Vocabulaire compagnonnique signifiant dans ce cas « être seul volontairement », ou de façon plus générale, sortir s’amuser seul. Le mot vient de Renard, nom utilisé chez les compagnons charpentiers pour désigner un aspirant et par extension un charpentier profane, celui qui n’appartient pas à la société compagnonnique. Aujourd’hui, sortir en renard, c’est sortir seul le soir, sans avertir ses copains compagnons et aspirants, afin d’être tranquille.
(2) Siège de l’Association Ouvrière des compagnons du Devoir à Tours.
(3) Tailler : Vocabulaire compagnonnique signifiant de nos jours « réaliser son travail pour devenir aspirant ou réaliser son travail pour devenir compagnon » (ce que les profanes appellent souvent faire son chef-d’œuvre), ce mot vient sûrement de « tailler une pierre », dans le contexte du texte, cela signifie « Réaliser ».
(4) Le pastillage est une pâte de sucre gélatiné destinée à confectionner des éléments durs de décors.

Départ juillet 1999, de la Basilique Sainte-Marie-Madeleine à Vézelay où est conservée une relique de Marie Madeleine (un tout petit morceau de tibia). Nous sommes partis très organisés, liste des anciens de toutes les sociétés compagnonniques et tous métiers, une tente pour dormir, un portable en cas de problème, canne et chapeau aux couleurs de Maître Jacques. Les premiers jours furent ceux de la traversée du Morvan, ses marécages, forêts humides, habitants méfiants.
Mais nous étions déterminés, en forme, fougueux et inconscients. Direction Autun, douze heures de marche par jour, sac à dos rempli de matériel inutile.

Bref, soixante-douze heures plus tard et presque cent kilomètres plus loin (trente-cinq kilomètres par jour « faut être barges »), nous avions déjà perdu le portable en traversant plusieurs champs et enjambé les barbelés, jeté la tente trop lourde dans un ravin car le sac nous mettait les épaules à vif, nos chaussures avaient rétréci car neuves avant de partir, on n’a pas hésité à traverser les marécages en marchant dans la flotte. Résultat, ampoules, talons à vif, tendinites. Nous sommes arrivés à Autun en rampant et avons demandé asile à notre Mère Bouché, Mère de l’Union Compagnonnique et son mari le pays Bouché, compagnon cuisinier (auteur des Hospices de Beaune en pâte à nouilles exposés au musée du Compagnonnage de Tours).

Accueil très chaleureux et maternel. Le pays nous a fait une visite très intéressante de la ville et nous a logés gracieusement (important pour la suite) au siège. Et là, le doute s’est installé… Nos femmes préparaient déjà le festin du retour. Et puis, un soir, en contemplant l’horizon, l’appel du voyage fut le plus fort. Trois jours de repos et une bonne leçon d’humilité et de modération physique plus tard, nous reprenons la route tout doucement direction Lyon avec pour objectif vingt kilomètres par jour le temps étant compté, six cent cinquante kilomètres à effectuer en un mois de congé. Sur la route, rencontre avec le Président des couvreurs de la Fédération qui a remarqué nos cannes.
Nous partageons un verre et un bel échange d’idées plus tard nous nous sommes quittés fraternellement. Il continue sa route, attendu pour une correction de travail de réception. Notre route vers Lyon sera ponctuée de la visite de l’abbaye de Cluny puis d’une halte forte de convivialité chez le pays Galland, un compagnon serrurier au Creusot. Sans prévenir, nous débarquons dans son atelier, il est à trois jours de la retraite et soude ses dernières commandes.
Très surpris, mais extrêmement heureux de nous voir, il nous explique ne pas avoir vu de pays depuis de longues années, la vie lui ayant fait lâcher le compagnonnage étant à mi-chemin entre Lyon et Dijon. La route étant pénible, il a doucement mis la vie compagnonnique de côté pour n’en faire qu’un souvenir. Les yeux et les oreilles grands ouverts il nous écoute parler de ce qu’est la vie dans les sièges aujourd’hui, ses changements, les projets de l’Association Ouvrière et ce qui nous attendait à l’époque (mixité des compagnonnages du Devoir de l’A.O.C.D.D., etc.).
Ce fut une soirée émouvante, pleine de simplicité, mais riche d’échanges autour de verres de la fraternité. L’ancien nous a fait visiter la ville célèbre pour ses anciennes forges et les immenses marteaux-pilons et nous reprenons la route vers Taizé où nous avons passé la soirée et la nuit, immergés dans une ambiance très spéciale. C’est un camp œcuménique regroupant plus de dix mille personnes jeunes et moins jeunes, de passage de nombreux pays, venus à la recherche de contacts humains, ambiance colo mais tournée autour de la prière et la réflexion par groupes.

C’est un endroit minimaliste, reculé des facilités du monde et géré par des prêtres.
Les jours se suivent, Lyon approche, le sentiment d’arriver chez nous, rue Nérard. Les pays itinérants que nous connaissons pour la plupart nous attendent et nous ont préparé une soirée bien arrosée dans les détours des rues lyonnaises. Soirée exténuante pour des marcheurs, dur de remonter les escaliers du siège pour regagner le lit encore chaud d’un pays parti au travail.
Départ de Lyon après avoir salué la dame hôtesse pas plus intéressée que ça de voir des pèlerins et nous informe du prix de la nuit, que nous devons régler…… Nous ne sommes pas en présence d’une Mère de l’Union Compagnonnique… Nous descendons la vallée du Rhône, et avant d’arriver en Provence, nous visitons le musée du Compagnonnage de Romanèche-Thorins dédié aux œuvres de charpente.
Le complexe hôtelier impressionnant de Monsieur Giraud, MOF chocolatier à Valence, qui, malgré son emploi du temps surchargé, a pris quelques longues minutes pour parler avec nous et nous a montré sa superbe cuisine-musée.
Les jours se suivent, rythmés par des rencontres inattendues, quelques personnes étant interpellées par nos cannes. Une femme de compagnon menuisier du Devoir de Liberté nous invite pour passer la soirée chez eux, une escale chez un viticulteur des coteaux Saint-Joseph où l’on vendange en rappel et qui nous a offert une bonne bouteille appréciée lors d’une soirée où les boîtes de conserve nous lassaient.
Nous approchons du Luberon, le sud fait sentir sa chaleur mais aussi ses fruits magnifiques, quel régal à perte de vue. L’Isle-sur-la-Sorgue fut l’expérience humaine la plus forte et mérite un récit complet. Nous avons souvent sollicité les prêtres des communes pour demander un toit et poser nos sacs de couchage.

Certaines fois, occasions d’ailleurs d’échanger sur la vie en communauté parallèle à la nôtre quelque part, mais à l’Isle petit refus du prêtre car un pèlerin lui avait volé la caisse de la quête le mois dernier. Direction chez notre pays Azou malheureusement en vacances. Un compagnon charpentier de l’Association Ouvrière dont nous avions l’adresse était aussi momentanément absent et son épouse ne nous a pas offert l’hospitalité. Bref, 21 heures, nous prenons la direction de la forêt, pour nous protéger d’une pluie menaçante. Un panneau «chambre d’hôtes» nous interpelle. Sans argent nous décidons d’y aller pour demander un abri. On verra bien.
Une personne rangeait des fruits dans une réserve, étant récoltante de fruits rouges.

Nous demandons une place dans la réserve pour poser nos sacs. La personne est gênée, la réserve étant un peu en désordre, nous commençons à ranger sous ses yeux médusés. Mais arrive une autre personne dans une petite voiture, d’un pas décidé. Elle prend connaissance de la situation et nous embarque sans poser de questions pour nous loger dans une partie du gîte pourtant en travaux. Quelques minutes plus tard elle nous apporte des confitures maison, des fruits et à boire. Le lendemain elle nous invite à venir partager un barbecue lors d’une soirée chez elle avec des amis et raconter notre périple, et bien sûr nous offre la nuit du gîte. Quelle personnalité et quelle générosité, digne d’une vraie Mère des compagnons ! Le lendemain, nous traversons les montagnes magnifiques du Luberon, Fontaine de Vaucluse, ainsi que des paysages époustouflants. Quels moments privilégiés !
Nous arrivons chez notre nouvelle amie, les voisins sont là, apparemment notre Bernadette surnommée Dadou est connue pour sa forte personnalité et sa spontanéité. Dernière ligne droite vers la Sainte-Baume en passant par Gémenos et une soirée avec les pays Lambert père et fils, les jeunes de Gémenos, un récit de notre histoire et une séance de tamponnage avec tous les tampons disponibles gardés par le pays Lambert de nos parchemins pleins de signatures des personnes que nous avons croisées.
Le lendemain, dernier jour, montée à la Sainte-Baume par les crêtes, qui s’est déroulée sans problème, le plus dur étant d’échapper aux gardes empêchant les marcheurs de pénétrer sur le massif à cause des risques d’incendies. Mais après un mois pas question de faire demi-tour si près du but, nous arrivons au Saint-Pilon avec la boule au ventre, malgré le paysage fabuleux à 360° de la Sainte-Victoire à la côte de Bandol.

Nous partageons le sang de Maitre Jacques, faisons le Devoir, jetons nos gobelets en métal dans le précipice, et nous nous asseyons au bord, la grotte en contrebas, dans un moment silencieux qui a un goût partagé entre l’envie de rentrer revoir nos proches et savourer les derniers instants d’une expérience unique dans une vie, la prochaine fois, si elle a lieu, serait différente. Ce sont des sentiments qui vous transpercent aussi bien l’intérieur que la tête et restent gravés à jamais.
Il est temps de redescendre, le pays Thomas vient nous rejoindre avec les itinérants de Marseille où nous passerons une soirée fraternelle autour d’un buffet qu’ils nous avaient préparé. Cette expérience prend une place importante dans le film de notre vie, ce périple vient compléter le Tour de France que nous avons eu la chance d’effectuer quelques années auparavant. Tour de France réalisé avec les moyens de transport contemporains auquel il manquait d’une certaine manière un chaînon, celui du contact humain au fil du chemin, ce contact qui enrichissait humainement nos anciens * voyageant à pied comme nous l’avons fait. Nous avons dormi dans des lieux insolites, gymnases, granges près du chien des fermiers, mais aussi chez des gens très accueillants et dans des maisons magnifiques, les gens faisant confiance aux compagnons.
* Ancien est le nom donné aux compagnons ayant terminé leur Tour de France, devenus sédentaires.

À nous et nos jeunes de perpétuer cette réputation. Nous en avons tiré beaucoup de leçons. Nous avons appris à nous ménager pour aller plus loin ensuite. Lorsque l’envie d’abandonner survient, de se trouver un élément qui motive la poursuite de ses projets. Le fait de jeter notre tente nous a forcés à aller vers les gens pour établir des contacts à l’heure où l’on recherche l’individualisme et la facilité. Ce fut d’ailleurs la richesse de ce pèlerinage. Il nous est arrivé de ne croiser pendant deux jours ni magasins ni maisons et un morceau de pain sec au fond du sac prenait une tout autre dimension.

Et enfin que nos anciens ont vécu un Tour de France certes moins structuré qu’aujourd’hui mais plus riche en contacts humains à l’heure où nos jeunes s’isolent pour se lobotomiser devant leur téléphone. Tout comme un séjour à l’étranger, se prendre en main loin des organisations établies fait grandir l’homme et son âme. Alors, expérience à vivre !
Île-de-France le Soutien de la Canne et Languedoc l’Étoile du Devoir – septembre 2010.

Mes passages.
Je suis moi-même monté plusieurs fois à la Sainte-Baume, la première en tant qu’aspirant lors de mon passage sur mon Tour de France en 1985, nous étions quatre aspirants partis de Gémenos, comme le veut désormais la récente tradition des compagnons du Devoir. Quelques années plus tard, en tant que compagnon, accompagné de deux aspirants, nous étions partis du siège des compagnons de Nîmes, cinq ou six jours de marche, nous voulions revivre pendant quelques jours ce qu’avaient vécu nos anciens lors de leur Tour de France avec les moyens de l’époque.

Un compagnon tailleur de pierre du Devoir, Saintonge, nous avait gravé, à notre demande, le blason de notre corporation sur une pierre carrée et nous l’avait offerte, elle était bien lourde cette pierre. Tout le voyage, elle était dans mon sac à dos…

Arrivé au Saint-Pilon nous l’avons scellée sur une roche. Je me souviens d’un vent féroce, nos couleurs voulaient nous quitter, je possédais une belle épingle à cravate, le blason des compagnons boulangers que j’avais fait faire à Bordeaux par un bijoutier-créateur. Je décidai d’épingler la couleur d’un des aspirants avec ce blason, afin qu’elles ne disparaissent pas dans un tourbillon.

Quelques dizaines de minutes plus tard, ce jeune aspirant avait perdu sur les crêtes ce beau blason d’or. Arrivés à la grotte, nous demandâmes aux prêtres un peu d’eau (c’était une année de sécheresse, et les fontaines n’offraient que quelques gouttes). Celui-ci nous répondit non…, qu’il recevait l’eau spécialement par citerne et qu’il ne pouvait nous en donner. Nous nous sommes regardés tous les trois… silencieux… en disant merci… L’on nous avait enseigné autre chose au sujet du partage !

Quelques années plus tard, c’est accompagné d’un compagnon pâtissier du Devoir, Williams Lenoble, Bourguignon la Tolérance. Arrivés au Saint-Pilon, je cherchais désespérément le blason scellé quelques années plus tôt. Il avait disparu ! Du coup nous gravâmes avec le peu de moyens que nous possédions le blason de notre compagnon- nage sur la chapelle.

En descendant vers la grotte nous découvrîmes ensemble les signatures d’Abel Boyer, Périgord Cœur Loyal, compagnon maréchal-ferrant du Devoir et René Edeline, Tourangeau la Franchise, compagnon boulanger du Devoir. Nous étions heureux, nous étions sur la trace de nos anciens ! La Sainte-Baume, c’est une communion avec le passé, une façon de s’affirmer, de pénétrer et de se fixer dans l’histoire du Devoir.
Et Marie Madeleine dans tout cela me direz-vous ? En toute franchise, elle n’avait pas grande importance pour nous ce jour-là…

Aujourd’hui, les compagnons boulangers et pâtissiers, croyants ou pas, montent à la Sainte-Baume sur les pas de leurs anciens, à la recherche symbolique du tombeau de Maître Jacques, leur légendaire fondateur.

Maître Jacques reposant au fond de chacun, n’est-ce pas là en fait, le moment d’opérer un retour sur soi-même ? Un moment de paix propice à la pesée du bien et du mal ? Un moment, dans ce cabinet de réflexion à ciel ouvert, où l’on doit rectifier le plus profond et intime de soi-même ?… N’est-ce pas là, le secret que renferme le tombeau de Maître Jacques… ?

MON PÈLERINAGE AU DÉSERT DE SAINTE-BAUME
Sur l’air de Quel aimable délire

Vous qui faites l’aimable Tour De notre belle France
À votre adolescence,
Allez voir le riant séjour Et l’opulence
De la Provence ;
Pays charmant par sa vive élégance
Puis entre Marseille et Toulon
Vous pourrez voir le Saint-Pilon
Lieu consacré, si cher aux compagnons
Et puis la Sainte-Baume
Ou mourut le grand homme ;
Qu’à l’atelier le dévoirant renomme.

Ce saint lieu par nous consacré
Au milieu des montagnes
N’offre que des campagnes
De deuil et de stérilité
Dans le voyage ;
Au paysage
Adapté tout près de l’humble ermitage
On voit le caveau souterrain
Aussi vieux que le genre humain
Qui servit d’asile à Saint Maximin
Et puis la Sainte-Baume
Ou mourut le grand homme
Qu’à l’atelier le compagnon renomme.

J’ai visité ce grand désert
En mil huit cent quarante ;
Et sa vallée riante,
Et aussi son bois toujours vert ;
Puis le Saint-Père
Du monastère ;
Respectable vieillard septuagénaire
Qui m’accueillit par un sourire ;
Son aspect me fit tressaillir
De joie, d’amour, de respect, de plaisir
Je voyais la Sainte-Baume
Ou mourut le grand homme
Qu’à l’atelier le compagnon renomme.

Puis le bon vieillard me montra
La grotte souterraine
Où Sainte Madeleine
Ses nombreux péchés expia.
L’on voit près d’elle
Une chapelle
Représentant du ciel l’ange rebelle,
Son bras sur un livre appuyé,
Un rosaire est à son côté.
Jamais saint lieu n’eut plus de majesté.
Vive la Sainte-Baume
Ou mourut le grand homme
Qu’à l’atelier le compagnon renomme.

Frères, allez voir en passant
Le vénérable ermite,
Ce doyen cénobite
Si généreux si bienfaisant.
Les prolétaires
Sont tous ses frères.
Pour eux il fait à Dieu des vœux sincères ;
Et sans aucune distinction
Il accueille le compagnon
Passant en ce lieu de vénération
Pour voir la Sainte-Baume
Ou mourut le grand homme
Qu’à l’atelier le compagnon renomme.

Libourne le Décidé

Montant les marches qui mènent à la grotte, François Saunière, Carcassonne l’Ami du Courage, Jean Pebayle, Bordelais l’Enfant Chéri, Jean Fardeau, Tourangeau le Décidé de Bien Faire, la chaleur a obligé nos compagnons à quitter vestes et couleurs qu’ils portent désormais sur le bras. 1962.

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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