Amélie Cornibé Parisienne la Bien Aimée

LES MÈRES GÉNÉRALES DU TOUR DE FRANCE

Le statut de Mère des compagnons boulangers n’est pas figé, il évolue comme nous et tout ce qui nous entoure et compose notre univers.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, être Mère des ouvriers boulangers voyageant la France, c’est être aubergiste ou bien encore marchande de vin et accueillir simplement dans son établissement les ouvriers boulangers constitués en groupements en quête de travail.

Il s’agit également de mettre ses locaux à disposition pour leurs réunions dont le but est généralement la coalition. Puis, sous le Second Empire, plus tolérant envers les compagnonnages, les deux parties passent des contrats sous-seing privé afin de définir les engagements de chacun. Il n’est pas encore question de cérémonies particulières pour la prise de fonctions.

Ce n’est que sous la Troisième République qu’une cérémonie d’intronisation est mise en place. Je dis « intronisation », car il n’est pas encore question de « réception » au sens compagnonnique et profond du terme. Les compagnons boulangers du Devoir décident lors de leur congrès de 1895 de recevoir rituellement certaines de leurs Mères.

C’est la création d’un nouvel état chez les compagnons boulangers du Devoir : Celui de Mère générale du Tour de France. Cette réception a lieu après plusieurs années de fonction en tant que Mère de cayenne. Bien que la réception soit pleine de sens, elle est également honorifique dans son application car elle ne crée pas de subordination entre les Mères générales et les Mères de cayenne.

Ce titre de Mère générale est à la fois un titre honorifique et de « profondeur », car, à travers la réception, la Mère ne prend plus d’engagements, comme cela est le cas lors de l’intronisation à l’état de Mère de cayenne.

Elle prête désormais serment devant les compagnons boulangers, ce qui revêt une tout autre dimension. En fin de réception, la nouvelle Mère générale du Tour de France reçoit une écharpe sur laquelle sont brodés le blason du métier et le nom compagnonnique. Cette écharpe est, dans sa conception, identique aux écharpes d’Honneur des compagnons boulangers du Devoir.

Seulement trois Mères de cayenne seront Mères générales du tour de France :

Alise Criteau de Tours, reçue à la Toussaint 1898, Tourangelle la Bien Estimée ;
Amélie Cornibé de Paris, Parisienne la Bien Aimée, reçue à la Saint-Honoré 1930 ;
Andrée Caillaux de Blois, Blésoise la Bien Aimée, reçue à la Toussaint 1946.

 

Amélie Cornibé, Parisienne la Bien Aimée

Amélie Eugénie Philomène Seguin est née le 27 octobre 1879 aux Loges-en-Josas (78), fille adultérine d’Auguste Laluque, âgé de trente-cinq ans, scieur de long, demeurant au Petit Jouy et de Marguerite Barbe Roosens, sa concubine depuis 1876 au moins.

Déclarée sur l’acte de naissance fille de Claude Seguin, terrassier, âgé de quarante-deux ans et de Marguerite Barbe Roosens, son épouse, Amélie portera le nom de Seguin tout en étant l’enfant d’Auguste Laluque.

Le 27 janvier 1900, Amélie épouse en premières noces à Paris XIIIe Antoine Brun, mégissier âgé de vingt-cinq ans. Le couple divorce le 18 octobre 1913. Elle exerce à cette période la profession de mécanicienne en confection.

Elle épouse en secondes noces, le 14 juin 1920 à Paris XVIIIe Joseph Louis Cornibé, mécanicien, reçu à Paris le 2 avril 1921 compagnon des Devoirs Unis en présence des compagnons menuisiers, charrons, bourreliers, maréchaux du Devoir et compagnons du Devoir de Liberté sous le nom de Lorrain l’Ami du Progrès (radié en 1925).

(Joseph Louis Cornibé, né le 15 février 1888 à Cirey-sur-Vezouze (Meurthe-et-Moselle), fils de Jean Joseph Cornibé, agé de 24 ans, maçon et d’Adèle Jaquel, son épouse. Divorce d’Amélie Seguin le 28 février 1939, épouse en secondes noces Eugénie Henriette Héry. Décédé le 17 décembre 1951 à Paris Xe.)

En 1921, le couple Cornibé est propriétaire de l’Hôtel du Palmier, 50 boulevard de Charonne et c’est à cette adresse qu’Amélie Cornibé est Mère des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Paris de 1919 à janvier 1922 et des compagnons bourreliers du Devoir jusqu’en 1921.

Au début de l’année 1921, en assemblée générale présidée par Claude Poulet, Mâconnais l’Ami du Progrès, et au nom des compagnons et aspirants de la ville de Paris, la Mère Cornibé reçoit une écharpe d’honneur brodée du blason de la société (honneur voté en assemblée générale le 1er juillet 1920).

Amélie Seguin Cornibé et son époux Joseph Cornibé,
Lorrain l’Ami du Progrès, compagnon mécanicien des Devoirs Unis ; Coll.R.Laluque.

Lors de la remise de cette écharpe, Claude Poulet, Mâconnais l’Ami du Progrès, expliqua les raisons pour lesquelles les compagnons et aspirants lui offraient ce cadeau. Il donna ensuite la parole au compagnon bourrelier-harnacheur du Devoir, Armand Saunier, Guépin la Fidélité, qui assistait à la cérémonie avec plusieurs compagnons de sa société. Il lui remit au nom des bourreliers et boulangers une timbale d’argent pour la remercier de la bienveillance qu’elle avait toujours manifestée à l’égard de tous les compagnons.

La Mère Cornibé remercia de nouveau tous les compagnons, et pour terminer cette fête, chacun trinqua à sa santé et elle fit entendre quelques belles chansons accompagnées par de nombreux compagnons.

 

En 1922, les époux Cornibé cèdent leur fonds à M. et Mme Beyland, présentés en assemblée générale des compagnons boulangers par la Mère Cornibé.

Le journal Le Compagnonnage de février 1922 relate ainsi l’évènement :

« Conduites en assemblée par Pierre Denjean, Montauban laurier d’amour, Mesdames Beyland et Cornibé sont priées de s’asseoir côte à côte, face au bureau où se trouvent les trois hommes en place, le Premier en ville, Émile Massicot, Angoumois Cœur Sincère, le Second en ville, Lucien Lebeau, Berry l’Aimable Courageux, et le Rouleur, Pierre Denjean, Montauban Laurier d’Amour.

< Café-hôtel du Palmier, 50, boulevard de Charonne, tenu par le couple Cornibé jusqu’en 1922, siège des compagnons boulangers du Devoir de la cayenne de Paris.

Avant d’offrir l’écharpe blanche à la nouvelle Mère, le Premier en ville, Émile Massicot, Angoumois Cœur Sincère, adressa l’allocution suivante à la Mère Cornibé :

« La Mère, je suis touché en vous exprimant au nom de tous, les regrets que nous font votre départ et vous assurez de notre plus profond respect. Les nécessités de la vie, les vicissitudes du commerce, vous ont rendu la tâche parfois bien ingrate, les compagnons sont parfois de ces grands enfants turbulents, mais votre mérite n’en fut que plus grand. Vous avez su par votre bonté, votre cœur généreux, rester Mère dévouée, attachée quand même et malgré tout à nos belles institutions.

À cette évocation, je vois la Mère, permettez-moi encore de vous appeler de ce doux nom, je vois des larmes de vos paupières, larmes de séparation et de souvenirs. Notre séparation n’est pas complète, vous emportez avec vous notre amitié et, ce qui est plus, notre éternel souvenir, souvenir de gratitude, souvenir ineffable de votre bonté envers les malheureux, de votre grandeur d’âme et d’amour pour le compagnonnage. Au nom de la société, permettez-moi d’exprimer les regrets de notre séparation.

Conservez notre souvenir tel que nous conservons le vôtre et permettez-moi de vous donner l’accolade filiale des vrais enfants du Devoir. »

Puis il s’adressa à Madame Beyland :

« Madame Beyland,

Vous qui êtes appelée à partir de ce jour devant le Tour de France, et pour tous les compagnons et aspirants boulangers du Devoir, travailleurs disciplinés et respectueux, à succéder à Madame Cornibé, et porter désormais ce titre de Mère, nom sous lequel on vous désignerait, nom familier et respectueux de tous.

Ce nom, nous ne doutons pas que vous saurez le porter dignement, malgré vos fatigues journalières, vous saurez conserver votre calme et la dignité en face d’hommes que souvent la fatigue et l’énervement du travail rendent turbulents, et si parfois quelqu’un oubliait le respect qu’il doit à la société ainsi qu’à vous-même, votre devoir est de le rappeler aux convenances et à la dignité et s’il y a lieu d’en référer aux compagnons en place, au bureau qui sauront prendre les sanctions nécessaires, car ces compagnons ont pour mission de veiller à la bonne marche et au respect de la société, ils ont le poste de vigie du maintien de l’ordre et les égards dus à la Mère.

Vous serez la conseillère des jeunes, vous remplacerez en un mot, la famille dont ils sont éloignés, en leur conseillant le chemin du Devoir et de l’Honneur. Vous saurez les consoler dans leur peine et dans leurs déboires. Et plus tard, votre nom sera prononcé avec respect au foyer de chaque compagnon ou sociétaire, on aimera à se rappeler des heureux moments passés chez la Mère auprès des camarades. »

Puis, après avoir fait connaître les règlements et engagements réciproques entre la Mère et les compagnons (Lecture du règlement et du sous-seing privé) :

« Maintenant, la Mère, désormais on ne vous appellera que de ce doux nom et nous avons le ferme espoir que vous remplirez votre tâche avec dévouement, et nous compagnons et aspirants qui sont présents, nous vous promettons notre concours absolu pour faciliter votre tâche, et comptez sur notre plus sincère amitié. »

Le premier en ville remet la couleur blanche à Madame Beyland. La nouvelle Mère, après avoir remercié et promis de se dévouer à la tâche qui lui était dévolue se retira avec l’ancienne Mère après avoir reçu toute les deux les témoignages de sympathie de tous. »

Le 1er octobre 1925, Amélie Cornibé devient Mère des compagnons charrons du Devoir de la ville de Paris et est reconnue lors de la Sainte-Catherine 1925. La presse compagnonnique nous rapporte qu’elle se rend à de nombreuses fêtes compagnonniques, non pas seulement à Paris, mais également à Lyon et à Nantes comme le relate pour cette dernière ville L’Ouest-Éclair (L’Ouest Éclair, éditions de Nantes, du 30 juillet 1924, n° 8324, p. 5.), à propos de la fête du Ralliement des Compagnons du Devoir du 27 juillet 1924 :

Mme Cornibé, la Mère accorte et plantureuse des boulangers de Paris […] puis une chanson d’une inspiration largement humaine, est montée dans un silence complet, lente et grave comme une psalmodie, Mme Cornibé, la Mère des boulangers parisiens parlait à ses « enfants » et à ses amis, dans la langue des Muses, de choses, de bonté et d’amour.

En 1929 un incident se produisit avec les compagnons charrons. Nous n’en n’avons qu’un écho par la lettre ouverte de la Mère Cornibé, publiée dans Le Compagnonnage, n° 121, de septembre 1929 :

 » Madame Cornibé a l’honneur de faire part aux compagnons du Tour de France qu’elle est et restera toujours la Mère honorée et dévouée des compagnons boulangers du Devoir, et fait ses excuses aux compagnons charrons du Devoir d’avoir osé prendre le titre de Mère des charrons dans une fête, mais étant toujours copropriétaire du siège, 50 boulevard de Charonne, et n’ayant jamais dérogée en quoi que ce soit, ni comme femme, ni comme Mère, elle se croyait le droit de porter ce titre. »

Bien que retirée depuis 1922, Amélie Cornibé est reçue Mère Générale des compagnons boulangers du Devoir du Tour de France, le jour de la Saint- Honoré 1930 sous le noble nom de Parisienne la Bien Aimée.

< Amélie Cornibé, Parisienne la Bien Aimée, revêtue de son écharpe de Mère générale du Tour de France des compagnons boulangers du Devoir.

Il est nécessaire de dresser un portrait de la vie familiale d’Amélie Cornibé, cela grâce à Madame Raymonde Laluque, l’une des nièces de Parisienne la Bien Aimée, que je tiens ici à remercier profondément, non pas seulement pour son exceptionnel témoignage, mais aussi pour les photographies de famille qu’elle a eu la gentillesse et la générosité de mettre à ma disposition pour illustrer cette biographie.

En 1915, Amélie Seguin fait preuve d’une grande lucidité en faisant toutes les démarches nécessaires pour que son jeune frère Eugène, mobilisé, épouse sous les drapeaux sa concubine Elvire Virginie Lenoble (ils sont parents de deux enfants en très bas âge, de trois ans et d’un an). Le mariage a lieu aux armées le 29 mai 1915 à Conchy-les-Pots, commune de l’Oise, poste arrière proche des zones de combat. (Le mariage fut célébré par Gaston Grosleron, sous-lieutenant au 98e régiment d’infanterie, Officier de l’Etat civil aux armées.)

Amélie Seguin agit ainsi pour protéger sa belle-sœur et ses enfants « en cas de malheur », c’est-à-dire au cas où la mort viendrait frapper le soldat, laissant seuls derrière lui une pauvre veuve et deux orphelins…

La pension de veuve de guerre aidait à leur survie dans cette triste éventualité.

 

La Grande Guerre, de gauche à droite : Léon Cornibé ; son frère Joseph Cornibé, Lorrain l’Ami du Progrès ; Marcel Seguin ; sa soeur Amélie Seguin (future épouse Joseph Cornibé) et Marguerite Magnin, épouse de Marcel Seguin ; Coll. R.Laluque.

 

Au décès en 1936 de son jeune frère Eugène Albert (à l’âge de 54 ans, conséquence irréversible du « gazage » subit dans les tranchées), Amélie Seguin-Cornibé, guidée par l’amour de ses proches, est d’un soutien sans faille pour sa belle-sœur Elvire –

« Ma tante était très famille, proche de ses cinq frères et sœurs et ses nombreux neveux et nièces. Dans la fratrie, mon père a été celui qui a eu la vie la plus difficile pour différentes raisons, la plus importante étant la famille nombreuse que nous constituions (onze enfants). Nous aimions beaucoup ma tante. Elle était la sœur la plus importante pour mon père »

Amélie « décide » sa belle-sœur à ce que tous les enfants accompagnent leur père vers sa dernière demeure : « C’est un souvenir très présent encore aujourd’hui alors que je suis une personne âgée. Elle avait raison avant l’heure, nous nous sommes toutes et tous souvenus des obsèques de notre père, sans traumatisme, nous étions tous ensemble.

Elle avait confectionné pour nous, les trois plus jeunes, cinq, sept et dix ans, une robe en velours noir et col blanc… Nous allions régulièrement la voir lorsqu’elle habitait vers la Nation à Paris là où elle avait son atelier de confection. »

Amélie Seguin Cornibé n’ayant pas eu d’enfants, cette absence renforce certainement son profond engagement auprès de ses neveux et nièces. Six ans plus tard, à Paris, sous l’occupation allemande en 1942, Amélie Cornibé cache, probablement dans son atelier de confection du côté de la Nation, deux de ses neveux, Henri et Lucien Laluque, orphelins d’Eugène Laluque.

Ils viennent d’échapper de peu, grâce au sang-froid de leur mère et à l’aide d’un voisin, à leur arrestation par les polices française et allemande pour participation à des actions de résistance contre l’occupant. Amélie organise et prend en charge leur départ vers la zone libre, ce qui sans aucun doute leur sauvera la vie

Parisienne la Bien Aimée décède le 1er février 1945 de maladie à son domicile, 1, place de l’église à Choisy-le-Roi.

La cérémonie religieuse a lieu le 5 février en l’église Saint-Louis à Choisy-le-Roi, en présence des compagnons de la cayenne de Paris revêtus de leurs attributs, et elle est inhumée au cimetière de cette commune.
En 1956, la sépulture est relevée et les cendres sont déposées à l’ossuaire.

 

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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