« Un morceau de pain » par Émile Debraux

Le thème du morceau de pain, la plus petite ressource pour survivre, est récurrent dans la littérature du XIXe siècle. Nous l’avons rencontré chez François Coppée (voir l’article Le morceau de pain) ; Jean Baptiste Clément écrivit en 1864 son poème Le dernier morceau de pain, et en 1954 encore Georges Brassens évoquera dans sa Chanson pour l’Auvergnat l’hôtesse qui lui donna quatre bouts de pain (voir l’article).

La chanson d’Emile Debraux, écrite sous le règne de Charles X, vers 1825, se fait l’écho de la misère du peuple à cause du prix du blé et sonne comme un avertissement envers les puissants qui l’ignorent…

Emile DEBRAUX (1796-1831)

UN MORCEAU DE PAIN

Air : Finissons-en, le monde est assez vieux.

Je ne sais trop quelles mains peu féales
Ont réveillé nos chagrins assoupis :
Dieu fit pour nous croître les céréales,
Au poids de l’or on nous vend les épis.
De jour en jour en vain chacun aspire
A voir fixer leur tarif incertain,
Car au Français, après l’air qu’il respire,
Le plus urgent c’est un morceau de pain.

« Le plus urgent, c’est un morceau de pain… ». Gravure XIXe s.

J’ai vu jadis courbés sous la souffrance
Les serviteurs du meilleur de nos rois,
Et des mortels, écume de la France,
Tout pavoisés de rubans et de croix.
Est-il bien vrai ! ceux qui dans la poussière,
Se sont traînés aux pieds d’un souverain,
On les encense, et l’on jette la pierre
A qui se vend pour un morceau de pain !

« Des mortels, écume de la France (…) se sont traînés aux pieds d’un souverain… ». Charles X distribuant des récompenses aux artistes du salon de 1824. Tableau de Heim, 1825, musée du Louvre.

Un jour le Franc, peuple rude et sauvage,
Sur le Gaulois fondit comme un brutal,
Il réduisit les vaincus au servage,
Et de là vint ce partage inégal :
A l’un fut l’or, à l’autre les rebuffes,
Ah ! deviez-vous avoir, noble et vilain,
Si peu de mal pour un monceau de truffes
Et tant de mal pour un morceau de pain !

Foin des joyaux qui parent la couronne
Si la vertu ne la relève encor !
Doit-on jamais s’enorgueillir d’un trône :
Ce n’est qu’un siège avec un peu plus d’or.
Vous qu’enivra l’encens du rang suprême,
De vos grandeurs vous vous targuez en vain
On vit des rois, veufs de leur diadème,
Tendre le bras pour un morceau de pain !

« Doit-on jamais s’enorgueillir d’un trône : ce n’est qu’un siège avec un peu plus d’or… ». Charles X, par François Gérard, vers 1825, musée de Versailles.

On vit aussi devant notre cocarde,
Vingt souverains courber leurs fronts altiers :
Un seul bonnet de notre vieille garde
Faisait enfuir des bataillons entiers.
Tout fut perdu quand la noble phalange
Eut éprouvé, dans un climat lointain,
L’affreux besoin de donner en échange
Tant de lauriers pour un morceau de pain !

« Un seul bonnet de notre vieille garde / Faisait fuir des bataillons entiers. / Tout fut perdu (…) dans un climat lointain… ». La retraite de Russie, illustration XIXe s.

Prête l’oreille à la voix qui te parle,
Quoique le timbre en soit peu courtisan,
Aide ton peuple, et pour ta fête, ô Charle !
Sèche d’un mot les pleurs de l’artisan.
En vain les dons, les bienfaits et les grâces
S’écouleraient de ton auguste main :
Pour tes sujets quelque bien que tu fasses,
Point de bonheur sans un morceau de pain !

Qui était Emile Debraux ? Il naquit à Ancerville (Meuse) le 13 fructidor an IV, soit le 30 août 1796. Fils d’un huissier de justice monté à Paris en 1797, le jeune Debraux suivit ses études au Lycée impérial et fut employé quelque temps à la bibliothèque de l’Ecole de Médecine. Mais il voulut vivre de sa plume et fréquenta les sociétés chantantes ou « goguettes », si répandues de son temps, pour s’y révéler un fécond et talentueux chansonnier. Il était notamment membre de la Société de Momus dès 1818.

Dans ses œuvres, Debraux se montre nostalgique des gloires de l’Empire. Il exalte son âge d’or, celui des victoires napoléoniennes et, à l’inverse, exècre le retour de la monarchie. Ses chansons Te souviens-tu ? (1817) qui débute par ces vers : « Te souviens-tu, disait un capitaine / Au vétéran qui mendiait son pain… »,  ou encore La Colonne (1818), connurent un très grand succès chez les fidèles de Napoléon Ier.

Vétérans de l’Empire devant la colonne Vendôme. Gravure de Bertall, 1863.

 

Mais un grand nombre de ses chansons n’expriment pas de sentiments politiques. Elles exaltent la joie de vivre, le bonheur d’être avec ses amis à boire, manger et chanter, ainsi que de courtiser les jolies femmes.

Pour outrages aux bonnes mœurs, il fut condamné à un mois de prison à Ste-Pélagie ainsi qu’à 16 francs d’amende.

Atteint de phtisie (tuberculose) il mourut à paris le 12 février 1831, âgé de 34 ans. Son épouse décédera dans le dénuement cinq ans plus tard, le 14 octobre 1836. Tous deux furent inhumés dans la fosse commune des indigents, au Père-Lachaise.

Quand on lit les chansons de Debraux, surnommé avec un peu de mépris le « Béranger du peuple » et le « Béranger de la canaille », par opposition au célèbre Pierre Jean de Béranger, son illustre contemporain, on sent une certaine parenté dans le style et les thèmes avec les chansons de Jean François Piron, Vendôme la Clef des Cœurs, compagnon blancher-chamoiseur du Devoir (1796-1841). On y retrouve la même joie de vivre, le plaisir de bien boire et de manger entre amis, un style semblable, et une certaine ironie. L’un et l’autre ont écrit une chanson intitulée La Gnognote, mi chantée, mi parlée.

Peut-être se sont-ils connus ? Piron était peut-être membre de l’une des nombreuses goguettes parisiennes ?

L’appartenance à la franc-maçonnerie est enfin commune aux deux chansonniers. Celle de Piron est attestée dans l’une de ses chansons (Les Enfants de Barbari) tout comme celle, d’ailleurs, d’un autre compagnon chansonnier contemporain, le cordonnier-bottier Jules Lyon, Parisien le Bien Aimé. Quant à Emile Debraux il nous la fait connaître par sa chanson Le Franc-maçon, qui suit :

Avers et revers d’un jeton porté en pendentif, daté de 1844 (sur la tranche), émis de la loge Saint-Pierre des Vrais Amis (et) du Parfait Accord Réuni(e)s. (Photo du site Comptoir des monnaies).

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Nous adressons tous nos remerciements à notre ami Patrick Fonteneau, qui a exploré les trésors de sa bibliothèque pour partager avec les visiteurs du  CREBESC la chanson d’Emile Lebraux sur le morceau de pain.

Laurent BASTARD

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