Le morceau de pain

par François Coppée (1898)

François Coppée (1842-1908) est connu comme poète et auteur de pièces de théâtre et de romans.
Il évoque souvent dans ses œuvres la vie des gens du peuple (Les Humbles, 1872). Poète de l’école parnassienne, il publie ses premiers vers en 1864.
En 1884 il est élu à l’Académie française.
A la fin de sa vie il s’engagea aux côtés des nationalistes hostiles à la démocratie républicaine, prit position contre Dreyfus et fut élu président d’honneur de la Ligue de la patrie française.
Il mourut à Paris le 23 mai 1908 et repose au cimetière Montparnasse.
Sa nouvelle Le morceau de pain a été publiée dans la revue Lectures pour tous en novembre 1898. Elle évoque un épisode de la guerre de 1870 et témoigne du respect qu’éprouvaient les plus pauvres envers un simple morceau de pain, vital pour eux.

François Coppée (1842-1908)

LE MORCEAU DE PAIN

Le jeune duc de Hardimont se trouvait à Aix, en Savoie, où il faisait prendre les eaux à sa fameuse jument Périchole, devenue poussive depuis le « chaud et froid » qu’elle avait attrapé au Derby, et il finissait de déjeuner, lorsque, ayant jeté un regard distrait sur le journal, il y lut la nouvelle du désastre de Reichshoffen.
Il vida son verre de chartreuse, posa sa serviette sur la table du restaurant, fit donner à son valet de chambre l’ordre de boucler aussitôt les malles, prit, deux heures après, l’express de Paris, et courut au bureau de recrutement s’engager dans un régiment de ligne.

On a beau avoir mené, de dix-neuf à vingt-cinq ans, l’existence énervante du petit crevé,  – c’était le mot d’alors, – on a beau s’être abruti dans les écuries de courses, il est des circonstances où l’on ne peut pas oublier qu’Enguerrand de Hardimont est mort de la peste à Tunis le même jour que saint Louis, que Jean de Hardimont a commandé les Grandes Compagnies sous Du Guesclin, et que François-Henri de Hardimont a été tué en chargeant à Fontenoi avec la Maison-Rouge. Le jeune duc, en apprenant qu’une bataille avait été perdue par les Français sur le territoire français, sentit le sang lui monter au visage et eut l’horrible impression d’un soufflet.

C’est pourquoi, dans les premiers jours de novembre 1870, rentré dans Paris avec son régiment qui faisait partie du corps de Vinoy, Henri de Hardimont, fusilier à la « troisième » du « second » et membre du Jockey, était de grand’garde, avec sa compagnie, devant la redoute des Hautes-Bruyères, position fortifiée à la hâte, que protégeait le canon du fort de Bicêtre.

Henri de Hardimont était de grand’garde devant la redoute des Hautes-Bruyères

L’endroit était sinistre : une route plantée de manches à balais et toute défoncée de boueuses ornières, traversant les champs lépreux de la banlieue, et, sur le bord de cette route, un cabaret abandonné, un cabaret à tonnelles, où les soldats avaient établi leur poste. On s’était battu là peu de jours auparavant ; la mitraille avait cassé en deux quelques-uns des baliveaux de la route, et tous portaient sur leur écorce les blanches cicatrices des coups de feu. Quant à la maison, son aspect faisait frémir ; le toit avait été crevé par un obus, et les murs lie de vin semblaient badigeonnés avec du sang. Les tonnelles éventrées sous leurs réseaux de brindilles noires, le jeu de tonneau renversé, la balançoire dont le vent humide faisait grincer les cordes mouillées, et les inscriptions auprès de la porte, égratignées par les balles : Cabinet de Société, Absinthe, Vermouth, Vin à 60 centimes le litre, qui encadraient un lapin mort, peint au-dessus de deux queues de billard liées en croix par un ruban, tout rappelait, avec une ironie cruelle, la joie populaire des dimanches d’autrefois. Et, sur tout cela, un vilain ciel d’hiver où roulaient de gros nuages couleur de mine de plomb, un ciel bas, colère, haineux.

A la porte du cabaret, le jeune duc se tenait immobile, son chassepot en bandoulière, son képi sur les yeux, ses mains gourdes dans les poches de son pantalon rouge et grelottant sous sa peau de mouton. Il s’abandonnait à sa sombre rêverie, ce soldat de la défaite, et il regardait d’un œil navré la ligne des coteaux, perdus dans la brume, d’où s’échappait à chaque instant, avec une détonation, le flocon blanc de la fumée d’un canon Krupp.
Tout à coup, il sentit qu’il commençait à avoir faim.
Il mit un genou à terre et tira de son sac, posé près de lui contre le mur, un gros morceau de pain de munition ; puis, comme il avait perdu son couteau, il mordit à même et mangea lentement.
Mais, après quelques bouchées, il en eut assez ; le pain était dur et avait un goût amer. Dire qu’on n’en aurait du frais qu’à la distribution du lendemain, – si l’intendance le voulait bien, encore ! Allons, c’était quelquefois bien rude, le métier ; et ne voilà-t-il pas qu’il se souvenait à présent de ce qu’il appelait jadis ses petits déjeuners hygiéniques lorsque, le lendemain d’un souper un peu trop échauffant, il s’asseyait contre une fenêtre du rez-de-chaussée, au café Anglais, et se faisait servir – mon Dieu, la moindre des choses ! – une côtelette, des œufs brouillés aux pointes d’asperges, et que le sommelier, connaissant ses habitudes, posait sur la nappe et débouchait avec précaution une fine bouteille de vieux Léoville, doucement couchée dans un panier. Fichtre de fichtre ! C’était un bon temps tout de même, et il ne s’habituerait jamais à ce pain de misère.
Et, dans un moment d’impatience, le jeune homme jeta le reste de son pain dans la boue.

Au même instant, un lignard sortait du cabaret, il se baissa, ramassa le morceau, s’éloigna de quelques pas, essuya le pain avec sa manche et se mit aussitôt à le dévorer avidement.

Henri de Hardimont avait déjà honte de son action et considérait avec pitié le pauvre diable qui faisait preuve d’un si bon appétit. C’était un long et grand garçon, assez mal bâti, avec des yeux de fiévreux et une barbe d’hôpital, et d’une maigreur telle que ses omoplates faisaient saillie sous le drap de sa capote usée.
« Tu as donc bien faim, camarade ? dit-il, en s’approchant du soldat.
– Comme tu vois, répondit celui-ci, la bouche pleine.
– Excuse-moi donc. Si j’avais su qu’il pût te faire plaisir, je n’aurais pas jeté mon pain.
– Il n’y a pas de mal, va ! reprit le soldat. Je ne suis pas si dégoûté.
– N’importe, dit le gentilhomme, ce que j’ai fait est mal et je me le reproche. Mais je ne veux pas que tu emportes une mauvaise opinion de moi, et comme j’ai du vieux cognac dans mon bidon… parbleu ! nous allons boire la goutte ensemble. »

L’homme avait fini de manger. Le duc et lui burent une gorgée d’eau-de-vie ; la connaissance était faite.
« Et tu t’appelles ? demanda le jeune lignard.
– Hardimont…, » répondit le duc, en supprimant son titre et sa particule.
« Et toi ?
– Jean-Victor… On vient seulement de me verser dans la compagnie… Je sors de l’ambulance… J’ai été blessé à la redoute de Châtillon… Ah ! l’on était bien à l’ambulance, et l’infirmier nous y donnait de bon bouillon de cheval… Mais je n’avais qu’une égratignure ; le major m’a signé ma sortie, et, tant pis ! on va recommencer à crever de faim… Car, tu me croiras si tu veux, mais, tel que tu me vois, j’ai eu faim toute ma vie. »

« Tu me croiras si tu veux, mais j’ai eu faim toute ma vie »

Le mot était effrayant, dit à un voluptueux qui s’était surpris tout à l’heure à regretter la cuisine du café Anglais, et le duc de Hardimont regarda son compagnon avec un étonnement presque épouvanté. Le soldat eut un sourire douloureux qui laissa voir ses dents de loup, ses dents d’affamé, si blanches dans sa face terreuse, et, comme s’il eût compris qu’on attendait de lui une confidence :

« Tenez, dit-il, en cessant brusquement de tutoyer son camarade, devinant sans doute en lui un heureux et un riche ; tenez, promenons-nous un peu de long en large pour nous réchauffer les pieds, et je vous dirai des choses que vous n’avez sans doute jamais entendues… Je m’appelle Jean-Victor, Jean-Victor tout court, parce que je suis un enfant trouvé, et mon seul bon souvenir, c’est le temps de ma première enfance, à l’hospice. Les draps étaient blancs, à nos petits lits, dans le dortoir ; on jouait dans un jardin, sous de grands arbres ; et il y avait une bonne sœur, toute jeune, pâle comme un cierge, – elle s’en allait de la poitrine, – dont j’étais le préféré et auprès de qui j’aimais mieux me promener que de jouer avec les autres enfants, parce qu’elle m’attirait contre sa jupe en posant sur mon front sa main maigre et chaude… Mais à douze ans, après la première communion, plus rien que de la misère. L’administration m’avait mis en apprentissage chez un rempailleur de chaises du faubourg Saint-Jacques.

« Ce n’est pas un métier, vous savez ; impossible d’y gagner sa vie ; à preuve que, la plupart du temps, le patron ne pouvait embaucher comme apprentis que les pauvres petits qui sortent des Jeunes-Aveugles.
Aussi, c’est là que j’ai commencé à souffrir de la faim. Le patron et la patronne, deux vieux Limousins, étaient des avares terribles, et le pain, dont on vous coupait un petit morceau à chaque repas, restait sous clef le reste du temps. Et le soir, au souper, il fallait voir la patronne, quand elle nous servait la soupe en poussant un soupir à chaque coup de louche dans la soupière… Les deux autres apprentis, les « Jeunes-Aveugles », étaient les moins malheureux ; on ne leur en donnait pas plus qu’à moi, mais ils ne voyaient pas du moins le regard de reproche de cette méchante femme quand elle me tendait mon assiette… Et voilà le malheur ! J’avais déjà un gros appétit. Est-ce ma faute, voyons ?…
J’ai fait là trois ans d’apprentissage, avec une fringale continuelle… Trois ans ! On connaît le métier en un mois ; mais l’Administration ne peut pas tout savoir et ne se doute pas qu’on exploite les enfants…

Ah ! vous vous étonniez de me voir prendre du pain dans la boue ? Allez, j’ai l’habitude ; j’en ai assez ramassé des croûtes, dans les ordures, et quand elles étaient trop sèches, je les laissais tremper toute la nuit dans ma cuvette…
Il y avait aussi quelquefois des aubaines, il faut tout dire, les morceaux de pain, grignotés d’un bout, que les gamins tirent de leurs paniers et jettent sur le trottoir en sortant de l’école. Je tâchais de rôder par là, en faisant les courses… Et puis, quand l’apprentissage a été fini, ce fut le métier, comme je vous le disais, qui ne nourrissait pas son homme.

Rempailleur de chaises, gravure par Philibert Debucourt (1819) – Paris, musée Carnavalet

« Oh ! j’en ai fait d’autres ; j’avais du cœur à l’ouvrage, allez ! J’ai servi les maçons, j’ai été garçon de magasin, frotteur, est-ce que je sais ? Bah ! aujourd’hui l’ouvrage manquait ; une autre fois je perdais ma place… Bref, je ne mangeais jamais à ma suffisance… Ah ! tonnerre ! j’en ai eu de ces rages en passant devant les boulangeries ! Heureusement pour moi, dans ces moments de fureur, je me suis toujours souvenu de ma bonne sœur de l’hospice qui me recommandait si souvent d’être honnête, et j’ai cru sentir sur mon front la chaleur de sa petite main… Enfin, à dix-huit ans, je me suis engagé… Vous le savez aussi bien que moi, le troupier en a juste assez… Maintenant, ce serait presque pour en rire, voilà le siège et la famine !… Vous voyez que je ne vous ai pas menti tout à l’heure, quand je vous disais que j’avais toujours, toujours eu faim ! »

Le jeune duc avait bon cœur, et en écoutant cette plainte terrible, dite par un homme comme lui, par un soldat que l’uniforme faisait son égal, il se sentit profondément ému. Ce fut même heureux pour son flegme de dandy que le vent du soir séchât dans ses yeux deux larmes qui venaient de les obscurcir.
« Jean-Victor, dit-il, cessant à son tour, par un instinct délicat, de tutoyer l’enfant trouvé, si nous survivons tous deux à cette affreuse guerre, nous nous reverrons et j’espère vous être utile. Mais pour le moment, comme il n’y a pas d’autre boulanger aux avant-postes que le caporal d’ordinaire, et comme ma ration de pain est deux fois trop grosse pour mon mince appétit, c’est dit, n’est-ce pas ? nous partagerons en bons camarades. »
Elle fut solide et chaude, la poignée de main que se donnèrent les deux hommes ; puis, comme la nuit tombait et qu’ils étaient harassés par les veilles et les alertes, ils rentrèrent dans la salle du cabaret, où une dizaine de soldats étaient couchés sur de la paille et, s’y jetant à côté l’un de l’autre, ils s’endormirent tous deux d’un profond sommeil.

Vers minuit, Jean-Victor s’éveilla seul, ayant faim probablement. Le vent avait balayé tous les nuages et un rayon de lune, pénétrant dans le cabaret par le trou du toit, éclairait la blonde et charmante tête du jeune duc, endormi comme un Endymion.
Encore tout attendri de la bonté de son camarade, Jean-Victor le regardait avec une admiration naïve, quand le sergent du peloton ouvrit la porte et appela les cinq hommes qui devaient aller relever les sentinelles avancées. Le duc était du nombre mais il ne s’éveilla point à l’appel de son nom.
« Hardimont, debout ! répéta le sous-officier.
– Si vous le voulez bien, mon sergent, dit Jean-Victor en se levant, je monterai sa faction… Il dort si bien… et c’est mon camarade.
– Comme tu voudras. »
Et les cinq hommes partis les ronflements recommencèrent.

Mais, une demi-heure après, des coups de feu, pressés et tout proches, éclatèrent soudain dans la nuit. En un instant, tout le monde fut sur pied ; les soldats sortirent du cabaret, marchant avec précaution, la main au tonnerre du fusil, et regardant fixement au loin sur la route, toute blanchie par la lune.

Des coups de feu pressés et tout proches éclatèrent dans la nuit

« Mais quelle heure est-il donc ? … dit le duc, j’étais de faction cette nuit. »
Quelqu’un lui répondit :
« Jean-Victor y est allé à votre place. »
En ce moment, on vit un soldat qui arrivait en courant sur la route.
« Eh bien ? lui demanda-t-on quand il s’arrêta tout essoufflé.
« Les Prussiens attaquent…, replions-nous sur la redoute.
– Et les camarades ?
– Ils viennent… Il n’y a que ce pauvre Jean-Victor…
– Comment ? s’écria le duc.
– Tué raide d’une balle dans la tête. Il n’a pas dit : ouf ! »

Le duc posa le morceau de pain sur le banc

Une nuit de l’hiver dernier, vers deux heures du matin, le duc de Hardimont sortait du cercle avec son voisin, le comte de Saulnes ; il venait de perdre dans sa soirée quelques centaines de louis et sentait un peu de migraine.
« Si vous le voulez bien, André, dit-il à son compagnon, nous reviendrons à pied… j’ai besoin de prendre l’air.
– Comme il vous plaira, cher ami, quoique le pavé soit bien mauvais. »
Ils renvoyèrent donc leurs coupés, relevèrent le collet de leurs pelisses et descendirent vers la Madeleine. Tout à coup, le duc fit rouler un objet qu’il avait frappé du bout de sa bottine ; c’était un croûton de pain tout souillé de boue.
Alors, à sa stupéfaction, M. de Saulnes vit le duc de Hardimont ramasser le morceau de pain, l’essuyer soigneusement avec son mouchoir armorié et le poser sur un banc du boulevard, dans la lumière d’un bec de gaz, bien en évidence.
« Qu’est-ce que vous faites donc là ? dit le comte en éclatant de rire. Etes-vous fou ?
– C’est en souvenir d’un pauvre homme qui est mort pour moi, répondit le duc dont la voix tremblait légèrement… Ne riez pas, mon cher, vous me désobligeriez ! »

Laurent Bastard

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