Sous la Révolution, les garçons boulangers dispensés de recrutement
Pendant la Révolution, lorsqu’en 1791 la première levée de troupes intervient, l’Assemblée nationale se méfiant de l’armée royale, le recrutement se fait majoritairement parmi les gardes nationaux.
Mais à partir d’avril 1792, la France est en guerre contre ses voisins : le Saint Empire Romain Germanique, l’Autriche, puis l’Es- pagne, le Portugal, les Pays-Bas et l’Angleterre ; la patrie est en danger. Des volontaires s’enrôlent et de nouvelles levées sont décrétées le 24 février 1793, d’une hauteur de 300 000 hommes. Le nouveau maire de Paris, Jean-Nicolas Pache – proclamé le 14 février 1793 – très attentif et inquiet de l’approvisionnement en pain de la capitale, demande par écrit au président de la Convention qu’il soit décidé d’interdire aux garçons boulangers de s’enrôler dans les armées, cela pouvant priver les fournils des bras nécessaires à leur fonctionnement :
Citoyen président ; L’on nous fait craindre que les garçons boulangers s’enrôlent pour le service de l’armée, ce qui dans le moment présent, jetterait les boulangers dans le plus grand embarras et pourrait compromettre la tranquillité publique. Plusieurs sections réclament et nous pressent de prendre cet objet dans la plus grande considération. Nous vous prions citoyen président, de vouloir bien obtenir de la Convention un décret qui défende d’enrôler les garçons boulangers pour les armées jusqu’à ce que l’administration municipale se soit assurée que chaque boulangerie a le nombre suffisant d’ouvriers.
Le maire de Paris : Pache.
Estimant bien fondée la demande du maire, la Convention décrète le 11 mars 1793 que les garçons boulangers de la ville de Paris sont dispensés de l’enrôlement * :
La Convention nationale décrète sur la lettre du maire de Paris convertie en motion par un membre, que les garçons boulangers de la ville de Paris et seulement ceux qui sont reconnus pour avoir exercé cette profession avant le décret du 24 février sur le recrutement, sont dispensés de concourir aux enrôlements qui se font dans les 8 sections pour voler au secours des frontières, jusqu’à ce que la municipalité se soit assurée qu’il restera en ville un nombre suffisant de garçons boulangers pour assurer les subsistances de la ville.
* Collection générale des décrets rendus par la Convention nationale. Volume 4 ; Mois de janvier, février, mars 1893 (Paris, chez Baudouin, Imprimeur de la Convention nationale) ; Gallica.
Un procès-verbal des séances des corps municipaux de la ville de Lyon * permet de nous rendre compte que ce décret ne concerne pas uniquement la capitale, mais très certainement l’ensemble des grandes villes de France :
Ce jourd’hui, jeudi 27 juin 1793, l’an deux de la république, en séance du conseil général provisoire de la commune de Lyon, où étaient les citoyens (suivent 49 noms).
La séance ouverte à la manière accoutumée, le citoyen Chirat membre du comité des subsistances, après avoir obtenu la parole a donné lecture d’une dénonciation qui constate que l’on cherche à embaucher les compagnons boulangers et à les enlever de la ville de Lyon. D’un procès-verbal qui prouve que le nommé Fillon, un des enrôleurs, en a déjà enrôlé deux qui travaillaient chez le citoyen Prost, boulanger rue Confort.
* Procès-verbaux des séances des corps municipaux de la ville de Lyon. Partie 4, publ. par la municipalité, d’après les ms. originaux, Impr. nouvelle lyonnaise (Lyon) 1899-1907. Collection : Les archives de la Révolution française ; 6.2.2309 ; Gallica.
Le Conseil considérant que l’absence de compagnons boulangers peut faire naître de grands inconvénients et occasionner même des troubles dans cette cité ;
Considérant qu’il existe un décret qui les dispense de contribuer au recrutement, que cette loi n’a été rendue que parce que la convention a senti la nécessité de les conserver dans leurs ateliers. Considérant qu’il est important de connaître les personnes qui ont chargé Fillon de ses enrôlements ; le procureur de la commune a arrêté que défense soit faite aux compagnons boulangers de cette ville de quitter les ateliers des boulangers chez qui ils travaillent, sans une permission expresse du Comité de police et de sûreté, que défense leur est également faite de sortir de la ville à peine d’être arrêtés et reconduits dans leurs ateliers.
A arrêté, en outre, que le Citoyen Fillon et les deux boulangers qu’il a enrôlés seront mandés et conduits par-devant le Comité de Police de sûreté, pour être interrogés et être statué ce qu’il appartiendra. Que la présente délibération sera imprimée et affichée. Fait… etc.
Le 5 septembre 1798, alors que la France est toujours en guerre, la loi Jourdan-Delbrel établit que « tout Français est soldat et se doit à la défense de la patrie ». C’est le texte fondateur de la conscription et du service militaire moderne. La guerre devient une obligation pour tout citoyen mâle, sans se préoccuper de ses motivations ou aptitudes au combat. L’ouvrier et le paysan, sans exception, devront désormais manier les armes au service de la patrie. Cette loi prévoit que tous les hommes de 20 à 25 ans doivent s’inscrire sur les registres communaux. Son objectif est de permettre une levée de masse selon les besoins. Elle restera en vigueur pendant une vingtaine d’années, après quelques modifications et permettra à Napoléon Ier d’alimenter ses armées jusqu’en 1815.
En 1802, une loi instaure le remplacement. Elle permet aux parents qui ont des moyens financiers importants, d’acheter un remplaçant pour leur fils. Cela peut choquer car favorable aux plus fortunés, mais pour d’autres c’était une occasion inespérée de gagner de l’argent ce qui aurait été impossible autrement dans le contexte économique difficile de l’époque. Deux ans plus tard, une nouvelle loi instaure le tirage au sort et réglemente les exceptions. Devant la pression populaire, la conscription est supprimée en 1815, après la fin définitive du règne de Napoléon Ier, mais elle sera rétablie trois ans plus tard.
Soldats boulangers sous l’Empire
Une partie des boulangers se retrouve au fournil militaire. À ce sujet, il semble intéressant de reproduire un extrait du cours d’instruction propre aux sous-officiers d’infanterie appelés à l’École de Fontainebleau (Imprimerie impériale, 1814, Paris) :
Les sous-officiers doivent connaître le moyen de fabriquer eux- mêmes leur pain de munition, de soupe et leur biscuit. L’ordonnance relative aux subsistances militaires, rendue sur l’avis du conseil de guerre, établit, dans chaque régiment, une brigade de boulangers destinée à faire le pain nécessaire à chaque corps. On en indiquera le procédé mécanique, tel qu’il est usité dans les boulangeries militaires ; il devra ensuite être fait application de ces principes aux cir- constances dans lesquelles les militaires pourraient se trouver, ainsi qu’aux dimensions présumées des fours de village dans lesquels une compagnie d’infanterie pourrait être obligée de cuire son pain. Les fours de munitions sont en maçonnerie. Le roi de Prusse se servait de fours de campagne, en tôle forte ; différents essais relatifs à de pareils fours ont été faits en France, et ont mal réussi : les fours de fersont difficiles à échauffer et brûlent le pain avant d’en cuire l’intérieur ; ils sont d’un poids considérable ; il faut encore ajouter à ce poids celui de tous les ustensiles de boulangerie. Les détails sur les grains et sur les farines seraient superflus ici. On suppose que la farine à délivrer aux militaires serait toute prête à être employée ; qu’elle se composerait d’un quart d’orge ou de seigle, et serait épurée à raison de 15 kilogrammes de son par cent kilogrammes de méteil.
Le levain : C’est ce qui serait le plus difficile à se procurer et le plus indispensable à la fois. Il faut supposer qu’on en trouverait dans l’endroit où l’on stationnerait ou dans quelque habitation voisine. Si l’on ne pouvait s’en procurer, il faudrait préparer un peu de pâte et la laisser fermenter, en la remaniant et la pétrissant avec de l’eau et de la farine nouvelle, plusieurs fois, de trois en trois heures, avant de s’en servir, mais elle ne pourrait fournir de levain qu’au bout de douze heures. La proportion du levain peut varier suivant sa force. On ajoute ordinairement aux deux tiers de pâte, un tiers de levain de tout point.
Le pétrissage : On calculait en général, qu’il fallait un peu moins de dix livres d’eau pour quinze livres de farine, ou cinq onces d’eau par ration de pain, mais il est difficile d’en fixer la quantité précise. Ordinairement, pour faire cinq cents rations qui pèsent en pâte quatre cent trente-sept kilogrammes cinq hectogrammes, on emploie deux cent soixante-dix-sept kilogrammes sept hectogrammes de farine, et cent cinquante-six kilogrammes 8 hectogrammes d’eau. La ration se compose, en farine, de cinq cent cinquante-cinq décigrammes, et trente-deux décagrammes d’eau. La quantité de l’eau est moins essentielle qu’on ne l’a cru longtemps. Le pain de Paris ne se fait qu’avec de l’eau de puits. Il faut, pour pétrir, que l’eau soit tiède en été, et plus chaude en hiver. On emploie ordinairement un brigadier ou un enfourneur, et quatre pétrisseurs.
La pâte : Pour avoir la consistance convenable, on la laisse reposer une demi-heure. On la coupe avec le coupe-pâte, on la pèse pour la partager en pains de dix-sept hectogrammes et demi, on la tourne, on la place sur des couches ou sacs vides, posés sur des tables ou par terre. On la laisse lever le temps nécessaire, qu’on peut évaluer à un quart d’heure ou une demi-heure selon la température de la boulangerie.
Enfourner : Avant d’enfourner, il faut chauffer le four pendant cinq quarts d’heure. Le bois fendu et les fagots sont préférables aux autres bois. On calcule à raison de deux décastères (5 cordes) de bois à peu près pour la cuisson de cent sacs de farine de cent kilogrammes l’un, à défaut de bois, on emploie de la bruyère ou de
La paille. Pour s’assurer si le four est chaud, on pourrait, suivant l’opinion de quelques auteurs, en faire épreuve en y jetant une pincée de farine. Si elle prend promptement une couleur jaune, le four est assez chaud, mais en cela il n’y a que l’usage et l’habitude qui puissent guider d’une manière sûre. On nettoie le four avec le fourgon, on le bouche un peu de temps pour laisser abattre la chaleur, et l’on enfourne promptement.
Cuisson du pain : Le travail d’un four de cinq cents rations est de sept à huit fournées dans les vingt-quatre heures, à raison de trois heures par fournée. Le pain reste au four suivant la quantité de la farine et la chaleur du four. C’est ordinairement au bout des trois quarts d’heure qu’on le retire. Cuit, il doit peser quinze hectogrammes et un peu plus, afin qu’étant rassis de vingt-quatre heures, il ait juste le poids requis. La différence du poids en pâte et du poids cuit résulte de l’évaporation de l’eau.
Le pain peut être biscuité à différents degrés, c’est-à-dire qu’il peut avoir demeuré au four pour y recevoir une cuisson plus complète. S’il est biscuité au quart, le sac de cent kilogrammes de farine rend cent soixante-seize rations, demi-biscuité, le sac rend cent soixante-huit rations, biscuité tout à fait, le sac rend cent cinquante-sept rations. Tels sont les principes et les usages de la boulangerie militaire. Mais si une troupe se trouve détachée, et qu’elle soit dans le cas de procéder elle-même à la fabrication de son pain, il est nécessaire qu’elle fasse, autant que possible, usage des fours qu’elle trouverait à exister et leurs dimensions devraient proportionnellement modifier tout ce qui a été prescrit ci-dessus.
Un four de paysan, dont la dimension est ordinairement telle qu’il puisse contenir trente ou quarante rations, suffirait à une compagnie d’infanterie pour y cuire, en vingt-quatre heures, son pain de quatre jours. S’il ne trouvait ni four ni levain, on pourrait, pendant le temps de la construction d’un four, se préparer du levain comme il a été dit plus haut.
La loi dite Gouvion-Saint-Cyr
Le 10 mars 1818, cette loi prévoit la convocation sous les drapeaux de 40 000 hommes et modifie les conditions de conscription, tout en maintenant le tirage au sort et la possibilité d’acheter un remplaçant. Pour les conscrits, la désignation du contingent se fait en fonction de la population des départements et par tirage au sort au chef-lieu du canton, en séance publique devant le sous-préfet et des maires du canton. Les inscrits ou leurs représentants habilités sont appelés dans l’ordre du tableau de recensement et doivent prendre un numéro dans une urne.
Il y a dans l’urne autant de bulletins numérotés que de noms, chaque bulletin portant un numéro différent. Puis, chaque conscrit dans l’ordre de la liste de recensement tire un numéro, plus le chiffre est élevé, plus le conscrit a de chance de rester civil. Le contingent est fixé suivant les besoins des expéditions et des campagnes. La durée du service est plus précisément de six ans à compter du 1er janvier de l’année où les soldats ont été inscrits sur les registres de matricule et s’achève le 31 décembre les six années révolues.
Le départ des conscrits au tirage au sort est l’occasion de faire une grande fête où le vin coule à flots avec défilés dans les rues, quêtes auprès des habitants pour assurer les frais de mets et de boissons.
Il est d’ailleurs une chose assez particulière, qui est la tenue endossée ce jour-là par les conscrits ; Abel Boyer nous le fait remarquer : « Les cannes de conscrit ressemblent à s’y méprendre à nos cannes de compagnons, sauf le pommeau qui était de métal, et comme les nôtres agrémentées de pompons tricolores. »
Tirage au sort des conscrits, Hôtel de Ville de Paris.
Le Monde Illustrée n° 48 ; 1858.
Des rubans de tissus sont aussi portés aux chapeaux à l’identique des tailleurs de pierre et charpentiers du Devoir, mais aussi en bandoulière ou à la boutonnière ! Ce qui peut quelquefois, chez le profane, prêter à confusion sur des photographies de cette époque, entre compagnons et conscrits.
En 1832, pour parer à la stagnation des engagements, le ministre de la guerre fait voter une loi imposant un service d’une durée de sept ans tout en maintenant le tirage au sort et le remplacement.
Il arrive parfois que le boulanger militaire retourne au fournil civil. En effet, en cas de grève des ouvriers boulangers, si les négociations sont dans l’impasse sans aucun espoir d’accord entre les deux-parties, la grève se prolongeant met de ce fait en mauvaise posture l’approvisionnement de la population. Il est alors d’usage de combler, à la demande des autorités, les effectifs manquants par l’intervention d’une main-d’œuvre militaire.
En 1868, le service passe à une durée de 5 ans pour la moitié du contingent, et de 6 mois pour l’autre moitié. Le remplacement est à nouveau autorisé.
Le remplacement
À Paris, le compagnon boulanger, Poitevin Sans Gène (Arnaud, Mémoire d’un compagnon du Tour de France, 1859), las du chômage et de la misère, va de lui-même faire affaire avec un « marchand d’hommes ». C’est le nom donné à ceux qui s’occupent d’acheter des exemptés pour les revendre à ceux qui veulent se faire remplacer, une véritable traite des classes laborieuses. Il l’annonce par lettre à son ami Libourne le Décidé : « Je viens en un mot, de vendre la propriété de mon individu et ma liberté pour sept ans. »
Le prix – 2 400 francs est sensiblement supérieur au cours moyen, se montant à 1 800 francs, en raison de la guerre de conquête menée en Afrique du Nord. Pour bien se rendre compte de la valeur de cette somme, un boulanger dans les années 1840 touche en moyenne 70 francs par mois. Les 2 400 francs de Poitevin représentent à peu près trois ans de son salaire ! De nos jours, en prenant le SMIC comme base (1 200 euros par mois), multiplié par 36 mois, cela donnerait un total de 39 600 euros perçus par notre compagnon boulanger pour avoir vendu son être !
La seule inquiétude de Poitevin Sans Gène est de ne pas pouvoir dépenser cette somme fabuleuse avant son incorporation quinze jours plus tard. Mais Libourne le Décidé et la joyeuse bande des Enfants de la Jubilation, petit groupe de flâneurs boulangers qui, malgré l’absence de salaire trouve toujours le moyen de faire la fête et les 400 coups, en faisant mille folies plus extravagantes les unes que les autres l’aideront à croquer cette jolie somme jusqu’au dernier sou. Poitevin Sans Gène partira pour la campagne d’Algérie où il trouvera la mort. Jean-Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage, sera choisi par le sort et trouvera les moyens financiers de se faire remplacer en cours de service.
Les remplacements prendront fin en 1855, un procédé beaucoup plus fructueux pour les instances militaires sera alors mis en place : L’exonération. Contre une somme de 2 800 francs, il était possible de se faire exempter de service sous les drapeaux. On pouvait également racheter chaque année restante du service déjà commencé pour 500 francs, dix mois de salaire pour un boulanger. Les sommes collectées étaient versées à une caisse de dotation de l’armée et servaient à financer les retraites militaires et à augmenter les primes d’engagement des volontaires.
Annonce publicitaire pour le remplacement des conscrits, Paris 1832.
Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.