Chapitre I. Pourquoi ce livre ?
I.1. Science de l’expérience ou expérience de la science !
Dans les livres déjà publiés à ce jour sur la pratique de la boulangerie, c’est celui d’Émile Dufour[1] qui est le plus proche de l’esprit rédactionnel dont je voudrais être contaminé. Pratiquo-pratique, voulant aborder le côté utile, donnant des pistes pour « sentir » son levain, « lire » sa pâte, « chauffer et poser » son four. Bref, le rapport direct d’un boulanger avec la panification, des écrits qui sortent du fournil.
[2]Il existe de meilleurs livres ou revues sur les aspects pointus du métier. Forcément scientifiques, ces écrits sont souvent probants, mais il n’en demeure pas moins qu’ils ne donnent souvent qu’un éclairage partiel, fractionné.
L’empirisme multiséculaire de la boulangerie perçoit l’ensemble des données, celles déjà découvertes par la science et celles qui ne le sont pas encore. Il permet aux professionnels de se nourrir de « l’expérience ». Pour moi, la connaissance actuelle en boulangerie, même avec toute la rigueur scientifique qui peut exister (essais en double aveugle, preuves répétées et caractère quasi universel de celles-ci), ne peut statuer et conclure, ce qui arrive trop souvent par nécessité économique.
Attention ! N’allez pas voir dans ces propos un dénigrement de la recherche, mais seulement l’expression de limites.
Il serait idiot (j’appartiens à ceux qui ne veulent pas mourir comme cela) de ne pas faire l’état des connaissances dans le domaine de la recherche. J’y ai découvert trop de plaisir pour que la rédaction de ce livre ne tâche de vous en faire profiter ne fût-ce qu’en pistes bibliographiques ou par l’intermédiaire de l’index (Chap. XXVIII), pouvant servir de glossaire, comportant environ 2.500 entrées, dont certaines concernent des enjeux de sociétés.
J’essayerai d’indiquer de mon mieux les sources, (Chap. XXVI, plus de 1.150 titres), d’abord pour votre démarche d’enquêteurs, mais bien sûr aussi pour rendre à ces auteurs leurs mérites d’avoir apporté leurs pierres à l’édifice d’un bon pain.
Pour l’exemple et parce que les moyens empiriques resteront toujours une base, le pétrissage à bras sera vu. La chauffe d’un four massif, en direct et au bois, aura la même prétention de comprendre au plus prêt le fondement des gestes. C’est plus pour comprendre notre relation avec la pâte et avec le four que pour vouloir nous remettre à une pratique qui risque aux pétrissages et au four de faire souffrir notre dos. Et comme pour lui, nous n’avons pas de plan B, il vaut mieux économiser nos dépenses physiques.
Partir des racines du métier, ce n’est certainement pas la première motivation pour écrire ce livre, c’est plutôt son ambition, disons « citoyenne », celle d’être un artisan toujours en transition écologique.
I.2. La société postindustrielle sera, notamment, écologique.
C’est surtout la spécificité de la démarche de la boulangerie liée à l’écologie qui m’ incite à taper à deux doigts sur le clavier et à forcer des yeux sur l’écran. 8-).
Des vécus au sein des comités techniques responsables des cahiers de charges en transformation bio, au sein de l’association Bio-panem, éditeur des revues « les miettes de la bio », comme coadministrateur du forum public du site Boulangerie.Net [3], rédacteur de nombreux dossiers techniques mis en ligne et surtout l’intérêt de stagiaires boulanger(e)s a éveillé la nécessité d’écrire un livre.
La capacité d’analyse augmentant et le nombre d’appels reçus ont aidé à penser qu’un bouquin serait bien nécessaire afin de relier le tout dans un ensemble, car les idées émises jusqu’à ce jour sont fort éparses. Et là Manou puis Julien m’ont incité à faire cet effort, car c’en est un et surtout ils m’ont accompagné.
Le mouvement écologique commence à investir tous les métiers et se développe de plus en plus. Ce n’est plus une spécialité de quelques-uns, mais cette spécialité s’intègre dans chaque branche d’activité humaine comme une nécessité.
Face aux nombreux défis écologiques qui nous sont lancés, il est urgent de préciser l’identité de la boulangerie biologique ou écologique.
La démarche en boulangerie écologique n’est pas de « laver » ou « peindre » plus vert et « bio », en surface, c.-à.-d. utiliser le blé issu de l’agriculture biologique (A.B.) m’importe comment dans sa transformation. Mais de vivre l’écologie, et comprendre à quel moment on rompt l’équilibre des cycles de l’azote (VII) et du carbone (XXI) par exemple, tout équilibre qui existe entre l’humain et la nature, afin de rectifier les nombreuses dérives connues ces derniers temps dans la production alimentaire.
Bien qu’on puisse apprécier l’expression « rétro-innovation ou prendre le meilleur de l’ancien et le meilleur du moderne » de Lionel Poilâne[4], on peut réagir comme lui, sur la critique de passéisme accordé parfois à la démarche, surtout lorsqu’elle est professionnelle.
I.3. Favorisez l’activité biologique du sol et de la pâte.
Les démarches de l’agriculture biologique et la boulangerie biologique ne correspondent ni à un refus de l’évolution technologique ni à une opposition au progrès. L’une et l’autre impliquent surtout des méthodes qui évoluent de plus en plus. Il existe d’ailleurs un parallèle frappant entre la boulangerie biologique et l’agriculture biologique, comme elles œuvrent dans le même esprit.
Si l’agriculteur(rice) bio favorise l’activité biologique du sol, la boulangère ou le boulanger bio favorisera l’activité biologique de la pâte. Si pour ce faire l’agriculteur(rice) bio se passe de pesticides et d’engrais chimiques, la ou le boulanger(e) se passe d’adjuvants et parfois de « correctifs » de récolte. Si pour arriver à son but, l’agriculteur(rice) bio emploie des méthodes culturales naturelles (bon choix d’assolement, apport de compost, engrais vert, etc.), la ou le boulanger(e) bio base sa technique sur des méthodes de panification naturelles (pétrissage lent intégrant parfois le repos autolyse, longue fermentation au levain naturel, gélification partielle de la farine, etc.)
On le sait, notre professionnalisme doit, en pays de pains riche en mie et en croûte, dans une durée limitée « emprisonner » les « bulles » issues de la fermentation panaire dans un corps pâteux. Et il ne faut pas que cette même fermentation détruise ces ténacité, extensibilité et viscosité, ce qui aboutirait à l’échec professionnel qu’est une pâte qui « faiblit et lâche ». Cet enjeu technologique, aussi quotidien que le pain, peut être captivant ou simplement mécanique. Mais dans le premier cas, si on relève le défi sans aide biochimique, l’exigence et la compétence sont plus grandes. C’est sans relâche, tous les jours qu’il faut être attentif, pour progresser, affiner ces méthodes.
L’approche des boulanger(e)s bio sera d’être critique vis à vis du choix des matières premières (type et taux de mouture, par ex.) et surtout vis à vis des doses d’ensemencement de ferment. En boulangerie bio, on privilégie souvent le levain naturel spontané parce qu’il indique plus facilement la dose naturelle de l’ensemencement, nous verrons plus loin qu’il s’agit d’auto-fermentation se régulant d’elle même (voir plus aux chapitres XVII.4.1, XVII.5.3 et XIX.5).
On sera critique sur le pétrissage intensif, puisqu’il détermine d’entrée de jeu un raccourcissement de l’oxydation de la pâte par voie de fermentation. Il serait bon ici de se remettre à l’écoute de vieux maître du levain naturel qui disait « que le travail du levain dans la pâte surpasse encore celui du bras[5] ». Pourquoi vouloir à toute force que la farine et l’eau « s’unissent » par un « fouettage », alors que la longue fermentation par capillarité, va marier ces deux matières En boulangerie naturelle et bio, on laissera le temps reprendre ses droits d’autrefois (XVIII.7) et ainsi la fermentation redeviendra l’espace « goût » du pain[6].
L’identification de la boulangerie biologique passera aussi par la prise de position de la boulangerie conventionnelle sur l’effet de serre et la manipulation génétique et sûrement par l’approfondissement par les boulanger(e)s bio des bases techniques de leurs cahiers des charges (tacites ou pas), puisque ceux-ci cernent déjà l’identité écologique. Il serait bon que ces derniers prennent position sur les évolutions technologiques (starters de levain, fermenteurs à levains, enzymes ajoutés par exemple). Ce serait un mûrissement nécessaire qui inévitablement décape des idées préconçues.
Ces boulanger(e)s « bio » font partie d’un mouvement qui spontanément sans concertation aucune s’est créé en France, Allemagne, Suisse, Angleterre, Pays-Bas, Espagne, Canada, États-Unis, Australie, etc.[7]. Une force qui peut porter et mériter le nom de mouvement social. Ils ont su aussi approfondir une sorte de travail de panification en s’écartant le moins possible des méthodes naturelles déjà connues.
Leurs fondements n’est pas seulement la poursuite de l’action et l’esprit de l’agriculture biologique, comme précité, mais ils puisent aussi des valeurs dans les différentes écoles diététiques recherchant la santé par l’alimentation. On ajoute ainsi une réflexion sur l’hygiène alimentaire.
Là, il est bon de préciser que ces diverses « écoles » ou méthodes diététiques sont rarement pro-pain, parce qu’elles ne promotionnent que peu un produit cuit. Notre bol alimentaire ayant eu trop tendance ces dernières décennies à éliminer les produits de première gamme, surtout aux dépens des aliments crus. Ainsi dans le nombre de ces « écoles » diététiques influentes lors de la création des cahiers des charges « pain bio », nous retrouverons principalement celle qui accepte et met en valeur les céréales et le pain (VII.1 et VII.4).
L’approfondissement des bases techniques et les futurs enjeux écologiques sont les principaux mobiles de ce livre.
I.4. Abusé par la vitamine C !
En prenant un exemple parmi d’autres, on aimerait expliquer pourquoi il nous semble nécessaire dans l’état actuel de montrer combien il est important d’avoir une recherche fondamentale et écologique.
En 1990 (un an avant la directive européenne n° 2092/91 du 24 juin 1991 réglementant l’agriculture biologique et sa transformation), le centre de recherche allemand pour le pain de Detmold sort Bio-Lebensmittel aus Getreide, soit : Alimentation bio et céréales[8] . Le professeur Jürgen-Michael Brümmer y étudie la fabrication du pain et de la fine boulangerie « alternative » (appellation souvent utilisée en Allemagne pour la production bio).
Alors que se discute le contenu de l’annexe VI de la directive qui définit la liste d’additifs autorisés en transformation des produits issus de l’agriculture biologique, J.M.Brümmer étudie le remplacement de l’acide ascorbique par du jus d’orange bio[9], avant même de savoir si celle-ci sera autorisée ou non dans cette liste (fig.9 dans le chapitre XVI).
Le même professeur Brümmer en fera d’ailleurs une communication au 9ème congrès international des céréales et du pain de Paris en juin 1992[10]. Le peu de communication sur la boulangerie bio à l’époque et la marginalisation des écrits du mouvement écologique en faisaient une source essentielle pour toute réflexion sur l’identité de la boulangerie biologique, surtout auprès des responsables politiques prenant des dispositions pour la directive européenne.
Or le remplacement de l’acide ascorbique par une vitamine C issue de l’agriculture biologique (A.B.) n’intégrait pas la recherche d’équilibre naturel. C’est considérer la pâte de farine comme un simple substrat, auquel on impose sa volonté sans la recherche du respect des forces naturelles de la pâte et vitalité des céréales (XVI.5 et XVI.10).
C’est aussi s’autoriser un nombre incalculable de possibilités de déséquilibres et finalement s’écarter ou abandonner la discipline de recherche de symbiose la plus harmonieuse possible. C’est enfin camoufler avec du vert ou du bio, une dérive déjà bien présente dans le conventionnel, l’oxydation de la pâte par des agents oxydo-réducteurs.
Même « bio », même de première pression et même pressé à froid, l’ajout de jus d’orange organise une oxydation aux dépens de l’oxydation naturelle résultant de la fermentation de la pâte[11]. Et donc ici la démarche n’est pas de remplacer la vitamine C de synthèse par une vitamine C issus de l’A.B, mais de favoriser la dynamique de la panification par des méthodes de fermentation naturelle, la voie d’oxydation la plus positive. C’est cela approfondir ses bases techniques. Et c’est à cette carence d’écrits, voire absence d’approche, que ce livre veut essayer de remédier.
J’ai pris cet exemple de l’ajout d’acide ascorbique parce qu’il permettait de préciser l’identité de la boulangerie biologique de manière un peu plus pointue et on pourra l’analyser plus profondément plus loin (XVI.4.8).
Mais d’autres exemples vécus cette dernière décennie auraient pu être cités. Je pense notamment à l’intervention de la Fédération des industries agroalimentaires pour introduire une plus grande gamme d’additifs dans la transformation des produits issus de l’agriculture biologique[12], à l’autorisation d’ajout de « correctifs » qui n’est pas si innocente qu’on pourrait le croire[13], à l’autorisation de pain bio surgelé, énergiquement aberrant[14], à l’occultation des informations sur les ajouts d’enzymes et d’autres…
I.5. Chassez le naturel, il revient au galop !
Un des points qui peut le plus « réchauffer » dans les approches pratiques, est de voir combien l’application de l’auto-fermentation de la pâte au levain naturel est un véritable ambassadeur de l’écologie dans l’atelier.
Pas besoin de conservateur, l’acide produit par le levain est professionnellement une méthode bien plus noble que l’ajout d’additif acidifiant. Pas besoin de tant de gluten, la pré-pâte qu’est le levain ou le poolish renforce les propriétés de farines faibles en gluten. Pas besoin d’ajout d’enzymes, l’utilisation de farines moins blutées ne carence pas tant leurs teneurs et le levain (encore lui) régularise leurs actions et leur donne suffisamment d’espace temps pour s’exprimer.
Qui plus est, le tout organise un accroissement et une diversité des transformations enzymatiques profitables à la fois, à la formation du goût et à la digestibilité.
Ces avantages, notamment, du levain naturel, et surtout les procédés seront mieux expliqués aux chapitres XVII à XIX. On pourrait croire que la démarche s’inverse, puisque la nature semble s’imposer d’elle-même. Il suffit de respecter le déroulement de la vie, de faire confiance à celle-ci, pas forcément laisser-faire, nous intervenons inévitablement, mais de respecter le plus possible le processus biologique. Une démarche de respect de l’aliment qui est certes prônée ces derniers temps après chaque crise de la production alimentaire.
Véritable indice de civilisation, le pain, a évolué avec elle. Il peut facilement être le révélateur historique, culturel et social de l’alimentaire. Son état, sa consommation sont très « faim » de siècle. S’il manque d’authenticité, c’est à nous, boulanger(e)s de lui donner un meilleur sort.
Bonne lecture et bon pain !
Bibliographie :
- Carte d’identité, S.V.Pl. ↑
- Émile Dufour, 1957, 233 pages. ↑
- L’association sans but lucratif Bio-panem crée le 01-07-1991 a été dissoute depuis. Elle a édité la revue les miettes de la bio d’octobre 1991 à mai 1994. Le site boulangerie.net a été créé en janvier 1997 par Laurent Bonneau, compagnon boulanger, rue d’Auteuil dans le 16e à Paris jusqu’en 2020. ↑
- Lionel Poilâne, 1981 ; Laurianne Barbier.p. 122. ↑
- Paul-Jacques Malouin, 1779 p. 266. ↑
- Michel Boulanger, Le pain biologique, aspects fondamentaux et réglementaires, 1996, 8 pages. ↑
- Michael Pickel et Bo Pedersen,1990, 8 pages ; Marc Dewalque, janvier 1989, 19 pages. ↑
- Wilfried Seibel, sous la direction de… 1990, 136 pages. ↑
- Jürgen-Michael Brümmer, 1990, p. 31 à 51. ↑
- Jürgen-Michael Brümmer, juin 1993, p. 41-44. ↑
- Revue les miettes de la bio, édition Bio-panem, no 6 & 7, mai 1994, p. 15-21. ↑
- Revue les miettes de la bio, édition Bio-panem, no 4 & 5, mars 1993, p. 54 & 55. ↑
- Revue les miettes de la bio, édition Bio-panem, no 2, janvier 1992, p. 9-14 et juin 1992, p. 9-15 ; Marc Dewalque, février 2012. ↑
- Voir la Revue Observez, no 19, mai 1994, p. 15- 16 ; Raymond Calvel, octobre 1988 b. ↑
Extrait du livre de Marc Dewalque : « LEVAINS »