Les « rafraîchis » de levain

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Les « rafraîchis » de levain, leurs nombres et leurs limites

Où une nouvelle version de la fable du lièvre et de la tortue par le vécu du levain naturel

Vous pouvez réaliser soit 1, soit 6 rafraîchis de levain avant d’élaborer votre pâte finale.

Quelles sont leurs apports et leurs conséquences ? Un petit inventaire sous forme de guide de conduite du levain naturel peut nous apporter un vécu partagé de plus !

Le plus connu et le plus pratiqué est la méthode sur 1 rafraîchi

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D’abord c’est normal qu’il soit le plus pratiqué parce que c’est le plus simple à l’emploi.

Pour autant que l’on ne sorte pas son levain du frigo après l’y avoir laissé plus d’un mois plombé par le froid ou par l’acidité et sans le nourrir de farine et eau. En tant que professionnel on dispose plutôt d’un levain-chef du jour précédent gardé à température ambiante. Celui-ci sera facile à réactiver. On trouve dans un des plus vieux écrit connu (l’évangile selon Saint Mathieu chapitre 13, verset 33) ce passage ou «une femme prend du levain et l’enfouit dans trois mesures [± 20 kgs] de farine» [1], probablement un témoignage de la pratique de rafraîchi du levain. Il exige une présence la veille en soirée ou au moins 8-10 heures avant la pâte finale pour exécuter l’unique rafraîchi. Si je parle de réalisation en soirée, c’est parce souvent, c’est un levain qui «passe la nuit» et permet par là-même de s’octroyer à nous-même une nuit bien méritée et non plus des horaires coupés traité en 1778 par A.A. Parmentier «d’esclavage pénible du boulanger» vis à vis du levain, «qui ne laisse à cette classe d’artiste, trois heures de suite au plus pour se livrer au repos » [2]. Du coup, comme il va fermenter-maturer longtemps (enfin de 8 à 10 heures) l’on respectera le rapport établi entre la durée de maturation et la dose d’ensemencement de ferment. Plus de ferment (ici le levain naturel), moins de temps de fermentation et à l’inverse moins d’ensemencement de ferment conduira obligatoirement votre levain à une plus longue durée de fermentation. Une logique qui doit toutefois s’intégrer dans une limite, celle des sucres nourrissant les ferments (bactéries lactiques et levures «du levain»). Il n’y a dans les +/- 75 % d’hydrates de carbones de la farine que même pas 1% de sucres assimilables et directement fermentescibles (des molécules de glucose isolées) et celles-ci seront plus vite consommées si on apporte plus de ferment avec ces microorganismes. Après il faudra que ces levures et bactéries attendent un nouvel arrivage de sucres directement disponibles avec un nouveau «rafraîchi», en quelque sorte, un «débarquement» frais et bienvenu de nourriture.

On estime qu’un levain naturel est actif plus ou moins 8 heures et qu’après il est «sur le retour» [3]. C’est-à-dire que de «levain tout-point» il redevient un «levain-chef». En 1778, A.A. Parmentier ne nie pas qu’ «avec un seul levain (un seul rafraîchi), on pourrait faire de très beau pain», mais son conseiller de l’époque, le régisseur de la boulangerie des Invalides, Monsieur J.B. Brocq, lui rétorque «que la méthode de n’employer qu’un seul levain dans un état trop prêt, était l’unique cause de l’imperfection du pain qu’on fabriquait en Anjou [4].

La méthode sur 2 rafraîchis pour un pain se voulant déjà moins acide

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Le terme «rafraîchissement» exprime bien ce passage de l’état de vieux levain à celui de jeune levain. Renouveler, rafraîchir ou nourrir le levain est utile pour disposer d’un ferment dans la pleine force de l’âge. Là, on juge vraiment un état fermentaire et non un mot figé dans un dictionnaire, c’est du vécu professionnel. Au 18éme siècle grâce au rafraîchi (nouvel apport de farine et d’eau), on reconnait que l’on «tire l’aigreur et augmente le spiritueux» et si on avantage l’alcool (le «spiritueux»), c’est que l’on avantage les levures sur les bactéries. Les levures sont plus grosses par rapport aux bactéries et ont un noyau dans leurs cellules, pas les bactéries. Les levures seront ainsi plus voraces et meilleures «sprinteuses», tandis qu’un levain que l’on garde longtemps «sans rafraîchir» favorise les bactéries lactiques qui performent comme des «marathoniennes» et vont ré-acidifier le levain à la longue.

C’est pourquoi le deuxième rafraîchi de levain, on le prend dans sa phase ascendante et il donnera une bonne force de pousse ainsi qu’un pain moins acide, perçu comme plus doux.

Qui plus est pour lutter contre les vicissitudes du climat sur une longue durée englobant parfois la nuit plus fraîche, les plusieurs rafraîchis permettent aussi de rectifier le tir [5].

La méthode sur 3 rafraîchis, la plus utilisée par la profession au 18ème siècle

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Quand l’expérience séculaire de la profession avait porté la «science empirique» appliqué au levain à son plus haut point de perfectionnement, la méthode sur 3 rafraîchis était la méthode la plus courante. Il faut dire que cette connaissance empirique du levain connut un lent déclin puis s’effondra tout à fait avec la modernisation du métier et l’usage de la levure «pressée» de boulangerie au sortir des guerres mondiales du début du xxe siècle.

Quoi qu’il en soit, le procédé sur trois rafraîchis apporte une fermentation moins acide au goût [6], avec une belle transformation des sucres, plus diversifiée en tout cas. Une partie de la farine (entre le tiers et la moitié) ne subit que de courtes fermentations avant de faire fermenter la pâte finale.

Il est clair qu’un travail sur plusieurs rafraichis apporte un goût différent de celui du travail sur un rafraîchi, puisqu’il résulte de transformations des sucres multiples dues aux diverses durées de fermentation se mélangeant dans la pâte finale et que cela permet une recherche d’équilibre entre les forces faisant lever la pâte et les forces qui l’acidifient.

Ces vieux termes professionnels «rafraîchi», «tout-point», « pointage », «apprêt» viennent d’une époque où l’on n’admettait pas l’existence et le rôle des microorganismes. Toutefois ils expriment bien la recherche d’une maturité du levain. Cela nous indique que le fait de rafraîchir quelques fois le levain revigorait la force de pousse et a une recherche de fermentation axée en France sur la levée de la pâte. Alors qu’en Allemagne et sur farine complète de seigle, c’est la recherche d’acidification pour calmer l’activité enzymatique dégradante qui est primordiale. La dénomination «sauerteig» (soit ; pâte acide) pour désigner le levain le démontre à souhait.

La méthode sur 4 rafraîchis, qui adoucit trop l’acidité

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L’avis de certains témoins professionnels à P.J. Malouin, sur le travail sur quatre levains est qu’il s’agit d’un procédé «inutile» puisqu’il «adoucit trop l’acidité des levains» [7].

Ce travail pratiquement dit «superflu» on le retrouve exprimé lorsqu’on fait plusieurs fournées au cours de la journée, c’est un peu inutile de remettre à point (porter à maturité) votre levain sur trois rafraîchis pour la deuxième fournée et puis pour les pâtes suivantes qui se succèdent de 2 en 2 heures, vu la nécessaire réchauffe du four à bois occupant la surface de cuisson pendant environ 1 heure. Vous disposez en effet, avec la pâte de votre première fournée, d’un rafraîchi qui a une maturité de quelques heures : vous êtes donc en possession d’un levain tout-point en puissance.

Ici, il s’agit un peu moins d’une méthode de mise au point du levain par plusieurs rafraîchis mais plutôt d’une méthode d’organisation du travail sur la journée. Méthode qui s’appelait «travail sur pâte».

A.A. Parmentier écrit au 18ème siècle que de toutes les méthodes de pétrir, «la méthode de pétrir sur pâte est la plus moderne». Il s’agit «de faire levain et fournée à la fois» [8]. «On fait des fournées assez fortes pour avoir plus de pâte tournée qu’il n’en peut entrer dans le four, on les fait servir au pétrissage et elles produisent dans la fermentation l’effet de la pâte mise en réserve» [9].

La méthode sur 5 rafraîchis, pour favoriser les levures

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Partons d’une autre situation après la guerre 1940-1945, comme toutes les infrastructures avaient été bombardées notamment les industries de la levure, un boulanger de Bonn en Allemagne (Richard Lübig) se voulu réactif et mis au point une méthode de fermentation au levain qui favoriserait les levures sur les bactéries et remplacerait celle-ci afin de retrouver des pains (notamment blancs) moins acidifiés. C’était voulu et souhaité. Pour arriver à cette méthode «Schaumsauer» [10] (soit ; mousse de levain), il faisait 5 rafraîchis de levains surhydratés (2 litres d’eau pour 1 kilo de farine), il fouettait ces levains ce qui introduisait de l’oxygène et sur 20 heures il obtenait un levain plutôt «levuré».

Le désavantage de la méthode «mousse de levain» est facile à énoncer de nos jours, c’est un procédé de maturation de pâte au levain spécialement chronophage (20 heures), due à une situation propre à l’environnement économique de l’immédiat d’après guerre, d’autant que cela se veut de concurrencer un ensemencement levure en direct qui lui peut rationnaliser énormément en durée la fermentation.

La méthode sur 6 rafraîchis qui a besoin d’une acidité d’appoint

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Dans la méthode sur pâte vue au point précédent, en repiquant son levain tout-point de la pâte précédente, arrivé à la quatrième pâte, on est en fait au 6ème rafraîchi. Pour ce calcul, j’ajoute les trois rafraîchis de la première pâte aux trois reprises de la pâte fermentée au levain.

On arrive donc à une pâte au levain qui a également perdu son acidité et une propriété de conservation du pain grâce à l’acidité du levain. Cette acidité on voulait l’a retrouvé en apportant un «levain d’appoint» qui venait en quelque sorte «acérer» la pâte, suivant les termes employé à l’époque. Les boulangers rencontrés par P.J. Malouin et A.A. Parmentier y remédiaient en conservant un levain qui avait eu le temps de fermenter plus longtemps (parfois 4 heures au lieu de 2 heures) et qui ré-acidifiait la pâte. C’est là que la fable du lièvre et de la tortue réapparaît, puisque de nouveau les levures seront vues comme des sprinters et les bactéries comme des marathoniennes. Elles ne font pas une compétition où la performance prime, mais s’entraident pour la robustesse du levain de panification. Les bactéries préférant le maltose (2 molécules de glucose accolées) devront en quelque sorte attendre, puisque ce maltose résultant surtout de la lente dégradation de l’amidon (chaînes de parfois une centaine de molécules de glucose accolées l’une à l’autre) par les enzymes natives de la farine : l’alpha-amylase dégrade des morceaux d’amidon, que la bêta-amylase réduira en maltose.

D’autres méthodes que la manière de «pétrir sur pâte» sont apparues au 18ème siècle en France sur farine de froment tamisé, il s’agit de la méthode de «pétrir sur levain» ce que le professeur Raymond Calvel appellera en 1948 le levain «dédoublé» puisqu’on double l’opération de rafraîchissement du levain par la reprise d’un levain tout-point de la pâte précédente que l’on rafraîchi pour le tout point servant à la pâte de la fournée suivante.

Enfin troisième méthode de travail au levain, celle de «pétrir sur levain naturel» ! Elle consiste à prélever sur le premier levain de tout-point, trois portions au lieu de deux. Non seulement un levain-chef pour le lendemain et un levain de second pour la deuxième fournée, mais encore un autre levain de second pour la troisième fournée. «Après quoi, on continue de prendre un levain de second à chaque fournée pour la seconde fournée suivante» [11]. On est en droit de se poser la question ; pourquoi cette appellation «sur levains naturels» alors que la précédente est dénommée «sur levains» ? Qu’y a-t-il de plus naturel dans ce procédé que dans l’autre ? C’est, «parce qu’on peut faire sans levure, avec les simples levains de pâte qui sont les plus naturels» et aussi, parce qu’«on donne aux levains de second tout le temps qui leur convient naturellement […]. Au lieu que par la méthode de pétrir sur levain, on leur donne la moitié moins de temps : ce qui oblige d’en précipiter l’apprêt en les tenant plus chaudement et cela est moins naturel, parce qu’il faut le temps à tout, pour que tout soit bien fait». Pour moi, cette interprétation de P.J. Malouin [12], est dans le respect de la nature des choses, dans une recherche d’équilibre entre les productions acide des bactéries lactiques et gazeuse des levures du levain. Ces deux méthodes, de «pétrir sur levain» et «pétrir sur levain naturel», sont en recherche de modération entre les producteurs d’acide (bactéries) et d’alvéoles de gaz (levures) ayant tendance à rectifier le manque d’acides produit par les levains.

On pourrait dire qu’A.A. Parmentier résume cette gymnastique opérée par les «faiseurs de levain» en écrivant «Le boulanger a la faculté de préparer des levains de différents degrés de force, d’échauffer ou de ralentir leur activité. Enfin, d’améliorer, par les états variés qu’il leur donne, le pain qu’on obtient de farines médiocres, humides ou revêches» [13].

Si l’on comprend bien ces méthodes de rafraîchis et de travail pour les fournées suivantes opérées par nos «anciens», on a à disposition de quoi «jongler» avec l’acidité et la force de pousse par les multiples méthodes de panification au levain naturel.

  1. Christophe Pichon, Ce que la Bible dit sur le pain, édition Nouvelle Cité, 2022, p. 14.
  2. A.A.Parmentier, Le parfait boulanger ou traité complet sur la fabrication et le commerce du pain, réédition chez Jeanne Laffitte en 1981 de l’édition de Paris en 1778, p. 281-283.
  3. P.-J. Malouin, L’art de la boulengerie ou description de toutes les méthodes de pétrir, Paris réédition de Saillant & Noyon, 1779 de la première édition de 1767, p. 210.
  4. A.A. Parmentier, déjà cité note 2, p. 282.
  5. A.A. Parmentier, déjà cité note 2, p. 282.
  6. S. Barber et R. Bàguena, Vérification des microorganismes viables et de leurs variations durant la fermentation suivant le processus d’élaboration du levain-chef par étapes successives, dans revue Agroquimica y Technologia de Alimentos, 1989.
  7. P.-J. Malouin, 1767, déjà cité note 3, p. 205.
  8. A. A. Parmentier, déjà cité note 2, 1778, p. 362.
  9. A. A. Parmentier, déjà cité note 2, 1778, p. 299.
  10. G. Spicher, Handbuch Sauerteig, soit Manuel du levain, 4ème éd. Behr, 1993, p. 286 ; Wikipedia allemand sur les «Sauerteigführung» soit sur les conduites des levains.
  11. P.-J. Malouin, 1767, déjà cité note 3, p. 261, 262.
  12. P.-J. Malouin, 1767, déjà cité note 3, p. 262 à 262.
  13. A. A. Parmentier, déjà cité note 2, 1778, p. 311.

Marc Dewalque.

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