LA CONDUITE EN VILLE

La conduite, appelée également « mise sur les champs », rend les honneurs au compagnon partant en l’accompagnant à la sortie de la ville. Entre 1845 et 1870, la conduite en règle avec cannes et couleurs est réservée aux compagnons ayant travaillé ou au Premier en ville ayant exercé sa fonction six mois dans une même Cayenne.

Nous retrouvons l’atmosphère de ces conduites en observant les peintures compagnonniques de la première moitié du XIXe siècle (à ma connaissance, il n’y a parmi elles aucune peinture ou lithographie de boulangers), mais aussi par différents écrits.

Voici, par exemple, une conduite en règle, telle que Blois le Juste, Premier en ville de la Cayenne de Blois (1885-1886) l’a décrite dans un manuel d’instruction :

Le partant doit être entre les deux colonnes du cortège en tête. Son petit paquet d’effets (baluchon) doit être porté par le rouleur. Ordinairement, c’est un autre compagnon qui le porte. La conduite doit sortir de la ville et lorsqu’on est en pleine campagne ou à peu près, un compagnon qui ayant dû quitter le cortège, fait le simulacre de venir au-devant de la conduite.

Le rouleur qui est en tête apercevant ce compagnon ne doit pas le laisser approcher à plus de 40 à 50 pas, sans l’arrêter par l’usage établi pour ces sortes de cérémonies, c’est-à-dire le topage.

Le rouleur s’adressant à celui qui vient à sa rencontre, lui crie : Tope, quelle vocation ? L’autre répond : Boulanger.
Le vin vient également accompagner le partant !
Le rouleur continuant : Compagnon le Pays.
Réponse : Compagnon, je m’en fais honneur. Et vous Pays ?
Le rouleur : Boulanger, compagnon, je m’en fais honneur, approchez du Devoir.

L’Illustration, 29 novembre 1845.

Ici on fait le Devoir. On doit toujours avoir soin de porter une bouteille et deux verres. Le partant devra boire le dernier. Lorsque la cérémonie est terminée, la bouteille et les verres doivent être brisés pour que les lèvres profanes ne puissent plus jamais par leur contact les souiller.

Le partant, avant de quitter ses frères, les embrasse et est tenu de se mettre à genoux. Le rouleur s’adresse à tous les membres présents, compagnons et aspirants, et leur dit ces paroles : « Y a-t-il parmi vous quelques-uns qui aient des reproches à adresser au Pays ? » N’ayant obtenu aucune réponse, le rouleur déclare le partant honnête compagnon du Devoir, exempt de tout reproche, le prend par la main gauche.

Le rouleur prend la canne du partant et la lance à faible distance dans un guéret, l’embrasse pour la dernière fois et lui donne la clef des champs. Le partant se retourne vers ses frères, lève son chapeau, court ramasser sa canne, et part comme une flèche (ne pas se retourner).

Il est d’usage au moment où le partant disparaît, que les compagnons qui forment la conduite se munissent d’une petite pierre, ou d’un petit caillou et fassent feinte de le lancer du côté du partant pour accélérer son voyage, ayant bien soin de diriger leur léger projectile dans un sens oblique, c’est-à-dire en côté, sens opposé au partant. Quelques secondes après, tout est terminé et la conduite s’en retourne en ordre, comme elle est venue, et se rend chez la Mère. Ainsi se termine la manière de mettre un compagnon sur les champs.

Nous rencontrons quelques variantes comme, par exemple, le Premier en ville ou le rouleur, qui, après avoir demandé si l’on avait des choses à reprocher au partant, met le sac sur l’épaule de celui-ci qui feint de s’éloigner, mais, comme il n’a pas encore reçu ses affaires, le Premier en ville le rappelle et le tope trois fois.

À la troisième fois, le partant jette sa canne dans un champ. Le Premier en ville va la cher- cher, la lui rend et lui tend ses affaires. Ils se donnent le baiser d’adieu, et se séparent.

CONDUITES PROVOCATRICES

Les conduites donnaient lieu à des provocations et des rixes, les compagnonnages ennemis des compagnons boulangers organisant des fausses conduites pour aller à leur rencontre, dans le but de rouer de coups les « soi-disant de la raclette ».

Agricol Perdiguier nous en donne un aperçu : « Il arrive, quand il se fait une conduite en règle, que des compagnons ennemis des premiers fassent une fausse conduite, ils improvisent un faux partant, ils se rangent en colonne, et vont au-devant de la conduite qui revient, ils se rencontrent, ils se topent, ils se livrent bataille, et le sang coule toujours abondamment, il y a toujours des blessés et quelques fois des morts. À Nantes, un père de famille, s’étant joint à une de ces fausses conduites, se fit tuer.»

Libourne le Décidé, acteur malgré lui d’une malheureuse conduite, en 1837, à La Rochelle, nous dit :
« Comme Rochefort était à l’époque dont je parle le théâtre de nombreuses luttes causées par les prérogatives compagnonniques, je ne tardai pas à me trouver enveloppé dans une de ces rixes sanglantes, sans en chercher l’occasion.
C’était une belle soirée de mai de l’année 1837, je traversais la grande rue du faubourg de La Rochelle, à la tête d’une nombreuse conduite, nous allions mettre sur les champs trois compagnons qui partaient pour continuer leur tour de France. Après les adieux d’usage, comme nous nous disposions à rentrer à Rochefort, un compagnon établi, domicilié dans le faubourg, vint nous prévenir que les compagnons charpentiers, auxquels s’étaient joints les compagnons maréchaux, faisaient une fausse conduite pour venir nous attaquer.

À cette nouvelle inattendue, un frisson parcouru tout mon corps et je m’aperçus que mes camarades éprouvaient aussi le serrement de cœur précédant le danger. Les plus anciens nous firent former le cercle au milieu de la route, et l’un d’eux nous tint ce langage : « Pays, vous le voyez, nous sommes sur le point d’être attaqués par nos ennemis communs ; le moment est venu de ne prendre conseil que de son courage et de com- battre jusqu’à la mort. Rappelez à votre mémoire les serments que vous faites le jour de votre initiation au mystère du Devoir ; la cause que nous allons défendre est celle de notre honneur !

Qu’aucun de vous ne s’éloigne quand viendra le moment du danger ; vous connaissez la sévérité de nos lois contre la lâcheté ; jurons donc tous de nous bien défendre ! courage ! et pas de quartier pour nos ennemis ! » Après cette harangue, nous nous écriâmes tous que nous étions prêts à combattre jusqu’à la mort. « Bien, mes enfants, répondit le vieux compagnon, j’aime à vous entendre parler ainsi. Suivons l’exemple des Nivernais frappe d’abord, et Dauphiné l’aimable * qui moururent martyrs du Saint Devoir ! Soyons moins désireux de leur survivre que d’aller les rejoindre dans la tombe ou ils reposent en paix. »

* Il s’agit de deux compagnons boulangers qui auraient été massacrés dans de pareilles circonstances, l’un à Orléans en 1817, et l’autre à Marseille en 1825.

Voilà les exemples qui étaient donnés, voilà comment dans toutes les corporations, les vieux rouleurs en stimulant l’amour-propre de leurs camarades sans expérience, les rendent fanatiques et haineux.

C’est par de semblables arguments, qu’on détruit toujours chez les jeunes gens les germes de tendresse fraternelle et de générosité. Voilà pourquoi, exhortés par le fanatisme du vieux compagnon, nous sentîmes naître dans nos cœurs des sentiments de haine que rien ne semblait devoir calmer.

Le jour baissait visiblement quand nous arrivâmes près du faubourg ; rien n’annonçait encore la présence de nos agresseurs, et pourtant la terre que nous foulions devait quelques instants plus tard être arrosée de pleurs et de sang !

En arrivant près de la rue du Pas du Loup, nos ennemis embusqués se jetèrent sur nous en hurlant : « Mort aux soi-disant de la raclette ! » et aussitôt un combat terrible s’engagea. Des cris de rage et de désespoir sortaient de toutes les poitrines, on se battait corps à corps, et les plus vigoureux et les mieux armés portaient des coups mortels ! La scène devint effroyable.

La garde du poste de La Rochelle, qui était accourue pour rétablir le bon ordre, fut désarmée et mise en déroute ; et lorsque la force imposa sa loi à ce groupe d’insensés, le meurtre fratricide était consommé, et le mal était irréparable. Je pris la fuite non sans avoir reçu plusieurs coups de cannes sur la tête et deux coups de compas, un dans l’épaule gauche, et l’autre dans la cuisse.

J’allai me cacher dans l’encoignure d’une échoppe située à quelques pas de là, en attendant qu’il me fût possible de me procurer un meilleur gîte. De ma cachette et à la lueur des flambeaux que tenaient à la main les âmes généreuses qui prodiguaient les premiers soins aux blessés, je pus voir sans être vu, ce lieu d’horreur où un instant avant des frères s’entrégorgeaient pour la plus saugrenue et la plus ridicule fable que des hommes se soient plu à inventer ! …

Quel est aujourd’hui l’ou- vrier assez ignorant pour croire qu’un boulanger ne vaut pas un charpentier ? … C’est pourtant pour cette question, inspirée par la vanité, que la rencontre dont je parle avait lieu. Demandez aux compagnons en général, pour quel motif ils font la guerre aux boulangers ; ils vous répondront naïvement que c’est parce que ceux-ci ne connaissent pas le trait ! et eux le connaissent-ils ? L’ont-ils approfondi ? Les savants sont-ils moins nombreux parmi nous ?

De là les querelles et les guets-apens, les meurtres ! Tristes résultats de toutes ces niaises prérogatives. Vers dix heures, voyant que tout était rendu dans le silence, je sortis de ma retraite pour revenir en ville avant la fermeture des portes. En descendant le faubourg, je crus entendre quelques personnes s’avancer vers moi, je restais un moment immobile, ne sachant quel parti prendre, mais je fus tiré de mon anxiété par un formidable « qui vive ? » qui paraissait m’être adressé, cette interpellation m’effraya, je fis un demi-tour sur moi- même, et je me mis à courir comme si toutes les furies de l’Enfer m’eussent poursuivi.

Quand je m’arrêtai pour reprendre haleine, j’étais dans la campagne. Depuis un moment je marchais au hasard, l’esprit rempli de mille pensées diverses, quand tout à coup je fus forcé de m’arrêter à l’aspect d’un mur que je pris pour une clôture de jardin. Cet obstacle me contraria beaucoup, car il me semblait toujours entendre l’interpellation formidable de la patrouille.

Enfin poussé par le sentiment de la liberté, je pris le parti extrême d’escalader ce mur pour me mettre à l’abri de nouveaux dangers, car pris dans l’état où j’étais je devais m’attendre à la prison peut-être pour longtemps. Je frémis encore d’horreur au souvenir de cette nuit terrible. Je venais sans le savoir de descendre dans l’empire des morts.

Ce mur que je venais de franchir avec une adresse remarquable servait de clôture au cimetière civil de Rochefort. La nuit était très sombre et mes mains qui tâtonnaient dans l’ombre, se crispèrent involontairement au contact des croix et des tombeaux au milieu desquels je me trouvais.

Je fus tellement impressionné que, subitement, je fus saisi d’un tremblement convulsif qui me fit perdre, en partie l’usage de mes sens. J’avais peur de quoi ? Je n’en savais rien. Je me remis cependant de cette pénible émotion, une pensée religieuse ranima mon courage défaillant, mais en cherchant à revenir sur mes pas, pour sortir de ce lieu sinistre, je tombai sans connaissance dans une fosse fraîchement creusée où le lendemain sans doute on devait déposer des dépouilles mortelles.

Je ne sais point au juste combien de temps je restai dans cet état, mais lorsque je revins à la vie, je crus être le jouet d’un affreux cauchemar. Les contusions que je m’étais faites dans ma chute furent causes que les blessures que j’avais reçues dans la funeste affaire de la veille se rouvrirent et que je perdis beaucoup de sang.

Enfin, après de grands efforts, je parvins à sortir de ce cimetière où j’avais passé une partie de la nuit dans une cruelle angoisse, et le matin, dès l’ouvrage, je me rendis chez la Mère Corps du Roi, pâle, chancelant avec une grosse fièvre qui me faisait souffrir horriblement. La Mère m’apprit qu’une dizaine d’ouvriers des différents corps qui avaient participé à la rixe du faubourg étaient en prison, et à peu près un même nombre à l’hôpital.

Un charpentier mourut le lendemain de la suite de ses blessures, trois autres ouvriers au nombre desquels se trouvait un boulanger, eurent la même fin, après avoir enduré les plus affreuses souffrances, un cinquième ayant eu le crâne fracassé devint fou.

Cinq de ceux qui étaient à la maison d’arrêt passèrent en jugement à Saintes et furent condamnés, deux à deux ans, un à six mois de prison, et un autre à trois mois de la même peine. Pauvres ouvriers ! Toujours abusés, toujours crédules et toujours ignorants !

LA CONDUITE GÉNÉRALE

Portait attribué àThéodore Roquet, Bourguignon la Concorde, canne et baluchon à l’épaule. Paris, vers 1910-1914.

Lors des deux conduites que nous venons de découvrir, ne sont présents que des compagnons boulangers.

Il existe une deuxième sorte de conduite, la conduite générale qui n’apparaît chez les boulangers qu’à partir de 1861 : c’est une conduite où tous les corps compagnonniques du Devoir sont invités.

Ne sont présents, bien sûr, que les corps qui reconnaissent les compagnons boulangers, et cela progressivement à travers le temps. Dans la constitution des compagnons boulangers du 9 décembre 1860, il est stipulé à l’article 12 :

« dans chacune de leurs cayennes les compagnons boulangers du Devoir feront leur possible pour faire chaque année deux conduites générales dans l’intérêt de la fraternité et inviteront tous les corps compagnons du Devoir ce qui sera réciprocité de part et d’autre lorsqu’ils en feront ».

Le règlement de 1861 des compagnons boulangers stipule que « la conduite générale est réservée pour les Premiers en ville ayant assuré leur fonction pendant trois mois consécutifs et pour les compagnons ayant passé à la Sainte-Baume ».

Le document le plus important, concernant une conduite générale, relate celle qui fut faite à Sens le 3 novembre 1876 pour Jean- Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage :

C.: de Sens, 23 cay.: du tour de France L’An du S.: , le 28 octobre 1876.

Honorables Pays et T.: C.: F.: du Devoir,
Après vous avoir salués en Dévoirants, Nous avons l’honneur de vous convoquer pour la conduite générale que nous octroyons à notre digne F.: Limousin bon courage qui, sur le tour de France, a bravé la mort pour servir la cause sublime du compagnonnage, notamment à Bordeaux, lors de cette périlleuse affaire qui y survint le dix décembre 1857, et qui, comme conséquence, contribua à amener la conclusion du traité de paix et d’alliance que nous signâmes de grand cœur avec les corps d’état à l’assemblée générale dont les assises solennelles se tinrent à Paris le neuf décembre 1860.

Comme notre société est redevable aussi en partie à ce bon F.: de l’organisation administrative qui régit nos Cay: depuis le premier novembre 1861, désirant lui témoigner notre part de gratitude nous lui faisons ce grand honneur. Nous vous prions donc, C: F: de venir vous joindre à nous avec cannes et couleurs pour mettre cet estimable Pays sur les champs.
Nous comptons sur votre présence, vu les nobles sentiments que vous avez toujours manifestés à la grande œuvre civilisatrice du compagnonnage qui sert si efficacement les intérêts des patrons et des ouvriers. Le départ aura lieu de chez notre Mère, Madame Verdier, rue de Lorraine, n° 56, le vendredi trois novembre à une heure précise.

En attendant le plaisir de vous serrer la main, recevez très honorables Pays et Coteries, le baiser de paix ; veillez aussi à en faire part à la Mère, au Père, et à tous les C: comme hommage de vos Pays et F.: dévoués C.: boulangers du D.: de la cité et faubourg de Sens, leur 23e Cay.: du tour de France.
Poitevin plein d’honneur, P.:E.:V:
Saumur l’aimable courageux, S.:E:V.:
Béarnais le bien courageux, R.:

Suite au déroulement de cette conduite générale, un article sera publié dans le n°132 du journal Le Progrès de l’Yonne, le mercredi 8 novembre 1876 :

Une conduite générale
Vendredi dernier, un certain nombre de compagnons, décorés de leurs insignes, traversaient les rues de Sens en chantant et se rendaient à la gare de Lyon. Un compagnon parisien, occupant dans cette ville une belle position, était venu visiter la ville de Sens, les compagnons boulangers réunirent chez leur mère, le compagnonnage de diverses corporations.

Après qu’on eût suivant l’usage, salué et fraternisé, le visiteur fut conduit à la gare, par les compagnons de tous les Devoirs, puis après l’avoir mis sur les champs, ceux-ci rentrèrent en ville en ordre et en chantant les hymnes du compagnonnage. Le partant, compagnon boulanger du Devoir, décoré de plusieurs ordres est connu sous le nom de Limousin bon courage.

Limousin Bon Courage aura droit à une autre conduite générale, deux ans plus tard à Bordeaux. Lisons le n°1423 du journal La Victoire du 30 mars 1879 :
Une conduite mercredi dernier, à une heure de l’après-midi, les compagnons des divers corps d’état de la ville de Bordeaux ont fait une conduite générale à un des leurs, Monsieur Entraygues fils, compagnon boulanger du Devoir, connu sous le nom de Limousin bon courage.

Monsieur Entraygues fils, qui habite Paris, où il exerce l’industrie des conserves alimentaires est officier d’Académie, officier de Santa Rosa, chevalier de Nichan, etc. Le cortège, après s’être formé rue de Cursol, chez le père des compagnons boulangers, a traversé le Cours des Fosses, le pont de pierre, l’avenue Thiers, et est arrivé à mi-côte de Cenon, à l’établissement de Bellevue, où a eu lieu la halte.

Les saluts ont été échangés et les adieux ont été faits. Un certain nombre de curieux s’étaient joints au cortège, et l’ancien compagnon boulanger Entraygues doit se féliciter d’avoir reçu les plus grands honneurs que, depuis très longtemps à Bordeaux, on avait faits au compagnonnage.

Voici une autre convocation, de la cayenne de Paris, adressée le 9 décembre 1891, à tous les corps compagnonniques de Paris par la chambre des compagnons boulangers, cayenne directrice du Tour de France :
T.: C.: F.:, après vous avoir salués en Dévoirant, nous venons nous informer de l’état de vos santés, tant qu’aux nôtres, elles sont assez bonnes, Dieu merci et nous prions M.: J.: que vous soyez tous dans les meilleures positions.

La présente est pour vous inviter à assister à la conduite générale que nous ferons le dimanche 13 courant à notre F.: Brizacier, Tourangeau la tranquillité. Départ à 2 heures précise de chez notre mère 8 rue du roule.
Nous comptons sur votre aptitude pour venir grossir nos rangs et recevez de vos F.: D.: D.: le salut fraternel
Le secrétaire Tourangeau l’Ami de Droit

LA CONDUITE DE GRENOBLE

La conduite de Grenoble est une sanction qui s’appliquait lors de l’exclusion à vie d’un compagnon qui avait failli, généralement voleur ou escroc. Dans son Livre du Compagnonnage (1841), Agricol Perdiguier nous dit :

« Cette conduite se fait, dans une Société, à un de ses membres qui a volé ou escroqué ; c’est le châtiment qu’on lui inflige dans une chambre ou dans les champs. Celui qui a reçu la conduite de Grenoble est flétri moralement ; il ne peut plus se présenter devant la Société qui l’a chassé comme indigne d’elle. Quand on a vu faire cette conduite, on n’est pas tenté de la mériter ; elle n’attaque pas le physique brutalement, mais rien n’est si humiliant : il y a de quoi mourir de honte. »

Si l’origine comme l’époque de l’apparition de cette expression tombée en désuétude n’est pas certaine, au vu des documents qui la citent, elle est antérieure à la Révolution de 1789, et n’est pas une expression spécifiquement compagnonnique, comme de nombreux compagnons, en particulier, auraient tendance à le croire. On trouve dans l’ouvrage Du bruit dans Landerneau, dictionnaire des noms propres du parler commun, de Patrice Louis (Éditions Arléa.), à propos de cette conduite ceci :
« En 1590, sous Henri IV toujours protestant, les troupes du duc de Lesdiguières, nommé connétable, assiègent la ville. Elles en sont repoussées à coups de pierres et de bâton, avant d’obtenir la reddition des Grenoblois ».

Voici d’autres exemples.
1680 : le grammairien Pierre Richelet, après avoir osé écrire dans une édition de son Dictionnaire « les Normands seraient les plus méchantes gens du monde s’il n’y avait pas de Dauphinois » et alors qu’il était de passage à Grenoble et participait à un souper, aurait été chassé de nuit de la ville à coups de canne et de pierre.
1773 : Mémoire justificatif (Histoire de la fondation du Grand Orient de France), de Brest de la Chaussée. Cette pratique était la « police exercée par la coterie des garçons perruquiers de cette ville ».
1793 : Jacques-René Hébert, journaliste guillotiné en 1794.
« Sa grande visite au roi pour l’engager à faire la conduite de Grenoble à Montmorin et à Duportail et à nommer d’honnêtes gens à leur place. » L’on note un point commun entre la conduite des compagnons boulangers, faite pour rendre les honneurs à un compagnon changeant de ville, et cette conduite de Grenoble, le jet de pierres. Nous avons lu, en effet, en début de ce chapitre, ceci : qu’ « il est d’usage au moment où le partant disparaît, que les compagnons qui forment la conduite se munissent d’une petite pierre, ou d’un petit caillou et fassent feinte de le lancer du côté du partant pour accélérer son voyage, ayant bien soin de diriger leur léger projectile dans un sens oblique, c’est-à-dire en côté, sens opposé au partant ».
N’y aurait-il pas à l’origine dans cette pratique un acte de bannissement, non pas compagnonnique, mais populaire ?

LE CORTÈGE DE SAINT-HONORÉ

Ce cortège, au début du XIXe siècle, se formait chez la Mère, pour se rendre à l’église où avait lieu la messe de Saint-Honoré, puis retour chez la Mère. Composé du rouleur en tête, bannières et statue de Saint-Honoré, d’une calèche avec la Mère et le Premier en ville accompagné de son Second en ville, puis compagnons en cannes et couleurs comme à l’habitude, portant sur des brancards quelques couronnes de pains briochés à bénir.

À partir des années 1870, ce cortège se rend également à la mairie ou encore à la préfecture, afin de rendre les honneurs aux élus, recherchant soutien lors cette période de récession du compagnonnage.
Ce cortège de Saint-Honoré est, en 1878, l’occasion donnée à un journaliste conservateur de s’élever contre l’interdiction des processions religieuses dans certaines villes de France.

Rentrez vos bannières !

Voici ce qui se passe : c’est assez curieux. On interdit à peu près partout les processions. À Marseille, c’est déjà fait ; à Toulon, Lyon, à Bordeaux, on y viendra. Il n’y a jamais que le premier holà qui coûte, le reste vient par surcroît. Il paraît que les processions offrent des inconvénients, des dangers même. Deux files de chrétiens recueillis, de jeunes filles en robe blanche, croix et bannière en tête, chantant des hymnes et faisant cortège au Saint-Sacrement, constituent une menace à l’ordre – disons mieux, une provocation au désordre.

De par la loi, il est fait défense à Dieu de sortir de sa maison. Tout au plus si les processions sont tolérées aux champs, où l’on veut bien leur reconnaître une certaine poésie. Dans les villes, c’est différent. La rue n’est pas faite pour la croix, pour les bannières, pour le Saint-Sacrement, pour le chant des hymnes liturgiques. Que les catholiques se fassent des catacombes, parbleu ! s’ils veulent des processions. Mais, par contre, rien de plus permis que les défilés civils de toutes les espèces.

Les ouvriers compagnons ont et gardent le droit de faire cortège à leur Mère le jour de la fête de leur patron. Pas plus tard qu’hier, on a vu sur un boulevard les compagnons boulangers défiler en bel ordre et sur deux rangs, insignes à la boutonnière, portant de longues cannes enrubannées, musique en tête. C’était la fête de Saint-Honoré, tout simplement. On regardait passer ces braves gens avec curiosité, avec sympathie.

Où allaient-ils ? Peut-être à l’église. S’il se trouvait parmi eux des libres penseurs, ils n’avaient aucune envie de protester contre l’auréole de Saint Honoré, qu’on voit sur les vieilles images revêtu d’une si belle chape d’évêque. Leur cérémonial, au surplus, ne gênait personne. Je vous affirme que pas un spectateur ne s’est senti monter la Marseillaise à la gorge sur leur passage.

Eh bien ! Pourquoi tolérer ces défilés si l’on interdit les processions ? Ils ne sont pas, à tout prendre, autre chose que des processions civiles. Ce qui fait les processions, en effet, ce n’est pas le Saint- Sacrement, c’est l’ordre suivi, c’est le but commun de ceux qui le suivent. Il n’y a pas plus de raisons de proscrire les défilés religieux que les défilés civils, ou, si l’on préfère, il n’y a pas plus de raisons de les tolérer. On se méprendrait singulièrement à ma pensée si l’on comprenait que je veux empêcher les compagnons de sortir.

Loin de là ! Je respecte infiniment le droit de ces sociétés, derniers restes de ces corporations d’autrefois si puissantes et si fécondes. Qu’elles aient leur fête, qu’elles aient leur saint de telle façon qui leur plaira ; rien n’est plus juste. J’ai voulu seulement montrer l’illogisme de la mesure qui ferme les rues à la religion… C’est mon avis qu’aucun pouvoir ne doit s’opposer à la manifestation calme et régulière d’une idée respectable, quelle qu’elle soit, à l’exception des idées de politiques.

On prohibe les processions. De là à supprimer les solennités funérailles, il n’y a qu’un pas. Les enterrements sont, en quelque sorte, des processions d’une nature spéciale : on en fera ce que nos aïeux appelaient des choses nuitantes, qu’on accomplissait, le soleil couché, sans bruit ni pompe. Dès là qu’on défend à la liberté de conscience de s’affirmer par des actes – inoffensifs d’ailleurs – hors des églises ou des temples, je ne vois pas de raison pour qu’on s’arrête. La pente est fatale… », etc. (Le Gaulois, journal conservateur et antirépublicain, 18 mai 1878.)

Claude Chartrain, Manceau la Bonne Conduite, en tête, canne de rouleur en main et chien en laisse ; derrière lui, un jeune boulanger portant le nouveau drapeau de la cayenne de Tours. Bordeaux, quartier Fondaudège ; Saint- Honoré 1963.

À partir de 1880, laïcité oblige, la messe est progressivement abandonnée, et seuls les élus sont visités. Le cortège de Saint-Honoré sera pratiqué jusqu’à la Première Guerre mondiale. Entre les deux guerres nous voyons encore la cayenne de Nîmes organiser quelques cortèges symboliques, puis, après la Seconde Guerre mondiale, la cayenne de Bordeaux, sous l’impulsion du compagnon boulanger Jean Pebayle, Bordelais l’Enfant Chéri.

MARIAGE

Nous ne connaissons pas de documents concernant un cortège spécifique lors du mariage d’un compagnon boulanger. C’est seulement à partir de 1960 que nous observons cette pratique sur de nombreuses photographies. Les compagnons accompagnant les jeunes mariés entre la mairie et l’église ou le lieu de banquet, quand celui-ci n’est pas trop éloigné.

De nos jours, ces cortèges sont interdits chez les compagnons de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir, compagnonnage s’affirmant moderne, et qui depuis sa création tente de faire disparaître toute cérémonie qui pourrait passer aux yeux du public pour mystique, désuète et issue d’un autre âge…
Malgré cet interdit, le cortège est pratiqué lors de nombreux mariages de compagnons boulangers et pâtissiers et il a une symbolique identique à la conduite en ville, accompagner le frère vers une nouvelle étape de sa vie.

La conduite en ville pour découvrir un nouveau lieu, la conduite du mariage, une nouvelle façon de vivre, la conduite funèbre, un nouvel état. Lors d’un mariage religieux, les compagnons revêtus de leurs couleurs et portant leurs cannes sont présents dans l’église et interviennent généralement par de petits discours et par un ou plusieurs chants compagnonniques.

Lors d’un mariage civil, les compagnons sont également présents dans la mairie, revêtus de leurs couleurs et portant leurs cannes, par contre, il n’y a généralement pas d’interventions orales de leur part. À la sortie de la mairie ou de l’église en cas de mariage religieux, il est fait une haie de cannes.

Les haies sont aujourd’hui populaires, nous voyons les footballeurs et leurs haies de ballons, les pompiers de lances à incendie, les joueurs de tennis de raquettes, mais il n’en fut pas ainsi à toutes les époques.

La haie d’honneur tirerait ses origines des usages et traditions chevaleresques et militaires et la franc-maçonnerie l’aurait reprise sous le nom de « voûte d’acier ». Celle-ci est venue progressivement s’implanter dans le milieu compagnonnique, sans qu’aucune décision officielle n’ait été prise.

Cortège compagnonnique lors du mariage de Guy Bastien,
Tourangeau l’Enfant Chéri, compagnon boulanger du Devoir ; Pernay, 1958.

 

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.