Le travail de nuit et le repos

Il est difficile de fixer l’époque où le travail de nuit est apparu en boulangerie, mais ce qui est certain, c’est qu’en France les boulangers n’ont pas toujours travaillé la nuit.
L’ouvrage intitulé La misère des garçons boulangers de la ville et des faubourgs de Paris (Garnier, 1715, Troyes.) datant de 1775, est décrit la rudesse du travail, la chaleur du four, mais plus encore le travail de nuit qui les exclut de la société – un vers nous dit « passer toutes les nuits dans la captivité. »

Il dénonce la perte de la jeunesse pour ces apprentis âgés de 13 ans tout au plus. Ceux-ci ne pouvaient en effet se libérer ni le dimanche, ni un autre jour, n’ayant aucun jour de repos, comme les ouvriers. Ce travail nocturne fut accéléré par la concurrence entre boulangeries, celles-ci s’efforçant d’avoir le plus de pain frais possible dans la matinée, pour satisfaire la clientèle qui avait une aversion toujours plus grande à l’égard du pain rassis. Car d’après Nicolas de la Mare (*), sous la royauté, il était interdit aux boulangers de cuire le dimanche et leurs fours devaient être éteints tous les samedis soir, à la tombée de la nuit, il n’y avait donc pas de pain frais ce jour-là.

(* Traité de la police, où l’on trouvera l’histoire de son établissement, les fonctions et les prérogatives de ses magistrats ; toutes les Lois et tous les règlements qui la concernent : On y a joint une description historique et topographique de Paris, et huit Plans gravés, qui représentent son ancien État, et ses divers accroissements, avec un recueil de tous les statuts et règlements des six corps des marchands, et de toutes les Communautés des arts et Métiers…, Paris : J. et P. Cot, 1705-1710.)

Un pétrin faisant office de cercueil dans lequel repose le squelette d’un boulanger, au pied une couronne mortuaire « Travail de nuit », le tout dans une cellule. Couverture de l’ouvrage Les Mineurs Blancs, de Justin Godard, député de Lyon. La Publication Sociale ; 1910.

C’est certainement à Paris que le travail de nuit prit naissance dans la boulangerie et qu’il se généralisa dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

M. Bouteloup, dans son ouvrage très documenté sur la question, Le travail de nuit dans la boulangerie (*), nous informe qu’aux époques où les moyens d’éclairage étaient très rudimentaires, il aurait été impossible d’exécuter le travail de nuit.

Que celui-ci en boulangerie n’a gagné que les grandes villes ; dans la plupart des petites villes, si nombreuses en France, le travail n’a jamais commencé avant 3 et 4 heures du matin. Le travail de nuit s’est implanté insensiblement au fur et à mesure que la population des villes augmentait, le nombre des boulangeries ne suivant pas la progression de la population.

(*BOUTELOUP (Maurice), Le travail de nuit dans la boulangerie, L. Larose et L. Tenin, Paris 1909.)

 

Le travail à la bougie « Dire que nous mangerons de ça ! »,
s’exclament les deux pétrisseurs devant l’état de leur pâte.
Gravure de Nadar, publiée dans le petit journal pour rire,
n°22 ; 1856 ; coll. P.Fonteneau.

D’après E. Levasseur dans Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France avant 1789 (LEVASSEUR (E.) Histoire des classes ouvrières et de l’industrie en France avant 1789, Arthur Rousseau Éditeur ; Paris 1900.), il y avait en 1721 à Paris 757 boulangeries pour une population de 500 000 habitants soit une boulangerie pour 660 habitants, d’après le même auteur (Histoire des classes ouvrières de 1789 à 1870.), en 1807 il y avait 689 boulangeries pour 547 000 habitants soit une boulangerie pour 793 habitants, en 1854, 601, alors que le recensement de 1856 indique 1 174 000 habitants soit une boulangerie pour 1953 habitants.

Le travail augmenta donc dans chaque boulangerie et afin de ne pas avoir recours à la construction d’autres fours, l’on fit commencer le travail le soir. Joseph Barberet, dans Le Travail en France (Le Travail en France, monographies professionnelles, Berger-Levrault et C. Paris 1886.), nous apprend que les Parisiens étaient également fournis en pain par les boulangers des environs de Paris qui ne cuisaient que deux fois par semaine, donc le jour, et venaient vendre leur production à Paris comme boulangers ambulants.

Ce qui fait dire à l’anonyme poète boulanger :
Mais au moins si j’étais boulanger à Gonesse ;
À Limas, Ville Juif, j’aurai de l’allégresse ;
Car tous les boulangers et ceux de Saint-Denis
Ne sont point malheureux comme on est à Paris.

Les premières revendications
Ce serait en 1869 que la première agitation se produisit parmi les ouvriers contre le travail de nuit. Les ouvriers boulangers de Paris se groupèrent pour lutter contre les placeurs et en faveur du travail de jour. Ce groupement fut le point de départ du syndicat des ouvriers boulangers de Paris.
La guerre de 1870 survint, mais les ouvriers boulangers n’abandonnèrent pas pour cela leurs revendications. La jeune Commune parisienne, par les arrêtés du 20 avril 1871, interdit le travail de nuit, à la demande des ouvriers boulangers dont Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur, compagnon boulanger, représentant de son compagnonnage.

Affiche publiée par la Commune de Paris informant de l’interdiction du travail de nuit en boulangerie et de la suppression des placeurs.

Cet arrêté fut suivi d’un second, à cause du mécontentement des patrons boulangers qui se trouvait dans l’impossibilité de supprimer ce travail de nuit sans délai :
La commission exécutive, en exécution du décret relatif au travail de nuit dans les boulangeries ; après avoir consulté les boulangers patrons et ouvriers, arrête :

Art. 1 – Le travail de nuit est interdit dans les boulangeries à partir du mercredi 3 mai.
Art. 2 – Le travail ne pourra commencer avant 5 heures du matin.
Art. 3 – Le délégué aux services publics est chargé de l’exécution du présent arrêté.
Paris, le 28 avril 1871
La commission exécutive : Jules Andrieu, Cluseret, Cournet, Léo Frankel, Pascal Grousset, Jourde, Protot, Vaillant, Viard.

Le 3 mai, nouvel arrêté :
La commune de Paris, sur la proposition de la commission du travail et de l’échange, vu le décret de la commission exécutive du 26 avril, supprimant le travail de nuit chez les boulangers, arrête :
Article premier
Toute infraction à cette disposition comportera la saisie des pains fa- briqués dans la nuit, qui seront mis à la disposition des municipalités, au profit des nécessiteux.
Article deux
Le présent arrêté sera affiché dans un endroit apparent de chaque magasin de vente des boulangers.
Article trois
Les municipalités seront chargées de l’exécution du présent arrêt. La commune de Paris.

Mais cet arrêté n’est pas du goût de tous, en effet, dès le lendemain 4 mai, une lettre de La Saint-Honoré (société de secours des ouvriers boulangers de la Seine) est publiée dans Le Petit Journal :
« NOUS DEMANDONS LA LIBERTÉ
Nous demandons la liberté du travail, la liberté de conscience, la liberté individuelle. Nous demandons la liberté de travailler la nuit et de nous reposer le jour, si cela nous plaît, de même que nous demandons la liberté de travailler le jour et nous reposer la nuit.
Nous demandons la liberté d’avoir une religion et de ne pas en avoir, de combattre pour la Commune ou contre la Commune et surtout la liberté de nous abstenir de prendre part à la guerre civile. Nous demandons la liberté dans notre intérieur, dans nos familles, nous demandons à n’être ni réquisitionnés, ni perquisitionnés parce qu’alors notre liberté individuelle, notre liberté de citoyens se trouve confisquée au profit d’un groupe quelconque d’autres citoyens. Donc, nous le répétons, nous demandons la liberté.
Bon nombre d’honorables citoyens sont de notre avis, car nous lisons sur tous les murs de Paris l’affiche suivante :
La Saint-Honoré,
Société de secours des ouvriers boulangers de la Seine.
Tous les sociétaires sont instamment priés de se réunir le mercredi 3 mai, à dix heures précises du matin, au siège social, place de Valois, pour, de là, se rendre à l’hôtel de Ville, afin de protester en masse, et avec la plus grande énergie, contre la violence faite à la société (se munir des insignes). Par décision du conseil, le président, docteur Huguet. »

La Commune défaite, une poignée d’ouvriers boulangers ne vont pas désarmer pour autant. En 1872, ils font publier dans la presse parisienne un appe (Le travail en France, monographies professionnelles, Berger-Levrault et C. Paris 1886.):
« La corporation des ouvriers boulangers parisiens au public parisien. Chers concitoyens,
Vous vivez le jour. C’est ainsi que la nature le veut. Nous autres, nous sommes ouvriers boulangers, et malgré les lois de la nature, nous vivons la nuit, de par la loi de nos patrons.
Voudriez-vous renverser votre système d’existence actuel ? Consentiriez-vous à vous reposer le jour et à travailler la nuit ? Sacrifieriez-vous votre vie de famille, et tandis que les uns des vôtres travailleraient, les autres reposeraient. Non, n’est-ce pas ?
Eh bien ! Nous y sommes forcés nous ! Cependant nos aspirations sont les mêmes que les vôtres. Il y a une loi imprescriptible, c’est la loi naturelle. Cette loi a fait le jour pour l’activité de tout ce qui existe, et la nuit pour le repos. La nuit calme donne au corps de nou- velles forces pour le travail du lendemain. Vous en profitez, vous, chers concitoyens, parce que, pour vous, on ne viole pas cet ordre des choses qui doit être immuable.
Et que de joies, dont nous sommes privés, n’avez-vous pas encore ? Vous avez une épouse et des enfants, des parents et des amis. Vous aimez leur contact, et vous vivez en quelque sorte de leur vie. Nous, de tout cela, n’avons que peu des agréments que toute cette société procure. Cependant, nous sommes bien plus que les autres travailleurs au contingent de labeurs indispensables à l’existence de la société.
Nous fabriquons le pain, le pain, cet aliment dont vous ne sauriez-vous passer.
Il y a trente ans, George Sand a dit quelque part, en défendant notre cause, que le pain est le symbole de la communion universelle. Nous disons plus positivement : le pain est la base fondamentale de l’existence des êtres civilisés. Le pain est notre œuvre. Si, par pure hypo- thèse, nous faisions défaut tout à coup, chers concitoyens, la population parisienne souffrirait cruellement. L’indispensabilité de notre travail est donc bien évidente. Pour tant d’utilité, on nous force à l’esclavage nocturne, nuisible à tout le monde, oui, nuisible à tout le monde.
Le pain fabriqué la nuit est loin d’être d’aussi bonne qualité que s’il était fait le jour. Et sa propreté ! Nous en parlerons un peu plus loin. Revenons à nous-mêmes et à notre esclavage.
Nous sentons intuitivement que nous serions heureux de vivre comme vous, et de profiter aussi de ces choses qui réconfortent l’être au triple point de vue physique, intellectuel et moral. Pourquoi n’en est-il pas ainsi ? C’est pour la satisfaction des patrons boulangers. Pour faire fabriquer le pain la nuit, ces messieurs se reposent sur l’ignorance du public en cette matière. Ils lui disent, eux qui, par ce mode, se font des loisirs à rendre un moine jaloux, que le contraire ne peut pas avoir lieu.
Ceux d’entre les patrons qui ont fait leur apprentissage du métier, savent parfaitement la puérilité de ses assertions. Fournir la preuve au public est une chose fort simple :
L’ouvrier repose le jour au milieu du tumulte de la cité. Son sommeil est troublé par le bruit. Il se lève fatigué, et se rend à son travail dans cet état. C’est la nuit. Le pétrisseur fatigue bien davantage. La force indispensable lui manque et la pâte n’est pas pétrie au point voulu par l’hygiène publique.
Tandis qu’avec le repos réparateur de la nuit, l’ouvrier a plus de force le jour, le pain est mieux fabriqué, plus digestif et plus bienfaisant.

< Depuis huit jours, papa était malade… On était content, à la maison, car c’était la première fois qu’il rentrait, la nuit, à la maison… Pis, il est mort… L’Assiette au Beurre, 21 mai 1910, n° 477.

Qui donc profiterait de cette réforme ? Tout le monde, puisque tout le monde mange du pain. D’ailleurs, depuis quand à Paris fait-on le pain la nuit ? Cette coutume n’a pas toujours existé. Aux jours de la féodaliste et jusqu’à une époque plus rapprochée, il était sévèrement défendu aux boulangers de faire travailler leurs ouvriers les dimanches et fêtes. Une centaine de jours par année ne servaient pas à la fabrication du pain. Mais ces interdictions ne sont pas des arguments pour nous. Les lois de l’humanité sont notre point d’appui. Nous allons faire ressortir depuis quand le pain se fabrique la nuit ; c’était sous Louis XVI, un boulanger de la rue de la Ferronnerie, mû par l’envie d’une concurrence intelligente, voulut avoir du pain frais le matin, avant son confrère d’à côté, et fit commencer le travail à ses ouvriers une heure plus tôt, c’est-à-dire à six heures du matin au lieu de sept heures.
Celui-ci à son tour, ne voyant pas plus loin, du reste, les fit mettre à la besogne à cinq heures, ensuite, l’autre à quatre heures. Les autres boulangers suivirent l’exemple. De quatre heures du matin, on descendit à trois heures, et ainsi de suite, de boulanger à boulanger, jusqu’à ce que le jour entier ait été remplacé par la nuit complète.
Qu’en est-il résulté. Rien de bon pour le public.
La concurrence, qui, ordinairement, lui donne de bons résultats dans les autres industries, fut une mauvaise chose en cette circonstance. Le pain fait la nuit, comme nous l’avons démontré plus haut n’a pas une fabrication satisfaisante, et, par suite, nuit à la santé publique. En outre, nous avons parlé incidemment du manque de propreté que le travail de nuit comporte, mais nous renonçons à donner des détails à ce sujet. Nous abandonnerons tous les motifs qui, de ce chef, plaident plus que nos arguments pour le travail de jour. Nous préférons épargner le goût général que de peindre des choses qui nous rebutent nous-mêmes, quoique, cependant, nous y soyons habitués chaque jour.
Les apparences sont trompeuses, toutes ces boulangeries luxueuses où les glaces, la peinture, la sculpture, le bronze, le marbre et l’or s’entassent ridiculement dans le but de captiver le client, ne sont pas exemptes de ce manque de soins élémentaires.
Dans ces boulangeries dorées sur tranche, où l’on prodigue jusqu’à 3 000 francs d’apparats, vrais palais pompéiens, comme dans les autres boulangeries moins fastueuses, la malpropreté existe également. Et il n’en saurait être autrement tant que le pain sera fabriqué la nuit.
Nous ne répéterons pas ici les arguments que nous avons dits ailleurs, prouvant nettement que le travail de nuit est pernicieux. Et puisque les patrons seuls veulent maintenir cet état de choses, il est de toute justice qu’ils endossent la responsabilité de ces choses désagréables.


< Photographie humoristique traitant de la loi des 10 heures de travail par jour (1900-1906).

Malgré nos réserves, les simples explications qui précédent suffisent amplement pour vous rendre bons juges de la question. Elle vous intéresse en même temps que nous. La cause est commune. C’est l’hygiène publique, nous le répétons.
Le pain est le principal dans l’alimentation. Pour nous ouvriers, le faire dans le jour, c’est vivre comme vous. Et si, à côté de ces avantages que nous vous offrons, votre humanité répond à notre appel, nous aurons votre fraternité, et nous espérons que vous n’y faillirez pas, pas plus que nous avons manqué à notre devoir aux jours récents et malheureux que nous venons de subir.
Nous demandons le travail de jour depuis bien des années. Le calme et la dignité ont toujours présidé à nos justes revendications. Si nous avions été moins pénétrés de notre rôle, et si nous n’avions pas suivi la tradition de notre corporation, qui est le dévouement, rien ne nous était plus facile que d’établir à jamais le travail de jour pendant le premier siège de la capitale. Mais nous n’avons pas voulu jouir de la chose à laquelle nous aspirons si légitimement et depuis si longtemps, pour rentrer dans la famille humaine, nous n’avons pas voulu sortir de l’esclavage en livrant nos frères à la famine.
Tenez-nous compte chers citoyens, de cette abnégation. Nous vous donnons le pain du corps, en échange, vous avez le droit de nous faire revenir au milieu de vous.
Là, nous aurons à notre tour, le pain de l’intelligence et du cœur, en un mot, le contact social.
Cet acte accompli constituera un pas dans la voie du progrès, lequel vaudra bien des étapes faites sur d’autres routes. Ce sera une victoire doublement féconde, puisqu’au lieu de tuer, elle donnera à tous la santé et la vie.
Pour la corporation des ouvriers boulangers. Les membres délégués du syndicat
Adolphe Tabouret, Sourbies, Sarrazin, Lamy, Deschets, Simommet. »

À partir de 1900, la principale revendication des ouvriers boulangers n’est plus uniquement la suppression du travail de nuit, mais également l’obtention du repos hebdomadaire. En 1910, les ouvriers boulangers trouvent dans Justin Godard, député de Lyon, un ardent défenseur de leur cause et en particulier de la lutte pour la suppression du travail de nuit. En 1910, Justin Godard publie un premier ouvrage intitulé Les Mineurs Blancs (*) où il prend parti, avec un puissant argumentaire, pour les revendications des ouvriers boulangers.
(* Les Mineurs Blancs, Justin Godard, député de Lyon, Imprimerie Fort et Valette, Lyon, 1910.)


1er Mitron, lisant.
— Demain, les ouvriers ne travailleront plus la nuit…
Demain, ils gagneront davantage ! … Demain…
2e Mitron. — Oui… Demain on rase gratis…
Messieurs les Q.M.,
vous êtes tous des Messieurs de demain.
L’Assiette au Beurre, 21 mai 1910, n°477

Dans cet ouvrage est également publiée la proposition de loi concernant la suppression du travail de nuit :
Article premier
La fabrication du pain et de la pâtisserie est inter- dite la nuit, c’est-à-dire entre neuf heures du soir et cinq heures du matin. Cette interdiction s’applique à tous les travaux qui, directement ou indirectement, concourent à la fabrication du pain et de la pâtisserie.
Article deux
Les établissements, quels que soient leur importance et le nombre des ouvriers employés, dans lesquels se fabriquent le pain et la pâtisserie, sont soumis aux lois du 9 septembre 1848 et du 2 novembre 1892, modifiées l’une et l’autre par la loi du 30 mars 1900 et la loi du 12 juin 1893.
Les inspecteurs du travail et les officiers de police judiciaire sont chargés d’assurer l’exécution de la présente loi.
Article trois
Les patrons qui ont, soit eux-mêmes, soit par l’emploi d’ouvriers, contrevenu aux dispositions de la présente loi ou des règlements rendus pour son exécution, sont poursuivis conformément aux articles 26, 27, 28, et 29 de la loi du 2 novembre 1892. Les pénalités prévues par ces articles leur sont applicables.
En cas de récidives, le contrevenant est, en outre, déchu pour cinq ans du droit d’éligibilité au Conseil des prud’hommes, au tribunal de Commerce, à la chambre de Commerce et au Conseil Supérieur du Travail.
Il ne peut, durant le même laps de temps, recevoir aucune distinction honorifique.
Article quatre
La présente loi n’entrera en vigueur que six mois après la date de sa promulgation.
Dans les trois mois qui précéderont la mise en vigueur de la présente loi, le Journal Officiel la publiera le premier de chaque mois, avec un avertissement rappelant la date de sa prochaine exécution.

La réaction du syndicat patronal de la boulangerie ne se fait pas attendre par la voix de M. Meunier, président du syndicat patronal de la boulangerie de Poitiers, vice-président du syndicat général de la boulangerie française :
(Rapport sur les réformes à préconiser au sujet de la loi sur le repos hebdomadaire et sur la suppression du travail de nuit en boulangerie par M. Meunier. Congrès national de la boulangerie organisé par le Syndicat général, tenu à Paris du 6 au 8 juillet 1910. Auteur : Meunier (vice-président du Syndicat général de la boulangerie). Éditeur : impr. de G. Basile (Poitiers) 1919.)

[…] l’appât du gain entraînant après comme avant, a exécuté une somme de travail considérable, ils rentreront chez eux bien plus exténués encore par le travail de jour en raison de la température plus élevée qu’ils auront à supporter, qu’en l’exécutant la nuit ou dans la matinée. Puis en vue de la vie de famille. Partis le matin entre quatre et cinq heures sans avoir vu personne des leurs – rentrant en hâte dans l’après-midi pour prendre quelques heures de repos, ne pouvant les voir encore, et toujours en hâte les quittant de nouveau pour cuire une ou deux fournées de quatre à neuf heures du soir partout où l’obligation d’un service de première heure le lendemain matin imposera cette précaution – retour de neuf à dix heures du soir ne leur permettra bien moins encore cette vie de famille à laquelle il est juste d’attacher un si grand prix.
Lorsqu’avec l’interdiction du travail de huit ou neuf heures du soir à minuit et l’observation de la loi sur le repos hebdomadaire, révisées par l’extinction de tous les privilèges, la vie de famille réapparaît dans toute la mesure du possible, en même temps que la facilité pour les patrons de satisfaire leur clientèle. […] Et maintenant au sujet des exigences de la clientèle. Qu’on ne nous parle que d’un service normal, et non pas de ce qu’il y a de capricieux et de ridicule comme ceux à domicile de quatre ou cinq heures du matin, qui ont été bien plutôt suscitées par le boulanger que demandées par le public.
N’est-ce pas d’ailleurs un mauvais argument, que de toujours exagérer et mettre en avant les exigences de la clientèle qui en général, comme dans l’application de la loi sur le repos hebdomadaire a été bien mieux disposée à accepter les conséquences de cette réforme que l’intrigant fournisseur qui récrimine toujours et qui en même temps a trouvé là, et de suite encore un nouveau moyen de faire en fraude la concurrence à ses confrères respectueux des lois.
Maintenant, mes chers collègues, je crois qu’il est inutile d’étendre davantage la discussion, car, puisque nous sommes d’accord pour rejeter le projet Godart, il ne nous servirait à rien de le suivre dans son rapport pour réfuter les uns après les autres la plupart des griefs qu’il impute à la boulangerie ; et parmi lesquels on comprend mal que la crédulité d’un homme sérieux se soit laissé prendre pour venir naïvement exposer, par exemple : que l’existence de certains fournils, les gloriettes de Toulon, et même de pires à Paris d’une saleté repoussante, est subordonnée ou non au travail de nuit en boulangerie ; comme si l’hygiène avait besoin d’être complétée par la proposition Godard. Inutile d’ailleurs que M. Godart s’en mêle, car toute la bonne boulangerie qui répudie de tels procédés, serait heureuse au contraire que l’activité des inspecteurs la débarrasse de ces exceptions répugnantes, s’il est donc vrai qu’il en existe, ce dont on nous permettra bien d’en douter […]

Cette lutte opposant patrons et ouvriers boulangers apparaît dans la presse parisienne, mais elle ne fera pas avancer la cause des ouvriers boulangers.

La Première Guerre mondiale viendra anéantir ces revendications et ces luttes intestines dans la profession.

< Publicité pour additifs utilisant l’argument de la suppression du travail de nuit, parue dans Le Patron boulanger, n° 17, 25 mars 1923, coll. M. Dewalque.

Les avantages du métier. (Clic = Agrandissement)

 

– Un lit d’une personne suffit
pour se mettre en ménage : le mitron se couche
quand sa femme se lève. L’Assiette au Beurre,
21 mai 1910, n°477.

En 1922, le sujet est de nouveau d’actualité dans l’ouvrage d’Alfred Savoie, Meunerie, boulangerie, pâtisserie ( Meunerie, boulangerie, pâtisserie, Librairie Octave Douin, Paris 1922.) :

[…] il est coutume d’exécuter le travail de nuit, souvent entre 7 ou 8 heures du soir et 6 ou 7 heures du matin. Ces heures ont été changées, comme on le verra par la suite. La nature tout entière arrête sa vie active la nuit, les êtres se reposent. Les animaux comme les hommes, à part quelques exceptions, se reposent, dorment. L’absence de radiation solaire modifie sensiblement l’atmosphère et les êtres se trouvent moins disposés à l’effort. À travail égal, celui de nuit est plus pénible que celui de jour. Mais le plus grave, ce sont les conditions de repos, de sommeil, dans lesquelles les travailleurs réparent, avec la nourriture, l’épuisement de leurs forces. Le sommeil, le repos de jour ne permet pas de faire disparaître la fatigue comme le repos de nuit. Ainsi, les ouvriers boulangers se couchant au moment où la vie reprend partout, n’ont qu’un repos éphémère. Ce sont les bruits de leur intérieur, s’ils en ont un, c’est le bruit dans les maisons qu’ils habitent, ainsi que celui de la rue, qui contrarie leur repos, leur sommeil. Après avoir dormi trois ou quatre heures d’un sommeil de plomb, ils se trouvent réveillés.
Par les mauvaises conditions dans lesquelles ils exécutent leur travail, les mauvaises conditions dans lesquelles ils sont tenus de réparer leurs forces et cela sans aucun arrêt de travail ou repos hebdomadaire régulier, leur tempérament s’use, leur santé s’affaiblit et la mortalité est précoce parmi eux (dans la Revue d’hygiène de 1891, sur la morbidité et la mortalité par profession, la mortalité chez les boulangers est en comparaison de la mortalité masculine générale pour mille : Boulangers de 20 à 29 ans, 12.4, générale 11.1, boulangers de 30 à 39 ans 16.2, générale 14.9, boulangers de 40 à 49 ans 24.4, générale 21.2, boulangers de 50 à 59 ans 39.0, générale 31.2 […]

Malgré tout, il semble que la lutte pour le travail de nuit s’est éteinte d’elle-même. Le manque d’hommes dans les fournils à la suite des sacrifices de la guerre de 1914-1918, ainsi que la mécanisation progressive des fournils diminuant les souffrances physiques, sont venue étouffer cette revendication ouvrière.

Le repos hebdomadaire
Le repos hebdomadaire fut un sujet de conflits important entre les ouvriers et patrons provoquant de nombreuses grèves dans différentes villes de France. Voici un extrait du journal Le Pèlerin, dimanche 7 octobre 1906, à propos d’une grève à Meaux; Les ouvriers boulangers réclamaient le repos hebdomadaire par roulement et à la fois une augmentation de salaires. Les patrons répondirent :
« Nous consentons à organiser le roulement qui est un surcroît de dépenses, et à payer davantage nos fournées, mais si le pain que nous fabriquons nous revient plus cher, nous le vendrons plus cher. Qu’on relève la taxe du pain. »
Si l’on relevait la taxe du pain, le consommateur, et surtout l’ouvrier, s’apercevrait que c’était lui, en somme, qui allait payer le prétendu bénéfice de la loi !

La municipalité n’osa prendre de décision : alors, d’un côté, les ouvriers déclarèrent qu’ils ne travailleraient pas s’ils n’avaient pas satisfaction – et les patrons qu’ils n’ouvriraient pas, si on ne faisait droit à leur requête. Cependant, quelques ouvriers, plus conciliants, travaillèrent en cachette, et certains patrons aussi, les uns et les autres à leurs risques et périls. Un soir la nouvelle se répandit que les fours n’étaient allumés à peu près nulle part et que, le lendemain matin, la ville serait sans pain. Il y avait un peu de pain dans un quartier, mais fort peu, que l’on se disputa avec frénésie. Bientôt, ce fut la famine. Les autorités purent requérir les manutentions voisines qui apportèrent des boules de son, qu’une population affamée se disputa. Ce pain fut annoncé à son de trompe, et distribué, comme à l’aube de la Révolution, derrière des barrières gardées par les troupes. Des soldats furent mis à la disposition des patrons boulangers pour les aider, tandis que des hussards gardaient leurs magasins. Puis, des patrouilles à cheval accompagnèrent les porteuses de pains. Heureusement, l’entente se fit à ce déplorable état de choses. »

Dans le Bulletin de la ligue populaire pour le repos du dimanche (Bulletin 1, 1910, page 18.), nous trouvons une intervention de Florentin Giraudet, Vendéen Sans Gène, compagnon boulanger du Devoir de l’Union Compagnonnique, à propos du repos dominical :
D’une très intéressante enquête sur le travail de nuit en boulangerie, publiée par L’Express de l’Ouest (4 décembre 1909) nous extrayons le passage suivant, relatif au repos dominical :
« Au cas où loi serait votée, par quels moyens pratiques pourrait-on procurer aux ouvriers le repos hebdomadaire dominical ? M. Giraudet, président des compagnons boulangers répond. C’est bien simple, pas plus de frais qu’à présent. Le patron prendrait deux hommes supplémentaires le samedi et doublerait ses fournées et puis… fatalement, on arrivera au pétrin mécanique… C’est un point noir, mais pas pour les bons ouvriers, car, il faut être en effet, très bon ouvrier pour conduire convenablement le pétrin mécanique. Tout cela ne doit pas empêcher l’éclosion d’une réforme que je désire ardemment tout en étant l’adversaire de toute précipitation inopportune qui aboutirait fatalement à une mauvaise loi. »

Un extrait du chapitre « Le boulanger », écrit par Georges Papineau, Blois l’Ami du Travail, publié dans l’ouvrage Compagnonnage par les compagnons du tour de France (Raoul Dautry, Éditions Plon, 1950.), nous instruit sur la mentalité de l’époque au sujet du repos hebdomadaire :

[…] quinze ou seize heures par jour et trois cent soixante-cinq jours par an, pas une journée de repos – même malade il fallait travailler. Alors que tous les autres humains ont toujours eu le dimanche libre, l’ouvrier boulanger ne connaissait ni trêve ni répit, pas de vie de famille, à l’heure où, dans tous les foyers, chacun est réuni dans la salle familiale, l’ouvrier boulanger partait passer la nuit ou une partie de la journée dans un fournil sombre et dépourvu de l’hygiène la plus élémentaire.
Prenons comme exemple la veille de Noël : ne lui était-il pas particulièrement pénible de partir vers huit heures du soir, heure à laquelle, dans les autres maisons, parents et amis se réunissaient pour passer la veillée et réveillonner ensemble, lui, laissait sa femme seule avec ses enfants, ils allaient se coucher comme les autres soirs, tandis que la tête basse, maudissant son sort, il entrait dans le fournil. Toute la nuit, il entendait les allées et venues des fidèles se rendant à la messe de minuit, ou des fêtards en pleine débauche, et pour lui, boulanger, le labeur quotidien qui disait : « toujours, jamais… », toujours tra- vailler, jamais de délassement ! …
Tel était le sort du boulanger.
Le dimanche quand chacun allait se promener, il lui fallait se coucher, ou, s’il sortait, c’était autant de sommeil de moins. Cet état de choses influençait naturellement son caractère, aussi ne fallait-il pas être surpris, les jours de la Saint Honoré, de voir ces hommes complètement déchaînés.
La boulangerie menait la même existence d’esclaves. Ouverture à 6 heures du matin, jusqu’à 9 heures du soir, et pas de fermeture l’après-midi pour le repas, et pas de fermeture hebdomadaire, et pas de vacances annuelles. C’était la prison, les travaux forcés, nous avons connu des boulangères qui étaient des années sans sortir de chez elles. […]

[….] Aussi avec quelle joie, quel empressement furent accueillies dans notre métier, les premières réformes sociales et celles qui suivirent. Quelles acclamations quand on commença à appliquer le repos hebdomadaire !
Quel bonheur de travailler moins longtemps chaque jour ! Quelle joie de partir en vacances, comme « tout le monde » ! Toute la corporation, patrons comme ouvriers, était au comble du bonheur. Enfin ce n’étaient plus des bagnards, mais des êtres humains, ayant droit à un repos bien gagné, à des journées de loisirs et de détente. Et puisque tous étaient d’accord pour ces améliorations si nécessaires, la clientèle fut bien obligée de s’y conformer, puisque tout était prévu pour qu’elle ne manquât pas de pain. Et puis, tant pis pour les mécontents, à nous la vie de famille et les loisirs comme les autres, et tout et tout ! … Erreur ! Croire qu’il pouvait en être ainsi serait mal connaître la psychologie du métier.
Des siècles d’abrutissement ne s’effacent pas d’un trait de plume. L’ennemi numéro 1 de tout aménagement social, fut celui pour lequel d’autres durent user parfois de menaces pour l’obliger à l’accepter.
Celui qui vous parle se souvient, en 1930, alors qu’il était boulanger dans un tout petit pays, d’avoir reçu une convocation du syndicat avec pour ordre du jour : Repos Hebdomadaire.
Ce qui le fit bien rire, puis, réfléchissant, il considéra la chose, sinon impossible, du moins très difficile à appliquer. Passant en revue tous les problèmes : comment fabriquer le double de pain à la veille de la fermeture ? Comment le distribuer ? Et puis, même si cela se pouvait, nous serions fourbus, la soi-disant journée de repos serait employée à récupérer la fatigue de la veille, et les clients que diront-ils ? Sa mère, ancienne boulangère, était aussi sceptique que lui. Elle lui rappela un essai fait vers 1907 ou 1908, la première semaine, la plupart des boulangers avaient fermé, la seconde quelques-uns restèrent ouverts, et la troisième, tout le monde avait compris ! …Compris quoi ? Rien ! La routine, encore la routine, toujours la routine, et le bagne reprit, et le boulanger resta encore de nombreuses années « hors la loi » par sa faute… Mais revenons à la fameuse réunion du syndicat à laquelle peu de boulangers du département manquèrent.
Chacun était venu avec le même esprit de s’opposer à toute mesure de fermeture. Un vote secret fait à l’entrée de la salle aurait donné une forte majorité contre. Le président du syndicat eut une lourde tâche, pour trouver les arguments qui devaient convaincre ses collègues (était-il lui-même si convaincu ?). Il se servit de la loi, et surtout de la pression du syndicat ouvrier.
L’inspecteur du travail appuya de toute son autorité, disant que de gré ou de force, la loi serait appliquée. Des questions plus ou moins justifiées, fusaient de toutes parts, quand un boulanger demanda la parole. Sachant que dans son canton la fermeture hebdomadaire existait depuis quelque temps déjà, chacun s’attendait à une charge contre, voici ce qu’il dit :
« Monsieur l’inspecteur du travail, je vous remercie de nous avoir obligés à fermer un jour par semaine, nous en sommes tous bien contents, et une fois encore je vous remercie de votre bonne loi. » Quel coup de théâtre ! Comment ! Un boulanger qui osait appeler « bonne loi », la fermeture, et qui remerciait l’inspecteur du travail de les avoir « obligés » à l’appliquer ? C’était incroyable, mais vrai. Un vote de principe donna une forte majorité pour, mais personne n’était persuadé que « ça tiendrait ».
Et pourtant « ça a tenu ».
Et chacun en fut satisfait. En voici la preuve :
Quelques années plus tard, les cultivateurs mécontents de la mévente du blé, demandèrent la suppression de la fermeture, cause, disaient-ils de cette mévente. Ce qui d’ailleurs était une erreur grossière.
Nouvelle réunion du syndicat. Quelle levée de tabliers, tous les mitrons étaient prêts à saisir pelles, rouables, et autres tisonniers, pour défendre ce qu’ils avaient eu tant de mal à faire accepter. Autre temps, autre mentalité…
Et c’est très bien ainsi.
Depuis, les congés payés aux ouvriers ont entraîné la fermeture annuelle pour les vacances, et voilà comment cette corporation qui, il y a une vingtaine d’années, était si en retard au point de vue social, voit sa mentalité évoluer lentement, mais sûrement. Il reste encore beaucoup à faire, mais le départ est donné, et aucun recul n’est jamais venu défaire ce qui était fait. C’est là encore un point de caractère de ce métier, long à agir, mais qui ne lâche pas ce qu’il tient ! […]

De nos jours, les conditions de travail se sont, heureusement, fortement améliorées, mais certains fournils sont encore loin d’être à la hauteur des normes de propreté et d’hygiène minimum requises pour le respect de la clientèle et du personnel de boulangerie.

Le Boulanger
Que fais-tu là, boulanger ?
Je fais du pain, pour manger.
Tu vois, je pétris la pâte.
Le monde a faim ; je me hâte.
Mais tu gémis, boulanger.
Je gémis… sans m’affliger.
Je geins, en brassant la pâte.
Le monde a faim ; je me hâte.
Qu’as-tu fait là, boulanger ?
J’ai, pour faire un pain léger ;
Mis du levain dans la pâte ;
Le monde a faim ; je me hâte.
N’as-tu pas chaud, boulanger ?
Si ; mais, pour m’encourager ;
La chaleur dore ma pâte ;
Que je retire en grand’hâte.
Merci, brave boulanger :
Le monde pourra manger !
Jean Aicard (1848-1921)

 

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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