La Sainte-Baume et les rituels 2/3

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La Marque Secrète des compagnons boulangers,
était-elle le seul document à recevoir ces cachets ?

Trois autres documents nous montrent que non. Le premier est une carte d’aspirant boulanger délivrée par les compagnons boulangers du Devoir de la ville de Nîmes au dénommé Adrien Thibault, reçu aspirant à Toulouse le 12 mars 1855.

Nous observons les cachets de la Sainte-Baume aux deux angles supérieurs (cachets des villes de Nîmes, Marseille, Toulon, Lyon, Dijon, Troyes, Paris, Orléans, Blois). Adrien Thibault a été reçu compagnon boulanger du Devoir dix ans plus tard à Bordeaux, le 15 août 1866 à l’âge de 28 ans, sous le nom de Bordelais le Juste.

Le second document est un pouvoir de délégation octroyé par la Chambre administrative de Paris et celle de Blois à Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur, en 1861 afin de visiter l’ensemble des Cayennes après la reconnaissance par les compagnons cordonniers bottiers, blanchers-chamoiseurs et tondeurs de draps le 9 décembre 1860, et vérifier les comptes, de changer l’ensemble des cachets (cachet uniforme pour toutes les cayennes) et de remettre les nouvelles constitutions manuscrites.

Le troisième est le livret de compte du compagnon boulanger Bourge, Manceau l’Union, mandaté par la Cayenne de Tours pour récolter les dons des compagnons boulanger dans les différentes villes du Tour de France. Manceau l’Union passe à la Sainte-Baume entre le 19 et le 22 juillet 1864 et se fait apposer les cachets (voir page 21).

 

Quelle est la motivation des compagnons boulangers pour faire apposer les cachets de la Sainte-Baume sur leurs Marques Secrètes, des aspirants sur leurs cartes d’aspirant et sur d’autres documents officiels ?
Nous trouvons dans le Règlement de la société des Compagnons boulangers du Devoir du Tour de France, rédigé en 1861 par Jean- Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage, l’article 264 concernant les conduites accordées aux compagnons :

Pour le PEV, il lui sera accordé de droit une conduite générale, après avoir fait son service pendant trois mois révolus, tout compagnon ayant fait le pèlerinage de la Sainte-Baume a droit à une conduite générale.
Cet article a certainement encouragé les compagnons boulangers à visiter la Sainte-Baume et à y faire apposer ces cachets sur leur Marque Secrète, afin de justifier de leur passage et ainsi avoir droit à la conduite générale.

On objectera que ce texte date de 1861 alors que les cachets de Sainte-Baume sont attestés un quart de siècle plus tôt. Même si Entraygues n’a fait que reproduire un article antérieur ou coucher par écrit une règle orale, la cause n’est sûrement pas là… car les aspirants qui n’ont pas droit aux conduites générales font aussi apposer les cachets, et un document «administratif», le pouvoir de Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur reçoit aussi les cachets !

 

Les compagnons boulangers sur le Tour de France étaient-ils les seuls à faire apposer les cachets ?
Il semblerait que non. En effet à la page 165 d’une étude intitulée La Sainte-Baume publiée en 1838 dans la Revue de Marseille, Fortuné Chaillan évoque le pèlerinage des jeunes couples, et des Provençaux en général, à la Sainte-Baume :
« Les habitants de la Provence ne sont pas les seuls à vénérer la Sainte- Baume ; il y a une classe de compagnons, dits du Devoir, qui sont obligés, avant d’être reçus dans le compagnonnage, d’aller visiter la Sainte-Baume. Pour prouver que le pèlerinage a été accompli, ils sont tenus de montrer au moment de leur réception le sceau de la Sainte-Baume que le garde de la chapelle appose sur leur livret, et les rubans de Saint-Maximin, qui leur sont remis par la MÈRE reconnue en cette résidence.

Aussi chaque aspirant compagnon ne manque-t-il pas de s’inscrire sur le registre que le garde de la chapelle tient à la disposition des visiteurs. C’est un curieux album que ce livre ; on y lit toutes sortes de pensées avec toutes sortes d’orthographes ; j’ai lu sur une page ceci: Simon La Franchise, dit Bourguignon, maréchal, natif de Ligny, aspirant compagnon du Devoir, département de Lionne, a eu l’honneur de visiter la Sainte-Baume etc. Signé, La Franchise. »

Le «livret» évoqué n’est sûrement pas le livret d’ouvrier, mais une pièce compagnonnique.
Nous constatons que la pratique du sceau sur un document et sur les couleurs concerne plusieurs corporations.
Les compagnons boulangers qui, de 1810 à 1860, sont toujours à la recherche et en quête de leur identité de compagnons du Devoir, adoptent très rapidement et forcément les pratiques habituelles des différents compagnonnages du Devoir, afin de s’affirmer en ayant des pratiques identiques aux sociétés du Devoir.

Mais dans cette apposition du sceau de la Sainte-Baume, il y a d’une certaine façon la volonté de sacraliser, de sanctifier le document sur lequel est apposé le cachet, en l’occurrence le document le plus précieux du compagnon, sa Marque Secrète. Mais aussi, comme nous l’avons découvert sur un document administratif, le pouvoir octroyé à Saumur Plein d’Honneur en 1861.

Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que les cachets de Lambert Alphonse, de Honnoraty, des Pères Dominicains et antérieurement, s’il y en a eu, des moines Trappistes (de 1824 à 1833) puis des Pères Capucins (leurs successeurs de 1833 à 1835), n’étaient pas réservés aux compagnons du Devoir. Ils étaient aussi destinés à tout pèlerin qui souhaitait ce «souvenir» de la Sainte-Baume, comme de nos jours les pèlerins de Saint-Jacques-de-Compostelle.

Ci-après les Marques Secrètes de compagnons boulangers du Devoir revêtues des sceaux de la Sainte-Baume connues à ce jour (la date ne correspond pas au passage à la Sainte-Baume, mais à la réception) :
Jean François Lerein, Poitevin l’Ami des Compagnons, 1836.
Pierre Théron, Bordelais l’Île d’Amour, 1842.
Alexis Esmeroy, Bordelais l’Ami du Devoir, 1850.
Eugène Borianne, Saintonge la Couronne, 1852.
Joseph Dubuc, Agenais l’Ami de l’Honneur, 1853.
Victor Gourdon, Angevin Bon Courage, 1853.
Eugène Lemoine, Angevin l’Estimé du Tour de France, 1853.
Jean Dussouchet, Angoumois la Franchise, 1854.
Adrien Thibault, aspirant, futur Bordelais le Juste, 1855.
Jean Retraite, Brestois la Clef des Cœurs, 1863.
Rabaudy Antoine, Albigeois la Couronne, 1864 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
François Lacaze, Gascon le Vertueux, 1866.
Duveau Jules, Tourangeau la Fierté du Temple, 1874 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
Denis Puport, Blois la Franchise , 1874 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
Coirard André, Manceau le Soutien des Couleurs, 1875 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
Pierre Périer, Libourne l’Ami des Compagnons, 1875.
Richardeau François, Tourangeau Sans Reproche, 1876 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
Gustave Hérault, Tourangeau Cœur Loyal, 1877 (cachet Audebaud, mais non signataire du livre de passage).
Joseph Cesneau, Manceau l’Ornement du Devoir, 1883 (signataire du registre d’Audebaud le 15 août 1883).
Élie Leroux, Tourangeau l’Étoile du Devoir, 1884 (signataire du registre d’Audebaud le 3 mai 1885).

À ce jour, nous ne connaissons pas de Marques Secrètes de compagnons boulangers datant de l’entre-deux-guerres avec cachets de la Sainte-Baume. De nombreuses études, en particulier de Laurent Bastard, conservateur du musée du Compagnonnage de Tours, et de Jean-Michel Mathonière, historien, nous ont montré ces dernières années qu’il n’était plus question de traiter seulement de l’histoire du Compagnonnage comme cela a été souvent fait par le passé, mais de l’histoire des compagnonnages.
Analysons donc les boulangers et le paysage de ce compagnonnage dans le sud de la France à la fin du XIXe siècle !
Sur le registre de Louis Octave Audebaud nous ne notons que 8 passages de compagnons boulangers à la Sainte-Baume entre 1884 (première signature d’un compagnon boulanger) et 1890, 2 passages entre 1890 et 1900, 7 passages dont 3 compagnons et un Père des compagnons boulangers ensemble à la même date entre 1900 et 1910, 2 passages en 1911, et plus aucun passage jusqu’à sa fermeture en 1921.
Les compagnons boulangers du Devoir ne parcourent donc plus les chemins de la Sainte-Baume à partir de 1890 (à part quelques exceptions) et par conséquent la Grande Guerre n’est donc pas à l’origine de leur désaffection de la Sainte-Baume.

Par décision du congrès de Blois en 1895, les cayennes de Marseille et Toulon sont mises en sommeil pour adhésion à l’Union compagnonnique. La cayenne de Toulouse, qui est l’étape entre Bordeaux et la Provence, subit le même sort, ainsi que les cayennes de Lyon et Dijon qui sont les étapes entre Paris et la Provence. Les deux autres cayennes du sud de la France, Nîmes et Montpellier, rencontrent de grandes difficultés à maintenir une activité. La cayenne de Nîmes, de 1884 à 1889, ne fait aucune réception ; un réveil a lieu entre 1889 et 1905 avec vingt-cinq compagnons reçus, mais de 1905 à 1920, c’est à nouveau l’absence de réception, puis deux en 1920 et en sommeil jusqu’en 1929. La cayenne de Montpellier est mise en sommeil officiellement par la Chambre administrative de Paris en 1897 pour inactivité. Un sursaut a lieu à Pâques 1901 où trois compagnons sont reçus. Ce seront les derniers, les compagnons boulangers de cette ville ne résistant pas à la vague syndicaliste dont Montpellier est l’un des fers de lance.

Il est donc facile désormais d’expliquer la raison de l’absence de fréquentation de la Sainte-Baume à partir de 1885 par les compagnons boulangers du Devoir :

  • Les cayennes du sud et du sud-est étaient mises en sommeil, d’autres n’avaient plus d’activité…
  • La ville la plus méridionale du Tour de France était désormais Bordeaux. Le Tour de France des compagnons boulangers du Devoir se résumait donc en cette fin de XIXe siècle, en allant d’est en ouest, à Troyes, Paris, Blois, Tours, La Rochelle, Bordeaux.

La Sainte-Baume était désormais bien loin du Tour de France et des préoccupations du compagnon itinérant ! Pour conclure, il existe une forte probabilité de ne jamais trouver une Marque Secrète de compagnon boulanger revêtue des cachets de la Sainte-Baume après 1890. Celle que nous connaissons d’Élie Leroux, Tourangeau l’Étoile du Devoir, est certainement l’une des dernières à être «marquée » du sceau de la Sainte-Baume.

Marque Secrète d’Alexis Esmeroy, Bordelais l’Ami du Devoir, reçu à Angers le jour de Pâques 1850.

Nous observons à deux reprises le cachet ovale vertical « Saint Pilon Ste Magdeleine ». Le cachet L.A. (Lambert Alphonse) est absent. Nous pouvons supposer que ce compagnon est passé à la Sainte-Baume au printemps 1851, après le décès de Lambert Alphonse, le 31 janvier 1851. Archives compagnons boulangers du Devoir, Cayenne de Bordeaux.

Marque Secrète de Victor Gourdon, Angevin Bon Courage, reçu à Bordeaux à L’Assomption 1853.

Nous observons à deux reprises le cachet circulaire « Sainte-Baume Honnoraty » et sur le bord droit du document, vers le bas, à deux reprises, le cachet ovale vertical « St Pilon – Ste Magdeleine »
Archives compagnons boulangers du Devoir, Cayenne de Bordeaux. Ce même cachet figure sur la Marque Secrète d’Eugène Borianne, Saintonge la Couronne , reçu à Orléans le jour de Pâques 1852.

Marque Secrète de Jules (dit Théophile) Perrier, Libourne la Résistance, reçu à Tours à la Saint-Honoré 1875.

Nous observons à deux reprises le cachet circulaire « Sainte-Baume de M. Madeleine » et, sous le blason, le cachet ovale vertical « St Pilon Ste Magdeleine». Archives compagnons boulangers du Devoir, Cayenne de Bordeaux.

Les boulangers sur les livres de passage des compagnons du Devoir.
Le 14 septembre 1840, année de l’ascension de la Sainte-Baume par Libourne le Décidé, un livre du registre des passages est ouvert par Félix Hotin, livre réservé aux compagnons du Devoir reconnus par les anciens corps d’état du Devoir. Les compagnons boulangers n’étant à cette époque reconnus par aucun compagnonnage comme membre du Devoir, n’avaient pas la possibilité d’écrire leurs pensées, leurs sentiments, leurs noms sur ce registre. Ils se contentaient donc de faire apposer sur leurs Marques Secrètes le cachet détenu par les moines gardiens.

Les premières signatures de compagnons boulangers, le 9 avril 1861.
Une récente découverte nous instruit sur les deux premiers compagnons boulangers ayant signé le registre de Félix Hotin, compagnon charron, marchand de couleurs gaufrées pour les compagnons du Devoir. L’un de ces deux compagnons boulangers n’est pas l’un des moindres puisqu’il s’agit de Constant Boutin, Saumur Plein d’Honneur, personnalité importante de son corps d’état. (Voir chapitre Biographies.) Le passage de Constant Boutin à Saint-Maximin et à la Sainte-Baume s’inscrit dans sa visite de toutes les cayennes des compagnons boulangers, effectuée entre février et avril 1861.

Il est alors missionné par celle de Paris, ville administrative du Tour de France, pour les informer de la reconnaissance délivrée le 9 décembre 1860 par les compagnons cordonniers-bottiers, blanchers-chamoiseurs et tondeurs de drap ; il est aussi chargé, entre autres missions, de leur remettre une copie de la constitution établie en cette circonstance, ainsi que le nouveau cachet de cayenne.
Saumur Plein d’Honneur arrive à Marseille le 7 avril et deux jours plus tard, le 9, il se trouve à Saint-Maximin accompagné d’un jeune compagnon boulanger, François Leclerc, Tourangeau l’Aimable *, compagnon de route et peut-être garde du corps pour cette mission de haute importance.

En passant à Saint-Maximin, ces compagnons boulangers ont un but bien précis : acheter chez Félix Hotin les couleurs gaufrées réservées aux «vrais» compagnons du Devoir et apposer leur signature sur le registre de passage réservé lui aussi aux «vrais» compagnons du Devoir et non pas aux « soi-disant ».
La tâche n’est pas facile, les propos du compagnon tailleur de pierre La Sagesse de Bordeaux nous instruisent à ce sujet, mais nous démontrent aussi que rien n’était impossible.

Ce compagnon écrivait à la fin du XIXe siècle qu’il existait une convention faite «avec le Compagnon Charron qu’il ne livrerait des couleurs qu’aux vraie lorsqu’il se trouvait absent, et que sa femme livrait ce qu’on lui demandait sans qu’elle ne l’avisassent de se faire voir leur livret et se confiant ainsi à ce qu’ils ont bien voulu lui dire (sic) (Archives des compagnons passants tailleurs de pierre de Bordeaux, cité par L. e Bastard : «Le pèlerinage et les couleurs de la Sainte-Baume : une invention du XIX siècle ?» Fragments d’histoire du Compagnonnage n° 12, p.24-25.)
* François Louis Leclerc, né le 15 avril 1838 à Saint-Christophe-sur-le-Nais (37), fils de François Leclerc, 27 ans, journalier et d’Anne Fourneau. Reçu compagnon boulanger à l’Assomption 1857 à Tours.

Il ne s’agit donc pas pour eux de se présenter auprès de Félix Hotin comme compagnons boulangers, car s’ils avaient pu, à la rigueur, lui acheter des couleurs, ils n’auraient pas été autorisés à signer le registre.

Alors comment ont-ils fait ?
Le port de cannes à pomme blanche prête souvent à confusion, les boulangers étant pris pour des tailleurs de pierre ou des plâtriers. Dans ses Mémoires d’un Compagnon du Tour de France (1859) Arnaud, Libourne le Décidé (Dans son livre p. 298.), revenant de la Sainte-Baume accompagné d’un autre compagnon boulanger, rencontre un ancien de son corps d’état qui pensait avoir affaire à des compagnons de la bâtisse :
« Vos joncs à pommes blanches me font croire que vous êtes Tailleurs de Pierres ou Plâtriers » leur dit-il, à quoi Libourne le Décidé répond :
« Nous ne sommes ni Tailleurs de Pierres ni Plâtriers, quoique portant comme eux des cannes à pomme blanche. » (Voir le chapitre La Canne.)

Profitant de cette confusion – car nous supposons que les cannes portées par nos compagnons étaient à pomme neutre, sans blason de métier, comme une très grande majorité des cannes de compagnons boulangers à cette époque – nos deux compagnons boulangers se présentent, cannes en main, comme compagnons passants plâtriers à Félix Hotin. Puis, après lui avoir acheté les couleurs gaufrées, on peut supposer qu’à l’invitation de ce dernier ils partagent une bouteille de vin. Enfin ils signent son registre des passages :
Boutin Constant Plein d’honneur de Saumur C∴ passant plâtrier a passé à St-Maximin le 9 avril 1861 et a emporté les couleurs avec lui à la Ste Baume et à St Pilon.
Leclerc François L’aimable de Tours C∴ passant plâtrier a passé à St-Maximin le 9 avril 1861 et a emporté les couleurs avec lui à la Ste Baume au St pilon.

Ne voulant ou ne pouvant dévoiler leur véritable identité de compagnons boulangers, ils signent en modifiant leur nom de compagnon selon la forme en usage chez les plâtriers, en inversant le nom dit de province et le qualificatif. Saumur Plein d’Honneur, le boulanger, est ainsi devenu, d’un coup de plume, Plein d’Honneur de Saumur, le plâtrier. C’est donc sous leurs noms de compagnon arrangés façon plâtrier et en se présentant comme étant de ce métier, qu’ils parviennent à leurs fins : non seulement acheter les couleurs de la Sainte-Baume, mais chose aussi importante et peut-être inattendue pour eux, signer le registre réservé aux «vrais» compagnons du Devoir.

Félix Hotin a dû être trompé par ces soi-disant plâtriers, mais nous pouvons également imaginer qu’il ait fermé les yeux, ou bien encore, qu’il ait proposé aux deux boulangers, s’ils s’étaient présentés sous leur véritable identité, de signer son registre en tant que plâtriers.
Il lui fallait éviter toute remarque des corps d’état du «vrai» Devoir et l’on sait aussi qu’il était soucieux de ses intérêts commerciaux. En tout cas, c’est bien ce qu’il fera un an plus tard, le 2 mai 1862, en vendant par correspondance ses couleurs gaufrées à ce même Constant Boutin, compagnon boulanger, domicilié alors à Paris.

Laurent Bastard dans les Fragments d’histoire du Compagnonnage n°17 nous explique pourquoi les compagnons boulangers sont satisfaits de coucher leur nom, même modifié, sur le registre de Félix Hotin :
« Il faut replacer ce geste dans le contexte tendu des relations qui existaient alors entre les compagnons boulangers et tous les autres corps. Rejetés parce que leur naissance était obscure ou irrégulière, méprisés parce qu’exerçant un métier jugé peu qualifié, les compagnons boulangers n’ont eu de cesse de manifester de façon ostentatoire auprès de leurs ennemis qu’ils étaient comme eux afin d’obtenir leur reconnaissance.

Et cette affirmation s’est traduite de diverses façons, port d’insignes aux oreilles, impression de lithographies, cérémonies (conduites, enterrements). Le passage à la Sainte-Baume s’inscrit dans cette volonté d’adopter les usages des autres corps du Devoir. Il ne manquait plus que de signer le registre de Félix Hotin réservé aux véritables compagnons du Devoir pour se placer au même rang. Certes, au moyen d’une petite usurpation d’identité…

Les compagnons boulangers n’en étaient d’ailleurs pas à leur coup d’essai en la matière. Selon la tradition, le 9 novembre 1811 quatre d’entre eux se firent passer pour des doleurs et entrèrent en leur chambre, puis en 1856-1857, à la faveur d’une indiscrétion, J.-B. Entraygues, Limousin Bon Courage, se présenta comme compagnon fondeur dans les chambres des Quatre-Corps de Paris, Lyon et Bordeaux *. Comme on le voit, tous les moyens étaient bons pour entrer, même par effraction, dans la grande famille des compagnons du Devoir… »

Saumur Plein d’Honneur et Tourangeau l’Aimable, après avoir signé le registre de Félix Hotin et gravi les pentes de la Sainte-Baume, se dirigent vers Marseille ou Toulon. Saumur Plein d’Honneur est dans cette ville le 14 avril. On peut imaginer qu’après avoir narré l’exploit amplifié par l’enthousiasme et la fierté du jeune Tourangeau l’Aimable, il fut ovationné en héros par les compagnons boulangers et que le Père et la Mère débouchèrent ce soir-là leurs meilleures bouteilles !

Malgré l’adhésion en 1874 de nombreux compagnons boulangers à la Fédération Compagnonnique de Tous les Devoirs Réunis, nous trouvons encore en 1878, des compagnons haineux à leur égard.
René Lambert, Nantais l’Ami des Arts, compagnon passant charpentier, nous en fournit la preuve sur le livre de passage :
« Le 22 février je suis venu à Saint-Maximin comme j’avais le désir depuis trois ans que je suis reçu. J’ai donc profité du passage de Goux dit Bugiste à Marseille pour faire en sa compagnie ce pèlerinage que tout compagnon doit faire pour y emporter ces nobles couleurs que nous devons toujours porter avec gloire et honneurs.

Nous partons pour visiter la Sainte-Baume pour une journée magnifique et sans nous faire de bile et de mauvais sang et prêts à défendre le Devoir si quelques chiens blancs nous attaquaient. J’ai revu aussi avec plaisir la signature de mon père compagnon passant charpentier venu lui aussi le 18 août 1842 ; son fils est venu visiter ces magnifiques sites et pense faire comme son père, finir son Tour de France et rentrer à Nantes son pays natal. »

Le 25 février 1884, vingt-quatre ans après la reconnaissance des compagnons boulangers par plusieurs corps du Devoir, la première signature d’un compagnon boulanger du Devoir en tant que tel apparaît sur le registre – jusqu’ici réservé aux corps d’états légitimes – tenu par Pierre Audebaud, Saintonge la Fidélité, compagnon tourneur du Devoir :
Joseph Cesneau, Manceau l’Ornement du Devoir, reçu à La Rochelle le 15 août 1883, Compagnon boulanger du Devoir, voulant en bon compagnon faire mon Tour de France, et visiter l’un de nos plus grands souvenirs, je suis passé ici à Saint-Maximin le 25 février 1884 revenant de Toulon après avoir visité la Sainte-Baume. (S∴E∴F∴) C∴B∴D∴D∴


Levé d’acquit de Joseph Cesneau, Manceau l’Ornement du Devoir, passé à Saint-Maximin le 25 février 1884.

Second passage :
Saint-Maximin le 21 juillet 1884 Châtelain Ferdinand dit Blois la Fermeté du Devoir C∴ boulanger du Devoir, reçu à Angoulême le 16 mai 1883 né à Montrieux canton de Neung-sur-Beuvron. Ayant voulu visiter les lieux immortels par le souvenir de nos fondateurs, je suis passé à la Sainte-Baume, ce lieu sacré pour tous les D Après l’avoir visité ainsi que le Saint Pilon, j’ai visité les beaux chefs-d’œuvre de nos frères qui ornent et enrichissent l’église de Saint-Maximin où figurent les portraits de nos deux illustres fondateurs à jamais immortels, maître Jacques et le père Soubise, pères des C∴D∴D∴ Blois la Fermeté du D. C∴B∴D∴D∴.
(Le texte est agrémenté de deux petits dessins, une étoile à cinq branches et un compas et une équerre entrelacés).

Troisième passage :
Joseph Pétinay âgé de 21 ans, natif de La Ferté-Saint-Cyr canton de Neung, arrondissement de Romorentin département du Loir et Cher, surnommé Blois le Soutien des Frères, compagnon boulanger du Devoir E∴D∴M∴J∴ Je ne suis pas venu en Provence sans faire ma visite dans les lieux immortels de la Sainte-Baume et Saint-Maximin dont je n’ai voulu me retirer sans me munir de ces belles couleurs qu’un bon C∴ doit porter avec honneur et fidé- lité jusqu’au tombeau.
Saint-Maximin le 21 juillet 1884.

Quatrième passage :
Ménager Ernest dit Tourangeau l’Ami des Arts, C∴ boulanger du D∴E∴D∴M∴J∴, reçu à La Rochelle pour l’Assomption 1883, compagnon à la vie à la mort, passé à Saint-Maximin, venant de Toulon le 20 février 1885, il emporte ses couleurs et passera par la Sainte-Baume visiter les lieux consacrés au souvenir de Maître J∴ puis continuera sa route vers Marseille pour terminer son Tour de France, emportant l’estime de tous ses F∴ en compagnonnage.


Message d’Ernest Ménager, Tourangeau l’Ami des Arts, laissé le 20 février 1885 sur le registre de passage des compagnons du Devoir chez Pierre Audebaud, Saintonge la Fidélité, compagnon tourneur du Devoir à Saint Maximim. Tourangeau l’Ami des Arts a dessiné les outils symboliques de son Devoir, équerre et compas entrecroisés et lettre G, pelle à enfourner et rouable croisés, et une balance.

Cinquième passage :
François Sassier est venu visiter Saint-Maximin après avoir passé à Saint- Pilon et à la grotte Sainte-Baume le 3 mai 1885 en venant de Toulon et repart sur Saint-Étienne pour continuer son Tour de France. J’ai été reçu à Agen le S.J.D.N. 1884. Fait à Saint Maximin le 3 mai 1885 par François Sassier dit Tourangeau le Triomphant C∴B∴D∴D∴E∴D∴M∴J∴
Élie Leroux dit Tourangeau l’Étoile du Devoir. Reçu à Toulouse le S∴J∴D∴N∴, je suis venu visiter Saint-Maximin après avoir passé à Saint-Pilon et à la grotte de la Sainte-Baume en venant de Toulon et repart sur Saint-Étienne pour continuer mon Tour de France. Fait à Saint-Maximin le 3 mai 1885 par Élie Leroux dit Tourangeau l’Étoile du Devoir C∴B∴D∴D∴E∴D∴M∴J∴
Alfred Feuillet dit Berry le Triomphant C∴B∴D∴D∴ reçu à Blois le saint jour de Pâques 1883. Je suis venu visiter le Saint-Pilon et la grotte de Sainte-Baume le 2 mai 1885 en venant de Toulon et je repars pour Saint-Étienne pour conti- nuer mon Tour de France. Fait à Saint-Maximin le 3 mai 1885 par A. Feuillet dit Berry le Triomphant. C∴B∴D∴E∴D∴M∴J∴

Sixième passage :
Nouet Auguste dit Poitevin la Liberté compagnon boulanger du Devoir passant ce jour le 10 juin 1885. Revenant de visiter la Sainte-Baume, en sou-venir de M∴J∴

Les cachets de Félix Hotin et de Pierre Audebaud (1840-1921) :

Septième passage :
Tarlet Louis dit Mâconnais l’Île d’Amour C∴B∴D∴D∴ reçu à Tours le saint jour de Noël 1884, est passé à Saint-Maximin le 20 octobre 1887 allant à la Sainte-Baume pour faire bénir ses couleurs et continuer son Tour de France avec honneur.

Huitième passage :
E. Demée dit Manceau la Tranquillité reçu le saint jour de la Saint-Honoré à Tours 1890, passé à Saint-Maximin le 3 février 1892 pour aller à Sainte-Baume avec honneur et gloire C∴B∴D∴D∴

Neuvième passage :
Debrée Désir, dit Blois Beau Désir C∴B∴D∴D∴ reçu à Orléans deuxième cayenne le jour de l’Assomption 1879, passé le 1er juin 1892 se rendant à Sainte-Baume avec honneur et gloire.

Dixième passage :
Chartier Désiré dit Parisien la Bonté C∴B∴D∴D∴ reçu à La Rochelle le saint jour de Noël 1900, de passage à Saint-Maximin le 8 avril 1902.

Désiré Chartier, Parisien la Bonté, reçu à La Rochelle à la Noël 1900.

Onzième passage :
Raoul Simon dit Blois l’Ami des Frères C∴B∴D∴D∴ reçu le saint jour de Pâques 1902, est passé à Saint Maximin pour y visiter la Sainte-Baume, voyage dont je garderais toujours un précieux souvenir.
Dubois Louis dit Tourangeau la Belle Pensée C∴B∴D∴D∴ reçu à La Rochelle le jour de Toussaint 1902. Le 7 décembre 1903.

Douzième passage :
Péarron dit Blois Plein d’Honneur C∴B∴D∴D∴ en pèlerinage à Sainte-Baume et au Saint-Pilon le 6 juillet 1906 et dont il gardera un souvenir inoubliable. Péarron dit Blois Plein d’Honneur C∴B∴D∴D∴ reçu à Blois le saint jour de l’Assomption 1893.
Marquis dit Blois le Soutien des Couleurs C∴B∴D∴D∴ du pèlerinage de la Sainte-Baume au Saint-Pilon le 6 juillet 1906 et gardera un souvenir inoubliable. Marquis dit Blois le Soutien des Couleurs C∴B∴D∴D∴ reçu à Blois le saint jour de l’Assomption 1903.
Bardel dit Blois le Triomphant C∴B∴D∴D∴ du pèlerinage de la Sainte-Baume à Saint Pilon le 6 juillet 1906 et gardera un souvenir qui est gravé dans son Cœur. Bardel dit Blois le Triomphant C∴B∴D∴D∴ reçu à Blois le saint jour de Noël 1905.
Gibault, père des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Blois, assistant ses enfants sur le Tour de France est de passage à la Sainte-Baume le 6 juillet 1906 et dont il gardera avec ses enfants un précieux souvenir.

Treizième passage :
Georges Brizard dit Tourangeau Fleur d’Amour C∴B∴D∴D∴ venant de Nîmes, reçu à Tours le 16 avril 1911.
Gaston Ardon dit Blois L’Étoile du Devoir C∴B∴D∴D∴ venant de Nîmes. Reçu à Bordeaux le jour de Noël 1911.
C’est la dernière signature, ce livre de passage est fermé le 21 septembre 1921.

Le 21 juillet 1947 un livre de passage est ouvert par l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir. Sur la première page du nouveau livre nous lisons :
« Ce jour 21 juillet 1947 en la solennité du XIXe centenaire de l’arrivée de Marie Madeleine, les compagnons ont déposé à la Sainte-Baume ce livre afin que tous mes frères en passant en ces lieux puissent y inscrire leurs noms, seuls les compagnons pourront user de ce livre qui est mis en dépôt entre les mains des gardiens du sanctuaire.

En foi de quoi signent les compagnons présents lors de ce dépôt avec l’assentiment du Tour de France.
Le premier signataire de ce nouveau livre de passage est le doyen de cette journée, et l’unique compagnon participant ayant signé le registre précédent, Péarron Blois Plein d’Honneur, compagnon boulanger du Devoir.
Ce livre de passage et la frappe ont quitté la Sainte-Baume en 1977 pour rejoindre la Maison des Compagnons du Devoir de Marseille, l’étape de la Sainte-Baume, où les compagnons et aspirants du Devoir déposent encore aujourd’hui leurs noms et leurs pensées, au retour de leur ascension.

De nos jours les Compagnons du Devoir de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir ne partent plus de Saint-Maximin, mais de Gémenos, où il existe une petite maison étape, arrivent au Saint Pilon après avoir franchi les crêtes, pour les plus anciens, n’ayant plus toutes leurs capacités physiques, ou malheureusement pour les pressés de notre époque, le départ se fait de l’hôtellerie, de là quarante cinq minutes d’ascension suffisent pour atteindre la grotte.

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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