La Sainte Baume

Ce chapitre consacré aux liens historiques et légendaires entre les compagnons boulangers du Devoir et la Sainte-Baume a pu être rédigé grâce aux études antérieures de Georges Papineau, Blois l’Ami du Travail, compagnon boulanger du Devoir, auteur de l’ouvrage La Sainte-Baume, haut lieu du Compagnonnage, de René Lambert, Provençal la Fidélité compagnon charron-carrossier du Devoir, auteur de l’ouvrage La Sainte-Baume – Le pèlerinage des Compagnons du Devoir et de Laurent Bastard, ancien directeur du musée du Compagnonnage de Tours, lors d’études publiées dans les volumes 7, 12 et 14 des Fragments d’histoire du Compagnonnage.

LA SAINTE-BAUME, UN LIEU SACRÉ

Forêt provençale – Jules César le bûcheron
Lucain, neveu de Sénèque et poète latin (né en l’an 39 à Cordoue, en Hispanie ultérieure, et mort en l’an 65), dans son épopée historique, connue sous le titre La Pharsale (Livre III), relate le siège de Marseille par Jules César en 49 avant Jésus-Christ.
Il y est question d’une forêt sacrée, un espace dont les dieux se réservaient l’exclusivité.
Nous ne pouvons affirmer que cette forêt était celle de la Sainte-Baume, loin de là, mais ce texte permet d’appréhender la sacralité des forêts depuis que l’homme est homme… Cette forêt serait située sur le mont où se trouve actuellement la gare Saint-Charles :
« Non loin de la ville était un bois sacré, depuis longtemps inviolé, dont les branches entrelacées écartant les rayons du jour enfermaient sous leur épaisse voûte un air ténébreux et de froides ombres. Ce lieu n’était point habité ni par les Pans rustiques ni par les Sylvains et les nymphes des bois. Mais il cachait un culte barbare et d’affreux sacrifices. Les autels, les arbres y dégouttaient de sang humain. S’il faut ajouter foi à la superstitieuse antiquité, les oiseaux n’osaient s’arrêter sur ces branches ni les bêtes féroces y chercher un repaire ; la foudre qui jaillit des nuages évitait d’y tomber, les vents craignaient de l’effleurer. Les arbres frémissaient d’eux-mêmes, aucun souffle n’agitait leurs feuilles. Des sources sombres versaient une onde impure, les mornes statues des dieux, ébauches grossières, étaient faites de troncs informes, la pâleur d’un bois vermoulu inspirait l’épouvante. L’Homme ne tremblait pas ainsi devant les dieux qui lui étaient familiers. Plus l’objet de son culte lui était inconnu, plus il était formidable. Les antres de la forêt rendaient, disait-on, de longs mugissements, les arbres déracinés et couchés par terre se relevaient d’eux-mêmes, la forêt offrait, sans se consumer, l’image d’un vaste incendie, et des dragons, de leurs longs replis, embrassaient les chênes. Les peuples n’en approchaient jamais. Ils ont fui devant les dieux. Quand Phébus (Apollon) est au milieu de sa course, ou que la nuit sombre enveloppe le ciel, le prêtre lui-même redoute ces approches et craint de surprendre le maître du lieu.

Ce fut cette forêt que César ordonna d’abattre, elle était voisine de son camp, et comme la guerre l’avait épargnée, elle restait seule, épaisse et touffue, au milieu des monts dépouillés. À cet ordre, les plus courageux tremblèrent. La majesté du lieu les avait remplis d’un saint respect, et dès qu’ils frapperaient ces arbres sacrés, il leur semblerait déjà voir les haches vengeresses retourner sur eux-mêmes.
César voyant frémir les cohortes dont la terreur enchaînait les mains, osa le premier se saisir de la hache, la brandit, frappa, et l’enfonca dans un chêne qui touchait aux cieux. Alors, leur montrant le fer plongé dans ce bois profane : Si quelqu’un de vous, dit-il, regarde comme un crime d’abattre la forêt, m’en voilà chargé, c’est sur moi qu’il retombe. Tous obéirent à l’instant, non que l’exemple les rassurât, mais la crainte de César l’emporta sur celle des dieux.

Aussitôt les ormes, les chênes noueux, l’arbre de Dodone, l’aulne, ami des eaux, les cyprès, arbres réservés aux funérailles des patriciens virent pour la première fois tomber leur longue chevelure, et entre leurs cimes, il se fit un passage à la clarté du jour. Toute la forêt tomba sur elle-même, mais en tombant elle se soutint et son épaisseur résista à sa chute. À cette vue tous les peuples de la Gaule gémirent »

Forêts, sources et croyances de la Sainte-Baume
Un lieu saint, d’une manière générale, est un endroit où l’homme peut passer de sa condition terrestre au monde de la lumière, au monde transparent et scintillant, au monde de la pureté…
L’eau intervient dans ce processus d’échange, elle est utilisée depuis toujours dans la construction des sanctuaires car elle porte en elle la pureté.
Dans la Genèse, ce sont les choses du second jour de la Création qui apparaissent : les eaux d’en haut et les eaux d’en bas. L’eau, c’est la mémoire du monde, nos scientifiques recherchent le passé de notre planète dans des carottes de glace. C’est le principe même de la vie. L’eau, c’est l’élément qui relie : c’est la composante principale de nos cel- lules. Elle jaillit des entrailles de la terre mère, et tombe des cieux divins. Notre Mère des eaux serait l’ancien nom du massif de la Sainte-Baume.

Au néolithique, les hommes ont visité ce lieu sacré. Mille ans avant J.-C. la Sainte-Baume aurait été un important lieu de pèlerinage à Isis, la Vierge Noire, les druides y consacraient les chênes-rois.
Au Plan-d’Aups, en 242 avant J.C., les légions romaines, qui prolongeaient la voie Aurélienne, en firent un lieu de villégiature et érigèrent un temple dédié aux déesses protectrices des eaux.

La région de la Sainte-Baume a toujours été liée aussi aux rites de fécondité. Voici ce que rapporte Périgord Cœur Loyal dans ce passage extrait de ses mémoires * :
Ah! Qu’elle serait la bienvenue, cette source chantée par tant de poètes compagnonniques qui s’y sont abreuvés avant nous. En effet, d’une station jaillit un filet d’eau : comme elle est claire, tentante. En cet instant, je me sens inondé de quelque chose d’indéfinissable, je suis seul et je rêve, je vais repasser dans mon esprit tout ce que j’ai lu et appris sur cette montagne sainte ; je vois défiler ses cohortes de compagnons pleins de foi naïve qui croyaient fermement à des légendes invraisemblables forgées de toutes pièces et parodiant certains récits bi- bliques sur lesquels veulent toujours s’asseoir nos origines. Et, comme le communiant s’approche de l’autel pour recevoir son Créateur, je tendis mes lèvres sur cette eau jaillissante pour communier avec l’âme de nos pères, desquels j’avais pris le sentier…»
* Le Tour de France d’un compagnon du Devoir, Paris, Imprimerie du Compagnonnage, 1957.

La forêt, consacrée par les païens (refus de toute coupe d’arbres, comme pour la forêt de Lucain), fut confirmée au cours des siècles par des ordres religieux, des édits royaux et de nos jours par des arrêtés préfectoraux. En son temps, le pape Boniface VIII menaça tout contrevenant d’excommunication.
On peut penser que, depuis des millénaires, ce souci durable de préservation vient de la singularité du paysage que présente la Sainte-Baume.

C’est que la variété des espèces qu’elle abrite ne devrait pas, biologiquement parlant, se trouver sous le climat et la latitude de la Provence. Des tilleuls et des hêtres aux dimensions peu communes, l’érable, l’if, le lierre et le houx à profusion, font ici une singulière intrusion.

Sans doute leur présence a-t-elle été facilitée par sa situation sur le flanc nord d’un massif au réseau hydrographique et à la pluviométrie plus importants qu’ailleurs.

Cette végétation étrange pour la région était à une époque très reculée, considérée comma la volonté particulière des dieux.

Si la chrétienté n’a pas toujours entre tenu des rapports très cordiaux avec la forêt et ses esprits que les campagnes persistaient à honorer, elle a vu dans l’ancienne forêt de Notre Mère des eaux un sanctuaire incontournable qu’elle se devait de marquer de son sceau.

Dans son ouvrage La mythologie française, Henri Dontenville (1947) nous dit :
« Contre les attardés, l’Église n’a pas eu tout de suite des bûchers. Elle a tenté la persuasion, cherché à incliner les esprits. C’est pour cela probablement qu’à l’époque des croisades a été introduite en France l’image de la repentante Madeleine. Au milieu du XIe siècle, les moines de Vézelay prétendaient avoir ses reliques (dérobées dit-on plus tard à Saint-Maximin). À partir de 1200, on voit poindre son nom un peu partout, il est attribué à des dolmens, des grottes, des montagnes où se relèvent les traces d’anciennes croyances. L’un des chemins de pèlerinage gaulois et prégaulois que nous allons parcourir, celui qui mène de la forêt carnute * au Mont-Saint-Michel, est marqué de lieux-dits la Madelaine au coin des bois. Quel plus bel exemple le clergé peut-il donner, sous le signe de la douceur, que celui de cette femme qui a vécu dans l’erreur, qui est touchée par les ensei- gnements et miracles de Jésus, qui se convertit et à qui il est pardonné ! »
* Les Carnutes sont un peuple de la Gaule celtique vivant sur le riche plateau de Beauce. Ils ont donné leur nom à la ville de Chartres.

 

LA SAINTE-BAUME, UN LIEU DE LÉGENDES

Qu’est-ce qu’une légende?
Nous avons dit que les deux légendes, l’une compagnonnique, l’autre religieuse, étaient solidement attachées à ces lieux. Avant d’en donner les textes, nous croyons utile de préciser la véritable signification du mot légende, tout récit non authentique qui repose pour être fondé, en partie tout au moins, sur la réalité des faits.
Certaines légendes, d’ailleurs, partent de faits réels qui, transmis oralement, ont été involontairement déformés par les narrateurs successifs, ou encore volontairement pour les besoins de la cause. En ce qui nous concerne, nous ne retiendrons pas cette dernière hypothèse.
Voici notre position concernant les légendes qui nous intéressent, nous sommes en présence de deux histoires merveilleuses qui comportent de grands enseignements et puisque rien ne vient les contredire, délaissant certains détails difficiles à admettre, nous les acceptons telles qu’elles nous ont été transmises, sans en chercher l’authenticité qui est d’ailleurs impossible à établir, faute de preuves matérielles.

La légende de Maître Jacques

Sur cette célèbre lithographie ci-dessous, éditée par Agricol Perdiguier, la légende de la Sainte-Baume est évoquée dans les vignettes médianes, tandis que celles du bas évoquent une autre version de sa légende, celle dite «des tours d’Orléans».

Papineau , Blois l’Ami duTravail, en donne une version très claire :
« Maître Jacques, fils d’un tailleur de pierre provencal, ayant appris le métier de son père et voulant se perfectionner, se rendit en Grèce. Puis, attiré par la renommée de Salomon et désireux de travailler au temple grandiose qu’il construisait à Jérusalem, il se rendit dans cette ville. Bien vite il se fit remarquer par son assiduité et son application au travail et fut nommé Maître.

La construction du temple terminée, muni des attributs que Salomon lui avait remis, il revint avec Soubise vers sa Provence natale où ensemble ils firent de nombreux adeptes au compagnonnage naissant. De caractères différents, ils durent bientôt se séparer. Soubise partit vers Bordeaux, Maître Jacques resta en Provence où il continua son œuvre. Cela se situait vers 950 avant J.-C. et la Gaule était alors païenne. Maître Jacques était donc né païen. Mais en nous référant à de nombreux passages de sa légende et en particulier à son acte de foi, nous avons tout lieu de croire qu’au contact des Juifs, il avait adopté leur croyance monothéiste.

Nul doute qu’il ne trouvât pas dans le milieu païen où il était revenu, l’ambiance qu’il désirait.
Un jour vint, où las de cette vie qui ne lui convenait pas , il chercha à se retirer du monde pour méditer. C’est alors que, connaissant déjà, ou découvrant par hasard le site de ce qui bien plus tard devait devenir la Sainte-Baume, il en fit sa résidence.

Il passait son temps en prières et en contemplation et errait souvent dans la campagne environnante et surtout dans la magnifique forêt, propice au recueillement. Il recevait de temps à autre la visite de ses disciples qui lui appor taient de la nourriture et des nouvelles du monde.
Après avoir échappé à un premier attentat, il fut assassiné, et ses disciples l’enterrèrent dans la forêt.
Les soupçons se portèrent sur Soubise, mais quand celui-ci apprit la mort de son ancien ami, sa douleur fut si grande qu’il fut lavé de tout soupçon. »

La légende de Marie Madeleine

< Marie Madeleine en prière dans la forêt de la Sainte-Baume. Gravure anonyme éditée vers 1610 par Nicolas de Mathonière.

René Lambert, Provençal la Fidélité , compagnon charron-carrossier du Devoir, dans son ouvrage intitulé La Sainte-Baume, le pèle-rinage des compagnons du Devoir, nous présente la légende de Marie Madeleine (alors qu’il a fait une totale abstraction de la légende compagnonnique de Maître Jacques) :
« Quelque temps après la résurrection de Jésus, l’Église de Jérusalem fut persécutée et tous les chrétiens, excepté les apôtres, se dispersèrent dans les contrées de Judée et de Samarie. Une immémoriale tradition nous dit que vers l’an 42, les amis de Jésus, Marie Madeleine, Lazare, Marthe, Marie Jacobé, Marie Salomé, et Sara leur suivante, Maximin et Sidoine l’aveugle-né, auraient été appréhendés et conduits au port de Jaffa. Leurs persécuteurs les jetèrent à la mer dans une barque sans voile et sans rame, et des rivages de Palestine, ils se transportèrent, grâce à la protection du Ciel, à l’embouchure d’un fleuve de la côte provençale, en un lieu dénommé Sainte-Marie de la barque, et devenu aujourd’hui les Saintes-Maries-de-la-Mer. En bons missionnaires, ils se séparèrent pour aller prêcher l’Évangile.

Marie Jacobé, Marie Salomé et Sara demeurèrent à l’endroit même de leur débarquement. Marthe remonta les bords du Rhône pour se fixer à Tarascon, Maximin s’établit à Aix, et Lazare vint à Marseille. Marie Madeleine, quant à elle, suivit ses amis dans les missions d’évangélisation à Aix et à Marseille. Mais répondant à l’attrait d’une vocation solitaire, elle quitta Marseille en suivant les rives de l’Huveaune jusqu’à sa source d’où elle aperçut au loin, dans la falaise, l’ouverture béante d’une grotte. Elle s’y réfugia dans la solitude et la contemplation. On dit qu’à son approche les animaux nuisibles et venimeux abandonnèrent la grotte pour toujours.

Elle demeura là trente ans, inconnue de tous. Sept fois par jour, les anges descendaient du ciel et l’élevaient dans l’air où elle entendait l’harmonie céleste qui se substituait aux nourritures terrestres. Elle installa sa couche sur une petite roche élevée, au fond de la grotte car c’était le seul endroit épargné par les gouttes d’eau qui tombaient de la voûte. Au milieu de toutes les rigueurs de sa pénitence, elle purifiait son coeur et le disposait à recevoir les plus intimes communications de Dieu.

Enfin un jour, inspirée de Dieu, elle quitta la grotte pour toujours. Elle se rendit à Villalata et rencontra Maximin au carrefour de la voie Aurélienne, à l’endroit où l’on voit aujourd’hui un pilon, et elle mourut presque aussitôt dans une extase. C’était le 11e jour des calendes d’août (le 22 juillet vers l’an 75), elle avait alors soixante-sept ans. Maximin l’aurait ensevelie dans un sarcophage ou sous des tuiles romaines.
Au IVe siècle, on transféra son corps dans un sarcophage d’albâtre sur lequel les Cassianites élevèrent une église au Ve siècle, que remplaca au XIVe siècle la magnifique basilique de Saint-Maximin.
Telle est la tradition transmise, avec les ajouts du temps de génération en génération. »

La grotte de la Sainte-Baume.

 

LA SAINTE-BAUME, UN LIEU DE PÉLERINAGE

< Dans la falaise, le presbytère situé à l’entrée de la grotte, au sommet, le Saint-Pilon.

Agricol Perdiguier – qui semble être le premier à utiliser le terme de pèlerinage – dans son Livre du compagnonnage (1839), insère un paragraphe intitulé « Pèlerinage » :
« Il était autrefois peu de compagnons qui fissent leur Tour de France sans faire un pèlerinage à la grotte de la Sainte-Beaume, en Provence, ils en revenaient munis d’images symboliques et de rubans ou couleurs embellis de dessins mystérieux. Tout ce qui venait de là était réputé, sur le Tour de France, comme chose sacrée. Une partie des compagnons qui passent en Provence visitent encore la Sainte-Baume, lieu où la Madeleine, après le supplice de Jésus- Christ, se retira, dit-on, et mourut. Malgré la marche du temps, le culte et le pèlerinage ont conservé de leur sainteté et de leur poésie. Cette grotte humide et sombre, ces montagnes imposantes chargées d’un bois que les compagnons appellent sans pareil, produisent toujours sur l’âme des pèlerins qui les visitent une impression profonde, on n’a jamais vu, dit-on, dans le bois sans pareil , le moindre vestige d’animal. »

Agricol Perdiguier oublie de préciser que seule une partie des compagnons du Devoir se fait un devoir de passer à la Sainte-Baume, et que le compagnonnage du Devoir de Liberté, société à laquelle il appartient, ne la visite pas.

Georges Papineau, Blois l’Ami du Travail, compagnon boulanger du Devoir, dans son ouvrage La Sainte-Baume, haut lieu du compagnonnage 1972 nous dit :
« La Sainte-Baume est généralement considérée comme étant uniquement consacrée au souvenir de Marie Madeleine. Une chapelle est aménagée à l’intérieur de la grotte et est desservie depuis le XIIIe siècle par les Pères Dominicains. C’est un pèlerinage très fréquenté par les Provençaux qui vouent à la sainte un culte très suivi.
Pourquoi depuis des siècles, en une procession ininterrompue, des ouvriers itinérants croyants ou incroyants, viennent-ils également en ce lieu devenu, semble-t-il, uniquement religieux. La nostalgie de son pays natal peut expliquer que l’Estimable le Provençal ait chanté :

Vertes montagnes, fraîches campagnes
De vous revoir sous mes jours les plus beaux !

Mais que voulait-il dire un peu plus loin par :
Sous le feuillage, un pur ombrage
De l’homme peut dissiper tout revers !

Ce petit mystère qui enrobe ce dernier vers est bien dans le goût de son XIXe siècle, mais encore fallait-il qu’il soit motivé ! Peu après notre Provençal, c’est Rochelais l’Enfant Chéri , compagnon boulanger qui, faisant ses adieux à la Provence, nous dit :
J’ai voulu voir, étant dans la Provence, Ces beaux pays, sites enchanteurs,
La Sainte-Baume et ses belles couleurs.

Lithographie du XIXe siècle représentant Marie Madeleine et revêtue du cachet de Lambert Alphonse (L.A.).

Que venait faire ce compagnon boulanger, voyageur infatigable bien sûr, mais sans espoir de trouver du travail en ce lieu isolé ? Que voulait-il dire lui-même dans ce dernier vers ? Et voici qu’un siècle plus tard, Pierre le Saintonge, compagnon menuisier du Devoir, nous confie à son tour :
Sur nos couleurs de la Baume, en hommage Nous recevons le sceau des Dévoirants !

Rien de visible ne motive cette procession ininterrompue, ces longs rubans appelés couleurs, ce cachet, ce livre, aucun décor ne retient l’attention, et pourtant aujourd’hui comme jadis, animés par la même foi que leurs anciens, les compagnons du Devoir continuent à accomplir ce qu’ils consi- dèrent comme un pèlerinage à la source de leur histoire.

D’où vient cette tradition qui fut, et est encore et sera toujours si chère au cœur des compagnons ?
Pourquoi autrefois un Tour de France était-il considéré comme incomplet sans l’accomplissement de ce pèlerinage au cours duquel ils se munissaient de leurs couleurs, vendues uniquement à Saint-Maximin ?

( Contrairement à ce qu’écrit G. Papineau, les couleurs n’étaient pas vendues uniquement à Saint-Maximin, les compagnons pouvaient se les procurer dans toutes les villes de Devoir. Ce sont les couleurs dites de la Sainte-Baume que l’on pouvait uniquement se procurer à Saint-Maximin, vendues au début du XIXe siècle par Félix Hotin, compagnon charron du Devoir dit Picard. Son livre de comptes nous apprend que c’était un commerce très florissant. Les compagnons venaient y compléter leurs jeux de couleurs si leurs moyens financiers le leur permettaient. Mais à partir de 1842, les compagnons tisseurs-ferrandiniers du Devoir de Saint-Étienne, ayant fait fabriquer des rouleaux à gaufrer les couleurs de leur propre initiative, copièrent des rouleaux de la Sainte-Baume. Ces couleurs se répandirent beaucoup plus rapidement sur le Tour de France, en particulier dans les compagnonnages du Devoir ayant des difficultés de reconnaissance. D’ailleurs, dans la constitution des C.B.D.D. de 1860, il est stipulé qu’il sera remis à la réception une couleur de Sainte-Baume ou imitation au nouveau compagnon, il se peut que ces imitations soient celles des compagnons tisseurs-ferrandiniers de Saint-Étienne. )

S’astreignant parfois à de longs détours, comme nous le dit Libourne le Décidé : Nous, compagnons du nord, nous sommes obligés de traverser cette partie de la France pour accomplir ce Devoir qui est une obligation importante de nos statuts.

( En réalité, le passage à la Sainte-Baume n’a jamais été obligatoire sur le parcours du Tour de France, il n’est que facultatif. )

Il s’agissait d’une obligation morale, mais la foi de nos pères était telle qu’ils s’en faisaient une obligation réelle, un cas de conscience, dirons-nous. Et actuellement, alors que les moyens de transport sont plus faciles, alors que les couleurs n’ont plus la même origine, le seul côté touristique ne suffirait pas à attirer tant de compagnons pour le seul plaisir d’obtenir un cachet, comme cela se fait en bien d’autres endroits plus ou moins réputés.

Dans le même esprit que Libourne , nous pouvons dire actuellement : Nous, compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir, venons accomplir ce pèlerinage comme nos anciens le firent et comme le feront nos suivants, afin de puiser à la source de notre histoire la force nécessaire pour maintenir et transmettre notre patrimoine spirituel et continuer la mission du compagnonnage.

Car si une légende religieuse situe le séjour de Marie Madeleine en cette grotte vers l’an 50, une légende du compagnonnage nous enseigne que mille ans auparavant, Maître Jacques, l’un de ses fondateurs, s’y retira également. Qu’un tel lieu ait été choisi par deux personnages épris des mêmes sentiments de solitude et surtout de recueillement ne peut nous surprendre, étant donné le décor prédestiné. Mais le mysticisme qui nous envahit malgré nous est-il provoqué uniquement par ce décor ou par ce dont il est censé avoir été le témoin ?
Disons que l’un et l’autre se complètent, que le choix du lieu ne pouvait pas être plus judicieux et si, pour nos compagnons, ce décor n’est pas une œuvre humaine, il n’en est pas moins évocateur…

Marie Madeleine et le Christ figuré sous les traits d’un jardinier.
Gravure de Martin de Vos éditée par Gérard de Jode, Anvers, 1585.
Coll. J.-M. Mathonière.

Dans une étude réalisée à la demande de la Fondation David Parou Saint-Jacques *, publiée sur un site internet intitulé Compostelle et les Compagnons, Laurent Bastard remet les choses en ordre :
« Le pèlerinage de Saint Jacques était-il une pratique identitaire chez les compagnons ? Était-il partagé avec d’autres communautés ? À ce jour on ne peut que répondre par la négative, rien n’atteste que ce pèlerinage ait constitué chez eux une pratique obligatoire, comme l’était – et l’est encore – la cérémonie de réception, pour justifier de leur titre de compagnon. Ce pèlerinage ne constituait pas non plus, c’est évident, une pratique spécifique, puisque des milliers d’autres personnes l’accomplissaient. C’était donc une pratique facultative, partagée avec des quantités d’autres groupes d’hommes, de toutes catégories sociales. Un seul lien les unissait (ce n’est plus tout à fait exact aujourd’hui) : la foi chrétienne. »

* La Fondation David Parou Saint-Jacques publie une revue qui a l’ambition de susciter, de rassembler et de faire connaître le plus largement possible des travaux de chercheurs, professionnels, étudiants et amateurs, s’intéressant à saint Jacques et à ses cultes, en particulier au pèlerinage à Compostelle, ainsi qu’à d’autres sanctuaires et pèlerinages.

Ajoutons d’ailleurs qu’un autre pèlerinage, celui de la Sainte-Baume, en Provence, devrait appeler la même approche. Revendiqué comme un pèlerinage compagnonnique associé autant à Marie Madeleine qu’à Maître Jacques, il constitue en réalité un pèlerinage propre aux seuls compagnons du Devoir et dont la pratique ne semble s’ancrer chez eux qu’au XIXe siècle, en un temps où elle est quelque peu délaissée par les chrétiens. Cette comparaison nous amène à rappeler le caractère fondamentalement chrétien des rites et de l’esprit des compagnonnages au moins jusqu’à la Révolution. Le pèlerinage à la Sainte-Baume, sans avoir revêtu un caractère obligatoire, entrait dans les pratiques coutumières des compagnons lorsqu’ils passaient en Provence, mais ce n’était pas une étape obligée, le but du Tour de France.

Il devait en être de même avec le pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Quand les compagnons passaient par Toulouse ou plus au sud, certains devaient songer à poursuivre leur route en Galice. Une telle démarche était parfaitement conforme à leur foi et en conformité avec leur Devoir de compagnon, sans pour autant constituer une obligation. Si nous insistons sur ce point, c’est qu’il s’agit de rappeler que l’ancien compagnonnage ne présentait rien de mystérieux, d’hétérodoxe, d’ésotérique, au sens où l’on entend ces termes aujourd’hui. Il n’avait rien de commun avec une secte plus ou moins imprégnée de druidisme et de kabbale, et encore moins avec un mouvement prônant la liberté de conscience et l’anticléricalisme. C’est tout simplement en bons chrétiens dévoués au trône et à l’Église que des compagnons ont pu accomplir le pèlerinage à Saint Jacques…

 

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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