La mère 1/5

La Mère des compagnons boulangers perquisitionnée », « l’on trouve de l’embauche chez la mère des boulangers », ou bien encore, « tout compagnon ou aspirant, qui étant chez la Mère, dormira sur la table, sera à l’amende d’une bouteille de vin. » Mais qu’est-ce qu’une Mère « compagnonniquement » parlant ?

Il en existe deux définitions.

C’est d’abord un lieu :

Le premier sens du mot « Mère » est l’établissement où se réunissent les compagnons pour traiter de l’embauche, des revendications, de la fête de leur saint patron (saint Honoré pour les boulangers) et de toutes les autres activités qui concernent la société.

En général, c’est un débit de boissons, une auberge, un café-restaurant qui comporte des chambres pour loger les ouvriers de passage et au moins une pièce réservée aux réunions des compagnons.

Il est amusant de noter qu’en 1759, la Mère des compagnons menuisiers de Troyes se trouvait chez un pâtissier ! Mais à cette époque, l’activité du pâtissier n’était pas celle d’aujourd’hui : il était rôtisseur et aubergiste, sa spécialité était les pâtés en croûte. Il faut donc nous remettre dans le contexte de l’époque pour éviter les contresens.

Au XVIIIe siècle, les devantures des pâtissiers ne se distinguaient pas de celles des autres commerces ; l’on pouvait passer vingt fois devant sans s’apercevoir qu’il s’agissait d’une pâtisserie. Ce commerce était assimilé à celui de cabaretier et de rôtisseur : un endroit complètement enfumé par les cuissons…

< Médiathèque de l’Agglomération Troyenne ; Réf : Boutiot AA40 liasse 1-3.

L’histoire de l’hôtellerie nous apprend que certains pâtissiers- rôtisseurs avaient pour leur clientèle galante « quelques petits réduits bien sombres, tout disposés pour le mystère du tête-à-tête, enfin un véritable cabinet particulier. […]

Une petite porte donnant sur une ruelle étroite et peu éclairée conduisant à la mystérieuse chambrette.

La femme discrète ou novice en fait d’aventures passait par cette entrée de ladite ruelle que dédaignaient les habitués qui, n’ayant ni scrupules, ni remords, entraient bravement par la porte commune ».

De là vint le proverbe : « Elle a, toute honte bue, passé par-devant l’huis du pâtissier. »

C’est aussi une aubergiste :

Le second sens du mot Mère, qui fut en usage jusqu’en 1955 chez les compagnons boulangers, désigne l’aubergiste qui tient l’établissement. Nommer par le nom affectueux de Mère la patronne d’une auberge, et de Père, son mari, était un usage populaire.

La Mère avait la consonance de « bonne dame », de « mama », qui vous fait bien à manger et qui est bien sympathique quand elle paye sa tournée.

Des établissements portent encore ce qualificatif de nos jours : La Mère Brazier à Lyon (1921), La Mère Hamard à Semblançay (Indre- et-Loire), La Mère Poulard au Mont Saint-Michel. Dans le même registre affectueux figure la fameuse chanson La Mère Michel, datant de 1820.

Le qualificatif de « maman » est également employé dans une grande partie du globe pour dési- gner une patronne de bistrot. Ayant passé six ans de ma vie au Japon, je me souviens de ces petits bistrots appelés Mama San (littéralement « Madame Maman »), qui n’ouvrent que le soir pour accueillir les hommes bien souvent seuls, perdus dans les labyrinthes de la vie nipponne, les écoutant, leur faisant un sourire et les réconfortant…

La Mère. Les Compagnons du Tour de France,
L’Illustration
, 29 novembre 1845.

J’ai d’ailleurs souvenir d’une nuit inoubliable et extraordinaire passée dans l’un de ces établissements, en compagnie de deux de mes frères en Devoir, le compagnon Paillasson, Forézien l’Intrépide, et le compagnon Poilvet, Breton la Persévérance. Mais ceci est une autre histoire…

Pourtant, chez les compagnons, le titre de Mère n’était pas donné à n’importe quelle aubergiste. Mère de substitution pour des jeunes gens éloignés de leur famille, elle devait être de bonne moralité.

C’est pourquoi l’article 201 du règlement des compagnons boulangers de 1861 dispose que : « Pour qu’un établissement soit propice, il faut s’assurer si le mari et la dame sont de bonnes vie et mœurs, s’ils sont mariés légitimement en exhibant leur acte de mariage, et s’ils comprennent bien ce titre distinctif de Père et Mère et si le local est convenable en tout. »

Le cas des époux Breuil, à Rochefort, constitue une exception. En 1898, en effet, le Pays Breuil, Marmande l’Ornement du Devoir et son épouse, qui sont les Père et Mère des compagnons boulangers, tiennent une maison close au siège de la société !

Mais un lieu d’hébergement temporaire

Contrairement à ce qui a été propagé par certains auteurs qui généralisent les usages de quelques corporations à toutes les autres, les compagnons boulangers ne logent pas chez la Mère, mais sont logés par leur patron.

< L’arrivant paye à boire. L’Illustration, 29 novembre 1845.

Seule une minorité d’entre eux réside temporairement chez la Mère, ce sont les arrivants en quête de travail.

L’auberge ou bistrot de la Mère est avant tout un lieu de réunion, le point de ralliement. C’est dans ce lieu que l’itinérant prend contact avec les hommes en place, que l’arrivant dans la ville trouve des informations pour s’embaucher, qu’il y rencontre ses compagnons pour y vider quelques bouteilles et s’informer des mouvements de revendications ouvrières sur l’ensemble du territoire français, qu’il recueille des nouvelles des camarades emprisonnés.

C’est là aussi qu’il trouve refuge en cas de maladie. Nous lisons dans l’ouvrage de Bernard Gallinato sur Les corporations à Bordeaux à la fin de l’Ancien Régime :
(Presses Universitaires de Bordeaux, 1992, p. 119.)

« La supplique de ce garçon boulanger à l’intendant en 1780, illustre parfaitement le triste sort de certains malheureux compagnons. Jean Cassé, venant de Comminges et travaillant à Bordeaux depuis deux ans en qualité de garçon boulanger, […] est détenu malade pour fait de maladie vénérienne chez la maire (sic) des compagnons boulangers depuis environ deux mois sans secours et sans appuy, le suppliant a recours à votre grandeur Monseigneur afin qu’il plaise luy faire avoir une place au dépôt »

Il est intéressant de relever que les compagnons boulangers possédaient déjà une Mère à Bordeaux en 1780.

C’est enfin chez la Mère que les compagnons vont festoyer pour la Saint-Honoré, ou le lendemain d’une réception.

 

LA MÈRE, UNE FEMME AU STATUT VARIABLE AU FIL DU TEMPS

Respectée mais non sacralisée

Avec l’acception populaire (La mère Une telle), nous sommes loin de la sacralisation contemporaine de la Mère des compagnons. Pourtant, depuis longtemps, le mot revêtait un sens particulier chez les compagnons, qui renvoyait à l’idée que leur communauté de jeunes avait besoin de parents de substitution. Le côté familial du groupe – ils sont des frères – est présent. En étudiant les rapports de police, on constate que les autorités s’étonnent de l’emploi du qualificatif de « mère » pour désigner l’aubergiste, non pas comme accolé à un nom propre (la Mère Durand, la Mère Jacob, etc.), mais comme la Mère des charpentiers, la Mère des cordonniers, la Mère des boulangers, etc.

C’est ici la Mère d’une communauté, et les autorités signalent toujours le mot comme spécifique aux compagnonnages dès les rapports de police du XVIe siècle (Dijon, 1540 : « Ils allèrent goûter chez une femme nommée la mère… »), ainsi qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ceci dit, la mère de ces époques, bien que respectée, n’avait pas le statut qu’elle va avoir au cours du XIXe siècle. Elle n’est pas sacralisée. Ce n’est qu’à partir de cette période que les compagnons vont écrire son titre avec une majuscule (Mère). Il y a sans doute un parallèle à établir entre les deux autres grandes figures féminines de ce siècle : la Vierge Marie, qui est la Bonne Mère, la Mère par excellence, et aussi Marie Madeleine, qui est la femme en pénitence. C’est toute l’ambiguïté de la femme à cette époque : la mère de famille et la prostituée repentie.

Le degré de sacralisation augmentera avec la naissance de l’A.O.C.D.D. Les mots « Notre Mère » seront désormais employés pour la désigner ou pour s’adresser à cette femme, et concernera l’ensemble des compagnonnages adhérant à l’A.O.C.D.D., dont celui des boulangers, bien sûr.

Auparavant, c’était simplement le terme de « La Mère » qui était de pratique chez ces derniers. Nous appréhendons donc sans difficulté la relation souhaitée par Jean Bernard, le fondateur de l’A.O.C.D.D., dans l’optique d’une rechristianisation du compagnonnage du Devoir, entre la Vierge Marie, la Mère du charpentier de Nazareth et « Notre Mère », la Mère des compagnons. Ceci marque une volonté de retour aux sources du Saint Devoir de Dieu, mais est, en l’occurrence, infondé.

Souvent l’épouse d’un compagnon

La Mère dirige son établissement avec quelquefois la participa- tion de son époux, qui est alors nommé « le Père ». Si le couple a des enfants, les filles sont nommées les « sœurs » et les fils, les « frères » ou les « petits frères ». Tous les règlements de compagnons boulangers qui nous sont connus3 imposent le respect envers cette famille d’accueil.

L’une des particularités des Mères de notre ancien compagnon- nage est qu’il s’agit bien souvent d’épouses de compagnons boulangers, contrairement aux pratiques d’une majorité des compagnonnages jusqu’à la fin du XIXe siècle. En effet, le métier de boulanger était autrefois très difficile, de sorte que l’ouvrier qui avait commencé à pétrir à l’âge de quinze ans, était souvent contraint d’arrêter son activité une vingtaine d’années plus tard pour raison de santé. Il se reconvertissait alors dans une autre activité, s’il n’avait pas eu la chance de s’installer à son compte. La principale reconversion professionnelle était celle d’aubergiste, de cafetier ou même d’épicier comme le compagnon Entraygues, Limousin Bon Courage, qui était considéré comme l’un des meilleurs de sa partie (l’épicerie-conserverie) à Paris en 1860.

Les compagnons ayant évidemment plus confiance envers un frère en Devoir qu’envers un « profane », choisiront bien sûr son établissement comme siège, avec son épouse pour Mère, plutôt que celui d’un étranger au compagnonnage. Voici les exemples que j’ai pu recenser à ce jour :

Angoulême :

En 1883, Mme MUSSER, 23 ou 33 rue de la Cloche Verte, épouse de Badois l’Ami de la Fraternité.

Bordeaux :

En 1867, Mme PÉCOUP, 12 rue de la Vieille Tour, épouse d’Agenais Franc Cœur.

En 1872, Mme Marie REY, 20 rue de Cursol, épouse d’Agenais la Fermeté.

En 1882, Achille LIAUSU, Bordelais la Fraternité, 40 rue Labirat.

En 1896-1897, Mme DEROMAS, 19 rue Delalande, épouse de

Bordelais le Flambeau du Devoir.

De 1911 à 1931, Mme MORLAAS MARTY, 22 rue Boulan, épouse de Béarnais le Juste.

La Rochelle :

De 1895 à 1920, Mme TRESPEUCH, 20 rue des Cloutiers, épouse de Saintonge l’Ami du Tour de France.

Lyon :

En 1847, l’épouse de Vivarais la Prudence.

Nantes :

De 1851 à 1883, Mme ORIO-LAMOTE, 26 rue du Marchix, épouse de Vannois le Décidé (1).

En 1893, Mme RICHOU, 11 rue de la Juiverie, épouse d’An- gevin la Tranquillité (2).

  1. Marie Lamotte naquit à Beignon, petit hameau du Morbihan, le 21 septembre 1814. Arrivée à Nantes à l’âge de dix-sept ans, elle montra des dispositions pour suivre des cours de médecine et se dirigea vers Paris où, pendant deux ans elle suivit des cours d’herboristerie. Elle fut reçue herboriste de première classe par l’Académie de médecine. De retour à Nantes, elle épousa en 1846 le compagnon boulanger Louis Marie Orio, Vannois le Décidé, reçu à Angers le jour de l’Assomption 1837.
  2. Voici quelques éléments biographiques sur la famille Richou, qui compta beaucoup de compagnons. Jean André Camille Richou était le fils d’un charpentier. Né le 27 juillet 1852 à Gonnord (Maine-et-Loire), il décéda à Nantes le 18 novembre 1896. Il fut reçu à Orléans à la Noël 1872, sous le nom d’Angevin la Tranquillité. Jean avait un frère, Alphonse André, qui fut compagnon charpentier du Devoir (Angevin le Génie du Devoir). Second en ville de la cayenne des boulangers en 1891, secrétaire adjoint des compagnons boulangers du Devoir de Nantes, Jean Richou adhéra à l’Union Compagnonnique. Le 10 octobre 1895, il fut élu Père des compagnons de l’Union Compagnonnique de Nantes. Il épousa Marie Henriette Marguerite Gaucher (qui deviendra la Mère Richou), née le 22 décembre 1852 à Beaurepaire (Vendée) et décédée à Nantes le 30 novembre 1931, inhumée au Cimetière La Bouteillerie (Carré F, rang 7, fosse 10). De cette union naîtront cinq enfants : un fils, né le 25 janvier 1880 à Nantes, sera reçu compagnon relieur à l’Union Compagnonnique à Nantes le jour de Pâques 1898 et décédera « Mort pour la France », le 15 juin 1916, à Verdun. Le couple Richou aura aussi quatre filles, dont deux se marieront, le même jour, le 2 octobre 1899, avec des compagnons boulangers du Devoir de l’Union Compagnonnique : Marguerite Thérèse Richou avec Florentin Arthur Célestin Giraudet, Vendéen Sans Gêne, et Thérèse Richou, avec Jean Louis Lefeuvre, Nantais le Prévoyant.

Nîmes :

De 1884 au 30 juin 1889, le Père est Pierre JULIEN, Périgord l’Ami du Courage, 4 rue Corcomaire.

De 1889 à 1897, Mme AUDIBERT, 24 rue Bât d’argent, épouse de Nîmois le Franc Cœur.

De 1897 à 1908, Mme BASTIDE, épouse de Louis Bastide, Nivernais la Bonne Conduite (Mère avec les cordonniers).

 

Paris :

De 1836 à 1847, le compagnon Maillard, Berry le Flambeau du Devoir, 8 rue Babille.

En 1872, Mme SEMARTIN, 13 rue Geoffroy-l’Angevin, épouse de Bigourdan la Belle Prestance.

En 1876, Mme GIBRAT, 5 rue Quincampoix, épouse de Bordelais le Soutien des Frères.

En 1890, Mme VIRARD, épouse de Berry Cœur Fidèle, 8 rue du Roule.

En 1913, Mme BARDON, 16 rue Charlot, épouse de Poitevin Plein d’Honneur.

< Madame Virard, Mère des compagnons boulangers de Paris, 8 rue du Roule (1er arr.) vers 1890, épouse du compagnon boulanger Stéphane Virard, Berry Cœur Fidèle. Journal l’Illustration, 27 juin 1891.

 

Rochefort :

En 1898, Mme BREUIL, 102 rue des Fonderies, épouse de Marmande l’Ornement du Devoir (l’auberge est aussi une maison de passe !).

Saint-Étienne :

En 1889-1891, Mme TESSIER, 8 rue de Grenette, épouse de Forézien l’Ami du Tour de France.

Saintes :

En 1894-1898, Mme ORILLARD, 11 quai de la République, à l’hôtel-restaurant de la Couronne, épouse d’Angoumois l’Al- liance des Frères.

Toulouse :

En 1912, Mme BATTUT (Son décès, en 1917, entraîne la mise en sommeil de la cayenne.), épouse de Toulousain l’Enfant Joyeux.

Tours :

Mme DUFAU, vers 1870, l’épouse de Béarnais la Clef des Champs.

En 1888, Mme PICAUD, 11 rue de la Serpe, épouse d’Émile Picaud, Périgord le Victorieux.

En 1918, Mme Jeanne MILLET, épouse de Tourangeau la Fidélité.

Troyes :

En 1882, Mme GÉRARD, 3 place de la Préfecture, épouse de Champagne le Bien Estimé.

En 1920, Mme PEYRUCAT, 2 place Juvenal-des-Ursins, épouse de Gascon l’Enfant du Tour de France.

En 1932, Mme Larcher, 4 boulevard Gambetta, épouse de Champagne la Bonne Résistance, Premier en ville.

< Médaille de remerciement offerte par les compagnons boulangers de la cayenne de Troyes au compagnon boulanger Ferdinand Gérard, Champagne le Bien Estimé, Père de leur société de 1882 à 1912 ; dépôt L. Bastard et L. Bourcier, musée du Compagnonnage de Tours.

Nous rencontrons cependant quelques cas de Pères ou de Mères qui sont des compagnons ou des épouses de compagnons appartenant à une corporation différente de celle des boulangers, mais cela est très rare. Ainsi en est-il de Mme Criteau, à Tours, de 1892 à 1911, qui était l’épouse d’un compagnon cordonnier-bottier du Devoir ; à Saint-Étienne, en 1885-1887, la Mère était l’épouse de Pierre Romian, Tourangeau l’Estimable, compagnon tanneur du Devoir ; à Toulouse, en 1921, Mme Figarol, est l’épouse d’un compagnon cuisinier des Devoirs Unis, Toulousain l’Ami du Travail ; en 1935, à Tours, Mme Joyeux est l’épouse d’un compagnon cuisinier des Devoirs Unis, Poitevin la Tranquillité.

Enfin, ne généralisons pas, certains Pères n’étaient pas issus du compagnonnage et le mari de notre vénérée Mère Jacob, qui exerça sa charge à Tours de 1820 à 1863 en est l’exemple le plus connu.

Mères de cayennes et Mères générales

Au cours du XIXe siècle, après une période probatoire de quelques semaines de fonction, les compagnons de la ville décidaient – chaque cayenne étant indépendante et souveraine – de l’accession de leur hôte au titre de Mère, Mère de la cayenne ou de la ville pour les « villes de deuxième ordre ».

Bien que peu de documents antérieurs à notre reconnaissance de 1860, nous soient parvenus sur ce sujet, il est vraisemblable qu’il existait une réception dont l’essentiel était constitué d’un serment prêté en présence des compagnons. En effet, nous savons qu’en 1861 (1), à propos de l’enterrement d’une Mère, il était prévu qu’à « toute Mère reçue en règle, les honneurs compagnonniques […] seront rendus comme à un Compagnon ; cette cérémonie et les discours seront aussi indiqués sur le livre des Cérémonies et Archives ».

Or, pour qu’une Mère puisse avoir droit aux honneurs compagnonniques, il fallait bien que celle-ci soit quelque peu initiée aux « secrets du Devoir ».

Cependant, la réception a toujours dû se limiter à la partie finale de celle d’un compagnon, le serment ; toute la partie antérieure, « physique », était supprimée et les compagnons n’étaient pas dénudés. On peut supposer qu’il s’agissait du type de cérémonie, simple mais solennelle, décrite dans le Devoir des compagnons blanchers-chamoiseurs (1840), consistant pour les Mères de ce compagnonnage en la prestation d’un serment, la remise d’un bouquet de fleurs artificielles, d’un sachet de dragées et du partage du pain et du vin (2).

  1. Règlement daté du 1er septembre 1861 intitulé Livre pour la Réception des aspirants (coll. A. Boucherès).
  2. Devoir des Compagnons Blanchers et Chamoiseurs Réunis, Paris, 1840 (Paris, Gutenberg Reprints, 1980, p. 85-89).

< Madame Mérand, Mère des compagnons boulangers du Devoir de La Rochelle de 1858 à 1888, au 7 rue des Bonnes-Femmes.

Voici l’un des rares textes relatifs à la réception d’une Mère de cayenne, extrait d’un livre d’instruction daté de 1866 :

Règlement pour recevoir une Mère.

Tous les compagnons, à l’exception des trois représentant les chefs de la société, doivent former un grand cercle autour de la Mère en se tenant par la main, à bras tendu pour former un grand rond.

La Mère doit être introduite au milieu du cercle, elle doit être debout. Le Premier en ville et le Second en ville se placent immédiatement l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, le rouleur ou celui qui est chargé de la recevoir est placé vis-à-vis d’elle à cinq coudées de distance, il doit avoir la couleur bleue en sautoir, c’est-à-dire passée sur l’épaule droite et attachée au côté gauche.

Le Premier et le Second en ville ont chacun une couleur autre que la bleue. Le Premier en ville tient une grande couronne de laurier garnie de quatre grandes couleurs de Sainte-Baume, et le Second en ville le bouquet que l’on doit faire présent à la Mère.

Lorsqu’elle sera reçue, le silence le plus profond doit régner dans l’auditoire. Tous les compagnons doivent avoir la tête découverte à l’exception de celui qui est chargé de la cérémonie. Lorsque la Mère fera son dernier serment, le Premier en ville élèvera la couronne de la tête de la Mère, et le Second en ville y portera vivement la main pour la soutenir, les quatre couleurs pendantes de la couronne ne dépassant pas la ceinture de la Mère.

La couronne sera maintenue sur la tête jusqu’à ce que celui qui est chargé de la recevoir prononce les mots : « Vous êtes reçue Mère des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Tours. »

La Réception

Madame ; La sainte et immortelle réunion de ce jour a pour but en vous admettant parmi elle, de vous donner connaissance des principes fondamentaux qui doivent caractériser à jamais dans votre âme et votre cœur la pureté du serment que vous allez lui donner.

Que vos sentiments généreux puissent bien se pénétrer du souvenir de ce grand jour où vous allez vous engager par un serment infaillible qui doit rester gravé dans votre cœur jusqu’à la tombe. Pour être Mère d’une société compagnonnique du Devoir, vous devez vous engager envers elle sincèrement et sans arrière-pensées, vous devez considérer tous les membres qui la composent comme vos propres enfants et légitimes.

La conduite que vous avez tenue envers notre société depuis qu’elle est rentrée chez vous, ne nous a pas permis un seul instant de douter de votre confiance et c’est pour cette juste raison que nous venons vous demander aujourd’hui la sanctification de votre dévouement par un serment solennel.

Catéchisme pour la Mère par demandes et réponses

Les C. : Promettez-vous, sous la foi du serment, d’agir envers les compagnons et les aspirants en bonne mère de famille ?
La Mère : Je le jure.
Les C. : Jurez-vous d’aussi bien regarder les ouvriers malheureux comme les heureux ?
La Mère : Je le jure
Les C. : Jurez-vous de porter aide et assistance à tout ouvrier qui se trouvera dans le besoin, lorsque les chefs de la société vous en donneront l’ordre ?
La Mère : Je le jure.
Les C. : Jurez-vous d’agir loyalement et de remplir tout ce que votre devoir de Mère vous impose et de ne jamais vous entretenir hors de cette chambre de ce qui se passe aujourd’hui ?
La Mère : Je jure sur tout ce que j’ai de plus cher et de plus sacré en présence de Dieu et des compagnons, de suivre religieusement les promesses que je viens de vous faire et de leur être fidèle observatrice.
Le rouleur où celui qui la reçoit répond d’une voix énergique : « Au nom de M∴ J∴ notre divin père et des pouvoirs qui me sont délégués par les compagnons nos frères, vous êtes reçue Mère des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Tours (ou d’ailleurs). »

C’est à ce moment solennel que tous les compagnons présents poussent un plaint tous à la fois pour attester que la cérémonie est terminée. Aussitôt que les plaints sont poussés, le Premier en ville retire la couronne qui est maintenue sur la tête de la Mère, et le Second en ville remet le bouquet entre les mains du rouleur qui le présente à la Mère en lui disant : « Acceptez-le comme symbole de ce grand jour. » Ensuite il embrasse la Mère et tous les compagnons présents en font autant.

Aussitôt que la cérémonie est terminée, le Premier en ville descend prévenir les aspirants de former le cercle ; il monte ensuite prévenir le rouleur de descendre ainsi que les autres compagnons. Le rouleur, le chapeau à la main décoré de quatre couleurs ordinaires, donne la main à la Mère et la conduit au milieu du cercle des aspirants et leur dit : « les Pays, vous reconnaîtrez pour votre Mère (citant son nom) », ensuite le Premier en ville se détache de ses camarades, embrasse la Mère en lui disant : « recevez les félicitations des aspirants de cette ville. »

Alors, on accompagne la Mère à la messe comme d’usage ordinaire, quand on est à table, il est de rigueur que la Mère y soit, elle doit être au bout entre le rouleur et le Premier en ville. La grande couronne de laurier garnie de ses quatre couleurs et de deux cannes en croix, doit être suspendue au plancher vis-à-vis de la tête de la Mère.

Tours, le 18 janvier 1866, Angoumois la Belle Conduite
(Pierre Coq, reçu compagnon boulanger à Nantes à l’Assomption 1865.)
E∴D∴M∴J∴E∴D∴L∴V∴ 3∴5∴7∴

Dans ce texte, il n’est pas fait allusion à une remise de couleur, mais il paraît évident qu’en fin de réception la Mère en recevait une, qu’elle portait ensuite en écharpe lors des différentes cérémonies compagnonniques auxquelles elle était associée. Mais là encore, nous ignorons à partir de quelle époque exactement la Mère s’est vue remettre une couleur. Rien ne prouve que les premières, telle la Mère Jacob, aient été revêtues de cet attribut.

La fin du XIXe siècle est bouleversée par la fondation de l’Union Compagnonnique et cela a sans doute eu des répercussions sur la cérémonie de réception des Mères. L’année 1889 voit en effet la naissance de l’Union et des cayennes de boulangers du Devoir adhèrent à cette société.

Elles continuent à recevoir des compagnons, mais cela n’est pas du goût d’une majorité du corps actif des compagnons boulangers du Devoir. Aussi, lors du congrès de Blois en 1895, tous les compagnons qui sont adhérents à de l’Union sont radiés. Chaque partie resserre ses rangs : les « Devoirants » autour de la bannière corporative, et les « Unionistes » autour de la bannière intercorporative.

Or, chaque camp, comme lors de toute scission, a besoin de s’affirmer par des innovations cérémonielles et des signes extérieurs. C’est lors de cette période que vont naître, dans un esprit de mobilisation, les Mères générales du Tour de France, reçues par décision de congrès, et par la totalité des compagnons de l’ensemble des cayennes.

Cette réception confère à l’état de la Mère une portée nationale et non plus seulement locale, puisqu’elle prend le titre de « Mère générale du Tour de France », reconnue par l’ensemble des membres de la société.
Lors de sa réception, la Mère est baptisée d’un nouveau nom composé de la même façon que celui des compagnons, ce qui n’était pas le cas des Mères de cayennes antérieures. Les Mères générales des compagnons boulangers du Devoir ont été peu nombreuses, ce sont :

  • Mme Criteau, Tourangelle la Bien Estimée, reçue à Tours à la Toussaint 1898 ;
  • Mme Cornibé, Parisienne la Bien Aimée, reçue à Paris à la Saint-Honoré 1930 ;
  • Mme Caillaux, Blésoise la Bien Aimée, reçue à Blois à la Toussaint 1946. Celle-ci sera la dernière Mère des compagnons boulangers du Devoir.

Les Mères générales n’ont jamais fait disparaître les « simples » Mères de cayennes. Il s’agit d’une distinction qui n’a pas remplacé la cérémonie décrite ci-dessus, laquelle a dû se maintenir, peut-être avec quelques modifications, jusque dans l’entre-deux-guerres, quoique la multiplication des changements d’établissements à cette époque, notamment à Paris, permette de douter qu’elle ait toujours été observée.

Il n’en fut pas de même, en revanche, du contrat sous seing privé qui, lui, n’a jamais été omis (voir ci-dessous).

Le titre de Mère générale s’est éteint avec l’adhésion des compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir à l’A.O.C.D.D., qui instaurera des Mères communes à tous les métiers.

Châteauroux –1926 ; à droite, Mme Caillaux, Mère des CBDD de Blois accompagnée de
Fernand Péarron, Blois Plein d’Honneur, et couleur fleurie en cravate autour du cou ;
Albert Bernet, Albert de Séméac dit la Liberté, compagnon tailleur de pierre étranger.

En 1936, au congrès des rites de Blois, il est décidé que la Mère recevra une couleur blanche au bout de trois mois d’activité, et qu’elle pourra recevoir une écharpe d’honneur au bout de deux ans.
Il faut donc se méfier des photographies de l’époque, car l’on peut être facilement induit en erreur lorsque l’on observe une Mère avec une couleur ornée du blason des boulangers brodé de fils d’or.
Elle n’a pas été reçue Mère générale du Tour de France (à l’exception des trois précitées), mais elle a sans doute reçu cette écharpe d’honneur en remerciement de son activité envers la société des compagnons boulangers du Devoir.

Entre les deux guerres, vu les difficultés que les compagnons boulangers, comme tous les compagnonnages, éprouvaient à régénérer leurs effectifs autant que leur activité, quelques compagnons innovèrent de façon libre, sans référence à un règlement.

Ils remirent des couleurs blanches à leur épouse, estimant que celle-ci, bien que n’étant pas propriétaire ou gérante d’une auberge, remplissait un rôle moralisateur auprès du peu de compagnons itinérants. Ce sera le cas de Mme Avrillon, épouse du Premier en ville de la cayenne de Nîmes en 1929.

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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