La chaîne d’alliance

Ce chapitre a pu être réalisé grâce aux nombreuses informations communiquées par mon ami Laurent Bastard et par l’un de mes frères en Compagnonnage, Bruno Barjou, Périgord le Vif Argent, compagnon ébéniste du Devoir de Liberté. C’est dans un acte généreux et fraternel que ce dernier m’a autorisé à publier quelques passages de ses travaux sur le sujet . Je tiens par ces quelques mots à les remercier très sincèrement.

La Chaîne d’Alliance chez les compagnons boulangers du Devoir (A.O.C.D.D. et C.B.P.R.F.A.D.);
Comment se pratique-t-elle ?

Au son des trois coups frappés par le rouleur à l’aide de sa canne, tous les compagnons et aspirants se tiennent la main en croisant les bras sur la poitrine, le droit étant sur le gauche, et ce sans placement particulier de rang ou d’âge, et ils forment une ronde.

Les compagnons placent, au centre de leur chaîne, leur(s) Mère(s), le rouleur et le chanteur.
Le compagnon choisi pour ses qualités vocales entonne le chant Les fils de la Vierge dont le refrain est repris en chœur par l’ensemble des compagnons qui, à ce moment précis, marchant vers l’Est afin de faire pivoter l’ensemble de cette chaîne dans le sens des aiguilles d’une montre. Ils tournent autour de la Mère, du rouleur et du chanteur.

Illustrations : 1 Chaîne d’alliance en 2011 à Blois. 2 Chaîne d’alliance en 1972 à Nantes. 3 Fresque réalisée par Jean Bernard, La Fidélité d’Argenteuil, maison des compagnons du Devoir A.O.C.D.D. de Strasbourg.

Le rouleur s’adresse à l’assistance en ces termes :

Chers invités, Mesdames, Messieurs, chers amis,
La cérémonie qui se déroule devant vous symbolise à la fois l’union et la solidarité des métiers qui composent notre Association. Cette Chaîne d’Alliance est aussi l’image des maillons représentés par les compagnons plus anciens liés aux plus jeunes et symbolise ainsi la fraternité qui unit tous les compagnons. Nous allons chanter la chanson intitulée Les fils de la Vierge qui fut écrite en 1846 par le compagnon Jules Lyon, Parisien-le-Bien-Aimé, cordonnier-bottier de son état. Le refrain sera chanté par tous les compagnons et aspirants qui constituent cette chaîne. Je demande à l’assistance le plus grand silence et de ne prendre ni photos ni film, ni d’applaudir.
Je vous remercie.

(Texte établi par les 57e assises de l’A.O.C.D.D., Pont-de-Veyle, 9 et 10 juin 1995, avant cette date les photographies étaient autorisées, nous supposons que c’est l’utilisation intensive, voire anarchique des caméscopes dans les années 1990, qui est à l’origine de cette décision.)

Chaîne d’alliance en 2019 à Arc et Senans, de quatre cent compagnons, des sept sociétés de la Fédération des compagnons de tour de France; La Société des Compagnons Charpentiers des Devoirs du Tour de France; La Société des Compagnons et Affiliés Menuisiers Serruriers du Devoir de Liberté; La Société des Compagnons Maçons Tailleurs de Pierre des Devoirs du Tour de France; La Société des Compagnons Passants Bon Drilles Couvreurs Zingueurs Plombiers et Plâtriers du Devoir; La Société des Compagnons Peintres Vitraillistes du Devoir du Tour de France; La Société des Compagnons Tailleurs de Pierre des Devoirs du Tour de France; La Société des Compagnons Boulangers Pâtissiers Restés Fidèles Au Devoir.

Des rites précurseurs d’origine populaire

« Environs d ́Auray, Trois Mariages réunis – Mariés, garçons et filles d’honneur dansant la Ridée », sonneurs assis au centre.

La ronde chantée est fréquemment utilisée dans les musiques populaires. Yvon Guilcher, auteur de La danse renseigne sur plus qu’elle-même, (Danse et société, édité par Yvon Guilcher, Toulouse : Isatis, 1992, p. 14. (Actes du colloque Toulouse 29 octobre 1988), analyse la ronde :

La décrire, c’est déjà décrire la société : la ronde met tout le monde sur le même plan. […] La communauté est au coude à coude, main dans la main. Elle tourne le dos à l’extérieur. Chacun s’expose au regard de tous et a droit de regard sur tous.

Tout le monde fait la même chose en même temps. Tout le monde pense à la même chose, la chanson et ce qu’elle raconte. Aucune autre forme n’est à ce point unifiante, monolithique. C’est la danse d’une communauté, à la fois tutélaire et contraignante. Ces gens-là dansent comme ils vivent. La forme de la danse est une mise en ordre sociale qui révèle la façon dont le groupe vit et conçoit par ailleurs la relation à autrui. On danse comme on a travaillé, […] et danse et travail rassemblent les mêmes acteurs. Tout ça ne veut pas dire que la danse représente symboliquement la société […] Ils (les participants) se contentent de vivre la relation sociale telle qu’ils la conçoivent. Danser, pour eux, cela veut dire donner la main aux autres et former la ronde.

 

La Chaîne d’Union

Gravure anglaise d’une Chaîne d’Union maçonnique, datant de 1723 « The Free Mason’s Health », accompagnée d’un chant : La santé des Francs- Maçons.

De nombreux documents écrits nous renseignent sur une pratique similaire à la Chaîne d’Alliance en Franc-maçonnerie, mais portant un autre nom : La Chaîne d’Union (le nom utilisé par A. Perdiguier sur sa lithographie de 1866 « Père Soubise »).

La plus ancienne trace connue à ce jour de ce rite se trouve dans les Constitutions d’Anderson, document franc-maçonnique datant de 1723, 6e et dernier couplet du Chant des apprentis, dont l’auteur est Matthew Birkhead :

Tenons-nous donc la Main dans la Main,
Debout fermement l’un près de l’autre,
Soyons joyeux et montrons un visage réjoui :
Quel mortel pourrait se vanter d’un toast aussi noble,
Qu’un maçon libre et accepté ?

Nous trouvons une autre description dans l’ou- vrage Chansons de la très vénérable confrérie des maçons libres rédigé en 1737 par Naudot.
Dernier couplet de la Chanson des apprentis, celui-ci se rapporte directement à la Chaîne d’Union :

Joignons-nous main en main,
Tenons-nous ferme ensemble,
Rendons grâce au Destin
Du nœud qui nous assemble :
Et soyons assurés
Qu’il ne se boit sur les deux Hémisphères
Point de plus illustres santés,
Que celles de nos Frères.

 

 

 

 

 

 

Naudot, Chansons de

la très vénérable

confrérie des

maçons libres, 1737.

 

 

Laurent Bastard me signala, lors de l’un de nos nombreux échanges, un passage très intéressant de l’ouvrage de l’abbé Perreau intitulé L’Ordre des Francs-maçons trahi, et leur secret révélé, publié en 1745 :

Lorsqu’on chante la dernière chanson, les domestiques, que l’on appelle Frères-Servants, et qui sont aussi de l’Ordre, viennent à la table des Maîtres, et ils apportent avec eux leurs canons chargés (verres pleins), ils les posent sur la table des Maîtres, et se placent parmi eux. Tout le monde est debout alors, et l’on fait la chaîne, c’est- à-dire que chacun se tient par la main, mais d’une façon assez singulière. On a les bras croisés et entrelacés, de manière que celui qui est à droite tient la main gauche de son voisin, et par la même raison, celui qui est à gauche tient la main droite de l’autre : voilà ce qui forme la chaîne autour de la table. C’est alors qu’on chante :

Frères et Compagnons
De la Maçonnerie,
Sans chagrin jouissons
Des plaisirs de la vie.
Munis d’un rouge bord,
Que par trois fois un signal de nos verres
Soit une preuve que d’accord
Nous buvons à nos Frères.

Chanson La Chaîne d’Alliance, extrait d’un fascicule de Cantiques maçonnique édité en 1842 par la Loge La Concorde à Sens.

 

Le symbolisme de la Chaîne d’Alliance expliqué par Périgord le Vif Argent

« Ainsi nous observons plusieurs messages symboliques, les compagnons se referment sur eux-mêmes en se regardant et en tournant le dos au monde extérieur. Donc, le cercle exclut la présence du monde profane et se concentre sur la réflexion commune, celle de l’union. Les pensées individuelles s’orientent, suivant la logique humaine, vers le sens du regroupement fraternel, de la fratrie et surtout de la reconnaissance et de l’acceptation de l’autre, l’autre étant les différents rangs dans la société mais aussi des autres sociétés et Devoirs. Par cette figure sans commencement ni fin, les compagnons montrent l’éternité et la force de la solidarité et de la fraternité compagnonnique, toute l’expérience du groupe étant collective et reçue des anciens. »

« Le symbole des bras croisés représente une demi-chaîne de maillons, et les esprits, représentés par les têtes et les cœurs de chacun, peuvent symboliser l’autre partie de la demi-chaîne. Les mains en contact les unes des autres doivent faire circuler les fluides individuels qui fusionnent, ne faisant qu’un. »

« C’est à minuit que doit être formée la chaîne. Minuit est une heure très symbolique au cadran du temps. C’est l’instant de la frontière du temps. Nous ne sommes plus aujourd’hui et pas encore demain. C’est dans ce temps suspendu devenu intemporel que les compagnons symbolisent leur mouvement hors du temps mais qui ne peut pas se soustraire au sens matériel de la vie, les maillons se succédant les uns aux autres. »

« Il ne faut pas oublier aussi le sens de l’égalité que revêt la chaîne en n’inscrivant pas de préséance pour la place de chacun et de limite de participants. Donc l’égalité et l’unité (l’Un primordial), y règnent en maîtres créant ensemble la parfaite union. Le chant pratiqué met en valeur les Mères en compagnonnage et avec ou sans elles le symbole pourrait revêtir d’autres sens. Car, en fait, les compagnons honorent leurs Mères et l’union de tous les Devoirs lors de la pratique de ce rite. La chaîne formée avec l’accompagnement d’un chant revêt une forme de souhait prononcé par tous, comme une prière. »

 

Un rite commun à d’autres compagnonnages, avec quelques variantes

Les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté, unique société indépendante et survivante du rite de Salomon, depuis 1984 se différencient par :

  • L’apport d’un autre chant, La Mère des Étrangers, écrit par Frédéric Escolle, Joli-Cœur de Salernes, compagnon tailleur de pierre du Devoir Étranger ;
  • La dénomination différente : La ronde unitaire (en référence aux paroles du chant qu’a écrit Frédéric Escolle) ;
  • L’utilisation de la canne comme lien entre les compagnons, les compagnons et aspirants ne se tenant pas la main, mais tenant chacun l’extrémité d’une canne ;
  • Le croisement des pieds : Pour le déplacement, les compagnons du Devoir croisent les pieds, la jambe droite devant la jambe gauche, pour simuler la marche, alors que les autres sociétés rapprochent le pied droit du pied gauche et déplacent ensuite le pied gauche vers la droite et ainsi de suite.

L’Union Compagnonnique ne fait pas participer ses aspirants « activement » à la chaîne, ces derniers se tiennent au centre de la chaîne au côté de la Mère.

 

L’Alliance des compagnonnages, 1848

La Révolution de 1848 a certainement participé, ou tout au moins facilité, la pénétration du terme « Alliance » dans les compa- gnonnages, cela pour différentes raisons :

  • L’un des grands slogans lors de la fête de la Concorde le 21 mai 1848, fête dont le Club des Compagnons de Tous les Devoirs Réunis fut l’un des actifs participants, fut : Peuples, formez une sainte alliance, et donnez-vous la main.

Dans leur tableau intitulé Fête de la Concorde, arrivée des corporations au Champ-de-Mars, Jules Gaildreau et Charles Fichot l’ont inscrit sur les drapeaux tricolores suspendus, nous le trouvons également sur le char de l’agriculture, accompagné d’une bonne foi.

Qu’elle est son origine ? C’est Pierre Jean de Béranger qui nous apporte la réponse :

LA SAINTE ALLIANCE DES PEUPLES

Chanson de Pierre Jean de Béranger chantée à Liancourt pour la fête donnée par Monsieur Le Duc de La Rochefoucauld, en réjouis- sance de l’évacuation du territoire français au mois d’octobre 1818.

Sur l’air Du Dieu des bonnes gens.

J’ai vu la Paix descendre sur la terre,
Semant de l’or, des fleurs et des épis.
L’air était calme, et du dieu de la guerre
Elle étouffait les foudres assoupies.
Ah ! disait-elle, égaux par la vaillance,
Français, Anglais, Belge, Russe ou Germain,
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Pauvres mortels, tant de haine vous lasse ;
Vous ne goûtez qu’un pénible sommeil.
D’un globe étroit divisez mieux l’espace ;
Chacun de vous aura place au soleil.
Tous attelés au char de la puissance,
Du vrai bonheur vous quittez le chemin.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Chez vos voisins vous portez l’incendie ;
L’aquilon souffle, et vos toits sont brûlés ;
Et quand la terre est enfin refroidie,
Le soc languit sous des bras mutilés.
Près de la borne où chaque état commence,
Aucun épi n’est pur de sang humain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Des potentats, dans vos cités en flammes,
Osent du bout de leur sceptre insolent
Marquer, compter et recompter les âmes
Que leur adjuge un triomphe sanglant.
Faibles troupeaux, vous passez, sans défense,
D’un joug pesant sous un joug inhumain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Que Mars en vain n’arrête point sa course ;
Fondez les lois dans vos pays souffrants ;
De votre sang ne livrez plus la source
Aux rois ingrats, aux vastes conquérants.
Des astres faux conjurez l’influence ;
Effroi d’un jour, ils pâliront demain.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Oui, libre enfin, que le monde respire ;
Sur le passé jetez un voile épais.
Semez vos champs aux accords de la lyre,
L’encens des arts doit brûler pour la paix.
L’espoir riant, au sein de l’abondance,
Accueillera les doux fruits de l’hymen.
Peuples, formez une sainte alliance,
Et donnez-vous la main.

Ainsi parlait cette Vierge adorée,
Et plus d’un roi répétait ses discours.
Comme au printemps la terre était parée,
L’automne en fleurs rappelait les amours.
Pour l’étranger coulez, bons vins de France ;
De sa frontière il reprend le chemin.
Peuples, formons une sainte alliance,
Et donnons-nous la main.

– Dans un chansonnier intitulé Chansons compagnonniques composées par le citoyen Denat * dit la Franchise de Castelnaudary, Compagnon tailleur de pierres du Devoir Étranger, Président du Club des Compagnons de tous les Devoir Réunis, se trouve une chanson ayant pour titre L’Alliance des Compagnons de tous les Devoirs. Il n’y est pas question de Chaîne d’Alliance, mais d’alliance de tous les compagnons.

* ( Victor Denat, né le 14 septembre 1800 à Castelnaudary. Il est un des auteurs de la Constitution fraternelle compagnonnique et sociale signée le 25 mars 1849 par treize corps du Devoir et du Devoir de Liberté. Auteur du recueil de trois chansons, Chan- sons nouvelles dédiées aux Compagnons du Devoir Étranger (1844), et de La Marseil- laise des Compagnons de tous les Devoirs Réunis (1848). Souscripteur en 1857 de la 3e édition du Livre du Compagnonnage de Perdiguier. )

À ce jour, c’est la plus ancienne chanson compagnonnique où le mot alliance figure dans le titre et le refrain.

L’ALLIANCE DES COMPAGNONS DE TOUS LES DEVOIRS

Sur l’air Du chœur des Girondins

Compagnons de tous les mystères,
Devoirants, passants, étrangers,
Aujourd’hui nous devenons frères,
Gardons-nous des serments légers.
Sur le beau Tour de France (bis)
Chantons l’Égalité
Et la Fraternité,
Vive notre Alliance !
Enfants de tout compagnonnage,
Au saint nom de l’humanité,
Que notre union soit le gage
De la paix et de l’unité.
Sur le beau Tour de France (bis)
Que Maître Jacques ait sa famille,
Que Salomon ait ses enfants ;
Mais qu’à toujours l’unité brille
Entre étrangers et dévoirants.
Sur le beau Tour de France (bis)
Jamais les ciseaux de la Parque
Ne nous trouveront désunis ;
De Caron en passant la Barque
Nous ne verrons que des amis.
Sur le beau Tour de France (bis)
Signons au livre de l’Histoire
Ce pacte saint de fusion,
Nos fils y liront notre gloire
Et béniront notre union.
Sur le beau Tour de France (bis)
Chantons l’Égalité
Et la Fraternité,
Vivre notre Alliance !

 

Les plus anciennes mentions de ce rite dans le Compagnonnage se trouvent chez les compagnons cordonniers du Devoir de Liberté (1858)

La plus ancienne description de cette pratique dans le Compagnonnage qui soit connue à ce jour, se trouve dans Le secret des compagnons cordonniers dévoilé (Payrard, Paris, 1858.) À propos de la cérémonie funèbre des compagnons cordonniers du Devoir de Liberté, figure cette phrase page 122 :
« Pendant qu’on exécute ce cérémonial, tous les compagnons entourent la fosse en croisant les bras sur leurs poitrines, ils forment la chaîne, exprimant par-là que la mort même ne pourrait les désunir. »
Y avait-il un chant ? Je ne le pense pas, cette chaîne devait être silencieuse et immobile, comme elle l’est encore de nos jours lors d’un enterrement de compagnon boulanger ou pâtissier du Devoir.

 

Et aussi chez les compagnons tailleurs de pierre du Devoir Étranger (1862)

Dans un article publié * dans le journal Le Siècle du 7 janvier 1862, A. Perdiguier décrit une Chaîne d’Alliance lors de la fête de la Toussaint célébrée le 1er novembre 1861 barrière de Sèvres à Paris, fête organisée par les compagnons tailleurs de pierre du Devoir Étranger, compagnonnage auquel appartient l’auteur de la chanson L’Alliance de tous les Compagnons précédemment cité.

* La même année, ce compte rendu fut repris à plusieurs reprises avec d’autres articles : « Écoles et chefs-d’œuvre », « Les chefs-d’œuvre dans le compagnonnage », et « Les fêtes patronales dans le compagnonnage ».

Le bal organisé par les compagnons tailleurs de pierre du Devoir Étranger,
le 1er novembre 1861. Gravure publiée dans n° 46 (19 novembre 1861),
de L’Illustrateur des dames, journal des soirées de famille.

Ces compagnons invitèrent tous les Devoirs à leur bal, imitant ainsi les compagnons boulangers qui, à l’initiative de leur leader J.-B. Entraygues, Limousin Bon Courage, furent les premiers de tous les corps d’état à inviter différents compagnonnages à leur fête annuelle. À cette Chaîne d’Alliance, les boulangers s’unirent avec les charpentiers, leurs ennemis viscéraux de l’époque, ces derniers portant exceptionnellement leurs couleurs à l’épaule, souhaitant laisser leurs gibus aux vestiaires !

Lisons Perdiguier :

« À minuit sonné, l’on a parlé de la Chaîne d’Union : la danse a été suspendue, la masse des compagnons a envahi la salle, tailleurs de pierre étrangers, tailleurs de pierre passants, couvreurs, charpentiers, menuisiers, serruriers, chamoiseurs, tisseurs, cordonniers, sabotiers, boulangers, tonneliers, d’autres corps encore, qui s’aident à mettre leurs couleurs.
Les enfants de Salomon, de Maître Jacques, de Maître Soubise, se sont pris par la main, ont formé l’immense ellipse, touchant autant que possible à toutes les extrémités de la salle.
Une seule femme figurait à cette chaîne symbolique : c’était la Mère, portant l’écharpe blanche ornée de l’équerre et du compas d’or. Au centre s’est placé Joli-Cœur-de-Salernes ; il a fait entendre, sans prétention – et l’effet en a été d’autant meilleur – un chant de circonstance, sorte de ronde de sa composition, dont voici un couplet […] et les couleurs de s’agiter, et tous les compagnons d’applaudir et de crier bravo ! »

Puis Perdiguier écrit qu’un autre tailleur de pierre étranger chante un chant en l’honneur du travail, puis un blancher-chamoiseur * en interprète une autre, La dernière chanson de Vendôme.
* Le blancher est un tanneur de petites peaux à l’alun et à la farine, substances qui donnent un cuir blanc. Le chamoiseur apprête les peaux de chamois ou donne à d’autres peaux leur façon. Le métier de blancher-chamoiseur a évolué dès la fin du XIXe siècle en celui de mégissier.
La chaîne symbolique s’est mise en mouvement, s’est agitée en tournant, a formé une immense ronde, et la musique lui envoyait ses notes les plus sympathiques. Les mains se pressaient, les yeux rayonnaient, les cœurs battaient avec force. Un éclatant vivat a terminé cette cérémonie d’une si haute portée.

Périgord le Vif Argent nous fait remarquer une chose pertinente :
On constate que la chaîne tourne accompagnée musicalement d’un orchestre » et « une seule femme figurait à cette chaîne symbolique, […] au centre s’est placé Joli Cœur de Salernes. »
Détail troublant, suivant Perdiguier, la Mère n’était pas au centre, mais dans la chaîne comme les compagnons. Cette phrase remet en question la place que l’on attribue habituellement aux Mères.

La Chaîne d’Union, détail de la lithographie d’Agricol Perdiguier Le Père Soubise. Lithographie Monrocq à Paris ; 1865.

Nous remarquons des couleurs portées aux boutonnières et un compagnon teinturier portant son tablier. Cette Chaîne d’Union de Saint-Joseph n’est pas corporative.

Lithographie du Père Soubise, de Perdiguier (1866)

Nous voyons Perdiguier illustrer la fameuse lithographie du Père Soubise d’une Chaîne d’Union, légende employée par l’auteur.
Nous observons dix-sept compagnons présents, tous porteurs d’un chapeau haut de forme. Trois portent leurs couleurs autour du chapeau, deux en écharpe, trois au côté, un porte ce qui semblerait être un tablier maçonnique (et non de compagnon teinturier, la bordure figurée autour du tablier ne se rencontre pas sur celui des compagnons teinturiers qui est en flanelle rouge unie). Détail troublant malgré tout, le port public du tablier est déconseillé sinon interdit aux francs-maçons, à moins que le dessinateur se soit permis quelques libertés.

Les trois fondateurs légendaires du compagnonnage, Jacques, Salomon et Soubise formant une Chaîne d’Alliance, détail d’une lithographie du compagnon tourneur Meusnier, de La Rochelle, intitulée La vraie Chaîne d’Alliance des compagnons de tous les Devoirs Réunis de France, destinée à promouvoir le projet d’une maison de retraite pour les compagnons de tous les Devoirs Réunis invalides. Il semblerait que cette lithographie soit la première où figurent clairement les mots Chaîne d’Alliance, alors que sur les lithographies antérieures, les mots Chaîne et Chaîne d’Union sont utilisés. Dans chaque maillon de la chaîne se trouve le nom d’un compagnon donateur, pour les compagnons boulangers, seul Léandre Mullon, Angoumois Soutien des Frères, est présent. Lithographie J. Muller à La Rochelle, 1867.

Ce que Perdiguier a montré là, ce n’est pas une chaîne de métiers de charpentiers, de couvreurs ou de plâtriers, corporations du rite de Soubise à laquelle la lithographie est dédiée, mais bien une chaîne intercompagnonnages *, sans doute inspirée de celle du 1er novembre 1861, organisée par les compagnons tailleurs de pierre du Devoir Étranger.
* Le 15 juillet 1866, à Paris, lors de l’Assemblée des Familles organisée pour la reconnaissance des compagnons boulangers du Devoir par les compagnons tisseurs-ferrandiniers du Devoir, ces derniers proposent une chaîne d’Union acceptée avec enthousiasme.

La vraie Chaîne d’Alliance de tous les Devoirs Réunis, 1867

 

La Chaîne d’Alliance dans la chanson

Il est important d’analyser les textes des chants compagnon- niques de l’époque. Nous avons choisi L.P. Journolleau, Rochelais l’Enfant Chéri, compagnon boulanger – qui a la particularité de chanter tout ce qui concerne le Compagnonnage – et son chansonnier L’innovateur (3e édition, publiée en 1907 ; première édition publiée en 1859.)

À la lecture de la totalité de son chansonnier, nous découvrons avec surprise que celui-ci n’aborde jamais la Chaîne d’Alliance, ce qui est très étrange car Rochelais l’Enfant Chéri chante tout : sa canne, ses couleurs, les aspirants, la conduite, la gourde, la Saint-Honoré, la réception, tout y passe ! Mais rien sur la Chaîne d’Alliance.

Nous relevons des fragments de chansons honorant la fraternité, l’union, mais pas d’écrits précis sur la Chaîne d’Alliance :

  1. Union et fraternité, page 27 : « Fraternité, savourant tes délices,chaque ouvrier peut se donner la main, marcher ensemble au gré de leurs caprices », pas significatif ;
  2. Les adieux de Rochefort, page 30 : « car des Devoirs je prêche l’alliance, symbole heureux de la fraternité » ;
  3. Mon espoir, page 35 : « j’espère une sainte alliance chez les enfants du Tour de France » ;
  4. La gourde fraternelle, page 47 : « compagnons de tous les Devoirs, à votre alliance immortelle accourez ici tous les soirs » ;
  5. La voix de l’orphelin, page 48 : « oui, désormais sur le beau Tour de France, tous les Devoirs se donneront la main » ;
  6. Plus de bâtons de longueur, page 53 : « des corps d’état célèbrent l’alliance » ;
  7. Inclinons-nous, page 63 : « resserrons nos nœuds fraternels, à la paix comme à l’alliance, élevons des chants immortels » ;
  8. L’unité compagnonnique, page 65 : « compagnons de la France, qu’importe la nuance, de nos Devoirs célébrons l’alliance et par l’union plus de chagrin, nous pouvons nous donner la main, et répéter ensemble ce refrain » ;
  9. La fête des Devoirs réunis : « compagnons de tous corps, connus par vos bienfaits, chantez de nos Devoirs la sublime alliance ».

Dans Le secret des compagnons cordonniers dévoilé (Payrard, Paris, 1858.), page 152, nous trouvons une chanson intitulée Les Enfants de l’Alliance qui prône la fraternité ouvrière et l’abandon des attributs compagnonniques, par contre le mot alliance est absent du contenu de cette chanson.

 

Alliance dans les surnoms des compagnons boulangers

Entre 1837 et 1862, le mot alliance n’apparaît qu’à sept re- prises dans la composition des noms des compagnons boulangers. Ce sont : L’Alliance (quatre compagnons) et L’Alliance du Devoir (trois compagnons).
Il faut attendre 1869 pour voir apparaître pour la première fois La Chaîne d’Alliance dans un surnom de compagnon boulanger, il s’agit de : Orio Louis, Nantais la Chaîne d’Alliance, reçu à Saumur à la Saint-Honoré 1869.
Il sera suivi jusqu’en 1900 de treize autres compagnons :

  • Arthur Raimbault, Blois la Chaîne d’Alliance, reçu à Nantes, Pâques 1875.
  • Auguste Boureau, Manceau la Chaîne d’Alliance, reçu à Nantes, Pâques 1876.
  • Constant Cormier, Tourangeau la Chaîne d’Alliance, reçu à Tours, Saint-Honoré 1876.
  • Eugène Blugeon, Poitevin la Chaîne d’Alliance, reçu à Orléans, Assomption 1876.
  • Alfred Gollet, Tourangeau la Chaîne d’Alliance, reçu à Agen, Assomption 1877.
  • Alexandre Trichereaux, Vendéen la Chaîne d’Alliance, reçu à Nantes, Saint-Honoré 1882.
  • Raymond Dauge, Montauban la Chaîne d’Alliance, reçu à La Rochelle, Assomption 1882.
  • Alex Allard, Bourguignon la Chaîne d’Alliance, reçu à Troyes, Noël 1882.
  • Sylvain Louis, Blois la Chaîne d’Alliance, reçu à Blois, Assomption 1885.
  • Jules Nouillons, Beaujolais la Chaîne d’Alliance, reçu à Orléans, Saint-Honoré 1886.
  • Alexandre Delanoue, Nantais la Chaîne d’Alliance, reçu à Angers, Assomption 1887.
  • Bardoux, Saumur la Chaîne d’Alliance, reçu à La Rochelle, Assomption 1891.
  • Amédée Paulme, Gâtinais la Chaîne d’Alliance, reçu à Paris, Saint-Honoré 1899.

Le dernier compagnon à l’heure actuelle à porter ce nom est :

  • Marcel Lefray, Manceau la Chaîne d’Alliance, reçu à Paris, Toussaint 1914.

 

Le Chaînon d’Alliance des blanchers-chamoiseurs (1840)

Périgord le Vif Argent fait également observer qu’à la lecture du Devoir des compagnons blanchers-chamoiseurs, rédigé par Piron en 1840 (réimprimé chez Gutenberg Reprints en 1980), on ne trouve pas mention de la Chaîne d’Alliance. En revanche, nous précise Périgord le Vif Argent, dans le sommaire et sous l’appellation « Instructions préparatoires » en page 19, apparaît un article sur le « Chaînon d’Alliance ».
Voici ce paragraphe :
« Le Chaînon d’Alliance est une accolade qui consiste à l’entrée à donner le bras droit très étroitement au-dessus du coude pour l’invo- cation et l’explication des signes de gloire et des quatre points cardi- naux, et l’avant-bras seulement pour la guillebrette et l’exhibition des arriats. »
( Il était d’usage que tout utilisateur du réseau compagnonnique porte sur lui un document dans lequel était indiqué que l’itinérant appartenait bien à la « famille ». Le sceau de chaque ville visitée était apposé sur ce papier nommé « affaire » . Selon les corporations et selon les époques ce passeport a pris des noms différents. « affaire » ou « carré » semblent les plus usités mais l’on trouve également les termes « acte », « arriats », « bateau », « canasson », « cheval », « chose », « égard », « menton », « navire », « lettre de course ». Tout dépend de l’aspect sur lequel on veut insister : l’instrument qui permet le voyage, le document officiel, le secret… )
Ce salut dit Chaînon d’Alliance pourrait bien être le fondement même de l’intitulé Chaîne d’Alliance ; en effet, l’accolade est un signe de fraternité comme l’est la Chaîne.

 

De Chaîne d’Union à Chaîne d’Alliance

Le terme employé en franc-maçonnerie est Chaîne d’Union, nous voyons A. Perdiguier légender son petit dessin sur sa lithographie du Père Soubise également Chaîne d’Union.
Les deux plus anciens documents attestant de la pratique de la chaîne sont, comme nous l’avons vu, les cordonniers du Devoir de Liberté (pratique interne) et les compagnons Étrangers tailleurs de pierre (pratique intercompagnonnages lors de banquets) ; ces compagnonnages sont tous deux du rite de Salomon, rite connu pour être fortement inspiré des rites maçonniques.

Nous savons également que, selon Perdiguier, le premier compagnonnage à avoir invité officiellement différents compagnonnages à sa fête patronale est celui des boulangers du Devoir, fortement inspiré lui aussi, à cette époque, des rites maçonniques. En invitant, les compagnons boulangers espéraient faciliter leur reconnaissance par les autres corps du Devoir, ensuite les tailleurs de pierre Étrangers ont suivi l’exemple mais dans un but différent, celui d’humaniser le Compagnonnage.

Malgré le peu d’éléments en notre possession, voici toutefois une hypothèse :
La Chaîne d’Union maçonnique pénètre progressivement dans ces compagnonnages par le biais d’initiatives personnelles lors de banquets de fraternisation durant la période des reconnaissances entre corps.
Initiatives personnelles de compagnons respectés et influents au sein de leur société, membres de loges maçonniques dont le but recherché était l’humanisation d’un compagnonnage pourrissant par ses luttes intestines (Perdiguier, menuisier du Devoir de Liberté ; Piron, blancher-chamoiseur du Devoir ; Entraygues, boulanger du Devoir ; Lyon, cordonnier-bottier du Devoir (l’auteur de la chanson Les fils de la Vierge), et d’autres…).
C’est également la période où apparaissent les sociétés d’anciens compagnons réunis rassemblant des compagnons remerciés (sédentaires) de différents compagnonnages sous une même bannière, la bannière de la mutualité. Il ne serait donc pas surprenant non plus que cette chaîne soit aussi pratiquée par ces sociétés intercorporatives. (Les sociétés des anciens compagnons réunis se fédéreront en 1874 pour donner naissance à la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs réunis, future Union Compagnonnique en 1889.)

L’article de presse compagnonnique le plus ancien évoquant une chaîne a été publié dans le journal La Fédération Compagnonnique du 3 juillet 1881. Il relate une fête de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs Réunis à Angers :
« À minuit, tous les compagnons ont fait la chaîne compagnonnique aux applaudissements des invités, puis, après les rafraîchissements, la danse a recommencé jusqu’au jour venu trop tôt pour terminer cette fête vraiment de famille. »
Nous retrouvons une chaîne intercompagnonnages en 1884, lors des obsèques du compagnon cordonnier-bottier Pacifique Offert, Breton le Décidé, membre fondateur des Anciens Compagnons réunis de Cognac :
« Autour de la tombe la chaîne symbolique a été formée par tous les CC. et avant de la rompre notre F. Gaboriau, commissaire d’ordre, a retracé dans les termes suivants la vie si bien remplie de celui que nous pleurons. » (La Fédération Compagnonnique, n° 67, 2 mars 1884, p. 38.)

C’est à travers ces chaînes de fraternisation intercompagnonnages que cette pratique s’est probablement répandue au sein même des compagnonnages de tous Devoirs, pour devenir ensuite une pratique individuelle.
Chaîne d’Alliance, une nouvelle dénomination, peut-être influencée, comme nous l’a fait remarquer précédemment Périgord le Vif Argent par le Chaînon d’Alliance, rite des blanchers-chamoiseurs. Cette période de pénétration progressive de la Chaîne d’Union est une période transitoire où les termes Chaîne d’Union et Chaîne d’Alliance se côtoient pour laisser une place définitive à la Chaîne d’Alliance postérieurement à la période des différentes reconnaissances entre corporations (1890). La dénomination Chaîne d’Alliance étant plus appropriée à son utilisation : Allier les différents compagnonnages.

Nous pouvons en effet considérer que le terme union (Chaîne d’Union) concerne les membres d’un même groupe, alors que l’alliance concerne l’union de ces mêmes groupes et non des membres à titre individuel (nous trouvons dans le panorama historique en général, à plusieurs reprises, l’utilisation du mot alliance : la Triple Alliance (1717 et 1882) ; l’Alliance franco-russe (1892) ; l’Alliance atlantique (1949).

 

Les compagnons et francs-maçons sont-ils les seuls à pratiquer ce rite ?


Chaîne des scouts de Tours, La Nouvelle République d’Indre-et-Loire, 6 août 2007.

Non, les scouts le pratiquent aussi, dès avant 1940, en chantant le Choral des Adieux : « Formons de nos mains qui s’enlacent / Au déclin de ce jour / (…) / Une chaîne d’amour ». L’origine maçonnique du rite est discutée.

Chaîne des Compagnons de France, mouvement de jeunesse créé en 1940 par le gouvernement de Vichy.

Les Compagnons de France, mouvement de jeunesse créé en 1940 par le gouvernement de Vichy, formaient aussi une chaîne pour clore les rassemblements, et chantaient Les Adieux. Le rite scout en est sans doute à l’origine, même si la presse de l’époque associait ce mouvement aux Compagnons du Tour de France, comme le montre l’article du Journal (Gallica) du 3 octobre 1940 :

« Le pays nouveau va-t-il rénover d’anciens et heureux usages ?
Les « Compagnons de France » veulent faire revivre « LE TOUR DE FRANCE » ; instructif voyage, vieille coutume de ceux qui aimaient leur métier et pratiquaient la solidarité.
Lyon, 2 octobre. – Un judicieux projet vient d’être élaboré à Vichy qui sourira certainement aux jeunes et enthousiastes « Compagnons de France », celui de faire revivre à leur profit le traditionnel Tour de France, ce beau, cet utile, cet instructif voyage que ne manquaient pas d’effectuer jadis les jeunes ouvriers possédant l’amour de leur métier et dont ils gardaient au long d’une vie, d’un caractère le plus souvent sédentaire, un souvenir ravi et attendri.
L’annonce de ce projet a suscité un vif intérêt à Lyon qui est sans conteste la ville où les compagnons du Tour de France, qu’il ne faut pas confondre avec les Compagnons de France, c’est-à-dire les adeptes de la vieille société jadis si populaire, sont demeurés les plus nombreux et où ils gardent intactes leur foi et leur activité. Ce qui est fort beau de la part d’adeptes d’une institution dont les origines se perdent vraiment dans la nuit des temps.

Les gars de la charpente.
Les Compagnons du Tour de France lyonnais les plus agissants sont les gars de la charpente. Ils se placent sous l’égide du moine Soubise, qui fut au XVe siècle l’un des bâtisseurs de la cathédrale d’Orléans. Ils portent le nom savoureux de « compagnons passants charpentiers du Devoir » et ont naturellement comme patron saint Joseph.
L’autre jour, aux obsèques de l’un de leurs camarades victime d’un accident du travail, je les voyais défiler avec leurs emblèmes si curieux et si naïfs, les hautes cannes, les ceintures, les écharpes aux vives couleurs et même les chapeaux enrubannés. On peut leur faire l’objection qu’ils forment une société secrète, et en principe les sociétés secrètes doivent être dissoutes. Mais il n’est pas de règle qui ne com- porte point d’exception et l’on sait que les secrets des compagnons du Tour de France sont tout simplement le goût du beau travail bien fait, de la conscience professionnelle, une fraîcheur de sentiments rares à notre époque.

Un ouvrier et un artiste.
J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec leur président, M. Despierre, un charpentier qui parle de son métier en artiste et avec le professeur de charpente initiateur des jeunes compagnons à leur étape lyonnaise, M. Philippard, titulaire du diplôme de Premier ouvrier de France. Ce n’est certainement pas dans ces milieux que l’on trouvait au temps du Front populaire des révolutionnaires et des agitateurs.
D’autres sociétés identiques des compagnons du Tour de France où l’on pratique cette belle vertu, la solidarité, subsistent également ici, notamment celle des compagnons tisseurs, légitimement fière de per- pétuer les traditions de l’art brillant où s’illustra Jacquard. (Nous remarquons ici un extrait du chant Les fils de la Vierge, légèrement déformé ; l’original étant : Dans l’art brillant où Jacquard fut grand maître. L’auteur de l’article a soit lu, soit écouté cette chanson lors d’une fête compagnonnique.)


À droite, une petite chaîne de soldat, carte affranchie,
le 29 mai 1908, signée d’un soldat du,
5e régiment de cuirassiers caserné à Tours ; coll. L. Bastard.

 

La « Mère » des compagnons.
J’ai visité l’hôtel que dirige la Mère des « Compagnons charpentiers passants du Devoir », brave et digne femme qui dorlote, guide, conseille et, le cas échéant, soigne les jeunes compagnons de passage.
On imagine qu’une semblable organisation fonctionnera pour les Compagnons de France et que le jour est proche où tous les gars de vingt ans dans les camps de jeunesse verront scintiller cet espoir et cette promesse : Le Tour de France.
En tout cas, il n’est pas douteux que les vieux Compagnons du Tour de France suivront avec sympathie leur périple et qu’ils auront à cœur de les bien accueillir.

 

Depuis quand et à quelle occasion la Chaîne d’Alliance se pratique-t-elle chez les compagnons boulangers du Devoir ?

Chaîne d’Alliance à Bordeaux lors de la Saint-Honoré 1969, maison des Compagnons du Devoir, rue Laroche.

Le plus ancien document connu à ce jour, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne se trouve pas dans un rituel, mais dans la presse écrite, compagnonnique il est vrai…

Lors de la Saint-Honoré
« En 1884, chez leur Mère, 22 rue des Lombards à Paris « un grand bal a eu lieu dans la soirée, il a été interrompu vers minuit pour faire la Chaîne d’Alliance où un grand nombre de C. de divers corps d’états ont pris part avec un entrain tout compagnonnique. »
(La Fédération Compagnonnique, n° 75, 6 juillet 1884.)

« À Tours en 1886 la soirée, comme la journée, a été des plus bril- lantes, tout le monde était plein d’entrain, beaucoup de CC.: des dif- férents corps d’état D.:D.: avaient répondu à notre appel fraternel. Aussi, au milieu de la nuit, nous avons fait la Chaîne d’Union et un jeune C.:T.:F.:D.:D.: Boudin, Tourangeau l’Ami des Frères *, nous a fait entendre la chanson de circonstance (car c’est ici que se tisse la chaîne qui doit servir à lier tous les cœurs) ; puis les danses ont recommencé jusqu’à 4 heures du matin ».
(Le Ralliement des compagnons du Devoir, n° 66, 27 juin 1886, p. 3.)
(* Ferdinand Boudin, Tourangeau l’Ami des Frères, compagnon tisseur, reçu à Tours le 9 août 1884, neveu de Jules Boudin, Parisien le Laborieux, compagnon tisseur éga- lement et président du Ralliement des compagnons du Devoir de Tours.)
Ce compte rendu daté du 10 juin 1886, adressé au compagnon Boudin, secrétaire du Ralliement est signé de :
Angoumois la Sincérité P.:E.:V.: Vendéen la Gaîté, S.:E.:V.: Tourangeau l’Ami du Devoir, Rouleur Angoumois la Franchise, Secrétaire.

Nous constatons que les expressions « Chaîne d’Alliance » et « Chaînes d’Union » sont utilisées concurremment et sont synonymes.
Il existait une tradition qui consistait à former la Chaîne d’Alliance le jour des fêtes patronales à minuit. Il m’est impossible de donner une période d’apparition de cette pra- tique, mais par contre, de nos jours (à partir de 1985) nous voyons de plus en plus souvent la Chaîne d’Alliance pratiquée à une heure peu tardive. Cela est dû à la désaffection progressive du bal ou à sa suppression, les compagnons et aspirants quittant l’assemblée bien avant minuit.
La Chaîne d’Alliance a tendance à se rapprocher de plus en plus de la fin du banquet de Saint-Honoré, afin qu’un maximum de compagnons y participe.

Lors d’un enterrement

  • À Nantes, le 21 novembre 1884 lors des obsèques de Madame Orio, Mère des compagnons boulangers du Devoir de Nantes depuis 1851, épouse du compagnon boulanger Louis Marie Orio, Vannois le décidé : « Les CC. formant la Chaîne d’Alliance autour de la tombe ont rendu les honneurs compagnonniques à cette excellente Mère. » (La Fédération compagnonnique, n° 87, 21 décembre 1884, p. 189.)
  • À Bordeaux, le 18 janvier 1885, lors des obsèques du compa- gnon boulanger du Devoir Rigaudié, Périgord Bon Courage, les compa- gnons ont formé une chaîne symbolique autour de son corps. (La Fédération Compagnonnique du 5 avril 1885 ; à Bordeaux ; inhumation du 18 janvier 1885.)

Lors des enterrements, la chaîne est immobile et silencieuse, aucune chanson ne l’accompagne… Elle est ouverte au début, marquant la disparition d’un maillon, le frère disparu, puis se referme à la fin, symbolisant ainsi la continuité.

Lors des réceptions de Mères
Pour une Mère de cayenne des compagnons boulangers du Devoir (extrait d’un livre d’instruction de la ville de La Rochelle, daté de 1870) : Règlement pour recevoir une Mère.
« Tous les compagnons, à l’exception des trois représentants les chefs de la société, doivent former un grand cercle autour de la Mère en se tenant par la main à bras tendu pour former un grand rond. La Mère doit être introduite au milieu du cercle, elle doit être debout.
Pour une Mère générale du Tour de France des compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir, et d’une Mère de tout corps d’état au sein de l’A.O.C.D.D., Chaîne d’Alliance accompagnée du chant Les fils de la Vierge venant clôturer la cérémonie.

Après les réceptions des compagnons boulangers et pâtissiers
Afin d’honorer le nouveau compagnon, on chante Doux souvenir de Jean-François Piron, Vendôme la Clef des Cœurs (1796-1841), compagnon blancher-chamoiseur du Devoir, chanson qui figure page 187 des Muses du Tour de France.
(Les Muses du Tour de France : Encyclopédie illustrée du Compagnonnage et du Travail. Publiée entre-deux-guerres. Réédition ; Marseille ; Laffitte Reprints, 1979 ; page 187.)

Chaîne d’Alliance au siège des compagnons du Devoir (A.O.C.D.D.), rue Laroche à Bordeaux, lors de la Saint-Honoré 1975. De droite à gauche, Pierre Pebayle, Bordelais Va de Bon Cœur, compagnon boulanger du Devoir, Pierre Jourdan, Lyonnais le Fier Courageux, compagnon pâtissier du Devoir, François Servant, Languedoc la Persévérance, compagnon pâtissier du Devoir.

Doux souvenir, chanson à laquelle a été ajouté en 1975 par le Collège des rites des compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir, un nouveau couplet de leur inspiration :

Chers compagnons, ouvrez donc cette chaîne,
Car j’aperçois là-bas à l’horizon
Un jeune Frère que le Devoir entraîne
Pour devenir un solide maillon ;
Jeune compagnon, à cette chaîne accroché
De tes deux bras pour bien la ressouder
Travaille bien ; conduis-toi sans reproche ;
Et que la mort, seule puisse t’en détacher ! (bis)

Il est annoté ceci : Cette chanson appartient au domaine symbolique. Sa musique douce et prenante a quelque chose de solennel. Elle accompagne la célébration des rites et monte dans un silence religieux que seul le chœur interrompt.
Ce qui nous laisse supposer que cette chanson fut ou est chantée par plusieurs compagnonnages lors de réceptions. Dans tous les cas, cette annotation démontre que les compagnons boulangers et pâtissiers contemporains sont en adéquation avec ces mots publiés dans l’entre-deux-guerres.
La Chaîne d’Alliance chez les compagnons boulangers symbolise une fraternité forte dans leur compagnonnage puisqu’elle est ouverte, en fin de réception, pour accueillir le nouveau frère, et qu’elle le sera de nouveau le jour de ses funérailles, son départ vers l’éternité.


Une Chaîne d’Alliance devant le Saint-Pilon de la Sainte-Baume de compagnons de la famille du cuir, l’on remarque que les bras ne sont pas croisés sur la poitrine. Pratiquée également chez les compagnons tonneliers-doleurs du Devoir.
Musée du Compagnonnage, fonds Maurice Bossu.

Lors d’événements exceptionnels.
Comme l’inauguration du Musée du compagnonnage de Tours, lors d’une fin de congrès ou bien encore lors d’un passage en groupe à la Sainte-Baume.

 

Le chant accompagnant le rite
Nous avons vu que les plus vieux textes maçonniques (L’Ordre des francs-maçons trahi, et leur secret révélé (1745).) évoquent aussi un chant durant la Chaîne d’Union. Ce n’est donc pas une création compagnonnique, la Franc-maçonnerie pratique une chaîne chantée et cela depuis 1745.
Même si le plus ancien élément connu à ce jour sur la pratique de la Chaîne d’Alliance est la chaîne des compagnons cordonniers du Devoir de Liberté (Le secret des compagnons cordonniers dévoilé, Payrard, Paris, 1858.), rien ne permet d’affirmer qu’elle était chantée, car c’est une chaîne d’enterrement, elle devait être très certainement immobile et silencieuse, chaîne de recueillement, comme la pratiquent de nos jours les compagnons boulangers pâtissiers du Devoir et Restés fidèles au Devoir.

Dans les compagnonnages, la première mention d’un accompagnement musical se trouve dans l’ouvrage d’Agricol Perdiguier Les fêtes patronales dans le compagnonnage (Paris, chez l’auteur, 1862.) et le mouvement de la chaîne était probablement rythmé par la musique, accompagnant une possible chanson. Une chanson, oui… mais laquelle ?

Une fois de plus, c’est dans la riche presse compagnonnique que nous allons chercher; Voilà ce que nous y trouvons :
Au sein de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs Réunis :

– L’initiation des membres des Anciens CC. Réunis de Nantes à la Fédération Compagnonnique était accompagnée de la chanson Voyage dans l’autre monde, dite aussi La dernière chanson de Vendôme, de Vendôme la Clef des Cœurs, citée par Perdiguier dans Le Livre du Compagnonnage, p. 124-126, et dans le Chansonnier de Vendôme, p. 176 :
(À) Minuit : tous les CC forment la Chaîne d’Alliance au chant de l’immortelle chanson de Vendôme la Clef des Coeurs (Ah ! Qu’ils sont fous sur terre). (La Fédération Compagnonnique, n° 65, 3 février 1884, p. 23)

– lors de la fête de la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs Réunis à Lyon, le 22 août 1886, la chaîne était accompa- gnée de la chanson Le Départ, de Vendôme la Clef des Cœurs, p. 9 du Chansonnier :
À minuit la cérémonie de la Chaîne d’Alliance a été formée par tous les Comp. munis de leurs insignes formant un vaste cercle au milieu duquel étaient trois dames de Comp. et un jeune Comp. B. de l’activité chantant Le Départ que tout le monde accompagna au refrain. (La Fédération Compagnonnique, n° 132, 7 novembre 1886, p. 163.)

– Au sein du Ralliement des compagnons du Devoir :
À la fête du ralliement de Tours, le 26 juillet 1885 (Le Ralliement des compagnons du Devoir, n° 46, 23 août 1885, p. 2.), au cours du banquet :
[…] la priorité fut donnée à notre ami Delhomme qui nous chante la Chaîne d’Alliance de sa composition.
Le chanteur-auteur est applaudi à outrance, surtout pour les bonnes paroles contenues dans sa chanson.
À une heure du matin, pendant le repos, les compagnons se rassemblent et se disposent à faire la Chaîne d’Alliance. Tous les compagnons ne purent prendre place, car l’enceinte du cirque n’était pas assez spacieuse. Aussitôt que les compagnons eurent formé le cercle, un C. pénétra au milieu et entonna la chanson qui a pour titre Les fils de la Vierge, du poète Parisien le Bien-Aimé, C.C.B.D.D. dédiée à Lyonnais Bon Cœur, C. Tisseur-F. du Devoir.
Tous les compagnons répétèrent en chœur ce refrain :
car c’est ainsi que se forme la chaîne / qui doit servir à lier tous les cœurs.
Le F. Périgord la clef des Champs, C.M.F. succède au premier chanteur par une belle chanson de la clef des Cœurs.

C’est le premier écrit sur le chant Les fils de la Vierge lors d’une chaîne, mais il faut noter que ce n’est pas l’unique chanson chantée lors de celle-ci. En effet, après la chanson Les fils de la Vierge, un compagnon maréchal entonne une chanson écrite par Vendôme la clef des Cœurs.

– À la fête du Ralliement de Bordeaux le 13 juin 1886 (Le Ralliement des compagnons du Devoir, n° 67 11 juillet 1886, p. 6.) : « la Chaîne d’Alliance, qui nous a été chantée par les compagnons Jules Boudin, de Tours et Lacaze, de Bordeaux. »

– À la fête du ralliement de Tours le 25 juillet 1886 (Le Ralliement des compagnons du Devoir, 22 août 1886, p. 6.) : « Quelques chansons furent dites par nos meilleurs chanteurs déjà nommés et la Chaîne d’Alliance fut clôturée par La Porte des bons enfants, chantée par notre ami Bordinat, C. C. Bottier du D. » Ce texte laisse penser que plusieurs chansons ont été chantées lors de la Chaîne, puisque c’est La porte des bons enfants qui clôture celle-ci.

– À la fête du Ralliement de Blois le 15 août 1886 (Le Ralliement des compagnons du Devoir, n° 71, 12 septembre 1886, p. 2-3.) : « le C.Boudin a clos cette petite causerie par sa chanson favorite » et « À minuit, la Chaîne d’Alliance a de nouveau été chantée par le C. Boudin. » Nous pouvons penser qu’il s’agit des Fils de la Vierge.

Nous constatons qu’en 1886, au sein des deux groupements compagnonniques opposés, Fédération et Ralliement, la situation est la même, le chant Les fils de la Vierge ne s’est pas encore imposé.

Les fils de la Vierge, quand et pourquoi cette chanson ?
Les rouleurs des corporations de l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir, dans leur texte d’introduction au rite destiné aux invités, nous donnent la date de 1846, date de la publication par Jules Lyon, compagnon cordonnier du Devoir, de son chansonnier La Lyre du Devoir, mais cette chanson Les fils de la Vierge est absente de ce chansonnier !

Nous constatons aussi que cette date est utilisée par l’ensemble des sociétés compagnonniques et figure dans tous les chansonniers contemporains. Elle est aussi reprise par Roger Lecotté dans son Essai bibliographique sur les compagnonnages (Plon, Paris, 1951).

Ce chant figure en fait pour la première fois dans le Chansonnier du Tour de France par des compagnons de tous les métiers et de tous les Devoirs, cahier n°3, de 1859, édité par Perdiguier.

Donc, le chant de Jules Lyon a été écrit après 1846 et avant 1859, car il ne figure pas, comme nous l’avons vu, dans son recueil de chants de 1846.

Rien ne nous permet d’affirmer que ce chant Les fils de la Vierge a été écrit spécialement pour la Chaîne d’Alliance, bien au contraire… En effet, il ne fait aucunement honneur à la Chaîne d’Alliance, ni à la fraternité intercompagnonnique, mais à la réception d’un compagnon tisseur dans la ville de Lyon.

Le chant Les fils de la Vierge a coexisté avec d’autres, avant de s’imposer de lui-même.

Plusieurs facteurs en sont probablement à l’origine :

    • L’on trouve dans le texte les mots tu tisseras la chaîne qui est en fait un terme technique représentant une partie composant l’étoffe. Ce terme professionnel homonyme de la Chaîne d’Alliance, a sûrement participé à son élection de façon inconsciente par les compagnons ;
    • Le lieu utilisé par l’auteur pour faire évoluer son « héros » : Lyon. Si Paris est la ville des reconnaissances administratives, Lyon est la ville de la fraternité intercompagnonnages. Nous voyons le 2 avril 1865 un grand banquet de tous les Devoirs organisé dans cette ville, auquel près de trente compagnons boulangers participèrent. Les 1er, 2 et 3 novembre 1874, c’est le congrès des Sociétés d’Anciens Compagnons Réunis, qui donne naissance à la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs Réunis ; et en 1879, lors du 2e congrès est signée en présence de corps actifs, une reconnaissance générale des corporations présentes ;
    • Nous trouvons dans son titre : la Vierge. Sous le Second empire (1852-1870) de nombreuses églises sont construites sur l’ensemble du territoire français, c’est un grand mouvement de promotion de la religion catholique qui est entrepris, et en particulier du culte de la Vierge Marie ; nous trouvons de nombreuses statues de la Vierge Marie datant de cette période. Donc, la présence de la Vierge dans le titre de ce chant a peut-être aussi influencé inconsciemment le choix de cette chanson ;
    • Jules Boudin, compagnon tisseur-ferrandinier du Devoir, Parisien le Laborieux *, président du Ralliement des compagnons du Devoir de Tours, est un compagnon des plus actifs, respecté (*Reçu à Lyon le 14 août 1860 ; est établi à Tours peu après sa réception et cela jusqu’à sa mort en 1909.) et très estimé de nombreux compagnons du Devoir. Dans les extraits de presse précédemment cités, nous constatons qu’il est le chanteur des Chaînes d’Alliance du Ralliement des compagnons du Devoir, et cela dans toutes les villes où il se déplace (Bordeaux, Blois, et très probablement d’autres… et bien sûr Tours). C’est donc certainement lui, très bon chanteur, qui a propagé ce chant dans les rangs des compagnons du Devoir membres du Ralliement, et cela d’une façon très rapide sur l’ensemble du Tour de France.


Une chaîne faite par des séminaristes à Cahors vers 1939.

Un article de Jules Boudin sur les poètes et chansonniers (2e partie), paru dans Le Ralliement des compagnons du Devoir le 23 mars 1902, (Le Ralliement des compagnons du Devoir, n° 448, p. 2.) nous confirme que l’introduction de Les fils de la Vierge est due aux compagnons tisseurs-ferrandiniers de Tours, tendance Ralliement des compagnons du Devoir :
« Chez les compagnons cordonniers, ils sont nombreux ceux qui ont rimé pour le compagnonnage. […] Parisien le Bien aimé, c’est lui qui fit la chaîne en l’honneur d’un C. tisseur lyonnais, le Bon Cœur. Cette chanson est une des plus répandues parce que, depuis la fondation du Ralliement, elle fut chantée par toutes les corporations qui font fête à Tours, elle eut le don de plaire à tous les CC. qui sont fiers et restés fidèles au beau Devoir de Soubise et Jacques, qui disent en chœur et avec enthousiasme : car c’est ici que se tisse la chaîne / Qui doit servir à lier tous les cœurs. »

Notons que si Boudin écrit : c’est lui qui fit la chaîne, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre et imaginer que Parisien le Bien Aimé a écrit ce chant pour qu’il soit chanté lors de la Chaîne d’Alliance, Boudin emploie le mot « chaîne » pour désigner la chanson elle-même, qu’on désignait déjà en 1902 comme La Chaîne d’Alliance, à la place de son vrai titre Les fils de la Vierge.

 

Une interprétation des Fils de la Vierge par Périgord le Vif Argent
Périgord le Vif Argent nous présente une analyse et une interprétation personnelle des paroles et de la progression chronologique de cette chanson :
« Elle est constituée de sept couplets et narre la réception d’un compagnon tisseur du Devoir par ordre chronologique, elle s’inspire des rituels des compagnons cordonniers et des tisseurs du Devoir. La chronologie rituélique d’une réception lui confère un sens d’universel compagnonnique :
Couplet 1

Dans l’art brillant où Jacquard fut grand maître
Or, il advint qu’un honnête aspirant
Se demandait quand pourrais-je connaître
Du beau Devoir, le secret si charmant ?
Douce Minerve, ah ! soyez mon Mécène
Pour obtenir ces insignes faveurs
Car je voudrais pouvoir tisser la chaîne
Qui doit servir à tisser tous les cœurs. (bis)

L’auteur plante ici le décor, chanson de tisseur-ferrandinier avec Jacquard l’inventeur du métier à tisser. Il nous présente le postulant à la réception qui est aspirant tisseur et invoque Minerve, l’une des plus fréquentes représentations de la mythologie romaine (Athéna dans la mythologie grecque) qu’emploient les compagnonnages pour symboliser les valeurs humaines.
En effet Minerve est à la fois conseillère des héros, déesse de la guerre, patronne des sciences et des techniques. C’est pour cette dernière raison qu’elle fut, sans doute, choisie par les compagnonnages.

Couplet 2

Au confluent de la Saône et du Rhône
Il s’endormit, puis des songes heureux
L’ont transporté sur les marches du trône
Environné de rayons lumineux.
Tout était grand de ce riant domaine ;
La soie et l’or se mélangeaient aux fleurs.
Car c’était là que se tissait la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

L’auteur situe la ville de réception qui est Lyon. Il nous parle de trône environné de rayons lumineux faisant référence soit au trône de Salomon ou à la représentativité de Dieu.
Les rites de Jacques au milieu du XIXe étaient différents, soit teintés de modes christiques ou salomoniques soit les deux mélangées. L’auteur nous dit que c’est là que se tisse la chaîne.
Ce serait donc le lieu de naissance des compagnons et le berceau du compagnonnage et peut-être une allusion au jardin d’Éden de la Genèse.

Couplet 3

Tous les élus du glorieux mystère
Étaient présents sur deux lignes rangées,
Et la Raison au front toujours austère
Foulaient aux pieds tous les vieux préjugés.
Il entendit une voix souveraine
Qui lui disait ces mots consolateurs :
Soit juste et franc et tu verras la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

La scène est bien décrite. Les compagnons forment deux colonnes et, face au récipiendaire, le chef de la cérémonie qui représente l’image du Devoir, lui dicte ses devoirs d’homme et de compagnon. Un oracle lui énonce les qualités compagnonniques : justice, franchise et fraternité.

Couplet 4

En lettres d’or sur voile diaphane
Il lut ces mots en caractères hébreux :
Incline-toi pauvre et faible profane
Tu connaîtras la sagesse de Dieu.
Vaincre en tous lieux les faiblesses humaines
Tels sont les vœux de nos législateurs,
C’est pour cela que nous tissons la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

Le couplet nous parle du moment en amont du serment. Le postulant s’incline prouvant son dévouement au Devoir et les mots, révélateurs du sens spirituel de ce rite puisé dans le registre de l’Ancien Testament : caractères hébreux puis la destinée mortelle de l’homme et pauvre et faible profane, lui sont rappelés pour stipuler l’humilité et l’inclination (dans le sens du respect) que doit avoir tout compagnon afin de devenir sage.

Couplet 5

Au même instant, la douce bienfaisance
Pour le malheur vient lui prendre la main.
L’activité, l’honneur et la prudence
De leur compas tracèrent le chemin.
Et puis Thémis, pénétrant dans l’arène
Viens lui montrer la loi du travailleur ;
Car c’était là que se tissait la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

L’auteur souligne ici les vertus compagnonniques : Activité, honneur, prudence, justice, respect du Devoir et des lois. La justice est ici représentée sous les traits de Thémis.

Couplet 6

Il savourait une douce ambroisie
Quand un fantôme apparut à ses yeux
C’était celui de la Vierge Marie
Tenant en main un écheveau soyeux.
Je suis ici patronne et souveraine ;
Prends de mes fils pour former tes couleurs.
Car désormais tu tisseras la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

C’est l’instant de la remise des couleurs au nouveau compagnon par la Vierge Marie qui est la sainte patronne des tisseurs-ferrandiniers. Nous pouvons penser qu’elle est présentée ici comme la Mère des compagnons mais aussi que le rite des Jacques tisseurs est si christique que la Vierge Marie représente la mère universelle et nourricière de tous les hommes, et que c’est cette image qui habille la Mère des Compagnons.

Couplet 7

En s’éveillant, jugez de sa surprise ;
Quand on lui dit : Lyonnais le bon Cœur,
Dès aujourd’hui vous prendrez pour devise :
Douce Union, Travail, Paix et Bonheur ;
Vous puiserez aux eaux de l’Hypocrène
Pour célébrer les compagnons tisseurs.
Car c’est chez eux que se forme la chaîne
Qui doit servir à lier tous les cœurs. (bis)

L’action se situe au moment où le compagnon voit la lumière. C’est « en s’éveillant » que son nom compagnonnique lui est donné : Lyonnais Le bon Cœur.
On l’instruit en lui révélant les mots cachés derrière les abrégés que les compagnonnages utilisent. U pour union, T pour travail, P pour paix et B pour bonheur. Les eaux de l’Hypocrène, fleuve mythique, représentent le baptême et la source vertueuse où les compagnons doivent s’abreuver.

L’avant-dernière phrase des couplets peut souligner la cohérence chronologique d’une réception :
Car je voudrais pouvoir tisser la chaîne : La demande de réception
Car c’était là que se tissait la chaîne : L’arrivée au lieu de réception
soit juste et franc et tu verras la chaîne : Le rappel des devoirs et qualités compagnonniques ;
c’est pour cela que nous tissons : L’inclination pour prêter serment ;
car c’était là que se tissait la chaîne : Le serment ;
car désormais tu tisseras la chaîne : La remise des couleurs ;
car c’est chez eux que se forment la chaîne : Le baptême et l’instruction.

Cette dernière phrase est reprise en chœur et rappelle la fraternité que tous les compagnons doivent avoir les uns pour les autres.

L’auteur et le héros
L’auteur : Jules Lyon, Parisien le Bien Aimé, était cordonnier-bottier du Devoir.
Un détail très intéressant que Laurent Bastard a remarqué et expliqué figure sur la couverture de son premier chansonnier édité en 1846 : Jules Lyon, après son nom imprimé sur la couverture, a placé trois initiales : S.P.R. (Souverain Prince Rose-Croix), qui est le 18e degré maçonnique du rite écossais ancien accepté et le 7e du rite français. Jules Lyon était franc-maçon.

Le héros : Cette chanson n’est pas dédiée à la Chaîne mais à un compagnon tisseur-ferrandinier, Lyonnais le bon cœur. D’après les recherches de l’un de mes frères en Compagnonnage, Jean Phillipon, Bordelais la constance, Lyonnais le Bon Cœur a bien existé ! C’est Louis Daya, reçu le 1er novembre 1832 à Lyon, lors de la naissance du Devoir des compagnons tisseurs-ferrandiniers, lors de leur 2e réception.

Jules Lyon présente ce compagnon comme un jeune reçu alors que la chanson lui est dédiée plusieurs années après sa réception. Nous observons aussi que l’auteur, qui n’est pas Lyonnais mais Parisien, choisit Lyon (Au confluent de la Saône et du Rhône) comme localité où évolue son héros. Cela n’est pas un hasard, Lyon est la capitale du tissage à cette époque et la ville fondatrice du compagnonnage des tisseurs-ferrandiniers du Devoir.

Mais pourquoi Jules Lyon, compagnon cordonnier-bottier du Devoir, choisit-il comme « héros » un compagnon tisseur ?
La période où ce chant fut écrit, correspond à celle des reconnaissances entre compagnonnages du Devoir, les cordonniers, des soi-disants, sont reconnus par les tisseurs-ferrandiniers en 1850. Ceux-ci, tous derniers arrivés, ont aussi bien du mal à se faire une place dans le compagnonnage du Devoir. Parisien le Bien Aimé, fait donc tout simplement preuve de soutien, de solidarité et de respect à leur égard.

Les fils de la Vierge
Les fils de la Vierge ou fils Notre-Dame, sont un phénomène qui se produit parfois par les belles journées ensoleillées d’octobre et il n’y a guère que les paysans qui puissent l’observer. Ce sont des fils très fins, de la soie d’araignée plus exactement (composante des toiles d’araignées) qui s’accrochent aux moindres branches, herbes, et même aspérités du sol, en fin d’après-midi il y en a tellement que les rayons rasants du soleil d’automne s’y reflètent et là on se rend compte que champs et prés sont comme emballés dans une immense résille scintillante et éphémère, parfois ces fils se rassemblent pour former de petits écheveaux blancs si légers que la moindre brise les emporte à son gré. Ces fils de la Vierge servent aussi aux araignées de petite taille à se déplacer dans les airs, leur permettant ainsi de parcourir jusqu’à 4 kilmètres de distance. Les anciens disaient que c’était de bon augure pour le semis du blé.

La Vierge Marie, patronne des tisseurs
La Vierge Marie est la sainte patronne choisie par les compagnons tisseurs-ferrandiniers qu’ils fêtent à l’Assomption. Nous pouvons émettre l’hypothèse que ce choix fut influencé par ce terme populaire, qui est utilisé comme titre de la chanson, Les fils de la Vierge, l’association étant faite entre les fils très fins de soie d’araignée et les fils de soie, de coton ou de laine servant au tissage.

 

Chansons dédiées à la Chaîne d’Alliance

La Chaîne d’Alliance
Sur l’air de J’irai revoir mon père

Vieux sectateurs du beau Devoir suprême,
Serrons tes rangs et soyons tous unis.
De nos manoirs chassons les adversaires
Car sur le Tour l’appel a retenti ;
De nos lois ravivons l’harmonie.
Chantons en chœur célèbre déité ;
L’accord parfait dont mon âme est ravie
Nous conduit tous à la fraternité.

Refrain
Rallions-nous enfants du Tour de France,
Formons ici la Chaîne d’Alliance
Pour le Devoir et pour l’honneur (bis)
Portons toujours la canne et les couleurs. (bis)
De Maître Jacques et du Père Soubise

Nous célébrons aujourd’hui les bienfaits.
L’institution profondément assise
Ne craint pas les hommes parjures.
Soyons jaloux de notre autonomie
Chassons au loin l’hydre des factions.
Méprisant toute calomnie
Nous serons forts malgré les dissensions.

Refrain

Jeunes élus du beau compagnonnage
Allez goûter les délices du Tour
Vous connaîtrez les lois que l’homme sage
Nous imposa dans son sublime amour
Allez visiter nos cayennes
Vous serez à jamais satisfaits ;
Vous recevrez comme la belle Irène
Les palmes d’amour et d’équité.

Refrain

Vous y verrez aussi la Sainte-Baume,
Le Saint-Pilon et nos belles couleurs,
Saint-Maximin que partout on renomme
Qui un beau jour a fait battre mon cœur.
Vous trouverez partout des frères,
Des vrais soutiens de notre beau devoir
Et qui, par leur amour sincère,
Pour l’avenir sont tous remplis d’espoir.

Refrain

Fraternité, sous ton égide sainte
Le beau devoir marche vers l’avenir ;
Pour nos principes nous n’avons plus de crainte
Inclinons-nous, c’est là tous mes désirs.
À la paix comme à l’alliance
Chacun de nous apporte ses faveurs ;
Le frère, l’envieux des sciences
Vous promet toutes les douceurs.

Refrain

E. Despessailles
Dacquois l’Envieux des Sciences
Compagnon boulanger du Devoir. Bordeaux 1893.

Aucun indice ne nous permet d’affirmer que ce chant dédié à la Chaîne d’Alliance ait été utilisé pour ce rite. Ce serait, à mon avis, une chanson de banquet, formons ici la Chaîne d’Alliance étant un engagement donné aux compagnons à pratiquer le rite.
Nous voyons d’ailleurs une chanson portant le même titre, composée et interprétée par le compagnon cordier du Devoir Jules Delhomme, Cœur Content le Bordelais, fondateur et premier président de la caisse de retraite du Ralliement, lors du banquet de la fête du Ralliement de Tours, le 26 juillet 1885.

Ces chansons dédiées à la Chaîne d’Alliance sont plutôt des chansons que j’oserais nommer de propagande afin d’encourager les compagnons à pratiquer ce rite et surtout à lui donner une symbolique forte.

Contrairement à beaucoup d’autres, ce rite de la Chaîne d’Alliance n’est pas né de réunions, d’assemblées, non, rien de cela. Il s’est propagé petit à petit dans les compagnonnages, d’une façon tout à fait silencieuse. Il s’est imposé de lui-même, avec l’aide d’une poignée de compagnons comme nous l’avons vu. De lui-même, car l’on n’invente pas ce qui est beau, ce qui est noble, ce qui touche au cœur de l’homme. En pratiquant ce rite, l’homme ne fait que reproduire ce qui, depuis la naissance de l’humanité, provoque au plus profond de lui-même un sentiment particulier : L’émotion. C’est un besoin que l’homme a de s’unir, de se toucher, de partager, en un seul mot, c’est un besoin d’Amour.

Lors du troisième et dernier rassemblement intercompagnonnique du Pays Basque à Saint-Jean-de-Luz en 2004, dont j’étais la cheville ouvrière, j’ai dû annoncer en fin de banquet mon proche départ pour la Russie. L’un de mes frères en Compagnonnage, Jean Philippon, Bordelais la Constance, proposa alors spontanément de faire une Chaîne d’Alliance en signe de remerciement et de bonne chance. Tous les compagnons présents répondirent d’une seule voix « oui ! ». Compagnons menuisiers du Devoir de Liberté, compagnons charpentiers du Devoir, compagnons boulangers et pâtissiers du Devoir, compagnons charpentiers des Devoirs, compagnons plombiers du Devoir, compagnons cuisiniers des Devoirs Unis, tous formèrent la Chaîne, et ce jour-là, celle-ci prit une dimension tout à fait différente de toutes celles que j’avais pu vivre antérieurement, de tout ce que vous avez pu lire dans ce chapitre, elle n’était pas là pour rassembler comme à son habitude, elle était là, en substitution des conduites du XIXe siècle, pour me dire au revoir ou même adieu…

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

Commentaires concernant : "La chaîne d’alliance" (1)

  1. Emmanuel ROUSSEAU a écrit:

    Mon TCF, Pays Bourcier,

    C’est un excellent article qui montre et démontre les interactions diverses et complexes au sein des compagnonnages et de leurs sociétés …

    Il reste que l’iconographie compagnonnique est très pauvre sur ce sujet bien qu’un faisceau de concordances nous ramène vers la période du combat de Perdiguier au voisinage des années 1840 …

    Ile De France L’E:.D:.P;.

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