Frontière entre les ensemencements levurés et l’auto-fermentation.
C’est un point peu enseigné, et qui laisse encore beaucoup de questions sans réponses, celui de situer la frontière entre les populations microbiennes venant du levain en auto-fermentation et de la population ou l’on apporte une certaine dose de levure de boulangerie.
Mais à partir de quelle dose l’apport de levure ne permet-il plus à la fermentation au levain de s’exprimer ?
On peut remarquer assez facilement, soit en observant la tenue de la pâte, soit en goûtant le produit cuit, qu’en dépassant l’apport de 0,2 % de levure, le goût du levain et ses spécificités techniques s’amenuisaient au point de disparaître.
Une des premières sources sur l’influence de l’addition de levure dans le levain est un article de Raymond Calvel[1] sur la fermentation au levain naturel dans les années 1980.
Les ajouts comparés au témoin sont de faibles doses : 0,1%, 0,2% et 0,5% de levure au kilo de farine. L’évaluation s’établit par la levée de la pâte et par la mesure de l’acidité approchée par le pH. On y remarque des modifications de force de pousse et d’acidité.
Au début du xxe siècle, un conseiller devant introduire la méthode en direct à la levure en boulangerie écrira aussi que les 0,3 % de levure sont la dose minimum pour que la fermentation soit levurée (soit dominée par la levure). Pour finir, cela aboutit à l’élaboration du décret sur le levain en France, qui fixa en 1993, l’ajout de levure maximal autorisé à 0,2 % à la pétrissée dans les pâtes ensemencées au levain naturel.
Un autre vécu du professeur Calvel à température ambiante brésilienne a également cette constatation lorsqu’il compare en durée les fermentations levure en direct au niveau acidité[2]. Je me suis permis d’ajouter à son tableau, la descente du pH d’une pâte de farine intégrale au levain. Il n’y a pas le même milieu acide en fermentation levurée qu’en fermentation levain dans les premières heures et il faut quatorze heures pour que la pâte « blanche » levurée atteigne le pH 4,7. Or les membranes externes de la cellule de levure, sont très sensible à une forte présence d’alcool qui risque d’agir comme solvant de celle-ci face à une forte teneur en alcool dans le milieu[3]. Ce qui serait peut-être cause d’affaiblissement en termes de présence réduite de germes actifs, vu la mortalité provoquée par la destruction -la lyse- des membranes protectrices. On comprend mieux pourquoi le levain confectionné avec la levure peut « jeter son feu », expression des maîtres boulangers au temps ou le levain était la pratique général dans les ateliers, mais c’était au XVIIIe siècle[4].
Par contre la levure acidotolérante, avec la bactérie lactique de l’auto-fermentation, se conservent mieux, parce qu’elles ne sont qu’inhibées par la forte présence d’acide du levain naturel.
L’état inhibé n’est pas la mortalité, mais est un peu comme un état d’hibernation, de vie à l’économe.
C’est clair, si l’agent actif de la force de fermentation doit bien se conserver, c’est par l’acide que cela se pratiquera, pas par l’alcool et c’est la caractéristique du levain, pas des pré-fermentations ou la levure domine.
Cette limite où la microflore du levain est dominée par l’ensemencement levure peut s’évaluer plus difficilement par le nombre de germes (microorganismes), puisque les recensements de cellules microbiennes effectués varient beaucoup d’un levain naturel à l’autre.
Et si en plus on compte le nombre de germes (bactéries lactiques et levures acidotolérantes), on n’aura pas le même résultat que si l’on comparait uniquement les nombres de cellules de levures entre-elles.
Le regard sur les starters de levain et les levains séchés mis sur le marché nous apprend le nombre de cellules microbiennes que les firmes de starters s’imposaient pour arriver à dominer la fermentation et ainsi la maîtriser. On est proche des dix à vingt milliards de cellules au gramme, alors qu’un levain possédant une microflore bien active arrive difficilement à ces dix milliards, mais peut très bien, lorsqu’il vit sur un substrat levain épuisé au niveau nutritionnel, n’atteindre que cent fois moins de cellules, bactéries lactiques et levures du levain confondues.
On peut essayé de rendre cet écart visuellement parlant pour que l’on se représente bien ce qu’une quantité de levure pressée de brique pâteuse représente en terme de cellules de levures et le comparer avec la même quantité en poids de levain et son contenu de cellules de bactéries et de levures « sauvages ».
Ce dessin permet de bien voir que la levure peut très vite s’imposer par le nombre et occuper toute la place dans la fermentation en ne permettant pas aux cultures nées de l’auto-fermentation d’avoir une chance de s’exprimer.
On peut en tenir compte si on ajoute de la levure dans le levain, on envahit le substrat pâte et on casse les équilibres bactéries lactiques/levures du levain très facilement, alors qu’elles ont a déjà pris du temps pour s’entendre et s’organiser .
Si de faibles doses sont perturbantes, cela implique de bien prélever son levain-chef avant l’ajout des 0,2 % de levure autorisés par le décret français. Cette impérieuse précaution vous permettra de sauvegarder l’identité de vos ferments et leur diversité. Il ne faut pas que la levure de boulangerie sélectionnée pour une grande rapidité de fermentation devienne en plus « invasive par le nombre ».
Pour lutter contre cette intrusion de la levure de boulangerie dans le levain, certains boulangers ont été jusqu’à interdire leur fournil aux boulangers travaillant à la levure.
Alors la question est lancée. Est-ce que, du fait que l’on travaille avec de la levure dans le fournil, cela empêche d’arriver à une microflore de levain composée de manière équilibrée entre bactéries lactiques et levures dites « sauvages » ?
En 1987, des boulangers bio belges ont voulu certifier leur pain fait exclusivement au levain et avec farine issu de l’agriculture biologique, ils optèrent pour le cahier des charges d’une association défendant l’agriculture biologique.
Mais les boulangers belges travaillaient tous avec de la levure dans le fournil (attention je ne parle pas d’addition de 0,2 %, il s’agit ici de la potentielle contamination par l’ambiance) et ils remarquaient que leurs levains gardaient une acidité et un long temps de fermentation. Il avait du mal à croire à cette contamination ambiante. Ils ont alors demandé à l’association bio sur quoi reposait la thèse de la contamination « ambiante ». Il fut répondu que c’était sur « la microbiologie élémentaire », thèse qu’une firme macrobiotique imprimait aussi sur ces sachets. Les boulangers bio belges ont trouvé cela un peu léger, et en dialoguant avec les responsables de l’association bio française, il fut proposé aux boulangers belges de faire un rapport pour contester cette allégation.
En 1988, , sera rédiger un rapport, il sera rendu après un an et demi de recherche.
On a retrouvé une enquête effectuée aux Pays-Bas où une association, Stichting Natuurdesem brood, Leven brood, avait pris la peine de vérifier par une recherche, la thèse de la contamination ambiante
[5] . Et les néerlandais avec des levains de laboratoire inoculés volontairement ont trouvé le contraire de ce qu’ils pensaient peut-être prouver.
D’autres sources scientifiques vinrent compléter ce constat en démontrant la difficulté que la levure de boulangerie avait à coloniser un milieu acide. C’était déjà en 1970 dans le levain de San Francisco[6], qu’on remarquait que la levure de boulangerie ne pouvait pas être performante lorsqu’on l’inoculait dans une pâte positionnée au pH 4,15, qui est celui du levain naturel. Par contre les levures du levain à ce même milieu de pH 4,15 étaient plus à l’aise que les levures de boulangerie. Ces différences de comportement s’inversaient lorsqu’on inoculait les deux espèces de levure dans un milieu au pH 5,3, qui est celui des pâtes levurées.En inoculant une pâte au levain en début de fermentation avec 0,4 % de levure, il n’en restait plus ou seulement des traces, après sept heures. Mais après deux jours, plus de présence de levures de boulangerie. Et lors d’ajout de 0,7 % de levure de boulangerie, il en reste un peu plus, mais cela n’était plus décelables après deux jours.
Ce qui sera pratiquement confirmé commercialement en 2014, suite à l’évolution de la présence du levain dans les fournils, la firme belge Bruggeman (filiale de Lesaffre) sortira une levure acido-tolérante. Preuve, s’il en fallait encore une, que la levure de boulangerie n’était pas « calibrée » pour l’acidité du levain.
Un boulanger breton, panifiait également de manière bien distincte les pains au levain et ceux à la levure, saccharomyces cerevisae de l’industrie levurière, dans le même fournil. à la fin des années 1980, Michel Infantes vint recueillir un échantillon de son levain, pour son master à Paris-Grignon en partenariat avec la section biscuit de BSN devenu Danone passé à Kraft. Il étudia douze levains de par la France afin d’identifier leur microflore lactique et levurienne[7]. Celui du boulanger breton ne comportait que des levures du levain acidotolérantes du nom d’Hansenula Anomala à l’époque, l’évolution de la taxonomie changera la dénomination en Wickerhamomyces anomalus[8]. Ce qui fera dire au boulanger breton que « cela confirme ce que je savais empiriquement et pratiquement depuis longtemps. À savoir que le voisinage des panifications à la levure et au levain est possible sans préjudices mutuels. Les saccharomyces ne sautent pas si brutalement que ça sur les lactobacilles ».
Tout cela nous a fait dire que le levain n’était pas si fragile qu’on le croyait et que c’était plutôt la levure industrielle cultivée pour produire le maximum de gaz carbonique en un minimum de temps qui était fragile. Le levain est plutôt un milieu microbiologique stable et bien plus équilibré qu’on ne le croit ; c’est la levure super-performante qui est fragile.
Ce ne sont que des constats et je pense, d’après mon expérience, qu’il faut quand même rester prudent. Si un paquet de levure emballé et en position « dormante » est placé à côté du levain, ce n’est pas la même incidence que de mettre côte à côte, sans les couvrir, une poolish et non couverte hermétiquement en phase active et un levain en activité, donc un côtoiement avec proximité de deux bouillons de culture. Là il faudrait quand même vérifier si la contamination croisée n’est pas possible.
Et on peut faire cette vérification simplement, à l’odeur, on remarque facilement si la fermentation sent l’alcool ou l’acide.
Marc Dewalque
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[1] Raymond Calvel, Fermentation et panification au levain naturel, publié en plusieurs articles dans la revue Le boulanger-Pâtissier, de mai, juin, juillet-août, octobre et décembre juin 1980, p. 29.
[2] Raymond Calvel, évolution pendant 24 heures du pH d’une pâte fermentée ensemencée à la levure biologique de boulangerie, dans Le Boulanger-Pâtissier, de décembre 1985.
[3] Chargelègue A., R.Guinet, O.Neyerneuf, B.Onno et B.Poitrenaud, La fermentation, publié dans La panification française, éd. Lavoisier 1994 et Gérard Brochoire, Patrick Castagna, Thomas Josse et Catherine Stephan, Les techniques de fabrication différée dans le Supplément technique INBP, n°58 d’octobre 1997.
[4] Paul-Jacques Malouin, L’art de la boulengerie ou description de toutes les méthodes de pétrir, Paris réédition de Saillant & Noyon, 1779 de la première édition de 1767 et A.A.Parmentier, Le parfait boulanger ou traité complet sur la fabrication et le commerce du pain, réédition chez Jeanne Laffitte en 1981 de l’édition de Paris en 1778.
[5][5] Tineke Cremers-Molenaar, De microbiele gesteldheid van Nederlands tarwezuurdesem –La composition microbiologique de levain de froment néerlandais- publié dans Studiemap n°7- de la Stichting Natuurdesembrood – Fondation pain au levain naturel– Studiedag – Journée d’étude – du 16 mai 1987.
[6] Frank T. Sugihara, Léo Kline & Linda B. Mac Cready, Nature of the San-Francisco sour dough French bread process, II. Microbiological aspects – La nature du procédé au levain du pain français de San-Francisco au levain, aspects microbiologiques – publié dans la revue Bakers Digest n°44-2 de 1970.
[7][7] Michel Infantes & J.L.Schmidt, Identification de la flore levure de levains naturels de panification provenant de différentes régions françaises, revue Science des aliments n°12 de 1992.
[8] Voir le site : mycobank.org pour mettre à jour les connaissances sur la taxonomie des levures
Toujours très intéressant, grand merci Marc.