Les compagnons boulangers sur le Tour de France, comme tous les jeunes de leur âge, aiment s’amuser ! Les filles, les copains, le bon vin et le moins bon ! Mais au XIXe siècle, cela n’est pas toujours facile…
Les ouvriers boulangers, à cette époque, travaillent sept jours sur sept, 14 à 16 heures par jour, et sont logés chez leurs patrons.
Les seuls moments de détente en dehors du travail, sont principalement les périodes transitoires chômées, ou bien lors des changements de patrons, ou de villes pour les compagnons et autres boulangers itinérants.
Le principal témoignage que nous possédons à ce jour sur la façon dont les compagnons boulangers s’amusaient au XIXe siècle est celui d’Arnaud, Libourne le Décidé, dans ses fameux Mémoires d’un compagnon.
Témoignage important, mais qu’il ne faut pas généraliser à l’ensemble des compagnons boulangers.
En effet, Libourne le Décidé était un sacré luron qui ne courait pas après le travail, c’était plutôt le travail qui lui courait après !
Progresser dans sa profession à travers le Tour de France ne lui semblait pas être une priorité, mais voyager, découvrir la France et composer des poèmes et chansonnettes à l’inspiration du moment, là était sa motivation.
AU-DELÀ DE LA BARRIÈRE
< Bal à la barrière du Maine ; Les mystères de Paris, E. Sue, 1844, Gosselin.
À Tours en 1838, Libourne le Décidé nous apprend que ses frères en Devoir se donnent généralement rendez-vous, pour vider quelques bouteilles, dans une guinguette très fréquentée des bords du Cher, chez la mère Léquippé.
À Paris, un dimanche de 1840, Libourne le Décidé retrouve des amis dans un garni du 37, rue Saint-Denis :
«Partons pour la barrière ! fut le cri unanime. Mes compagnons me prêtèrent des effets […] peu dignes du saint jour du dimanche.»
Ils partent à quatorze, pour une « belle, gaie et agréable partie » à la barrière Montparnasse. Les établissements de la rue de la Gaîté attiraient une foule de buveurs qui y consommaient de l’alcool exempté de la taxe de l’octroi *, des guinguettes et des bals mêlaient des personnes de toutes conditions. Les Vénus de barrière y harponnaient leurs clients parmi la troupe de célibataires déversés par l’exode rural.
* L’octroi qui est une contribution indirecte perçue autrefois par les municipalités à l’importation de marchandises sur leur territoire, disparaît en France en Les bureaux d’octroi sont situés aux entrées de ville et sont régulièrement déplacés au fur et à mesure que la ville s’agrandit.
Libourne le Décidé lors de son passage à Paris fait partie d’une bande de joyeux drilles composée de cinq compagnons.
Cinq hommes de première force du tournant de la halle au blé, là où se tiennent ordinairement les chômeurs boulangers, qui ne vivent que des bonnes fortunes de leur vie aventureuse.
Il les baptise les Enfants de la Jubilation, l’un d’eux, Poitevin Sans Rémission, trouve ainsi une bourse contenant quatorze pièces de vingt francs en or, à l’effigie de plusieurs monarques, qui sont dépensées dans la foulée :
« Je m’associai pendant quelque temps à cette réunion de gais viveurs dans le but de butiner quelques bons renseignements pour ces mémoires. »Faisant mille folies plus extravagantes les unes que les autres, ils dépenseront 2 400 francs en deux semaines, somme issue de la vente par le compagnon boulanger Poitevin Sans Gêne de son individu à un marchand d’hommes pour les armées.
Le salaire moyen est de 3 à 4 francs par jour… ce qui représente deux années de salaire ! Imaginons 25 000 à 30 000 euros à dépenser en festivités en deux semaines ! Nourriture, musique, danses, boissons, femmes enchanteresses qui nous conduisent en droite ligne à l’Enfer de Dante, tout y passe !
Bal « Prado » à la barrière Montparnasse, 1841.
Lith. Palluel & Lecherbonnier à Paris,
rue Jean Pain-Mollet n°10.
FEMMES ENCHANTERESSES
Arnaud, Libourne le Décidé, quittant Tours en novembre 1837, prend la voiture de Poitiers. Il s’y trouve seul avec une femme assise dans l’ombre. Il fait le joli cœur et engage la conversation, elle répond facilement :
Au son de cette voix un peu rauque, se rappelle Libourne, et à ses manières libres, je fus bientôt convaincu que le hasard venait de me faire tomber dans les bras d’une lorette *, qui eut le talent de me faire manger la faible somme que j’avais pour faire ma route.
(* Du nom du quartier de Notre-Dame de Lorette, où vivaient de nombreuses femmes de mœurs légères, maîtresses installées et partagées par plusieurs amants à Paris au XIXe siècle.)
« Cocher, à l’heure, au pas et où vous voudrez ! »
Au XIXe siècle, les garçons boulangers comptent d’ailleurs parmi les meilleurs clients des maisons de prostitution, et sont ainsi des proies faciles pour les maladies sexuellement transmissibles.
Dans certains règlements de compagnons boulangers, il est interdit aux compagnons de pénétrer dans un bordel revêtu de ses attributs (canne, couleurs et blason à l’oreille).
En cas de M.S.T., la caisse commune ne participe à aucun frais de médecin ou d’hôpital, la totalité est à la charge du malade, mesure inévitable, le contraire pouvant entraîner très rapidement la faillite de la trésorerie de la Cayenne.
Cela me rappelle un souvenir, un jeune aspirant pâtissier que j’ai rencontré à Paris lors de mon Tour de France. Un jour, nous nous « promenions » rue Saint-Denis, qui était encore à l’époque fréquentée par de nombreuses filles de petite vertu, je fus surpris de voir, que progressivement, en remontant cette rue, une grande partie des filles « au travail » saluaient mon ami en employant son prénom… Cela fut suivi d’une crise de rires interminable !
« La Maison Dorée », établissement « à filles » de Montpellier, particulièrement apprécié par certains compagnons boulangers de l’époque, vers 1890- 1900 ; Coll. L. Colinet.
AMOUR DE PASSANT
À Château-Renault, l’ami de Libourne le Décidé, Poitevin le Désir de Plaire, compagnon tanneur-corroyeur, a séduit une jeune fille, Julie. Et c’est elle qui propose un jour de présenter à Arnaud un petit minois à qui Libourne plaît beaucoup sans qu’il s’en doute.
Rendez-vous est organisé pour le dimanche suivant : « Nous irons vous attendre, propose Julie à son tanneur, chez la mère Suche, où nous aurons le plaisir de faire une partie intime. » Chez la mère Suche, c’est là que loge Poitevin le Désir de Plaire, en dehors de la ville.
Arrive le dimanche, Libourne suit son ami Poitevin. À leur arrivée, les filles sont déjà là, notre boulanger reconnaît la compagne de Julie, c’est Amélie, la plus proche de mes voisines, à laquelle j’ai toujours parlé avec beaucoup de respect, tant j’étais prévenu en sa faveur. Je lui déclarai promptement ma vive flamme, et elle y répondit avec la meilleure grâce du monde. Amélie sera l’amour de Libourne jusqu’à son départ de Château-Renault.
Comme beaucoup de compagnons, Libourne eut certainement droit à une conduite pour son départ… et là… après le rite accompli, sac sur l’épaule, canne au côté… il s’en va.
Cela, malgré les rappels de tous ses frères boulangers, les rappels des bons moments, des jolies femmes, de la bien-aimée, il ne se retourne pas, telle est la règle…
Le Devoir doit être plus fort et l’emporter sur l’amour.
En quittant Paris, au milieu de ces festivités, il nous dit :
« Je n’eus qu’un seul regret en quittant la capitale, ce fut de me séparer d’une femme qui m’avait témoigné d’un grand attachement…»
LES BANQUETS DE RÉCEPTIONS
Les compagnons boulangers du Devoir recevaient les aspirants au titre de compagnon, généralement lors de cinq fêtes religieuses : Pâques, Saint-Honoré, Assomption, Toussaint, Noël, mais aussi quelquefois, au cours du XIXe siècle, à la Pentecôte.
Il semblerait que ces réceptions aient toujours été suivies, le lendemain, d’un repas festif chez la Mère, cela jusqu’à l’adhésion des compagnons boulangers du Devoir à l’Association Ouvrière des compagnons du Devoir.
Libourne le Décidé nous conte un singulier événement qui se déroula à Tours chez la Mère Jacob lors du banquet de réception de l’Assomption 1837 où un jeune compagnon domicilié à Chinon et ayant manqué la voiture, était parti à pied, et avait presque toujours couru afin d’arriver au moins pour dîner avec les compagnons de Tours.
Il y avait à cette époque, chez la Mère Jacob, un puits au fond de la cuisine, le jeune compagnon ruisselant de sueur, alla se reposer peu d’instants et, après s’être assis sur la froide margelle, fut saisi d’un mouvement convulsif et tomba la face contre terre.
Un médecin fut aussitôt appelé, mais il était trop tard. Le corps fut transporté dans la salle où était dressée la table du banquet, et, mort, il assista au diner comme s’il avait été vivant.
Cet événement des plus lugubres, nous montre l’importance de ces banquets que les compagnons ne veulent manquer à aucun prix, car ils consolident les liens fraternels entre tous ceux qui logent à droite à gauche chez leurs patrons… Ces banquets tissent des liens forts entre membres de la société.
FÊTE NATIONALE DU 14 JUILLET
La Fête nationale du 14 juillet instituée par la loi du 6 juillet 1880, n’a, bien sûr, aucun rapport avec une festivité compagnonnique particulière ; mais les boulangers, comme tous les Français ont le droit de s’amuser ce jour-là… et nous allons voir que certains en abusent un peu trop. Voici deux anecdotes semblables qui m’ont été contées par deux personnes totalement différentes :
La première m’a été rapportée par le compagnon boulanger Pierre Belloc, Bordelais l’Inviolable, qui en fut le témoin lors de son Tour de France.
La scène se passe dans une boulangerie de Nîmes où notre jeune Belloc travaillait… un surlendemain du 14 juillet. Un client se présente au magasin et, devant les clients, félicite la patronne pour son « nouveau pain ». Celle-ci accepte avec joie le compliment mais elle se pose une question, quel et donc ce nouveau pain ? Il n’y a pas de nouveau pain…
Deux heures plus tard, un autre client, fait part de son agréable surprise d’avoir acheté un pain à l’anis, et demande lui aussi de féliciter le patron pour sa créativité. Ne comprenant rien à tout cela, la patronne descend au fournil et interroge son mari… qui, à son tour fort surpris, réfléchit quelques minutes puis ressort d’un sac un pain invendu, le coupe en deux et le goûte. À sa grande surprise, le pain a en effet un goût d’anis ! Le mystère est très vite élucidé par le patron qui est un vieux de la vieille…
Il se dirige vers le pétrisseur, qui se tient silencieux devant son pétrin et lui demande très fermement des explications. Notre pétrisseur très émotif et surtout ayant très peur de perdre sa place s’il ne donne pas les explications nécessaires, dit simplement qu’il s’est saoulé au pastis lors du bal du 14 juillet, qu’il a embauché directement et que la rotation du pétrin mécanique lui a fait tourner la tête et a provoqué chez lui un vomissement qui a terminé sa course dans le pétrin…
Ne pouvant et ne voulant pas refaire le travail, il n’a pas interrompu la fabrication du pain, et cette pâte « parfumée » fut pesée, façonnée, cuite et vendue ! L’histoire ne dit pas ce qui est advenu du pétrisseur…
Cette anecdote est semblable à celle rapportée par mon grand-père paternel, le lendemain du 14 juillet, dans un petit village de l’Oise, où l’on trouvait souvent dans le pain des petites particules rosâtres… Dans l’Oise les boulangers étaient plutôt amateurs de pinard que de pastis.
Au sujet des lendemains de fêtes, nous trouvons dans la presse parisienne et dans celle d’autres grandes villes de nombreux articles dont les auteurs demandent aux lecteurs d’être indulgents sur la qualité du pain qu’ils consommeront le jour suivant la fête de la Saint-Honoré, les ouvriers boulangers n’ayant que cette fête pour s’amuser.
Mais n’allez pas croire que les garçons boulangers attendent la Saint-Honoré pour se désaltérer comme nous le montre un article publié dans Le Constitutionnel du 14 septembre 1845 :
« Les méfaits de deux garçons boulangers qui avaient soif. L’œil du maitre.
Burkard a cinquante-sept ans, il est grand, gros, et son visage rubicond rend vraisemblables les faits de la prévention, Muller a trente-trois ans, il est petit, maigre, et sa figure décharnée annoncerait la sobriété d’un anachorète. Tous les deux, ils sont garçons boulangers.
Une nuit, la chaleur était extrême dans le fournil, les deux compagnons étaient excédés de fatigue, à force de pétrir la pâte et de pousser ces Heu ! lamentables qui retentissent dans la rue, à travers les soupiraux des caves, comme les gémissements d’une âme en peine.
Ils eurent une idée, idée bien séduisante, hélas ! mais singulièrement dangereuse. Ils voulurent se rafraîchir aux dépens d’une cave voisine, dont la porte mal fermée pouvait leur livrer passage. Muller hésita à se charger de l’exécution. Burkard se chargea d’attacher le grelot. D’un pied furtif, il se glissa dans les ténèbres, ouvrit la porte de la cave et y prit trois bouteilles.
Une heure après, Muller, enhardi, alla en chercher deux autres. Les deux compagnons se désaltérèrent avec délices, c’était un excellent vin de Graves de 1834.
Par malheur, un œil veillant sur leur action coupable, M. Bouchet, propriétaire de ce vin, s’était aperçu, depuis quelque temps, que de nombreux larcins avaient été commis à son préjudice.
Cent bouteilles à peu près avaient disparu, et c’était pour lui une douleur d’autant plus vive, que comme il le dit plus tard devant le commissaire de police, il buvait de la bière pour épargner son vin. M. Bouchet s’était tapi dans un petit caveau contigu, et de là il avait tout vu. Burkard et Muller, condamnés ce matin à six mois de prison, comprendront sans doute qu’il est dangereux d’étancher sa soif avec le vin d’autrui. »
PRODUCTION AMUSANTE
Production amusante, Extrait de l’ouvrage : Au bonheur du pain de Robert Griffon :
« … Octave Arnaud, ancien compagnon du Devoir, sous le nom de Berry la Clef des Cœurs, avait longtemps roulé avec un optimisme inusable dans les villes et petits bourgs de province, acquérant ainsi une bonne vision de l’évolution professionnelle.
Cette vieille et digne organisation ouvrière qu’est le compagnonnage formait des mitrons remarquables, son activité s’est réduite, mais elle continue de se manifester encore de nos jours. Il avait lu beaucoup et connaissait parfaitement l’histoire de la profession et du pain. Ses jugements se révélaient souvent exacts, et c’est pour cela que Marcel, son cadet de cinq ans, l’écoutait avec bienveillance et sans sentiment d’envie.
Certes, Octave fignolait son ouvrage probablement moins que son beau-frère, mais il était bien meilleur commerçant. Grâce à ses relations et à ses démarches, il avait notamment réussi à obtenir la marche annuelle d’un asile de vieillards et d’un pensionnat de jeunes filles, en sachant avec adresse arroser les décideurs dans la discrétion, après une entente tacite avec un confrère.
Il envisageait de s’acheter une voiture pour améliorer son portage, car il souffrait des jambes comme certains boulangers victimes de varices, par suite du piétinement continuel.
Sa gauloiserie s’épanouissait à la fabrication de petits pains ithyphalliques bien décorés, moulés discrètement pour quelques plaisantins avides de surprendre leurs convives en cachant les attributs virils sous la serviette, la découverte au début du repas rencontrait toujours un franc succès.
L’ambiance était garantie pour le soir. Il insistait toujours sur le fait que les bijoux de famille étaient criants de vérité :
– Il y en a toujours un plus gros que l’autre ! Cependant, pour un objet condamné par définition à prendre du volume, une seule chose m’échappe, je ne peux pas contrôler l’importance de l’enflure ! D’ailleurs, je vous signale que les Romains, il y a deux mille ans, adoraient ce genre de plaisanterie. Les pains obscènes, ils en raffolaient dans tous leurs médianoches. »
Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.