Le Patronnet par Jean Richepin

LE PATRONNET, PAR JEAN RICHEPIN (1883)

Le patronnet ? Le mot et la personne ont disparu de notre vocabulaire en même temps que des villes, probablement avant 1914.

Un patronnet, nous dit le CNRTL (Centre de Ressources textuelles et lexicales), était un « jeune apprenti pâtissier ». Et il précise que le terme a vieilli. Un extrait d’Anatole France (Livre ami, 1885) replace le mot dans un contexte littéraire :

« Il m’arriva bien souvent de heurter quelque patronnet qui, sa manne sur la tête, menait son rêve comme je menais le mien. ».
Ajoutons que selon Littré le terme s’emploie à Paris.

Si cet apprenti porte une manne, c’est-à-dire un grand panier d’osier, sur la tête, c’est qu’il va livrer ce que produit le pâtissier. C’était donc l’apprenti qui livrait à pied la marchandise chez les clients.

Il faut remarquer l’évolution du contenu du mot « pâtissier » : c’est à l’origine celui qui confectionne des pâtés (on le qualifierait de nos jours de charcutier), puis au cours du XIXe siècle, il est devenu aussi celui qui réalise des desserts sucrés, dont la part grandira au fil des ans sur les viandes cuites.

Et aujourd’hui le pâtissier est assimilé au boulanger, quoique leur activité, les matières employées, les horaires de travail même, soient pourtant différents.

Le patronnet a suscité un texte plein de sympathie de Jean RICHEPIN (1849-1926) dans Le Pavé publié en 1883. (Afin de ne pas multiplier les renvois à des notes pour expliquer le sens de certains mots, nous les examinerons globalement après le texte). Voici comment il décrivait ce personnage familier des rues.

 

LE PATRONNET

« Parmi tous les badauds de la grande badaudière parisienne, qui est le pays du monde où l’on en trouve le plus, parmi tous les flâneurs, gâcheurs de temps, dépensiers de loisirs, tâcherons assidus au métier de ne rien faire, bayeur aux grues, musards de nature, friands d’occasions à paresser, fourriers de la loupe, gouapeurs, balochards et débalinchistes, il n’en est point un seul qui, pour l’air janot, pour l’allure à la fois oisive et affairée, pour les mains vides, les gestes vagues, le regard à l’aventure et le nez au vent, puisse rivaliser avec le patronnet.

Plus généralement connu sous le nom de gâte-sauce, désigné aussi par le sobriquet de blanc-partout, le patronnet est ce petit bout d’homme que l’on rencontre environ tous les cinq cents pas, et qui chaque fois doit être un patronnet différent, mais qui néanmoins semble toujours le même patronnet, vêtu d’une courte veste et d’un long tablier en percale éblouissante et raide comme du papier ministre, le front coiffé d’un bonnet de pareille étoffe, bonnet large, rond, aplati, mince, en forme de crêpe, et tel que la frimousse du patronnet s’y encadre ainsi que dans un nimbe lunaire.

« Un petit bout d’homme que l’on
rencontre environ tous les cinq cents pas… »

Sur le haut de ce bonnet repose un coussin semblable à une brioche, et sur ce coussin une manne en équilibre, et dans cette manne beaucoup trop grande un petit édifice de fine pâtisserie, timbale aux aspects de vieux donjon doré par le soleil, godiveau en forteresse flanquée de quenelles et bastionnée d’écrevisses, saint-honoré dont les boules émergeant de la crème font songer à une mosquée écroulée sous une avalanche, tarte où la compote à travers un treillis de pâte rougeoie comme un couchant parmi des branchages d’automne, Alhambra de nougat où la cerise confite pique d’énormes rubis et l’angélique de monstrueuses émeraudes.

 

< « Forteresse bastionnée d’écrevisses… »

Insensible à la gloire de porter ces merveilles d’architecture gourmande, ne s’assurant même pas d’assurer avec sa main l’équilibre instable de la manne qui flotte au roulis et au tangage de son pas, le patronnet marche sans gravité ni précaution, s’arrête brusquement à tous les hasards de la route, pénètre dans les foules compactes qui se tassent autour d’un cheval abattu, s’extasie devant les vitrines, lit les affiches, allonge des coups de pied aux chiens en train de se dire bonjour du côté de la queue, rigole, riposte aux blagues qu’on lui jette en passant, coudoie, est coudoyé, et parfois, lorsqu’il est en retard, se met à courir, secouant la manne comme un vaisseau battu par la tempête.

 

« Comment se fait-il que le godiveau ne soit pas démantelé de ses quenelles ? »

Comment se fait-il que l’Alhambra de nougat conserve intactes ses délicates aiguilles et ne tombe pas en ruines, que la compote soit assez patiente pour ne pas s’évader à travers les barreaux de pâte de la tarte, que le saint-honoré tremblant et mollasse ne devienne pas une informe bouillie semblable à de la neige longtemps piétinée, que le godiveau, continuant à présenter une figure géométrique, ne soit pas démantelé de ses quenelles, décasematé de ses écrevisses, et que la timbale elle-même ne finisse point par s’effondrer, laissant de son ventre ouvert dégouliner ses entrailles fumantes ?

Et pourtant, ces désastres n’arrivent jamais, non pas même quand le patronnet se trouve pris dans une bousculade, ou s’empêtre les pieds dans une robe, ou défend son tablier happé par quelques chiens hargneux, ou envoie des coups de chausson aux galopins qui veulent fourrer leur doigt dans sa manne ; et il semble vraiment qu’il y ait une bonne fée toujours occupée à veiller sur ce petit bout d’homme, sur ce gâte-sauce, sur ce blanc-partout, frère du Pierrot des pantomimes, qui promène dans nos rues modernes, encombrées d’habits sombres, grouillantes de personnages moroses, sa joyeuse mine de gamin trompeur et son éblouissant costume en clair-de-lune. »

« Ce gâte-sauce, ce blanc-partout, frère du Pierrot des pantomimes… »

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Jean RICHEPIN, nous l’avons déjà présenté dans l’article « Gâteau à la neige », l’un des chapitres de son livre Le Pavé. Rappelons que, né à Médéa (Algérie) en 1849, mort à Paris en 1926, il fut un écrivain fécond, provocateur, usant souvent de l’argot, chantre des « gueux », révolté et colérique, et qu’il fut néanmoins admis à siéger comme l’un des « Immortels » à l’Académie française en 1908 et de finir commandeur de la Légion d’Honneur en 1924 !

Jean Richepin (Lectures pour tous, janvier 1906).

Il aimait à user d’expressions populaires et de termes d’argot, et il inventait aussi des mots. Son texte sur le patronnet nous en offre une série au début. Ainsi, la « grande badaudière » est l’ensemble des badauds. « Bayeurs aux grues » : bayer aux grues, vieilli, a été remplacé par « bayer aux corneilles », qui signifie « regarder bêtement en l’air, perdre son temps ». « Musards de nature » : muser, c’est errer sans but précis ; les musards sont des flâneurs. Les « fourriers de la loupe » sont des fainéants, des flâneurs. Les « gouapeurs » sont des vagabonds, vivant d’expédients, noceurs et insolents. « Balochard » a à peu près le même sens. Mais nous ignorons le sens de « débalinchistes », terme qui a peut-être été forgé par Jean Richepin lui-même. Quant à « l’air janot », il signifie « l’air nigaud ».

On remarquera que les mets transportés par le patronnet relèvent à la fois de la cuisine et de la pâtisserie, telles qu’on les entend aujourd’hui, ou du salé et du sucré. A la première catégorie appartiennent la timbale et le « godiveau flanqué de quenelles et bastionné d’écrevisses », qui est une sorte de pâté chaud ; à la seconde le saint-honoré, la tarte, la compote, le nougat, la cerise confite et l’angélique.

Il est amusant de constater que J. Richepin compare les réalisations culinaires à des monuments : un « petit édifice de fine pâtisserie », un « vieux donjon doré par le soleil », une « forteresse flanquée de quenelles et bastionnée d’écrevisses », une « mosquée écroulée », un « Alhambra de nougat », qui sont autant de « merveilles d’architecture gourmande ». Plus loin, évoquant les risques de démolition de ces œuvres, il décrit le « godiveau à figure géométrique, démantelé, décasematé ». On sent que le lien entre la pâtisserie et l’architecture, initié par le grand Antonin Carême au début du XIXe siècle, est désormais bien présent dans la conception de ces pièces.

 

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