Couronne et compagnonnage

La première représentation de « couronnement fleuri » dans le compagnonnage semble apparaître chez les compagnons tailleurs de pierre du Devoir, qui enroulaient leurs couleurs fleuries autour de la tête ou du chapeau du nouveau compagnon. C’est la représentation de la couronne de fleurs, vieux symbole chrétien qui exprime l’accès aux vertus.

Les fleurs sont en effet symbole des vertus, et chaque vertu est illustrée par une fleur différente. Ainsi saint Joseph est-il porteur d’une tige de lys, symbole de pureté. Le lien entre les fleurs et les vertus, les sentiments et les défauts est d’ailleurs passé dans les mœurs.

On sait qu’offrir des roses rouges à une femme est synonyme d’amour, que le myosotis signifie « ne m’oubliez pas », etc. C’est ce que les fleuristes appellent le langage des fleurs.

À l’étude des ouvrages édités et des lithographies des compagnons boulangers du Devoir, nous n’observons pas de couronnement avec des fleurs, mais avec deux autres végétaux : Le laurier et des épines.

La couronne de laurier

 

Sous la plume d’Arnaud, Libourne le Décidé, dans ses Mémoires d’un compagnon du tour de France, une description intéressante d’une réception de compagnons boulangers en 1839. Il écrit que les compagnons boulangers étaient

« tous armés de sabres et de pistolets, dans une tenue complète de cérémonie, la plupart presque nus, car nous n’avions pas eu le temps de nous habiller, le torse décoré de riches couleurs en sautoir, et la tête ceinte de fraîches couronnes de laurier… »

L’utilisation de couronnes de laurier venant coiffer chaque participant à la réception des compagnons boulangers est bien attestée.

Nous remarquons sur différentes lithographies la présence de cette couronne. Par exemple sur le temple circulaire, le Principe du compagnonnage de Jean-Baptiste Entraygues, Limousin Bon Courage, où le nom de chaque cayenne figure au centre de couronnes de laurier. Nous la rencontrons aussi sur certaines gourdes de faïence de compagnons boulangers.

Le bouquet d’immortelles est à rapprocher par ses propriétés de la couronne de laurier. En effet, cette dernière, une fois séchée ne se déforme pas, tout comme les immortelles après leur cueillette. Et le laurier, comme le sapin, reste vert durant l’hiver. Dans les deux cas, il s’agit d’un symbole de l’initiation, de la mort et de la renaissance, qui conduit à l’immortalité.

Le mot « laurier », en français, est employé pour désigner de nombreuses plantes, qui pour la plupart n’appartiennent ni au genre Laurus, ni même à la famille des Lauracées. Le laurier qui nous concerne est le laurier-sauce : Laurus nobilis appelé aussi laurier noble ou laurier d’Apollon, c’est le vrai laurier, le seul comestible qu’on utilise en cuisine comme condiment, car rien ne peut venir le remplacer dans une marinade de viandes ou pour réaliser un pâté en croûte.

Pourquoi le laurier est-il le symbole d’Apollon ? Selon Ovide (poète romain contemporain de l’empereur Auguste, successeur de Jules César), Daphné, nymphe de la mythologie grecque, qui fut le premier amour d’Apollon et qui fuyait ce dernier, allait être rattrapée après une longue poursuite, quand son père, le dieu-fleuve Pénée, la méta-morphosa en laurier.

Dès lors, Apollon en fit son arbre et le consacra aux triomphes, aux chants et aux poèmes. L’image omniprésente dans la mémoire collective est celle des empereurs romains couronnés de laurier, et pour nous, Français, celle du couronnement de Napoléon Ier représenté sur le tableau de David.

Il me semble important de faire ici une petite parenthèse sur cette couronne de laurier romaine portée le jour du « triomphe ». Le triomphe, en latin triumphus, était une cérémonie romaine au cours de laquelle un général vainqueur défilait dans Rome à la tête de ses troupes.

Le cortège commençait par le défilé des chars de butin (œuvres d’art, monnaies et armes). Puis venaient les membres du Sénat, suivis des chefs vaincus et de leurs familles. Le défilé se poursuivait avec le char triomphal, tiré par quatre chevaux blancs, sur lequel le général vainqueur (imperator), le visage peint de rouge, à l’image de Jupiter, couronné de laurier (symbole de la victoire) passait au milieu des acclamations du public.

Les légionnaires, sans armes, couronnés de laurier et de chêne, suivaient. Au cours de cette cérémonie, tout était mis en œuvre pour rappeler à la fois au vainqueur qu’il revient à l’anonymat du citoyen ordinaire, et à la ville qu’elle a conforté sa puissance.

D’un côté, dans le chant triomphal des soldats, le général était moqué et tourné en ridicule pour éviter la démesure inspirée par l’orgueil ainsi que la jalousie des dieux. L’esclave tenant au-dessus de la tête du triomphateur la couronne de laurier lui répétait des formules l’appelant à la modestie comme Cave ne cadas, (prends garde de ne pas tomber !), ou Memento mori (souviens-toi que tu es mortel).

De l’autre, le défilé des pancartes récapitulant les conquêtes, représentait la maîtrise de Rome sur le monde. Les citoyens désirant assister à un triomphe devaient porter obligatoirement la toge, afin de conférer plus de solennité à cette cérémonie.

Pour parachever le triomphe, un monument était parfois érigé, c’est l’origine de l’arc de Titus et de l’arc de Constantin, près du Colisée, ainsi que, bien plus tard, du célèbre Arc de Triomphe de Napoléon, qui au lendemain de la bataille d’Austerlitz déclarait aux soldats : « Vous ne rentrerez dans vos foyers que sous des arcs de triomphe » et ordonnait la construction d’un arc à Paris le 18 février 1806. Celui-ci ne fut cependant inauguré que le 29 juillet 1836, 15 ans après la mort de Napoléon à Sainte-Hélène.

Au Moyen Âge, on couronnait de laurier les savants distingués dans les universités. Dans les écoles de médecine, la couronne dont on entourait la tête des jeunes docteurs était faite de rameaux feuillés de laurier avec des baies, d’où le mot « baccalauréat » (bacca laurea : baie de laurier) donné encore aujourd’hui en France au diplôme qui sanctionne la fin des études secondaires, ainsi que « lauréat » qui signifie « celui qui a été couronné de laurier ».

Le prénom Laurent est formé sur le latin Laurentius, dérivé de laurus (laurier), signifiant celui qui porte le laurier, en référence à la couronne de laurier dont on coiffait la tête des généraux victorieux à l’époque romaine.

Revenons au compagnonnage… Compte tenu de ce qui précède, nous pouvons considérer la couronne de laurier comme un symbole de triomphe après toutes les épreuves physiques et morales endurées lors de la réception. La couronne de laurier vient finaliser la réception. Elle peut être déposée sur la tête du nouveau reçu par un compagnon qui lui soufflerait tout bas à l’oreille : « Memento mori » …

« La vertu vint couronner mon front », nous dit Journolleau, Rochelais l’Enfant Chéri, dans sa chanson Les Brillants noms :

Depuis ce jour, souvenir de ma vie,
Où la vertu vint couronner mon front,
Ivre de joie, mon âme était ravie,
J’allais porter le nom de Compagnon ;
Tout ébloui, remportant la victoire,
Mars au combat n’était pas plus luron ;
Pour mon honneur et pour ma gloire,
Je fus orné d’un brillant nom…

La couronne d’épines

Couronne d’épines sur la Marque secrète, dessinée par Parisien la Prudence, vers 1843-1845.

Couronne d’épines sur le cachet de la cayenne de Bordeaux « L’Union Fraternelle », mouvement scissionnaire donnant naissance à une seconde Cayenne de 1852 à 1856.

 

Couronne d’épines sur la lithographie de Gabriel Laroche, Périgord l’Aimable Conduite et Édouard Guyonnet, Poitevin l’Aimable Courageux, Orléans 1848.

 

La couronne d’épines chez les compagnons boulangers
La couronne d’épines est largement représentée chez les compagnons boulangers et trouve son origine dans les rites des compagnonnages à caractère chrétien d’avant la Révolution.

Nous l’observons sur la Marque secrète dessinée par le compagnon boulanger Charles Clovis Gardien, Parisien la Prudence, vers 1845, ainsi que sur un cachet de la Cayenne de Bordeaux, L’Union Fraternelle (1852-1856). Nous la trouvons également en haut de trois lithographies de compagnons boulangers représentant un temple circulaire, avec couronne d’épines au fronton. La couronne d’épines est aussi présente sur le fronton de la lithographie du compagnon boulanger Jacques Dupont, Languedoc la Constance, intitulée « Immortel souvenir à N.B. Mère Jacob et à son fils E.V. »

Cette présence de la couronne d’épines sur le passeport compagnonnique, un cachet de Cayenne, et sur les trois lithographies les plus répandues chez les compagnons boulangers démontre bien l’attachement des compagnons boulangers à celle-ci.

La couronne d’épines fait autorité chez les compagnons boulangers, plus que dans tout autre corps d’état. Nous pouvons lire aussi dans un article de presse datant de 1911, sous la plume d’un journaliste blaisois rapportant le centenaire des compagnons boulangers à Blois :

« Il y en a de très convaincu, d’autres le sont moins, l’un d’eux m’explique qu’il y a des rites qu’il regrette dans les épreuves d’initiation, le « chemin de croix et la couronne d’épines, par exemple, d’autant que cette dernière vous pique de façon désagréable, déclare-t-il. » Ce qui atteste qu’elle a été utilisée lors des anciennes réceptions.

Cette couronne d’épines est bien celle du Christ, sa présence sur les documents des compagnons boulangers à cette époque démontre que bien qu’étant nés selon eux en 1810-1811, ils ont puisé dans l’héritage de leurs pères du XVIIIe siècle, celui des sociétaires ou autres ouvriers boulangers formés en groupements et faisant le Tour de France à une époque où la religion était de mise et servait de support aux rites et symboles des sociétés.

Par la suite, il semble que la couronne d’épines du Christ n’ait plus eu la même faveur parmi les compagnons boulangers, mais avant d’aller plus loin, rappelons à quel moment elle est citée dans les textes évangéliques relatifs à la Passion du Christ.

Couronne d’épines sur la lithographie éditée par l’imprimerie Godfroy
à Saumur et dessinée par Jehan Marchant, 1850-1852.

Couronne d’épines sur la lithographie d’Adolphe Coulon, Champagne l’Ami de l’Honneur, Orléans, 1854.

« Immortel souvenir à N.B. Mère Jacob et à son fils E.V. ».1868.

La couronne d’épines du Christ :
Saint Mathieu écrit (XXVII, 27-29) : « Alors les soldats du gouverneur menèrent Jésus dans le prétoire et réunirent autour de lui toute la cohorte. Après l’avoir déshabillé, ils le revêtirent d’un manteau écarlate, puis tressant une couronne d’épines, ils la lui mirent sur la tête, avec un roseau dans la main droite, et ployant le genou devant lui, ils se moquèrent de lui, en disant : « Salut, roi des Juifs ! ».
L’évangéliste Marc évoque la scène au chapitre XV, versets 16-19 : « Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur de la cour, c’est-à-dire dans le prétoire, et ils rassemblèrent toute la cohorte.

Ils le revêtirent de pourpre, et ayant tressé une couronne d’épines, ils la lui mirent sur la tête, puis ils se mirent à le saluer : « Salut, Roi des Juifs ! ».
Saint Luc n’en fait pas mention. Saint Jean (XIX, 1-3 et 5) la signale en quelques versets : « Pilate fit alors prendre et flageller Jésus.
Puis les soldats, ayant tressé une couronne d’épines, la lui posèrent sur la tête et le revêtirent d’un manteau de pourpre, et ils s’approchaient de lui en disant : « Salut, roi des Juifs ! » et ils lui donnaient des soufflets. […] Jésus vint donc dehors, portant la couronne d’épines et le manteau de pourpre, et Pilate leur dit : « Voilà l’homme ! ».

Cette scène a inspiré de nombreux peintres, particulièrement du XIVe au XVIe siècle, qui ont représenté le Christ crucifié avec la couronne d’épines sur la tête, saignant abondamment.
Des légendes se sont ajoutées aux textes évangéliques. Selon l’une d’elles, cette couronne aurait été composée de branches d’acacia, arbre épineux et symbole d’immortalité.

Peut-être un jour, l’Église permettra-t-elle aux chercheurs de prélever une infime partie du fragment de la couronne d’épines conservé et protégé dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, pour le dater avec précision et essayer d’en confirmer l’authenticité.
Mais il faut savoir qu’il existe un peu partout une multitude de reliques de la Passion du Christ, bien plus qu’il ne devrait en exister pour la crucifixion d’un seul homme…

Le Christ outragé.

Gravure d’Hugues Picard éditée par Nicolas de Mathonière, vers 1620.

 

On sait par les détails évoqués dans la Résolution des docteurs de la Sorbonne en 1655 que nombre de réceptions compagnonniques étaient alors calquées sur la Passion.

Parmi les passages de celle-ci figure l’épisode des outrages faits au Christ : Couronnement d’épines, insultes, crachats, entraves au poignet et corde au cou, jonc en guise de sceptre, dénudement partiel, etc.

Nombre de ces éléments symboliques, tout à fait connus des spectateurs des Passions données depuis le Moyen Âge sur les parvis des cathédrales, se retrouvent plus ou moins explicitement dans les anciennes réceptions maçonniques et compagnonniques, le candidat étant de la sorte assimilé au Christ souffrant qui doit mourir puis renaître

(note de Jean-Michel Mathonière).

 

 

Maître Jacques, Gaëtan et sa couronne d’épines
Dans plusieurs catéchismes datant de 1840 à 1855, nous notons la présence d’une couronne d’épines dans la légende de Gaëtan, le Maître qui succéda à Maître Jacques assassiné. Que nous dit cette légende qui semble répandue en particulier, voire exclusivement, chez les compagnons boulangers du Devoir ?

Après la mort de Maître Jacques, les compagnons se réunirent entre eux pour se choisir un maître. Chacun vota pour Gaëtan, homme sage et prudent, joignant une force surnaturelle. D’abord il refusa, mais les compagnons l’ayant persécuté, il leur demanda six mois de réflexion. Les compagnons lui accordèrent. Alors il se retira dans les bois de la Sainte-Baume, où il était soir et matin à pleurer et à prier sur le tombeau de Maître Jacques où ils le trouvèrent toujours.

Pendant sa retraite, il n’avait jamais d’endroit fixe. Il couchait toujours sur quelque rocher. Pendant sa retraite, jamais il ne parla à une personne. Il ne s’occupait qu’à écrire et à dicter les lois des compagnons. Il fit aussi une couronne d’épines et lui donna le nom des 27 douleurs. Il donna le nom d’un maître à chaque épine. Il prédit les 24 maîtres qui devaient lui succéder et le genre de leur mort.

Il commença à donner le nom de la première épine à Hiram, la deuxième à Jacques […] puis suivirent Atanas, Saram, Elia, Rimbaud, Flexin, Arthur, Ferrie, Adam, Goth, Edmond, Mathias, Zozine, Elie, Zoziame, Mathieu, Bautin, Atenor, Laurent, Seltris, Gerome, Letour, Manaces, Lepitres, Seneres, Philippe. Gaëtan se coiffait de cette couronne lors des moments de solitude, et se rappelait ainsi les souffrances qu’avait endurées son maître…

Voici un second extrait apportant des précisions sur l’origine végétale de la couronne d’épines de Gaëtan :
Maître Jacques, sentant sa mort venir, choisit parmi ses disciples un homme fort, intelligent, réfléchi, afin de lui succéder… Ce fut Gaëtan. Celui-ci avait sur lui une couronne d’épines qu’il avait confectionnée avec des végétaux extraits des marais lors de la première tentative d’assassinat de Maître Jacques.

Gaëtan, pour méditer, se retirait bien souvent dans le massif de la Sainte-Baume où avait été assassiné son Maître, et se coiffait de cette couronne d’épines pour se rappeler les souffrances que ce dernier avait endurées lors de sa mort… La particularité de cette couronne était d’être constituée de 24 grosses épines, et chacune d’elles correspondait aux Maîtres qui allaient dans l’avenir succéder à Gaëtan après son assassinat lui aussi…
Tous les Maîtres qui se succédèrent périrent assassinés eux aussi…

Pourquoi les compagnons boulangers ont-ils cherché à « détourner » cette couronne, l’enlever de la tête du Christ, pour en couronner le successeur de Maître Jacques ?
Je me risque à présenter l’hypothèse suivante : Ce déplacement répond à un besoin et une volonté des compagnons boulangers de déchristianiser leur compagnonnage.

Ils veulent ainsi répondre à la fois à une fraction de leur société qui souhaite voir disparaître la couronne d’épines car trop liée au catholicisme et à une autre fraction, plus conservatrice, qui souhaite absolument le maintien de cet emblème chrétien.

Le témoignage de ce vieux compagnon boulanger interviewé à Blois en 1911, regrettant la couronne d’épines et le chemin de croix, démontre qu’il y a bien eu abandon vers le milieu du XIXe siècle.

Un second élément qui conforte cette hypothèse, la présence de cette couronne sur le cachet des compagnons boulangers scissionnaires de la cayenne de Bordeaux entre 1852 et 1856.

Ces compagnons boulangers mécontents ont forcément choisi pour leur cachet un symbole fort et qui leur était cher. Ils l’affichent face à une fraction de compagnons qui eux, ont peut-être déjà abandonné cette couronne d’épines.

Avec la légende de Gaëtan, la couronne est toujours là, à la satisfaction des conservateurs, le Christ disparaît à la satisfaction des rénovateurs.

Les épines de la couronne de Gaëtan et ses disciples
Dans les versions que nous présentons sur la légende de Gaëtan, deux passages retiennent notre attention, l’attribution d’un nom de disciple à chaque épine :

Il commença à donner le nom de la première épine à Hiram, la deuxième à Jacques […] puis suivirent Atanas, Saram, Elia, Rimbaud, Flexin, Arthur, Ferrie, Adam, Goth, Edmond, Mathias, Zozine, Elie, Zoziame, Mathieu, Bautin, Atenor, Laurent, Seltris, Gerome, Letour, Manaces, Lepitres, Seneres, Philippe.

Les compagnons boulangers n’ont très certainement pas inventé cette légende. En effet, l’expérience démontre que les légendes compagnonniques sont dans une énorme majorité des cas, soit puisées dans les fonds mythologiques, religieux, maçonniques ou bien encore de différentes sociétés à caractère initiatique. Ce qui est puisé est ensuite accommodé à la Sauce Soubise ou Sauce Maître Jacques et devient ainsi légendaire compagnonnique.

C’est Laurent Bastard qui, lors de l’un de ses innombrables travaux de recherche, a mis le doigt sur un document très intéressant concernant notre couronne d’épines et ses disciples :

Constitution et organisation des Carbonari ou Documents exacts sur tout ce qui concerne l’existence, l’origine et le but de cette société secrète ; Saint Edme, Paris, Peytieux, 1822.

Voici un extrait de cet ouvrage, au sein du catéchisme du second grade de ces bons cousins charbonniers qui a attiré son attention :

D. De quoi était la couronne de notre Bon Cousin Grand Maître de l’Univers ?
R. De joncs marins.
D. De combien d’épines était-elle composée ?
R. De soixante-douze.
D. Que signifie ce nombre de soixante-douze ?
R. Les soixante-douze disciples de notre Bon Cousin Grand Maître de l’Univers.

Ce document n’était que le bout d’une grosse pelote de laine que Laurent Bastard déroula patiemment au fil des jours pour arriver à cette conclusion qu’il nous livre :
L’inventeur des 72 épines de la couronne d’épines du Christ est saint Vincent Ferrer. Né à Valence (Espagne) en 1357, mort à Vannes (France, Morbihan) le 5 avril 1415, canonisé en 1455. « Religieux dominicain que ses vertus chrétiennes, ses talents et ses rares qualités ont rendu l’homme le plus respecté de son siècle ». Selon Gabriel Peignot : Predicatoriana ou révélations singulières et amusantes sur les prédicateurs (1841).

Il a le premier donné le nombre de 72 épines pour signifier que la rédemption du Christ concernait toutes les nations du monde, qui étaient de 72 depuis la division des langues qui suivit la construction de la tour de Babel.

Il semble ensuite que d’autres correspondances aient été établies par des commentateurs et des théologiens, notamment avec les 72 disciples cités dans les Évangiles (mais ce nombre est aussi à mettre en relation avec les nations : Jésus fait porter sa parole à toutes les nations du monde par ses disciples). Un seul autre (le chanoine Dupont, en 1842 – cf. ci-dessus), établit un lien entre les 72 épines et les 72 divinités païennes, qu’on peut assimiler aux 72 nations.

On voit bien les liens qui s’établissent entre tous ces chiffres et que l’idée du partage, ou plutôt de la diffusion, est toujours présente : Les 72 épines sont les 72 divinités des 72 nations païennes que vont évangéliser les 72 disciples du Christ. Et ces 72 disciples sont inspirés des 72 vieillards chargés, sous la direction des 12 patriarches, d’administrer les tribus d’Israël.

Rien ne permet d’affirmer que l’attribution, par les compagnons boulangers des épines de la couronne aux maîtres qui succédèrent à Gaëtan, soit inspirée de la publication d’un catéchisme de bons cousins charbonniers édité au début du XIXe siècle. Rien ne permet d’affirmer que cette attribution d’épines est un vestige rituélique du compagnonnage des boulangers du XVIIIe siècle, mais une chose est certaine, c’est que les compagnons boulangers se sont, à une période ou à une autre, inspirés des 72 épines dédiées aux 72 disciples de Jésus pour composer leur légende de 24 épines dédiées aux 24 maîtres qui succédèrent à Gaëtan.

La couronne d’immortelles

Le site internet « Les immortelles du Var » nous informe avec précision sur l’usage funéraire de ces fleurs. En voici de larges extraits :

« L’utilisation des immortelles dans les couronnes mortuaires ne date pas du XIXe siècle. Ainsi Suétone relate que César Auguste, rendant hommage au tombeau d’Alexandre le Grand à Alexandrie, y déposa plusieurs couronnes.

La tradition voulait que le lit mortuaire des Anciens fût orné des couronnes qu’ils avaient méritées pour leurs hauts faits militaires ou athlétiques, la tête du défunt était elle-même ceinte d’une couronne de fleurs ou de métal précieux, symbole de victoire et de récompense décernée après le combat de la vie. Ces couronnes comportaient l’amarante, l’immortelle, l’asphodèle, la violette, le narcisse, le lierre et le myrte. » (D’après J.-M. Pelt : Fleurs, fêtes et saisons ; Paris, Fayard, 1988.)

Nous trouvons dans un mémoire de maîtrise de Bertrand Carbonnier intitulé La résistance républicaine au coup d’État du 2 décembre 1851 de Louis Napoléon Bonaparte en Haute-Garonne (Université de Bordeaux, 3 juin 2001.) :

« Lors d’une perquisition effectuée par le commissaire de police Carrère au domicile du coiffeur Moreau le 11 novembre 1851 afin “d’examiner s’il se trouvait des lithographies, des portraits ou emblèmes contraires à l’ordre public”, les gendarmes ont découvert […] les statuettes de Ledru- Rollin et de “La République, coiffée d’un bonnet phrygien avec sur la tête une couronne d’immortelles” ».

Dans la première moitié du XIXe siècle, l’immortelle est utilisée lors des cérémonies funèbres. Ainsi, le 5 juin 1832, lors de l’enterrement du général Lamarque, héros des guerres napoléoniennes, on peut lire dans l’Écho de la fabrique du 10 juin :

« La garde nationale fermait la marche, l’artillerie en tête au grand complet, chacun portait un bouquet d’immortelles à son schako et le crêpe au bras, un très petit nombre de gardes nationaux à cheval se sont présentés, mais les légions de la garde à pied formaient un cortège immense dont le déploiement sur le boulevard a duré plus de 2 heures 3/4. J’ai vu une compagnie entière de la 5e légion, dont les chasseurs tenaient chacun une couronne d’immortelles, d’autres ornaient leurs schakos de feuillages de saule… »

Lors de l’enterrement du général Lafayette, décédé le 20 mai 1834 à Paris, on a pu voir des couronnes d’immortelles jaunes, signe de ralliement d’un parti républicain ou symbole mortuaire de son appartenance maçonnique ?
Dans la Revue des études historique de la maçonnerie10 nous trouvons un texte de Jeffrey Tyssens intitulé : « Sur les rites funéraires belges au XIXe siècle », où nous découvrons une pratique similaire (1848) :

« […] derrière le corbillard, les maçons bruxellois formaient un cortège funèbre strictement rangé, tout en portant des branches de cyprès et des immortelles. »

L’auteur de ces lignes ne fait pas mention de port à la boutonnière d’immortelles, nous supposons donc que ces immortelles sont portées à bras, certainement en bouquet, accompagnées de cyprès.

Le 14 février 1885, lors de l’enterrement de Jules Vallès, écrivain et ardent acteur de la Commune de Paris, au cimetière du Père-Lachaise en présence de 10 000 personnes, plusieurs drapeaux rouges sont arborés, celui de la Libre-Pensée de Clichy portant l’inscription « Ni Dieu, ni maître », celui de la Libre-Pensée du XVIe arrondissement, ceux des comités révolutionnaires des Xe, XIVe et XIXe, celui du Groupe des égaux du XIe, celui de la Fédération du centre du Parti ouvrier. Trois couronnes d’immortelles suivent dont celle « superbe, remarquable, des typographes du Cri du peuple ».

Le 21 janvier 1905, lors de l’enterrement de Louise Michel, combattante et héroïne de la Commune, le cortège parti de la gare de Lyon (elle était décédée à Marseille), a en tête un chariot portant des couronnes d’immortelles, des jaunes et des rouges, des couronnes d’églantines, des coquelicots, et une écharpe maçonnique bleue terminée par un triangle, celle de la loge de la « Philosophie sociale », dans laquelle la défunte avait été initiée 4 mois plus tôt.

À la lecture de tous ces témoignages, nous constatons que si la présence de couronnes d’immortelles est répandue sous la Restauration (à côté d’autres fleurs fraîches), utilisées seules ou accompagnées d’autres plantes fortement symboliques (le saule, le cyprès…), elles deviennent sous Louis-Philippe, puis sous la IIe République, l’Empire, la Commune et la IIIe République, progressivement les couronnes des républicains, des libres-penseurs, des révolutionnaires, des francs-maçons, des socialistes, où là, elle atteint les mouvements ouvriers. Un point commun : L’anticléricalisme ambiant…

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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