« Ne pas manger de ce pain-là » : l’expression est bien connue et s’emploie pour dire que l’on refuse d’agir illégalement ou de façon immorale. Elle semble apparaître durant la première moitié du XIXe siècle et elle a inspiré poètes, chansonniers et écrivains.
La chanson qui suit est l’une de ces œuvres, presque toutes oubliées, sur le thème du noble refus exprimé par un ouvrier devant les tentations qui compromettraient son travail, son couple et son honneur.
Datée de 1862, elle doit ses paroles à Charles MOSONT et sa musique à Auguste OLIVIER ; elle a été publiée par la maison Félix GAUVIN à Paris.
JE N’MANG’PAS DE C’PAIN-LÀ
J’ai reçu, pour tout héritage,
Bon pied, bon œil et bonne main ;
Est-ce qu’il en faut davantage
Pour gagner et manger du pain ?
Bien des gens passent leur journée
A vivre aux crochets d’un ami…
Halte-là !
Moi, la besogne terminée,
C’est mon travail qui me nourrit…
Halte-là ! halte-là ! halte-là ! halte-là !
Halte-là ! Je n’mang’ pas de c’pain là !
« C’est mon travail qui me nourrit… »
Tout comme un autre j’aime à rire ;
Un coup d’bon vin n’me fait pas peur,
Et d’vant l’comptoir si je soupire,
C’est qu’mon gousset n’a plus d’emp’reur (1).
L’dimanche, on s’amuse, on s’promène,
Mais n’pas rentrer à l’atelier…
Halte-là !
Si l’on bamboche, un jour la s’maine,
Le reste on r’devient ouvrier…
Halte-là ! halte-là ! halte-là ! halte-là !
Halte-là ! Je n’mang’ pas de c’pain-là !
« L’dimanche, on s’amuse, on s’promène… »
En fait d’amour, j’ai pour système
De cultiver tout seul mon bien ;
A se r’passer ce que l’on aime,
Le mieux partagé n’a plus rien.
On est fier d’avoir un’conquête,
Mais chasser sur l’champ du voisin…
Halte-là !
Pour l’av’nir j’ai peur de ma tête :
Ma femm’ pourrait m’faire… corbin !…
Halte-là ! halte-là ! halte-là ! halte-là !
Halte-là ! Je n’mang’ pas de c’pain-là !
« On est fier d’avoir une conquête… »
Pour parvenir à la richesse
Tous les moyens sont bons, dit-on ;
On arrive par la bassesse,
Le mensonge, la trahison.
Dans un jour, des gens, à la Bourse,
Gagnent notre travail d’un an…
Halte-là !
Nous verrons, au bout de la course,
Qui s’en ira le plus content !
Halte-là ! halte-là ! halte-là ! halte-là !
Halte-là ! Je n’mang’ pas de c’pain-là !
« Dans un jour, des gens, à la Bourse / Gagnent notre travail d’un an… »
- Une pièce de monnaie frappée à l’effigie de Napoléon III, empereur.
Les auteurs de cette chanson sont quelque peu oubliés. On sait que Charles MOSONT écrivit des chansons, des pièces de théâtre (L’Espion de la Reine, en 1864, avec Jules Dornay), des essais et romans (Physiologie du sommeil (1860) et L’Alcôve d’un banquier (1863). Auguste OLIVIER fut un compositeur prolifique, dont la production se situe dans les années 1860. Quant à l’éditeur Félix GAUVIN, il est connu pour avoir fondé en 1849 une importante maison d’édition musicale dont l’activité se poursuivit via sa veuve, son gendre et son fils, jusqu’en 1911.
L’expression « Je ne mange pas de ce pain-là » était dans l’air au XIXe siècle car elle a été prise comme titre d’une comédie vaudeville en un acte de Léon BEAUVALLET et Marcel NOUVIÈRE.
Page de titre de la comédie-vaudeville Je ne mange pas de ce pain-là (1857) ; en ligne via Google.livres.
Dans cette œuvre, l’un des personnages nommé VIVARAIS chante à l’acte VIII :
Je ne mange pas de ce pain-là !
J’ai mis dans ma tête
De rester honnête !
Je ne mange pas de ce pain-là !
C’est peut-être bête,
Mais c’est comme ça !
Sur notre machine ronde
Je sais qu’en parlant ainsi
J’ai l’air d’un yaya-béni,
D’un monsieur de l’autre monde !
Je sais aussi qu’à présent,
Sitôt qu’il s’agit d’argent,
La conscience est vraiment
Parfois bien peu pudibonde !
Une occurrence plus ancienne de l’expression figure en 1844 dans Les Mystères de Paris, une pièce de théâtre d’Arthur DINAUX (1795-1864) et d’Eugène SUE (1804-1857), dite « roman en cinq parties et onze tableaux, représenté pour la première fois à Paris sur le théâtre de la Porte Saint-Martin le 13 février 1844 ».
La pièce est une adaptation du roman-fleuve du même nom, publié par Eugène SUE en 1842-1943, et qui connut un énorme succès. Le héros, Rodolphe, évolue au sein des milieux les plus pauvres de la capitale, côtoyant des malfrats et des prostituées, mais, sachant discerner la bonté qui subsiste chez certains d’entre eux, il leur permet de se racheter et les extrait de la misère. Il en est ainsi du « Chourineur », ancien boucher condamné autrefois pour assassinat, qui voue désormais à son sauveur une amitié fidèle. Devenu tireur de sable au bord de la Seine, il est abordé dans l’acte I, tableau I, scène XI, par un ancien bagnard parlant bien mais dangereux, dit « Le Maître d’école », qui lui propose de commettre un crime bien rémunéré. Mais le Chourineur « ne mange pas de ce pain-là ».
« LE MAÎTRE D’ÉCOLE
Quarante francs à gagner.
LE CHOURINEUR
En combien de temps ?
LE MAÎTRE D’ÉCOLE
En un quart d’heure.
LE CHOURINEUR
En plein jour, devant tout le monde ?
LE MAÎTRE D’ÉCOLE
Non, personne ne saura… Allons, je mettrai soixante francs.
LE CHOURINEUR
Merci ! je ne mange pas de ce pain-là…
LE MAÎTRE D’ÉCOLE
Mais…
LE CHOURINEUR
Je te dis que je ne mange pas de ce pain-là, il est rouge… »
L’expression est en général employée dans la bouche de ceux qui rejettent l’idée de commettre une action malhonnête pour s’enrichir. Mais tout dépend du point de vue où l’on se place : si l’on propose une action honnête à un criminel endurci, il va l’employer à son tour. Ainsi François VIDOCQ, dans Les Chauffeurs du Nord (1846) fait dire à l’un d’eux : « Nous allons devenir des dénonciateurs, n’est-ce pas ? Pas de ça ! pas de ça ! c’est bon pour les gens de la « rousse », ça ! mais Cadet ne mangera jamais de ce pain-là, c’est trop lourd à digérer. »
Autre exemple en 1867 dans Paris guide, au chapitre XIII, sur « L’assistance publique à Paris, le Mont-de-Piété, la prostitution, la misère », par Alfred DELVAU. A propos des prostituées il en évoque une qui se récrie à l’idée de travailler honnêtement :
« Un jour, entra au Bureau des mœurs une belle grande fille, pleine de santé, épanouie comme une rose, et d’une sérénité sans égale. Le magistrat chargé de l’interroger fit pour elle ce qu’il a la bienveillante habitude de faire pour toutes ses pareilles : il lui montra sa famille déshonorée, son avenir brisé, le douloureux carcan auquel elle venait tendre si docilement le cou ; il lui parla de la possibilité d’une réhabilitation par un travail honnête, il l’engagea à chercher à se placer comme domestique, – la seule place qui lui convînt, puisqu’elle était incapable d’en remplir une autre ; mais elle, se redressant fièrement de toute sa hauteur, répondit, la voix vibrante d’indignation : « Domestique, moi ?… Je ne mange pas de ce pain-là !
Ah ! la malheureuse ! la malheureuse ! qui ne sait pas que ce pain-là est cent fois plus blanc, plus sain, plus savoureux que le pain de l’infamie, doré au dehors, mais au-dedans pétri de cendres amères ! Ah ! la malheureuse ! … »
« Cent sous !!! J’aimerais mieux travailler. ». Dessin de Jean-Louis FORAIN paru dans Les Maîtres humoristes (1908), illustrant le thème de la prostituée qui préfère vivre de ses charmes plutôt que de travailler.
Je ne mange pas de ce pain-là est aussi le titre d’un recueil de poèmes de Benjamin PÉRET publié en 1936 aux Editions surréalistes. Benjamin PÉRET (1899-1959), poète, essayiste, auteur de contes, de pamphlets, d’anthologies, était un « révolutionnaire permanent » qui évolua du communisme à l’anarchisme. Son conte érotique Les Rouilles encagées (on aura décelé la contrepèterie) fut interdit de 1928 à 1975 !). Dans Je ne mange pas de ce pain-là, B. PÉRET se déchaîne avec outrance contre la religion, le nationalisme, la patrie, les policiers, la société bourgeoise.
Couverture du recueil de poèmes de Benjamin PÉRET Je ne mange pas de ce pain-là, réédité en 2010 par les Editions Syllepse.
B. PÉRET a inspiré le réalisateur Rémy RICORDEAU, auteur d’un film documentaire en 2016 intitulé Je ne mange pas de ce pain-là.
Ci-dessous, une affichette de présentation du film à Montréal (Canada) le 15 mai 2018, organisée par le D.I.R.A. (Documentation Information et Références Anarchistes), issue du site cobp.resist.ca :
Enfin, plus récemment puisque publié en 2020 aux Editions Rouergue, le livre Je ne mangerai pas de ce pain-là, d’Adriano FARANO, est une enquête sur le pain, le bon et le moins bon, voire le très mauvais (industriel).
Comme on le voit, l’expression « Ne pas manger de ce pain-là », apparue on ne sait trop où ni quand, a été à l’origine de diverses productions littéraires, qui attestent que le pain demeure non seulement un aliment essentiel et permanent, mais qu’il se prête à des métaphores saisissantes, comme « le pain rouge » du Chourineur, ou « le pain de l’infamie, doré au dehors, mais au-dedans pétri de cendres amères », selon DELVAU.
Décidément, le pain n’en finit pas de faire parler de lui !
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(Sources : les ouvrages anciens sont consultables en ligne via Google.livres ; Gallica, le site de la BnF, donne la liste des productions de l’éditeur Gauvin et celles d’Auguste Olivier ; la citation de Vidocq est issue du site langue.francaise.net).