SOCIÉTÉ DES COMPAGNONS BOULANGERS, PÂTISSIERS RESTÉS FIDÈLES AU DEVOIR

Laurent Bonneau, portrait.

Portrait du Compagnon Bonneau, « Normand la Fidélité« , compagnon boulanger resté fidèle au Devoir, par l’écrivain, auteur du Dictionnaire Universel du Pain, Jean-Philippe de Tonnac:

Comment grandir ensemble ? La question est au cœur de l’engagement de Laurent Bonneau, dit Normand La Fidélité, compagnon du Devoir, boulanger dans le XVIe arrondissement et créateur du premier réseau professionnel d’artisans boulangers et pâtissiers.
Dans un secteur d’activité qui s’applique à rétro-inover, pour reprendre la formule de Poilâne, la plupart des acteurs se contentent d’entretenir l’héritage prestigieux d’un passé sans âge et, de loin en loin, de le remettre au goût du jour. Pas davantage. On dit « repeindre la façade ». Les innovateurs, les pionniers sont donc rares. Laurent Bonneau, boulanger dans le XVIe arrondissement, est de ceux-là. Il n’a pas seulement gagné le droit de faire partie du petit club des très bons artisans de la capitale. Il est aussi celui qui a su arracher les boulangers à leur isolement et créer une communauté. Un réseau, comme on dit aujourd’hui.
Cette conscience aiguë de ce qu’on doit à ceux qui vous ont transmis leur savoir, cette pensée collective qui intègre les vivants et les morts dans une longe chaîne jamais rompue, Laurent les doit à son enracinement dans son expérience compagnonnique. Petit-fils d’artisan boulanger, il a grandi dans la famille des Compagnons Boulangers et Pâtissiers du Devoir, épousé ses valeurs de partage et d’entre-aide et fait d’elles un idéal de vie. Elles sont évidemment au cœur du projet initié en mars 1995, celui d’offrir aux métiers de la boulangerie-pâtisserie une représentation sur la toile à une époque où les confrères ne s’y bousculent pas. Le site « French Baker’s Club » va permettre à quelques rares compagnons et autres boulangers alors sur internet de constituer un premier réseau d’échange et, partant, de mobiliser ceux qui n’ont pas encore pris la mesure de la révolution informatique en cours. Parmi les premières recrues, des boulangers comme Marc Dewalque, Lionel Cosnuau, Daniel Michaux, etc., se proposent d’épauler celui qui vient de transformer « French Baker’s Club » en « Boulangerie.net ». Site de référence,www.boulangerie.net comprend désormais un forum qui va devenir le rendez-vous des professionnels boulangers et pâtissiers. Toujours un peu esseulés dans leur fournil ou leur laboratoire, bien souvent encore otages de la nuit, les artisans disposent à présent d’un lieu sur la webosphère où se rencontrer et recréer du lien.
Ces innovations technologiques viennent paradoxalement réactualiser les vieux idéaux du compagnonnage. Elles servent parfaitement le besoin des compagnons de rester au contact les uns des autres, de faire fructifier le carnet des bonnes adresses. Ils n’ont pas attendu les réseaux sociaux, ils les ont précédés et annoncés. D’ailleurs cette volonté de faire vivre et défendre des valeurs de transmission amène un certain nombre d’entre eux à déplorer, dès les années 1995, une « perte d’identité Compagnonnique de leur corps d’état au sein de l’AOCDD (l’Association Ouvrière des Compagnons du Devoir) »* qu’ils ont intégrée en 1941. Des débats se font jour sur la formation, sur la place et le sens du rituel et, plus généralement, sur la fonction du compagnonnage dans une société qui a fait du profit et de « ma pomme » ses veaux d’or. Ces débats font apparaître l’inéluctabilité d’une scission de laquelle émerge, le 16 mai 2011, jour de la Saint-Honoré, soit deux cents ans après la fondation à Blois de leur première Cayenne, la fédération des Compagnons Boulangers, Pâtissiers Restés Fidèles au Devoir. A la naissance de cette nouvelles instance compagnonnique, Laurent a contribué d’une manière déterminante.
Reçu Compagnon boulanger du Devoir en 1984, Laurent a travaillé à Brest durant trois ans avant de s’installer à Paris, d’abord dans le XIVe arrondissement, puis au 75 de la rue d’Auteuil, dans le XVIe, à bonne distance des 24 terrains de terre battue de Roland Garros – occasion inespérée de faire goûter à Novak Đoković qui a proscrit toute forme de gluten de son régime alimentaire, le « pain de Cucugnan » venu récemment compléter sa carte des pains. Artisan attentif aux évolutions du métier, Laurent a participé de ce mouvement de reconquête du bon pain perdu, initié par une filière qui découvrait l’état de décrépitude ou la boulangerie française était rendue. Mais pionnier, là encore, il ne s’est pas contenté de chercher de bons partenaires meuniers, comme tout artisan boulanger digne de ce nom. Il s’est mis en quête de ce qu’un meunier exigeant comme Yvon Foricher appelle la « farine philosophale ».
A l’initiative du compagnon boulanger Marc-Antoine Bosquet, il rencontre en 2011 à Cucugnan, dans les Hautes Corbières, un personnage haut en couleurs qui va l’inviter à penser le pain autrement : le pain depuis le grain. Révolution copernicienne ! Après avoir tourné le dos à une vie menée à grand régime de stress et de manquement à soi-même, Roland Feuillas s’est fait paysan-meunier boulanger. Il mène son aventure avec sa femme Valérie aux pieds des forteresses cathares, présence qui n’est pas anodine, dans la pure tradition des Berthelot, Supiot et autres croisés du pain de vie. C’est un pain qui ne tombe pas du ciel, non, mais qui sort de terre, aidé par ces boulangers sages-femmes (il faudrait ici oser le masculin). A quoi reconnaît-on ces boulangers sages-femmes ? A leur aptitude à questionner la qualité des semences mises en terre (inséminer), le mouvement des blés que plie la tramontane, les migrations des sangliers invités à passer leur chemin, le travail des meules comme deux mains qui écraseraient une poignée de noix, l’odyssée lente et ample des levains. Au contact de ces êtres qui ont su relier le fournil au champ et à la Terre-Mère, le boulanger ne peut plus regarder son pain comme avant. Un peu comme un vigneron qui découvrirait pour la première fois, sortant de sa cave, une vigne.
La rencontre entre Laurent et Roland a produit cette étincelle par laquelle deux destins s’accordent et s’enchaîne. On appelle cela une chaîne d’union. De retour dans son fournil d’Auteuil, Laurent se fait livrer la farine des Maîtres de mon Moulin**. Il se met alors en demeure de reproduire ce qu’il a entendu dans l’Aude et qu’il a goûté, prêt à annoncer à sa clientèle la bonne parole : blés de variétés anciennes non hybridés offrant une large palette nutritionnelle et des glutens réputés mieux assimilables par l’organisme ; méthodes culturales proscrivant insecticide, pesticide, herbicide et engrais ; mouture sur meule (granit de Sidobre) en un seul passage sans remoulage ; farine contenant l’intégralité du germe, sans apport d’additif ou de gluten ; pétrissage court ; fermentation sur levain avec pointage en masse de 15 heures environ ; stabilisation du sel à 15 g par kilo de farine ; division à la pâline (comme sur la photo) ; cuisson à chaleur tombante (dans un four à bois à Cucugnan et dans un four électrique à Auteuil).
Résultat, la clientèle de la boulangerie Bonneau à Auteuil, sans entrer dans toutes ces arguties techniciennes, s’est laissée bluffer par ce pain aux arômes inimitables et, surtout, qui fait l’effet d’un baume dans le corps. Preuve que cette Babylone orgueilleuse que visait directement la dissidence du meunier des Corbières, n’est pas insensible à ce pain que Laurent a su reproduire et multiplier. Il faut manquer un peu de foi tout de même pour penser que les miracles ne concerneraient qu’un faubourg du monde. La réussite de Laurent Bonneau semble au contraire ouvrir aux déesses de la fertilité et aux boulangers citadins un vrai terrain de réconciliation.
http://www.compagnons-boulangers-patissiers.com/histoire
** http://www.farinesdemeule.com/
photo : ‘Laurent Bonneau à la pâline (ou paline) : division manuelle des pains de Cucugnan’, boulangerie Laurent Bonneau, fin mai 2012, DR

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