Chapitre XVII. Les choix de pré-fermentation
La revisite de la panification que ce livre veut s’imposer nous oblige à une démarche chronologique dans la présentation des chapitres puisque le levain et les pré-pâtes ensemencées à la levure précèdent le pétrissage final de la pâte.
Le levain, on le « manie », mais « pétrir est le mot de la fabrication de la pâte », écrivait Malouin[1].
On est bien ici dans le maniement des pré-pâtes avant le pétrissage.
XVII.1. La fermentation en indirect à la levure
On a vu (II.3, II.4 et XV.2) que la levure de bière est utilisé très tôt dans les contrées brassicoles, mais de manière différente dans les pays de pain de seigle. Cette dernière céréale citée nécessite une acidification préalable se pratiquant par une pré-pâte ensemencée avec le « sauerteig », soit traduit textuellement, la pâte acide (XIX.3.2). Les pays qui ont les plus vieilles traditions de pré-pâte levurée sont ceux du Royaume-Uni, pays de bière mais aussi de whisky.
Comme le signale Parmentier [2], lors de pré-pâte levurée, « il faut toujours connaître le degré de force de la levure, afin que dans toutes les saisons, l’apprêt de la pâte n’aille ni trop vite, ni trop lentement ». Il faut rappeler qu’avec cet écrit, on travaille avec l’instable lie de brasserie et au four à bois en direct : il faut synchroniser cuisson et fermentation. « Pour acquérir cette connaissance, [du degré de la force de la levure], la préparation du levain de levure servira d’essai ».
Malouin a reçu au milieu du xviiie siècle un mémoire de Londres lui précisant la manière de faire une pré-pâte « de farine et d’eau, dans laquelle ils [les boulangers anglais] mettent de la levure assez pour exciter une fermentation. On y ajoute du sel pour empêcher que la levure ne fasse trop fermenter la pâte […] on laisse “l’éponge” dans un vase pendant cinq heures pour pétrir ensuite et faire le pain[3] ».
L’éponge ! Traduction littérale du mot anglais « sponge », est un terme toujours utilisé au Québec à l’heure actuelle.
En 1767 Malouin, dit encore qu’« on ne peut conserver un levain fait avec de la levure, parce qu’il jette son feu trop vite, disent les boulangers[4] » et on peut adjoindre l’avis de Parmentier, « le levain fort ou aigre produit sur la pâte un effet plus considérable que la levure aigre ou passée : […] dans le second cas, cette fermentation s’affaiblit […] ; c’est précisément tout le contraire pour le levain dans l’état aigre ou fort[5] ».
« Jeter son feu trop vite », soit désactiver la vie qui échauffe le milieu, « levure passée », soit qui a fini sa fermentation productrice de gaz carbonique, « fermentation qui s’affaiblit », soit contenant moins de germes actifs. Un autre auteur, Vaury, ajoutera en 1834 que le levain confectionné à la levure « n’a pas d’effets constants [6] ». Voilà quatre expressions venant d’observations pratiques sur lesquelles, à notre époque, la science microbiologique pourrait peut-être mettre des mots et donner des explications.
On compare ici, deux types de pré-pâtes dans leurs capacités à conserver leurs forces. Le levain dit fort et acide, et le « sponge » fait avec de la levure devenant un peu moins acide. Et l’on constate qu’ils ne donnent pas la même force lorsqu’il s’agit de les réutiliser. N’est-ce pas parce le levain naturel possède le couple bactéries lactiques productrices d’acides et levures productrices d’alcool et que la fermentation levure ne possède qu’une population dominante de levures productrices d’alcool ? (XV.1 et XVII.2). Alcool qui a un pouvoir dissolvant tel, que des restaurants vous le proposerons parfois gratuitement en fin de repas accompagné du qualificatif : « digestif ».
En fait technologiquement, en produisant trop d’alcool, la levure se suicide, ce qui se rencontre en brasserie, plus qu’en boulangerie.
Dans la fig.1, on remarque que les pré-fermentations levurées ne descendent en acidité, mesurée par le pH, qu’aux alentours de pH 5 pour la poolish et pH 5,5 pour l’apport de pâte fermentée, alors que pour le levain le pH 4 est facilement atteint[7].
Le vécu du professeur Calvel conservant au froid positif et température ambiante brésilienne (30°C la journée), a également cette constatation lorsqu’il compare en durée les fermentations levure en direct au niveau acidité[8]. Je me suis permis d’ajouter à son tableau, la descente du pH d’une pâte de farine intégrale au levain. Il n’y a pas le même milieu acide en fermentation levurée qu’en fermentation levain dans les premières heures et il faut quatorze heures pour que la pâte « blanche » levurée atteigne le pH 4,7.
Or les membranes externes de la cellule de levure, sont sensibles à la présence d’alcool qui risque d’agir comme solvant de celle-ci (XV.5 à XV.7)[9]. Ce qui serait probablement la cause d’affaiblissement en termes de présence réduite de germes actifs, vu la mortalité provoquée par la destruction (la lyse) des membranes protectrices.
On comprend mieux pourquoi le levain confectionné avec la levure peut « jeter son feu trop vite», comme disaient les anciens.
Par contre la levure acidotolérante accompagnée de la bactérie lactique de l’auto-fermentation se conservent mieux, parce qu’elles ne sont qu’inhibées par la forte présence d’acide du levain naturel. L’état inhibé n’est pas la mortalité, mais est un peu comme un état d’hibernation, de vie à l’économe.
C’est clair, si l’agent actif de la force de fermentation doit bien se conserver, c’est par l’acide que cela se pratiquera, pas par l’alcool et c’est la caractéristique du levain, pas des pré-fermentations où la levure domine.
XVII.1.1. Les flour barm britanniques
Au Royaume-Uni, l’usage de pré-ferment levuré est une pratique qui a connu diverses variantes.
Grâce à l’échange entre deux chercheurs, le français Léon Boutroux[10] et l’anglais William Jago[11] à la fin du xixe siècle, cela va nous apporter des détails sur ces manières de créer des ferments.
Léon Boutroux dit qu’il y a quatre méthodes usitées en Grande-Bretagne pour faire lever le pain de mie. L’ off-hand dough, soit la méthode directe à la levure, sans pré-pâte (XIX.1), le ferment and dough, soit la méthode avec pré-pâte confectionnée d’amidon de pomme de terre ensemencée de levure, la sponge and dough vue par après, pré-pâte de consistante plus ferme, à la levure et enfin des systèmes qui semble plus écossais, avec des pré-pâtes pouvant avoir deux types de ferment, le virgin barm ou la parisian barm.
Ce parisian barm, peut-être à traduire par levure parisienne (ou plus que probablement levain parisien), a été introduit vers l’année 1865 de Paris en Écosse, par un boulanger près d’Édinbourg[12].
Reprenons ces divers procédés de pré-pâte typish United-Kingdom. D’abord le « ferment », où pour le substrat, il s’agit de pomme de terre cuite dans l’eau. Après la réduction en purée, on en fait une bouillie liquide avec de l’eau, à laquelle on ajoute de la farine crue puis de la levure de brasserie ou de distillerie. On laisse fermenter jusqu’à ce que le dégagement gazeux soit terminé[13]. On y ajoute parfois du sucre ou du malt[14].
C’est un système de mélange/starter où l’amidon de pomme de terre sera progressivement remplacé dans le temps par l’amidon de farine crue ou cuite et qu’il faut renouveler tous les quinze jours pour conserver une vigueur fermentaire satisfaisante.
Les pré-fermentations écossaises sont inoculées par des flour barm, soit levain de farine.
Nous avons vu qu’il existe deux types de flour barm : le virgin barm et le parisian barm.
Le « levain vierge » (virgin barm), est produit par ensemencement spontané comme la bière belge appelée Lambic. On y ajoute même du houblon et il prend cinq à sept jours de préparation (fig.3) [15].
fig.3. Préparation du « Parisian barm » |
1.- Mélanger malt d’orge broyé (20 g) et de l’eau chaude. Filtrer et ajouter de l’eau chaude au liquide pour obtenir le volume original à 52°C. |
2.- Ajouter de la farine (30g.) et de l’eau bouillante (40 g.). |
3.- Refroidir lentement à 30°C. Inoculer avec de la levure de bière (25 g.). |
4.- Incuber 3 jours à température ambiante. |
5.- Ajouter la farine (250 g.), le sel (36 g.) l’eau (1.300 g.) à la préparation de levure. |
6.- Incuber 2h 30’ à 28°C. |
7.- Pétrir la pâte ensemencée. |
8.- Faire fermenter 3 h. 30’ à 28°C. |
9.- Cuire le pâton |
Extrait de BENION, 1954 cité dans K.H.STEINKRAUS, 1996 |
fig.2. Préparation du « Virgin Barm » |
1.- Brasser 4,5 kgs de malt dans 13,5 l. chaude (71°C) pendant 1 h.30’ |
2.- Dans 4,500 l. d’eau bouillante. On ajoute 85 gr. de houblon pour infuser |
3.- On mélange les deux infusions dans une cuve et effectue une seconde trempe en lavant le malt
avec une eau de 87°C à 93°C. |
4.- On délaye 18,1 kgs de farine avec les mains |
5.- On verse ensuite sur cette pâte claire 31,7 l. d’eau bouillante en trois fois en agitant avec un bâton énergiquement pour obtenir une liqueur épaisse jaunâtre à l’état d’empois. |
6.- Faire fermenter 21 heures à 28°C jusqu’à acquérir une consistance plus fluide et plus brune ainsi qu’une saveur acide. |
7.- Quand la température est descendue à 29°C on y ajoute 57 à 85 grammes de sel, 227 à 340 grammes de sucre et une poignée de farine. |
8.- On laisse fermenter 24 heures en agitant 3 à 4 fois suivant l’énergie de la fermentation puis on transvase de nouveau dans une autre cuve. |
9.- Le troisième jour, voir le cinquième, la fermentation est terminée on la garde au frais exposée à l’oxygène de l’air et on peut l’employer pour ensemencer le « sponge ». |
Extrait de Léon BOUTROUX, 1897 |
Le chercheur français Léon Boutroux avait reçu son parisian barm du boulanger William Beatie de Glasgow. Il l’analyse dans les années 1890 et décrit sa microflore composée d’une « culture de levures très active associée à des bactéries ». Cette fermentation a un goût particulier, franchement acide, mais cette saveur acide est, dit-il, « très différente de celle du pain aigre[16] ».
Le parisian barm se fait avec les mêmes matières selon Léon Boutroux « mais, au lieu d’abandonner cette sorte de bière pâteuse à la fermentation spontanée, on l’ensemence avec 4,5 à 6,8 litres de vieux levain[17] ».
Le procédé de Parisian barm présenté ici (fig.4) ne vous livre pas une recette ancienne, mais une autre publiée plus tard dans laquelle le levain est déjà remplacé par la levure de bière et où l’emploi direct ne prend pas assez en compte une bonne et nécessaire maturation du ferment naturel.
À toutes fins utiles, notez que W. Jago donne les recettes[18] de Montgomerie de Glasgow qui ajoute du houblon, plus du malt et de Meikle de Belfast qui travaille avec de l’eau à 100 °C.
Avec le houblon ajouté, on est proche du travail où les épices et aromates s’invitent en faibles doses dans les fermentations panaires (XI.10) ou des pains à la bière (XI.9).
Ces procédés sont peut-être à revisiter si d’aventure, des guetteurs sont à la recherche de ferment particulier. Je pense notamment à la manière assez méticuleuse de préparer les flour barm en ajoutant environ deux litres d’eau bouillante à la fois (soit quatre pintes) et cela une dizaine de fois afin de préparer le moût à descendre en température tout en gélifiant l’amidon pour le rendre plus digestible pour les microorganismes.
Un vécu déjà transcrit au chapitre XI.1 qui nous entretient des apports de pâte ébouillantée jonglant sur les températures extrêmes et même à la frontière de l’activation de la vie devenant vite inerte avec quelques degrés en plus.
XVII.1.2. La pré-pâte dite « sponge »
S’il faut décrire le sponge anglais (fig.4), cela mérite d’être plus approfondi en technique que par la description fermentaire où on laisse la pré-pâte « dans un vase pendant cinq heures », comme le dit Parmentier. Il ne faut pas attendre de nos deux témoins français habituels du xviiie siècle, une description détaillée et avantageuse de l’emploi britannique de la levure, du fait qu’ils écrivent que les boulangers anglais, « ne se servent que d’un levain à la levure, mal fait, et qu’ils mettent force sel dans leur pain. Cette pratique, très défectueuse, peut-elle jamais être citée comme un modèle à suivre ? […] D’ailleurs les habitants de la Grande-Bretagne mangent fort peu de pain[19] ».
Shocking ! Mais pas tout à fait injustifié, comme on le verra lorsque l’on abordera les bienfaits du levain naturel par rapport aux fermentations levurées (XIX.5).
Comme pour toutes les pré-pâtes à la levure se pose la question si l’ensemencement de la pré-pâte sera suppléé d’ajout de levure lors du pétrissage final. On peut légitimement penser que le meilleur choix consiste à ne pas ajouter de levure lors du pétrissage. Néanmoins, cette pratique d’ensemencement en deux temps (pré-pâte puis pâte) permet de rectifier une pré-pâte que l’on trouverait trop peu active pour la pétrissée. On essaiera dans ce cas de ne pas surdoser en levure pour ne pas perdre l’avantage nutritionnel et les arômes apportés par la pré-pâte en apportant trop de levure de boulangerie à la pétrissée. Dans ce dernier cas, il faut régler les doses d’ensemencements de ferment judicieusement.
Le sponge est traduit en pratique professionnelle française par levain-levure dans le recueil des usages concernant le pain en France[20]. Et si je prends cette définition plus officielle, c’est à cause du flou dans lequel les diverses définitions peuvent nous égarer avec les témoignages rencontrés dans les différents pays et écoles.
Le sponge est plutôt pâteux et la poolish crémeuse, voilà la différence qui est suffisamment essentielle pour procurer une distinction.
C’est grâce à Joe Ortiz, ce boulanger californien et voyageur, que l’on va découvrir les facettes de la méthode sponge et du liquid sponge que l’on appelle poolish en France. Joe Ortiz, réel passionné, a été jusqu’à créer une pièce de théâtre dans son fournil, « Bread, The musical » et il a écrit le livre The Village Baker[21], dont on tire les enseignements fondamentaux du sponge.
Il faut rechercher la bonne maturité : une fois active, cette pré-pâte est utilisée pour faire lever la pâte suivante[22]. Mais là, comme généralement, la quantité de levure utilisée dans la pâte « éponge » est inférieure à celle utilisée dans une méthode directe généralement dosée à 2 % par kilo de farine environ. Du fait de la durée de maturation de cette pré-pâte, il y a une petite multiplication de cellules qui se réalise. Vous pouvez en mettre moins, c’est une règle nécessaire lorsque l’on démarre en profane. Il faut enlever : 25 % de l’ensemencement levure pour une fermentation de quatre heures, 50 % pour huit heures et 75 % pour douze à quinze heures. Le sponge, plutôt pâteux, fait environ 30 % de la pâte et le précède de deux à douze heures, c’est une fourchette un peu trop large à mon goût où j’irais plutôt vers les douze heures que vers les deux heures, puisque le temps apporte l’arôme.
XVII.1.3. La biga italienne
La biga se traduit littéralement par « chariot », c’est-à-dire ce petit char de deux places du temps des Romains tiré par des chevaux dans les courses d’arènes. Comme pour dire en boulangerie que c’est ce qui va conduire à la levée de la pâte.
En technique boulangère, il est difficile de s’entendre sur une définition de la biga, tant les versions sont nombreuses. Il s’agit assurément d’une pré-pâte, mais aussi bien à la levure qu’au levain naturel, avec une consistance qui peut être très solide ou liquide. Un flou de détermination qui semble commun à toutes les pré-pâtes, ayant voyagé du levain à la levure dans la période de transition du xixe siècle et encore au début de xxe siècle. Ici la définition semble avoir évoluée dans le temps et le terme « biga » serait à l’origine employé plutôt pour des pré-pâtes tellement fort fermes qu’elles sont difficilement imaginable si on ne l’a jamais pratiqué. C’est plus dure que le pâteux sponge, vu précédemment, puisque l’hydratation de la farine ne va que jusqu’à 40 % seulement. Du coup, on essaye pratiquement d’unir sommairement la farine et l’eau, d’obtenir une certaine cohésion sans plus. Il suffit d’obtenir un assemblage type « crumble », qui s’émiette si vous êtes français, ou qui s’effrite si vous êtes belge ou français du Nord. N’essayez pas d’obtenir une pâte lisse en tout cas.
Peut-être qu’à l’origine, comme beaucoup de témoignages de l’Atlas italien du pain[23] le démontrent, cette pré-pâte était ensemencée au levain naturel, je ne suis pas en mesure de l’affirmer.
Mais dans le cas d’ensemencement avec une fermentation lactique qui s’exprime, l’appellation biga natural indique assez clairement l’emploi du levain naturel. Il semble en tout cas que l’ensemencement à la levure (à peu près 1% au kilo de farine) s’est généralisé en même temps que pour les autres spécialités boulangères. C’est à la levure que la biga est la plus connue de nos jours. Surtout que la méthode est toujours avantageuse aromatiquement par rapport à l’ensemencement en direct. Piergiorgio Giorilli, dont on tire les principaux enseignements[24], ira jusqu’à proposer des variantes de ce type de biga en jouant cette fois sur la température.
La variante rapide (biga veloce) laisse les 0,7 à 1 % de levure au kilo de farine fermenter dans une fourchette de température comprise entre 20 et 25 °C, pendant huit à douze heures. L’ajout d’ 0,5 % de sel au kilo de farine peut aider à ralentir un tant soit peu la fermentation pendant les chaleurs moites de l’été, quand le fournil ne parvient pas à faire sortir l’humidité ambiante. Mais attention, la biga, comme toutes les longues fermentations à la levure, peut produire une amertume avec une maturité excessive[25] (XVI.10.3).
La pré-pâte peut reposer jusqu’à quarante-huit heures, surtout en hiver. Une petite hausse de la dose de levure peut accompagner la biga en période froide. On sera alors dans une version biga notturna, de nuits bien fraîches, ou biga lunghe, soit version longue. Pour les quarante-huit heures de cette version longue, la température doit être beaucoup plus basse : 4 °C pendant les vingt-quatre premières heures et 20 °C pendant les vingt-quatre heures restantes.
La biga est aussi le surnom italien de la poolish, mais dans ce cas, elle quitte l’aspect pâte dure friable en passant de 40 à 100 % d’hydratation, a précision de biga liquida devrait s’appliquer alors et l’on suit les règles techniques d’ensemencement de levure que présente le prochain sous-chapitre consacrée à la méthode poolish.
XVII.1.4. La « pouliche » ou « poolish »
La tradition veut que la « poolish » soit un mot de langue anglaise qui veut dire « polonais » et que cette méthode de panification aurait été importée en France par des autrichiens au xixe siècle.
Quatre pays pour définir une méthode de pré-fermentation ! Peut-on vraiment faire le lien entre ces pays ?
Jim Chevalier, qui traduit des textes culinaires du français vers l’anglais, a lu et publié des sources historiques concernant la baguette et le croissant sur cette période du milieu du xixe siècle. Ce qui lui donne une autorité en la matière[26]. Il précise que le mot « poolish » est postérieur à l’appellation « pouliche », et peut, de ce fait, difficilement être reçu comme étant l’expression originale avec base historique.
On s’aperçoit en comparant l’orthographe du bac à pouliche-poolish que l’expression d’Émile Dufour est, pouliche, en 1935, et celle de Raymond Calvel est, poolish, en 1978.
Félix Urbain-Dubois emploi le mot « poulish » en 1933[27], pour lui, il s’agit d’une déformation de poolish ?
Citons encore que d’après Piergiorgio Giorilli, en Pologne, le procédé de pré-pâte liquide est connu sous le nom de zaczyn ou zaczyn polski, qui se traduit simplement par starter ou starter polonais. Quittons l’imbroglio historico-folklorique pour revenir à un discernement plus technique.
La poolish a, par convention tacite, toujours autant d’eau que de farine. Il existe diverses inoculations en termes de quantité d’ensemencement de poolish pour la pâte. Cela va de quatre cinquièmes de l’eau de la pâte à un tiers de l’eau de la pâte avec, à chaque fois, l’équivalent en farine.
À la différence de la pré-pâte mi-solide, mi-liquide, la pré-pâte liquide a l’avantage de dilution du CO², de l’alcool et de la teneur en minéraux, des matières qui peuvent entraver quelque peu la fermentation.
Par comparaison au sponge, la poolish aura par contre le désavantage d’être un milieu liquide où les arômes seront moins « capturés ». Ce qui n’est pas significatif par rapport aux méthodes de panification en direct. Mais ce débat s’installe dans une controverse naissante au xxie siècle, entre les partisans du levain dur et ceux du levain liquide.
fig.5. Méthodes de travail « poolish » suivant rapidité de la fermentaion de la pâte | ||
Fermentation
de la pré-pâte |
Fermentation
de la pâte |
|
Poolish 1 / 2 | Rapide | Lente |
Poolish 4 / 5 | Lente | Rapide |
D’après GUINET, 1992 |
Maintenant, comment choisir entre la poolish 4/5 et la poolish d’1/3 ? La première est parfois appelée poolish viennoise et la seconde poolish française[28] même lorsqu’il s’agit d’une poolish d’1/2.
Dans le cas de figure où 4/5 de l’eau entre dans la pré-pâte, elle fermentera moins vite comme pré-pâte et plus vite comme pâte : cette répartition est indiquée pour un temps de maturation passant la nuit pour une utilisation au petit matin, après huit à douze heures. Tandis que la poolish dans laquelle on met entre un tiers et la moitié de l’eau inversera un peu ces données (fig.6) [29].
Une explication est donnée par Jacky Fischer[30], qui signale que la poolish de 1/2 se fera avec la moitié de l’eau nécessaire pour la pâte et 30 % de la farine, tandis que la poolish 4/5 aura besoin de 48 % de la farine, ce qui permet de diminuer le temps de pointage de la pâte[31], vu que la poolish de 1/2 aura 70 % de la farine à fermenter, tandis que la poolish de 4/5 ne doit fermenter dans la pâte que 52 % de la farine.
Le choix de la dose de levure peut profiter d’indications de Raymond Calvel : douze à quinze grammes au kilo pour une pousse de trois heures ; sept à huit grammes pour une pousse de six heures ; cinq grammes pour une pousse de huit heures.
Il signale que « ces chiffres sont loin d’avoir une valeur absolue ; bien des facteurs peuvent conduire le boulanger à les modifier[32] ». La chaleur ou le froid, le type de poolish employé peuvent déjà changer la donne.
Deux grammes au kilo pour quinze heures de pousse sont également cités, mais nous le verrons dans le sous-chapitre suivant, cela semble être la limite la plus basse.
La maturation de la pousse d’une poolish a aussi une règle tacite d’appréciation, elle doit tripler de volume et la partie supérieure, de convexe doit devenir concave. Ce stade de maturité se dit aux États-Unis, full drop, soit être dans l’état d’une pâte qui s’affaisse bien[33]. Une maturité de fermentation qui se situe dans le descendant de la vie fermentaire et qui est peut-être à modérer à mes yeux (XVII.5.5).
Le profil aromatique d’une poolish longue durée apporte des arômes plus complexes qu’une pâte ensemencée en direct et conduit à des goûts plus doux qu’un levain par exemple, fermentation exclusivement alcoolique oblige.
Pour beaucoup, cela met bien en valeur les arômes de « fleur » de farine de froment, sans les dominer. On se souvient du succès de la flute « Gana », créée en 1981 par Bernard Ganachaud, qui respectait bien la limite aboutissant à des arômes doux venant d’une poolish bien maîtrisée[34].
Un fil de discussion sur le site boulangerie.net préconisait l’emploi de « pouliche double », en incorporant dans la pétrissée une « jeune pouliche » pour la pousse et une « vieille pouliche » (appelée « jument », on a de l’humour) pour les arômes. Un peu à la façon des assemblages de crus des cuvées vinicoles ou des brassins de bières lambic (XIX.6).
Ce type de pré-pâte favorise aussi de belles grignes, ce qui est positif pour les baguettes par exemple.
Si l’on considère qu’un temps orageux accélère la fermentation, alors saler la poolish peut avoir sa logique. Autrement, il n’est pas recommandé d’incorporer le sel dans la poolish.
La pré-pâte levurée et crémeuse peut également être stockée au froid positif. Attention, prenez vos précautions afin qu’une fois levée, elle ne déborde pas des contenants, car le froid pénètre lentement dans la pâte avant de s’imposer et la force de levée peut lever le couvercle.
Quand on utilise le froid, une courte phase de fermentation, un peu « verte », précédera la phase de conservation au froid positif. Comme toujours, ce travail ralenti par le froid permet une souplesse imbattable pour régler les diagrammes de travail, car une fois stabilisée vers les 4-10 °C, la poolish peut être à disposition et prélevée pendant une plus longue période.
XVII.1.5. L’apport de pâte pré-fermentée
L’apport de pâte pré-fermentée (fig.7) a séduit à une période où l’implacable exercice de rester compétitif imposait une rationalisation du temps de travail. Les salaires devenant nettement plus importants que le prix de la matière première dans le calcul du prix de revient justifié.
C’est le règne de la panification « vite et bien » et de l’adaptation aux nouvelles techniques au détriment du savoir-faire et de la qualité. Il faut s’attarder sur cette dualité, vite et bien, que le professeur Calvel savait antagoniste au point d’en faire le titre d’un éditorial. Ce que ce dernier voulait atteindre dans un éditorial d’avril 1980, c’est plutôt le bien, sachant que la rapidité de l’élaboration de la pâte était alors à la base de toute fabrication. « À cette rapidité mécanique, s’ajoute la rapidité que l’on exige désormais de l’évolution physico-chimique de la pâte, de la maturation que l’on attend d’elle lors du façonnage. C’est là que le bien de la devise n’y trouve pas toujours la part qui lui revient[35] ».
À cette époque (milieu xxe), on veut y parvenir par des maturations artificielles sans goût (additifs oxydants et texturants) et avec une maturation naturelle (fermentation) moindre. « Il faut du temps, ce sont les lois de la biologie », écrit le professeur Calvel à la même période[36]. Ce qui est beau dans les écrits de celui-ci, c’est qu’il ne s’incline pas devant les dérives qu’il diagnostique. Il va sans cesse essayer d’apporter des solutions face à ces accélérations des processus de panification.
Ici, il va proposer l’addition à la pâte « d’une culture de ferment prélevée de la pâte précédente» (trois heures de levée minimum) . Il faut que l’on en revienne à une recherche d’enrichissement de goût et « prévoir de faire avant ce qu’il nous est difficile ou parfois impossible de faire après[37] ».
C’est génial, tout comme pour sa recherche de relaxant de pâte trop raide établie avec des blés de force canadiens en 1956 qui aboutit à l’apport du procédé d’autolyse (XI.2 et XI.3). L’une et l’autre réponse qu’il apporte sont des méthodes de panification naturelle, éloignée des « médicaments améliorants ». C’est la preuve que son but bien chevillé au corps était de panifier dans « le respect de la nature des choses ».
Pour la part d’apport de pâte pré-fermentée, cela dépend de la dose d’ensemencement de levure que la pâte a reçue. Vous aurez moins de problème à garder en prévision une pâte qui a reçu peu de levure (0,5 % de levure au kilo de farine), puisqu’une pré-pâte levurée à 2 % sera plus difficile à maîtriser à température ambiante et aura plus vite besoin d’être pénétrée du froid. Cette pâte servant d’apport de pâte pré-fermentée sera une meilleure base, si elle est exempte de lait ou autres apports, qui parfois peuvent changer le goût et doivent en plus être signalés comme potentiellement allergiques aux consommateurs.
Sur la part d’apport, on considère qu’il faut au moins trois heures pour que la fermentation apporte du goût. Personnellement, j’allais jusqu’à 30 % lorsque j’ensemencais de fournée en fournée espacées d’environ deux heures. S’il me fallait passer à des fournées plus espacées en temps, je descendais à 20 %. Et quand je devais garder la pâte à température ambiante plus longtemps, pour la première pâte du lendemain, 20 % est un grand maximum. La portion de pâte pré-fermentée est gardée au frigo en comptant qu’elle fermente encore un temps avant d’arriver à la température du frigo ou de la chambre de pousse réglée à 4 °C. Encore une fois, prenez le thermomètre et mesurez la température pour vérifier. Très souvent, j’arrivais à des 10 °C, alors que les portes de la chambre refrigérée étaient restées fermées depuis quelques heures et le thermostat réglé sur 4° C.
Si l’on surdose l’apport de pâte pré-fermentée (surtout celle gardée à température ambiante), une apparition de collant provenant d’une dégradation trop poussée des chaînes d’amidon, pentosanes et gluten, risque vite de se transmettre à la pâte (XVI.10) rendant les opérations mécanisées (diviseuse, façonneuses) plus difficiles.
L’apport décrit ici, considère qu’il s’agit de pâte blanche pour des produits de petite taille, comme la baguette ou les pistolets belges par exemple.
J’ajoute qu’on ne parle pas ici de restes de pâtes, issus des rebuts du pesage ou rognures d’abaisses laissés à l’abandon dans un seau sans couvercle, mais d’un apport soigné destiné à être conservé. C’est une méthode de panification, pas de la récupération de déchets.
Pour le pain de campagne, les doses peuvent être plus importantes, mais là, le meilleur choix technologique et nutritionel, surtout pour des pains contenant des fibres, est incontestablement, le levain (VII.11 et XIX.5).
Il est clair que par son côté pratique n’engendrant pas la confection de pré-pâte, l’apport de pâte pré-fermentée est une solution qui va plutôt vers le moindre mal, d’autant qu’elle améliore un peu le goût, mais il ne s’agit pas du meilleur choix fermentaire en termes de qualité nutritionnelle, comme pour toutes les pré-pâtes levurées d’ailleurs (XIX.5).
XVII.1.6. La Schaumsauer, soit Mousse de levain.
Après les pré-pâtes levurées, voici un peu déplacée ici une pré-pâte qui n’est pas à la levure mais au levain naturel. Elle est là pour interpeller, puisque cette manière de faire le levain est conduit de façon à favoriser les levures sur les bactéries au sein même de l’auto-fermentation.
Ce procédé est né d’une nécessité et dans un contexte historique particulier. Après la guerre 1940-45, un patron boulanger allemand de Bonn décide de mettre au point une méthode pour remplacer la levure en partant de la seule fermentation qu’il avait à disposition : du levain naturel. À ce moment là, la levure de boulangerie ne se trouve pas sur le marché du fait de la destruction des infrastructures industrielles lors des bombardements. De ce vécu, le boulanger Richard Lubig en écrira même par après un petit livre « La méthode Mousse de levain » (fig.8), en 1949 édité chez Greven à Cologne[38].
Les boulangeries bio relanceront encore plus tard ce procédé puisqu’il permet de se passer d’ajout de levure de boulangerie. Et c’est dans ce courant « bio » que s’exprimera par après la boulangerie Lubig, entreprise qui existe toujours de nos jours, qui en est à la quatrième génération depuis 1894.
Ce levain, remplaçant de la levure, est composé de 5 rafraîchis et prend 20 heures avant de pouvoir ensemencer la pâte. Voyons cela en détails et en schéma
- Les trois premiers levains sont rafraîchis de 3 en 3 heures et on ajoute au levain-chef du premier, chaque fois, 1 litre d’eau pour 0,5 kg. de farine de seigle, soit une hydratation de 200%. Les levains sont pratiquement malaxés au fouet comme de la crème fouettée, ce qui donnera un synonyme à la méthode parfois appelée « Crème battue de levain ».
- Le quatrième levain a une hydratation moindre (100% quand même) et c’est celui qui passe la nuit (8 heures)
- Le cinquième levain est de nouveau hydraté à environ 200% et prend une maturité de 3 heures avant d’ensemencer la pâte de tous ces ferments. L’ajout de farine de seigle est de 25 kgs et l’eau, de 47 litres.
- Pour la pâte finale, on ajoute 33 kgs de farine de seigle et 30 kgs de farine de froment. Le sel (1,7 kg.) ne s’ajoute qu’au pétrissage de la pâte. La farine de froment ne venant qu’à la pâte finale. Pour la confection de cette pâte finale, pratiquement pas d’eau, (8 litres, ce qui fait 8 % par rapport à l’ajout de farine) puisque tous les rafraîchis précédents (pratiquement 2/3 de la pâte, 96,5 kgs) ont été sur-hydratés.
Les avantages de cette méthode qu’énonce le boulanger Lubig sont :
- Grâce à l’oxygène apporté lors du fouettage, cela permet une bonne multiplication des levures du levain et une acidification amoindrie d’autant que les acides volatils qui gênent les levures s’éliminent « mécaniquement » par ce brassage vigoureux des levains dans des contenants que l’on souhaite de forme ronde pour cette raison de pétrissage fortement aéré. Ne faut-il pas aussi remarquer que l’acide acétique étant plus volatil (on dira parfois acide dissociés en science) que l’acide lactique, peut s’évacuer un peu mécaniquement par ce fouettage.
- Comme toute l’eau est pratiquement contenue dans les levains, une meilleure imprégnation – gélification de la farine de seigle s’opèrera, ainsi qu’une meilleure structure de mie. Notez qu’au final, le taux d’hydratation de la pâte ne fait que 68 %.
- évidemment du fait des 5 rafraîchis, la part de levain-chef par rapport à la quantité totale de la pâte est minime, de l’ordre de 0,5 à 1,5 %, suivant l’acidification que l’on souhaite dans cet objectif goût défini parfois comme aigre-doux.
- Dans l’expérience de Lubig c’est plutôt sur de la farine de seigle de type 130, soit ± 80% en taux d’extraction que ce procédé sera le plus profitable.
- Les températures de levains et pâte préconisées par Lubig sont de 22 à 24°C (maximum 25°C).
- Il conseille aussi de ne pas couvrir les levains pour qu’ils « respirent », mais c’était à l’époque non régie par l’objectif du risque zéro en termes de contamination croisée.
Le désavantage de la méthode est facile à énoncer, c’est un procédé de maturation de pâte spécialement chronophage, due à une situation propre à l’environnement économique de l’immédiat d’après guerre, d’autant que cela se veut concurrencer un ensemencement levure en direct qui lui rationnalise énormément en durée la fermentation. Bien que le procédé est encore pratiqué aujourd’hui, le goût apporté par les levures issue du levain naturel ne procure probablement pas le même goût que les levures de levureries de plus en plus standardisées pour des process rapides.
Cela nous donne une leçon via la manière empirique « in sito-fournilo », de comment favoriser la levure « sauvage » vis-à-vis des bactéries lactiques dans la maturation du levain naturel. Il faut un grand nombre de rafraîchis (XVII.5.6) et une culture des levains fortement hydratée que l’on fouette, pour avoir « l’effet Pasteur » (XV.3) qui lui ne profite pas tant aux bactéries plus spécifiquement anaérobies.
XVII.2. Frontière entre les ensemencements levurés et l’auto-fermentation.
Un point peu enseigné, et qui laisse encore beaucoup de questions sans réponses, est de situer la frontière entre les populations microbiennes venant du levain en auto-fermentation et de la population où l’on apporte une certaine dose de levure de boulangerie.
À partir de quelle dose l’apport de levure ne permet-il plus à la fermentation au levain de s’exprimer ? Il m’est arrivé de remarquer assez facilement, soit en observant la tenue de la pâte, soit en goûtant le produit cuit, qu’en dépassant l’apport de 0,2 % de levure, le goût du levain et ses spécificités techniques s’amenuisaient au point de disparaître.
La première source que j’ai à partager sur l’influence de l’addition de levure dans le levain est un article de Raymond Calvel [39] sur la fermentation au levain naturel dans les années 1980. Les ajouts comparés au témoin sont de faibles doses : 0,1 %, 0,2 % et 0,5 % de levure au kilo de farine. L’évaluation s’établit par la levée de la pâte et par la mesure de l’acidité approchée par le pH (IX.8). On y remarque (fig.9), des modifications de force de pousse et d’acidité.
Au début du xxe siècle, un conseiller devant introduire dans les fournils, la méthode en direct à la levure écrira aussi que les 0,3 % de levure sont la dose minimum pour que la fermentation soit levurée (XIX.1), elle ne permet plus à l’auto-fermentation de s’exprimer[40]. Peut-être ces études ont-elles servi de points de référence lors de la proposition d’autorisation de levure dans le levain du Cerna[41] en 1987 ? Celle-ci aboutit à l’élaboration du décret sur le levain en France, qui fixa en 1993 l’ajout de levure maximal autorisé à 0,2 % à la pétrissée dans les pâtes ensemencées au levain naturel. Cette limite où la microflore du levain est dominée par l’ensemencement levure peut s’évaluer plus difficilement par le nombre de germes, puisque les recensements de cellules microbiennes effectués varient beaucoup d’un levain naturel à l’autre. Et si en plus, on compte le nombre de germes total (bactéries lactiques plus levures acidotolérantes), on n’aura pas le même résultat que si l’on comparait uniquement les nombres de cellules de levures entre elles.
Le regard sur les starters de levain et les levains séchés mis sur le marché (XV.9 à XV.11) nous a déjà appris le nombre de cellules microbiennes que les firmes de starters s’imposaient pour arriver à dominer la fermentation et ainsi la maîtriser. Là on est proche des dix à vingt milliards de cellules au gramme, alors qu’un levain possédant une flore bien active arrive difficilement à ces dix milliards, d’autant qu’il peut très bien, lorsqu’il vit sur un substrat épuisé au niveau nutritionnel, n’atteindre que cent fois moins de cellules, bactéries lactiques et levures du levain confondues.
J’ai essayé de rendre cet écart visuellement parlant (fig.10) pour que l’on puisse bien dépeindre ce qu’une quantité de levure pressée de brique pâteuse représente en terme de cellules de levures et le comparer avec la même quantité en poids de levain et son contenu de cellules de levures « sauvages » et de bactéries lactiques.
Ce dessin (fig.8) permet de bien voir que la levure peut très vite s’imposer par le nombre et occuper toute la place dans la fermentation en ne permettant pas aux cultures nées de l’auto-fermentation d’avoir une chance de s’exprimer.
Je pense qu’il faut en tenir compte si on ajoute de la levure dans le levain, on envahit le substrat pâte et on casse les équilibres bactéries lactiques/levures du levain très facilement, alors qu’elles ont déjà pris du temps pour s’entendre et s’organiser (XV.9 et XVII.3).
Si de faibles doses sont perturbantes, cela implique de bien prélever son levain-chef avant l’ajout des 0,2 % de levure autorisés par le décret. Cette impérieuse précaution vous permettra de sauvegarder l’identité de vos ferments et leur diversité. Il ne faut pas que la levure de boulangerie sélectionnée pour une grande rapidité de fermentation (XV.5) devienne en plus « invasive par le nombre ».
fig.11. Maintien de la levure pressée, Saccharomyces Cerevisae, vendue pour les boulangeries et à diverses doses d’ensemencement, dans un levain réalisé en laboratoire d’analyse. | ||||
Dose d’inoculation | Nombre de rafraîchi | Quantité relative de saccharo. cerevisae de boulangerie | ||
Inoculation en g. levure / kg farine
dans la pâte |
Levure
« pressée » au g. de levain inoculé |
|||
0 ,4 %,levure pressée / kg farine au début | Après 7 h. | Sans rafraîchi | 0 | |
Après 2 j. | Avec 1 rafraîchi | 0 | ||
0 ,4 %,levure pressée / kg farine au début | Après 7 h. | Sans rafraîchi | 50 | |
Après 2 j. | Avec 1 rafraîchi | 0 | ||
Après 7 j. | Avec 2 rafraîchis | 0 | ||
Levure pressée dans sirop de maltose (0,42 % / k farine), au début | Après 7 h. | Sans rafraîchi | 7 | |
Après 4 j. | Avec 1 rafraîchi | 0 | ||
Levure pressée dans sirop de maltose ( 0,74 % /kg farine) au début | Après 7 h. | Sans rafraîchi | 21 | |
Après 4 j. | Avec 1 rafraîchi | 0 | ||
D’après CREMERS-MOLENAAR, 1987. |
Pour lutter contre cette intrusion de la levure de boulangerie dans le levain, certains boulangers ont été jusqu’à interdire leur fournil aux boulangers travaillant à la levure.
Alors la question est lancée. Est-ce que, du fait que l’on travaille avec de la levure dans le fournil, cela empêche d’arriver à une microflore de levain composée de manière équilibrée entre bactéries lactiques et levures dites « sauvages » ? Cela a déjà été observé quand on aborde la problématique de l’acide phytique (VII.11).
Voilà ce que l’on pouvait lire sur des sachets de pain bio au levain dans les années 1980-1990 en Belgique : « mais il faut savoir que le seul pain à pouvoir réellement être appelé “au levain” est celui qui est cuit dans une boulangerie spécialisée, c’est-à-dire utilisant exclusivement du levain pour faire lever la pâte. […] Alors lorsqu’un boulanger ou un détaillant vous propose un pain au levain, vous connaissez maintenant la question pertinente à lui poser. Nous vous la soufflons confidentiellement dans le creux de l’oreille : “Cuisez-vous aussi du pain à la levure dans le même fournil ?” La réponse vous permettra aisément de faire votre choix judicieux en connaissance de cause et surtout de ne pas vous faire duper ».
Quand on sait que la même firme vendait son pain bio comme produit d’appel, pratiquement au prix coûtant, on se doute que ces propos ont hérissé les boulangers bio (dont j’étais) pratiquant les deux types de fermentation dans le même atelier.
Cette thèse de la contamination du levain par la levure sera intégrée au cahier des charges Nature & Progrès France[42] de l’époque.
En 1987, des boulangers bio belges ont voulu certifier leur pain fait exclusivement au levain et avec farine issue de l’agriculture biologique, et ils optèrent pour le cahier des charges Nature & Progrès.
Mais les boulangers belges travaillaient tous avec de la levure dans le fournil (attention je ne parle pas d’addition de 0,2 %, il s’agit ici de la potentielle contamination par l’ambiance) et ils remarquaient que leurs levains gardaient une acidité et un long temps de fermentation. Ils avaient du mal à croire à cette contamination ambiante. Ils ont alors demandé à Nature & Progrès sur quoi reposait la thèse de la contamination « ambiante ». Il leur fut répondu que c’était sur base de « la microbiologie élémentaire », thèse qu’une firme macrobiotique imprimait aussi sur ces sachets. Les boulangers bio belges ont trouvé cela un peu léger, et en dialoguant avec les responsables Nature & Progrès France, il fut proposé aux boulangers belges de faire un rapport pour contester cette allégation.
En 1988, Michel Boulanger sera le rédacteur de ce rapport auquel je pris part pour la partie historique de la problématique, il sera rendu après un an et demi de recherches[43].
Michel a retrouvé une enquête effectuée aux Pays-Bas où une association, Stichting Natuurdesem brood, Leven brood, soit Fondation Pain au levain naturel, Pain vivant, avait pris la peine de vérifier par une recherche, la thèse de la contamination ambiante[44]. Et les néerlandais avec des levains de laboratoire inoculés volontairement ont trouvé le contraire de ce qu’ils pensaient peut-être prouver.
En inoculant une pâte au levain en début de fermentation avec 0,4 % de levure, il n’en restait plus ou seulement des traces, après sept heures. Mais après deux jours, plus de présence de la souche innoculée. Et lors d’ajout de 0,7 % de cette levure de boulangerie, il en reste un peu plus, mais cela n’était plus décelable après deux jours (fig.11).
D’autres sources scientifiques vinrent compléter ce constat en démontrant la difficulté que la levure de boulangerie avait à coloniser un milieu acide. Déjà en 1970 dans le levain de San Francisco[45], on remarquait que la levure de boulangerie ne pouvait pas être performante lorsqu’on l’inoculait dans une pâte positionnée au pH 4,15, qui est celui du levain naturel. Par contre les levures du levain (les « sauvages ») à ce même milieu de pH 4,15 étaient plus à l’aise que les levures de boulangerie (fig.12). Ces différences de comportement s’inversaient lorsqu’on inoculait les deux espèces de levure dans un milieu au pH 5,3, qui est celui des pâtes levurées.
Ce qui sera pratiquement confirmé commercialement en 2014, suite à l’évolution de la présence du levain dans les fournils, la firme levurière belge Bruggeman (filiale de Lesaffre) sortira une levure acido-tolérante (XV.6). Preuve, s’il en fallait encore une, que la levure de boulangerie n’était pas « calibrée » pour l’acidité du levain.
Un boulanger breton, l’ami Daniel Testard, panifiait également de manière bien distincte les pains au levain et ceux à la levure, saccharomyces cerevisae de l’industrie levurière, dans le même fournil.
à la fin des années 1980, Michel Infantes vint recueillir un échantillon de son levain, pour son master à Paris-Grignon en partenariat avec la section biscuit de BSN devenu Danone, puis passé à Kraft. Il étudia douze levains de par la France (fig.13) afin d’identifier leur microflore lactique et levurienne[46]. Celui de l’ami Daniel (le no 12) ne comportait que des levures du levain acidotolérantes du nom d’Hansenula Anomala à l’époque, l’évolution de la taxonomie changera la dénomination en Wickerhamomyces anomalus[47]. Ce qui fera dire à Daniel que ; « cela confirme ce que je savais empiriquement et pratiquement depuis longtemps. À savoir que le voisinage des panifications à la levure et au levain est possible sans préjudices mutuels. Les saccharomyces ne sautent pas si brutalement que ça sur les lactobacilles[48] ».
Tout cela nous a fait dire que le levain n’était pas si fragile qu’on le croyait et que c’était plutôt la levure industrielle super-performante cultivée pour produire le maximum de gaz carbonique en un minimum de temps qui était fragile. Au vu de ces écarts de comportement de la fig.12, la flore du levain naturel est plutôt un milieu microbiologique stable et bien plus équilibré qu’on ne le croit.
Ce ne sont que des constats et je pense, d’après mon expérience, qu’il faut quand même rester prudent dans leurs conclusions. Si un paquet de levure emballé et en position « dormante » est placé à côté du levain, ce n’est pas la même incidence que de mettre côte à côte, sans les couvrir, une poolish non couverte hermétiquement en phase active et un levain en activité, donc un côtoiement avec proximité de deux bouillons de culture. Là il faudrait quand même vérifier si la contamination croisée n’est pas possible. Ce que j’ai pu observer aussi.
XVII.3. Les tentatives de définition du levain naturel et du pain en Europe
Ce débat enclenché sur l’identité d’un levain a tout son sens, puisque c’est la base du vivant, le constat de la force de vie venant du produit de culture qui va entrer en auto-fermentation et par là-même vérifier sa vitalité.
Lors de discussions entre boulanger(e)s bio, c’est sur le levain que l’attention va se porter en priorité, c’est la phase où la vie, la biologie sont le plus présent.
C’est un débat qui a aussi fait couler beaucoup d’encre. L’emploi du mot « levain » est parfois considéré comme « concurrence déloyale[49] » dans le cas de l’emploi d’un levain-levure (ou sponge).
L’expression est galvaudée, lorsque on dit simplement que « le levain, c’est une pâte de la veille » sans plus de définition. Même en considérant que la tromperie est non-intentionnelle, puisque la pratique et l’usage du mot sont tellement tombés en désuétude et que peu de personnes savent encore de quoi elles parlent. Mais, c’est clair que dans ce dernier cas, la définition du levain est alors fortement dépréciée.
Les définitions et le débat franco-français sur le sujet ont été présentés (XV.9) Et on a vu que lorsqu’on doit discuter de définition officielle, c’est l’esprit du traité de Rome mis en place en 1958 pour la libre circulation des marchandises qui fixe le cadre, c’est la forza anti-entrave de la commercialisation. En 1972, lorsque la CEE ne réunissait que six pays, une tentative de s’accorder sur un marché du pain unique aurait voulu se mettre en place, un groupe de travail se mit en route pour n’avoir que six catégories de pain-EUR dans l’espace européen de l’époque. Le but étant l’harmonisation du marché du pain. Résultat de cette tentative d’harmonisation, aucun avant-projet n’en résultera[50]. Alors aujourd’hui que l’Union Européenne est à vingt-sept, cela se corse un peu plus et on peut sans doute oublier ces tentatives d’harmonisation européenne de la panification.
fig.14. Dénomination du levain de panification dans diverses langues européennes | |||
Albanais | maja | Italien | massa madre |
Allemand | sauerteig | Letton | rauga (starter) |
Anglais | sourdough | Lituanien | raugo (agent de levée) |
Basque | altchagarri | Maltais | hmira (pour levure) |
Breton | goell-toaz | Néerlandais | desem ou zuurdesem |
Bulgare | noAkbaca | Norvégien | surdeig |
Croate | kvasac | Polonais | zakwas |
Danois | surdej damt | Portugais | massa levadada |
Espagnol | masa madre | Roumain | Maia (agent de fermentare) |
Estonien | juuretisest | Serbe | Kbacaµ |
Finlandais | kokotusaine (agent de levée) | Slovaque | kvások |
Français | levain | Slovène | vshajano sredstvo (agent levée) |
Gaélique écossais | thaois ghoirt | Suédois | surdeg samt |
Grec | Npoçuμi | Tchèque | Kvásek |
Hongrois | kovász | Turc | mayalamak |
D’après document de la CE 133/2008, plus recherches |
Les tentatives de légiférer sur la dénomination levain en France ont, en partie échoué, puisque seul le pain de tradition française au levain est visé par les normes du décret de 1993. De plus ce pain de tradition française au levain légiféré, ne résout pas complètement l’identification d’un levain qui serait simplement le fruit d’une auto-fermentation, sans ajouts.
Philippe Roussel proposa, dans un article fort étayé historiquement[51], que l’on emploie l’expression « levain naturel », pour distinguer levain et levain-levure. Ce dernier étant parfois dénommé « levain d’aujourd’hui » et l’ajout de 0,2%/Kg. de farine, autorisé au pétrissage sont considéré comme « un coup de pouce »[52].
Le prédécesseur de Philippe Roussel à l’Ensmic, Raymond Calvel, avait également relevé la chose en signalant en 1990 « qu’il convient ici de lever toute ambigüité[53] ». D’autres articles[54] avaient débattu du sujet, levain ou levure, c’est dire l’attente et le besoin de distinguer deux fermentations aboutissant, autant techniquement que nutritionnellement, à des résultats différents. Mais pas question pour les législateurs d’accepter le terme « naturel ». On « ne peut prendre en compte les technologies de fabrication qui présentent un caractère trop évolutif, même lorsqu’il s’agit de pain artisanal[55] ».
Pourtant, il existe une nécessité autant diététique que scientifique à différencier les deux fermentations. Il faut dire aussi, que si l’on quitte cette forme de fermentation au levain naturel, on laisse s’installer un nombre incalculable de déséquilibres qui pénalisent la recherche d’harmonie de la fermentation résultant de la seule vitalité des céréales et de la conduite de la fermentation.
XVII.4. Le levain-chef
XVII.4.1. La méthode pour créer un nouveau levain-chef et l’évolution de sa culture
Pour la création d’un levain-chef, allons au début, même aux prémices, avec les microorganismes présents sur le grain, dans le champ de blé, puisque c’est de l’évolution de cette microflore dont nous allons parler.
Il y a, comme sur le raisin, qui va devenir vin, des micro-organismes sur le grain. On va les appeler microflore. Micro, parce que très petite et flore parce qu’elle va « fleurir », une vue imagée de la naissance.
Dans son champ, le blé est à l’air libre. Sur le grain, on trouve des moisissures et des levures (les deux sont à classer dans la grande famille des champignons), et des bactéries aérobies (c’est-à-dire vivant à l’air), en tout cas, qui ont besoin d’air.
Une fois récoltés, dans la cellule de conservation, les grains vivent en tas, les uns sur les autres, l’air passe déjà moins bien entre eux.
Mais si le stockage est bien conduit, les grains sont à couvert, ventilés de temps en temps, et bien plus au sec que les conditions ouvertes au vent et aléas météorologiques d’un champ.
La microflore des champs de plein air est dite « hygrophile », soit qui aime les milieux humides. La microflore des lieux de stockage est plus « xérotolérante », c’est-à-dire qu’elle supporte les milieux secs.
L’écosystème du champ et sa microflore sont différents de ceux des lieux de stockage, on appelle joliment cette succession de microflores, le « cortège floristique ».
Toutefois certains types de microorganismes des champs seront encore présents dans la microflore du stockage, les scientifiques la nomment « flore intermédiaire[56] ».
Si on change de microflore en passant du blé en champ au blé en stockage, que dire alors pour la suite en meunerie et boulangerie !
- Lorsque le grain est moulu en farine : il n’a plus la protection de son enveloppe et dès lors les surfaces sont bien plus exposées à l’oxydation ;
- lorsqu’on fait la pâte, la teneur en eau est multipliée par cinq. Et, surtout, vivre dans le milieu pâteux, c’est vivre dans un milieu pratiquement clos, il devient difficile de bien y respirer ;
- en plus, la fermentation produit de l’alcool, des acides organiques (lactique et acétique) et du gaz carbonique : trois éléments qui peuvent gêner la vie des microorganismes en milieu fermé.
Les conditions de vie vont changer au point de devenir insupportables pour certains microorganismes. D’autre part, c’est ce qui améliorera la situation d’autres microorganismes sachant s’adapter ou aimant ce nouveau milieu de vie.
C’est ce que nous allons explorer maintenant, grâce à notre métier riche d’un empirisme multiséculaire, et aussi aux chercheurs[57] qui accumulent de plus en plus de connaissances sur ce petit monde vivant dans le levain.
Il faut dire que les écrits sur le levain de panification se sont multipliés ces dernières années. Citons deux ouvrages importants : le Handbuch Sauerteig (Manuel du levain[58]) et le Handbook of Sourdough Biotechnology (Manuel de la biotechnologie du levain[59]) où Michael Gänzle est à chaque fois dans la paire des coordinateurs.
Voilà, nous savons comment on est positionné microbiologiquement. Nous sommes maintenant dans le fournil, avec une préoccupation boulangère.
Comment créer sa propre culture de levain de panification ?
Je pense qu’il est important de bien choisir sa farine. Le summum : vous cultivez vous-même vos grains de blé et en contrôlez la mouture. Ou alors vous avez un agriculteur à proximité avec qui vous pouvez partager les risques météorologiques et culturaux afin de procurer un prix juste au producteur.
Comme ce n’est pas une terre morte et qu’elle peut exprimer le terroir, comme ce n’est pas un blé issu d’une sélection voulant des glutens à ténacité exagérée et visant peu les objectifs nutritionnels. C’est clair, faire entrer la vie dans une farine de culture bio et de sélection paysanne est le meilleur choix.
Ensuite apprécions ce qu’écrivait Lionel Poilâne[60] : « la conduite de la fermentation au levain exige une grande dose de connaissances des aléas que peut subir la vie biologique et ressemble singulièrement au rôle de la mère pour obtenir un produit proche de la perfection, dans le respect d’un ordre chronologique harmonieux ». « C’est un acte qui donne la vie » dit-il encore.
-/ Au point 0, le démarrage de notre culture de ferments personnels est simple, un mélange de farine et d’eau.
Et on obtient une pâte « morte », puisque non oxydée par quelques heures de maturité.
Nous n’avons de vivant au commencement que la microflore de la farine.
L’ajout d’autres composants que l’eau et la farine (le jus de fruit, le miel, les épices) est abordé aux chapitres XI.10, XV.7 et XVII.3, mais n’est pas inclus ici dans notre description de création de pâte-levain témoin.
D’autant plus que la farine est intégrale, on retrouvera des moisissures, des levures que l’on a parfois qualifiées de « sauvages » parce que se trouvant dans la nature et des bactéries du levain, mais surtout des aérogènes, dont certaines sont considérées comme potentiellement pathogènes.
Comme la farine est le principal ingrédient, il faut accorder une grande importance à son choix. Parce que, si on se prive du germe et de la couche d’aleurone du grain, on se prive des éléments qui vont permettre de faire démarrer la vie et transformer le grain-semence en plantule puis épi. Ce serait se priver des éléments les plus vitalisant. Deuxième point, si la farine est intégrale, nous l’avons remarqué quand on a parlé au chapitre conservation (VI.2) du fait que c’est la fibre très ligneuse des céréales qui retient les résidus de pesticides, c’est le bio qui s’impose.
La qualité de l’eau a été vue dans le chapitre XIII.6.
-/ Au point 1, nous avons laissé fermenter ce mélange farine/eau, pendant 24 heures.
On est au même résultat que si on avait réalisé une autolyse de 24 heures (XI.3). C’est-à-dire, une pâte qui ne sait pas vibrer avec des alvéoles de gaz et si une acidité s’exprime, ce serait juste une petite pointe, un soupçon.
La farine s’imprègne bien de l’eau.
Au niveau des microorganismes, c’est un grand changement des conditions de vie.
Il n’y a plus tant d’air pour respirer, il faut savoir vivre presque en apnée, pour donner une image.
Et cela, les bactéries aérobies, celles qui étaient majoritaires sur le grain, ne savent pas le faire, du coup, elles vont progressivement disparaître. On remarque ce chassé-croisé de bactéries lactiques aérobies vers une population de bactéries lactiques anaérobies par l’examen de coloration que le danois Hans C. J. Gram fit en 1884. Cette analyse est toujours utilisée de nos jours pour le pré-diagnostic d’infection (XV.8).
Les moisissures aussi disparaissent, il y a trop d’eau et cette vie en milieu clos n’est pas pour leur plaire.
À l’inverse, les cellules de levures disposant d’un noyau (contrairement aux bactéries) savent vivre aussi bien en aérobie (avec air) qu’en anaérobie (sans air), elles poursuivent l’aventure, pas éliminées du parcours des cinq jours que nous allons suivre.
En milieu aéré, la levure « respire » beaucoup mieux. Les fabricants de levure utilisent d’ailleurs cette technique pour en faire une meilleure condition de multiplication en la cultivant. C’est ce qui est appelé « l’effet Pasteur » (XV.3).
En milieu fermé, non aéré, la levure « fermente», elle a plus de mal à respirer et dès lors a se multiplier (XV.5).
On connaît bien ce phénomène de la fermentation par les levures dans le fournil.
Quand aux bactéries plus spécifiquement anaérobies, dans ce milieu elles se sentent plus à l’aise et elles peuvent prendre plus d’assurance dans ce milieu « hermétique ».
Après cette vie de la pâte, un peu sur elle-même, va continuer tout en soignant la température pour que la vie ne grelotte pas (en dessous de 18 °C), ni n’aie de la « fièvre » (au-dessus des 37/40 °C). Une température supérieure à 40 °C provoque parfois l’arrivée de bactéries « putréfiantes », et on passe vite dans des fermentations dites « pollueuses » du levain par Spicher [61] (VIII.10).
On va surtout nourrir les microorganismes en les alimentant de farine. On double le volume à chaque fois.
La vie microscopique qui va s’activer grâce à cet apport nutritif sera évidemment celle qui se sent à l’aise dans le milieu.
-/ Au point 2, on repart pour 24 heures de plus, avec de la nourriture à consommer.
On quitte le statut d’autolyse (plutôt proche de la germination) pour entrer plus franchement dans une phase de fermentation.
Parmi les bactéries qui savent vivre sans air, on doit faire une deuxième différence entre celles qui produisent de l’acide notamment lactique (les bactéries lactiques) et les bacilles qui sont potentiellement pathogènes, Clostridium perfringens ou Escherichia coli par exemple. Ces dernières ne peuvent pas survivre dans un milieu qui devient acide. La fermentation productrice d’acide va en quelque sorte réaliser une action épuratrice et éliminer ces bacilles. C’est la raison pour laquelle on conserve sainement l’aliment par l’acide et que certains décrivent cette action comme étant une opération de « nettoyage »[62]. Cette action d’assainissement est connue depuis longtemps de par le monde, c’est le principe de la choucroute, la naveline et pas mal d’autres aliments lacto-fermentés (fermentés par les bactéries lactiques[63]). On relève moins cette caractéristique pour le pain, probablement parce que le levain avait un peu disparu des pratiques et que la pâte à pain est de toute façon cuite, ce qui au final devrait éliminer toute vie microbienne.
Dans ce qui pourrait paraître comme une compétition procédant par élimination, les levures sont toujours là. Elles accompagnent les bactéries lactiques mais progressent plus lentement qu’elles. Ces levures du levain qu’en anglais on surnomme « sauvages », ne sont pas les mêmes que les levures produites depuis la fin du xixe siècle par les levuriers.
L’industrie levurière a réussi son challenge qui était de mettre sur le marché des levures « qui produisent un maximum de gaz carbonique en un minimum de temps » (XV.6). Mais cette levure de boulanger bien dressée pour cette tâche travaille souvent seule dans la pâte et, ici, dans un levain, il faudrait qu’elle supporte le milieu acide. Or elle n’a pas été sélectionnée pour être acido-tolérante comme le sont les levures « sauvages », qui viennent naturellement.
De plus, il faut savoir que dans ce petit monde, les microorganismes ont des armes pour se défendre et occuper le terrain : la moisissure produit des mycotoxines, les bactéries émettent des antibiotiques. Ce seront les levures qui supportent le mieux la bactériocine (antibiotique) de la bactérie présente, qui finiront par occuper la place au détriment des autres levures[64].
-/ Au point 3, nouvel apport de nourriture avec, toujours, le doublement de la charge de farine présente. Restent en « compétition » en termes de « meilleures ennemies », les bactéries lactiques anaérobies et les levures.
Les bactéries lactiques sont depuis un temps déjà au maximum de leur croissance en nombre sur le substrat farine. Elles ne pourront pas être beaucoup plus nombreuses. L’acidité produite par les bactéries arrive après, avec un petit décalage par rapport au maximum de croissance de ces bactéries, mais elle augmente sensiblement. Les levures « sauvages », elles, n’arrivent pas encore à leur maximum de croissance sur le milieu. La pousse de la pâte principalement due à la fermentation alcoolique des levures commence à peine à craqueler la croute.
La vie entre dans la pâte. À l’odeur on peut apprécier l’acidification. Acide et gaz occasionnant levée sont les empreintes d’une vie qui se manifeste déjà.
-/ Au point 4, avec le troisième apport doublé de farine et d’eau, il y a encore des ajustements, des équilibres entre les deux populations (bactéries lactiques et levures) à opérer. Pas seulement entre ces deux types de microorganismes, mais aussi entre les différentes espèces de bactéries lactiques.
Il existe deux types de bactéries lactiques anaérobies (on n’en finit pas d’étudier et de préciser toujours plus). Celles qui sont en forme de bâtonnets, dites lactobacilles, et celles en formes de coques plus ou moins rondes, dites leuconostoques, entérocoques et pédiocoques.
C’est à peu près au quatrième apport de nourriture (farine) que les leuconostoques et autres bactéries lactiques en coques, qui auront aidé à produire acide et antibiotique, ne pourront plus supporter ce niveau d’acidité du milieu et laisseront la place aux lactobacilles, qui eux sont encore à l’aise dans ce milieu toujours plus acide.
Les levures du levain, elles, arrivent à leur maximum de croissance deux jours après les bactéries lactiques : on observe une force de pousse de plus en plus prononcée.
-/ Au point 5, plus d’apport de farine au bout de l’attente de 24 heures et on évalue si notre milieu pâteux est un levain-chef pouvant ensemencer une pâte. Dans notre proposition de culture d’une nouvelle souche de levain, on s’arrête là.
Le choix de quatre apports nutritifs de farine afin d’arriver à un levain-chef est arbitraire (fig.15 et fig.16). J’ai vu à l’extrême des exemples sur vingt apports toutes les douze heures et à l’inverse Parmentier ne préconisait que deux rafraîchis toutes les douze heures également. Bien évidemment, la vingtaine d’apports aura plus de chance de réussir, mais c’est à chacun d’évaluer le rapport efficacité/temps de travail.
XVII.4.2. La création du chef en milieu hermétique
Signalons également que l’élevage d’un nouveau pied de souche de levain-chef réalisés en pots hermétiques apporterait un meilleur taux de réussite. Puisque les conditions de vie sans air sont celles qui domineront au final dans cette opération, autant commencer directement en anaérobie, nous dit un blog allemand.
Cette méthode pour générer un nouveau levain-chef reste aléatoire. Et la persévérance, voir l’opiniâtreté doit faire partie du voyage. En cas d’échec, il ne faut pas hésiter à remettre l’ouvrage sur le métier, cela en vaut la peine.
Dites-vous que c’est de la vie et que vous devez la soigner, elle a besoin de nourriture et de suffisamment de chaleur.
XVII.4.3. Le « chef » continue à mûrir
Ayant eu la chance d’intervenir souvent sur le levain, je préparais à chaque fois, une nouvelle souche de levain-chef qui prend quatre à cinq jours, pour le présenter en moins d’un quart-heure lors du cours. La compréhension passait par l’appréciation visuelle, olfactive et gustative des participants. Ce que je leur proposais, c’est d’apprécier l’évolution de l’auto-fermentation de la pâte au quotidien pendant cinq jours, avec les apports de farine et d’eau intermédiaires (fig.17), en présentant une portion de chacun des quatre ou cinq apports successifs et chaque fois directement bloquée au froid lorsqu’elle avait fermenté douze ou vingt-quatre heures, afin que les apprenants puissent évaluer l’entrée de la vie dans la pâte en humant les portions successives dans leurs petits récipients fermés hermétiquement et conservés au froid (environ 5 °C).
fig.17. Schématisation (*) de l’accentuation de l’acidification dans la pâte
lors de l’élaboration d’un nouveau pied de souche de levain-chef |
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Mélange farine/eau | ||||||||||||||
Lundi | Mardi | Mercredi | Jeudi | Vendredi | Samedi | |||||||||
Avant le nourissement | . | |||||||||||||
24 h. Après le nourissement (**) | ||||||||||||||
1ernourisse. | 2èmenourisse. | 3èmenourisse. | 4èmenourisse. | 5èmenourisse. | ||||||||||
(*) Plus la portion de pâte destinée à devenir un levain-chef s’acidifie, plus elle prend une teinte foncée.
(**) On prend l’expression « nourissement » à la place de « rafraîchi de levain », puisqu’on ne peut pas dire que l’on est au stade de levain abouti avec ces portions de pâtes qui prennent le temps de faire entrer la vie des micro-organismes et leurs productions d’acides et de gaz dans la pâte. |
Cela permet d’apprécier l’évolution dont on parlait plus haut (fig.12 de XVII.4.1). Et d’insister sur le ressenti de la venue progressive de l’acidité, signature d’une saine maturité du chef, qui élimine les bactéries potentiellement pathogènes. Suivait, la formation de bulles qui indique la réussite de l’opération qui a fait entrer de manière probante les levures acido-tolérantes dans une pâte et signale aussi que votre « chef » ou pâte mère s’est réalisé.
Comme il m’est arrivé une fois de garder plus longtemps les cinq petits pots de démonstration avant de les nettoyer après l’exposé, j’ai été étonné de voir qu’après plusieurs jours hors frigo, l’évolution fermentaire décalée des cinq petits pots était restée pratiquement identique à ce qu’elle était lors de l’exposé quelques jours avant.
Ce constat de non-évolution de l’acidité, malgré un plus long temps de conservation dû au hasard me fait dire qu’il est plus important, pour faire évoluer la vie, d’apporter de la nourriture à la souche de départ que de lui laisser suffisamment de temps pour fermenter à température ambiante.
Autre constat, avec le cinquième jour d’élevage de microorganismes, c’est peut-être le dernier apport avant de l’envoyer servir dans le fournil pour faire fermenter la pâte, mais la recherche d’équilibre entre les microorganismes du levain ne s’interrompt pas là. Souvent la pâte levait bien le premier jour, mais le suivant, une grosse fatigue semblait s’emparer du levain et le résultat n’était pas aussi satisfaisant que le premier jour de l’emploi du nouveau levain-chef. Après j’ai lu qu’entre les divers lactobacilles et les levures, une sélection va encore s’opérer. Émilie Lhomme[65] distingue même la maturité microbiologique et la maturité physico-chimique, cette dernière s’établissant sur plusieurs mois serait un éco-système, à faible pH, faible taux d’oxygène et peuplé de bactéries lactiques adaptées.
Encore une fois, le retour à l’empirisme nous permet de vivre le phénomène par l’observation. C’est Parmentier qui écrit : « Il faut pourtant convenir qu’un levain préparé suivant la méthode ci-dessus énoncée [sur deux nourissements, chez lui] ne donne pas d’abord au pain toute la légèreté et la saveur qu’il peut avoir, par la raison qu’étant trop longtemps à acquérir le point d’apprêt convenable, il est dans le cas de celui qui languit dans la fermentation ; mais il se perfectionne à mesure que l’on cuit et parvient dans les fournées suivantes à prendre tous les caractères d’un levain parfait[66]. »
C’est surtout dans le couple lactobacilles/ levures que les points d’équilibres, comme les appelle de manière bien ressentie Christian Pourcel[67], que tous ces rapports vont s’affiner. Les plus vieux couples, bactéries lactiques/levures, étant ceux qui se complètent le mieux.
Ce que l’on a vu (XV.8.1) lorsque l’on a approché la symbiose harmonieuse de la population du levain naturel. Philosophons, grâce au levain !
XVII.4.4. Les diverses microflores de levains autour du monde
On a son levain-chef et cela peut être pour toute votre vie professionnelle, voire pour plusieurs générations. Comme c’est votre culture à vous, celle que vous avez élevée, soignez-la bien (XVII.8).
Deux beaux témoignages (voir d’autres à XIX.4), fortement imprégnés de tradition orale décrivent cette diversité des levains à travers le Monde. En Finlande, des levains ménagers sur seigle sont conservés depuis parfois un siècle dans des plats en bois, au point que la culture populaire dit « qu’ils ont la signature du charpentier[68] ».
Au sein du Caucase, dans un village de Géorgie, on trouve cet autre témoignage de diversité gustative : la saveur du deda’s pouri (le pain de la mère – levain) vient de ce que le blé pousse en montagne et du choix du ferment. La Géorgie est un pays où l’on cultive des types de blés du pays rien que pour les panifier à certaines fêtes de l’année, c’est le cas de la variété-population Dolly[69]. « Dans mon village natal », nous raconte Georges Papashvily, « une mariée reçoit de sa mère un jarre de ferment qu’elle emporte sous son nouveau toit. Pour son premier pain, elle utilise la moitié de ce trésor et le reste est disposé dans une cruche en pierre, entretenu par addition de farine et d’eau. Toute sa vie elle puise dans cette cruche. Si le ferment vient à être perdu, la femme s’adresse à une voisine. Nous connaissions les diverses saveurs de tous les pains du village : aigre, franche, sucrée, de noisette, laiteuse, légèrement opiacée (cette femme débarrassait mal son blé des graines de pavot), résineuse (venant d’une louche en bois de pin) et nous empruntions du ferment selon notre goût[70] ».
Plus scientifique, des enquêtes réalisées par les champions du monde de la recherche sur le levain, les Italiens du Sud, apportent avec identifications bactériennes seulement, la preuve de cette diversité de microflore, dans les pains de la botte italienne et des îles que sont la Sicile et la Sardaigne[71].
Si le levain est démarré sur une autre espèce de céréales ou graines ou fécules de racines, la microflore sera différente (X.1 à X.20). La levure Candida Krusei se rencontre plutôt sur le levain de seigle[72], le lactobacille Pediococcus pentosacus sur levain d’amarante[73]. Et peut-être faut-il attribuer la présence des Leuconostoc mensenteroides à la farine iranienne, présent dans 50 % du total des souches du « torsh » (« levain » en persan) de l’enquête portant sur les levains de 14 boulangeries de Téhéran panifiant du pain sangak en 1977[74]. Mais cela peut aussi être occasionné par le court rafraîchi opéré.
Le « sultani », levain du pain plat égyptien « balady » (qui se traduit par « pain de pays ») a aussi des lactobacilles et des levures spéciales, dont une, la Geotrichum candidum, se trouve à la limite des genres levures et moisissures, et possède la propriété de désacidifier[75].
Une région de culture intensive comme la Bretagne a du coup beaucoup de nitrates dans l’eau, et on repère dans les microflores de levain, des microorganismes nitrate-résistants, comme les lactobacilles curvatus et la levure Hansenula anomala[76]. Si vous gardez du levain-chef, de résidus de pesée, donc de pâte déjà salée, vous orientez la microflore vers une souche ayant une meilleure résistance au sel.
Un des plus grands spécialistes du levain, Marco Gobetti, de l’Université de Bari installé maintenant à Bolzano, en Italie, a donné lors du symposium levain[77] de Nantes en 2015 un tableau d’ensemble de la diversité bactérienne en fonction du substrat fermenté.
Dans des levains de paysans-boulangers français pouvant panifier des farines de blés diploïdes, tétraploïdes ou hexaploïdes de pays (landrace), n’ayant pas subi les orientations de la sélection moderne, on a recensé des levures bien différentes[78].
Ces enquêtes françaises sous l’égide de Delphine Sicard et Elisa Michel effectuées sur le levain vont connaître un prolongement d’études dans Anr Bakery et mettent en évidence le genre Kazachstania (pour la plupart, ex-Saccharomyces), dont des souches qui n’ont pas encore été recensées sur levain de panification[79].
Le travail de Rob Dunn, biologiste qui enseigne à l’université de Caroline du Nord aux États-Unis essaye de dresser un inventaire des microflores des levains autour du Monde (Projet : Global Sourdough) avec une carte interactive ou il souhaite une implication des citoyens [80].
XVII.4.5. Faut-il avoir plusieurs levains pour des pâtes différentes ?
Certains boulangers fans de levains vont jusqu’à posséder six à huit levains-chef différents[81] mais, le plus souvent, c’est deux à trois levains[82] pour différencier le froment, du seigle, ou isoler le levain destiné au panettone et autres pâtes riches. Et surtout, presque obligatoirement, différencier le levain « sans-gluten » du levain courant.
Pour le levain sans-gluten, les plus grandes recherches sur ce point se réalisent à Cork en Irlande sous l’auspice de Elke Arendt[83].
émilie Lhomme (chercheuse) et Jean-Christophe Citerne (boulanger) proposent tous les deux, une piste pour arriver au levain sans gluten à partir de la culture que vous avez obtenu de farines qui contiennent du gluten[84]. Il s’agit de diluer votre levain-chef courant une dizaine de fois avec de la farine de sarrasin ou de maïs pour arriver à cette norme extrême de moins de 0,02 grammes de gluten au kilo de pâte (X.9).
On peut alors se poser la question : faut-il, par exemple, un levain-chef de seigle pour le pain de seigle ou un levain sucré pour les brioches ? Peut-on partir d’un seul levain et effectuer quelques rafraîchis pour l’habituer à passer sur un autre type de « substrat » ? Poser la question est presque y répondre, dans le sens où la souche déjà « acclimatée » est préférable à la souche courante, certes plus « active » puisque moins en léthargie, mais qui subira un petit stress que l’on peut comprendre par nos réactions de ce que l’on vit lors d’un « déménagement ». Ce n’est pas la fin du monde, mais cela bouleverse les habitudes dans ce petit monde du levain. En résumé, et pour répondre à la question d’avoir un ou plusieurs levains-chef : il y a avantage à ne garder qu’un levain pour la vitalité du ferment et plusieurs pour adapter et éviter la fatigue du délogement, surtout lorsque la fermentation risque d’être contrariée par l’ajout de sucre ou dans le cas plus hygiéniste du levain sans gluten.
XVII.4.6. Emprunter le levain du voisin et sa microflore maison
Avec ces informations sur le trésor que peut recéler une culture, votre culture, vous comprenez mieux le drame que peut constituer la perte du levain. Par exemple, le jour ou « des petites mains » de la famille viennent gentiment vous remplacer pour ranger et nettoyer l’atelier. Elles expédient ce « reste de pâte non servie qui traînait »… à la poubelle-compost mélangé à d’autres détritus.
Le soir, lorsqu’il vous faut faire votre rafraîchi… plus rien pour ensemencer vos levains.
Du coup, on n’a pas le choix, on va vite quémander du levain chez les confrères les plus proches et que l’on apprécie le plus.
Cette pratique d’emprunt du levain, bien loin de la recherche de sa culture ou élevage à soi, était très répandue au xviiie siècle, quand tout le monde panifiait au levain. « Si l’on n’a point de levain, il faut en emprunter[85] », « ordinairement, les levains se prêtent entre voisins » et même « il y a presque toujours dans une ville quelque boulanger qui a de la pâte et qui peut en céder ». C’était aussi simple que ça, écrit Maurizio[86]. L’expression, « Se passer le levain » signifiait en langage populaire, être bons voisins[87]. Toutefois, on ne prête pas volontiers le levain à des personnes qui ne l’entretiennent pas bien. La réflexion « ils ont gâché le levain » existe aussi. Grâce à ce passage du levain d’une famille à l’autre par exemple, le rafraîchissement de celui-ci ne se réalisait pas qu’à chaque fournée strictement familiale mais plus souvent, ce qui améliorait la viabilité et vitalité des germes et donc du levain ménager.
Je me souviens qu’entre confrères, on échangeait nos expériences du levain d’emprunt. Nous nous sommes rendus compte que nous avions pratiquement tous dû travailler longtemps pour rattraper « notre levain ».
Comme quoi le « house microbiota » ou « microbiote maison » existe bien, mais ce passage sur l’emprunt du levain du « voisin », met en avant la manière de suivre et de soigner son levain. La « microbiote maison » semble plus due à la manière de conduire les diverses étapes de veille et rafraichissements et un peu moins par l’habitat, à en juger la manière dont le levain d’Eugène[88](un vieux levain breton) et le mien sont restés longtemps en cohabitation tout en gardant leurs identités. On a jugé cela à l’odeur et au goût, pas plus.
Cela dépend aussi des couvertures hermétiques ou pas.
À la Brasserie Cantillon de Bruxelles, où l’on fabrique des bières Lambic dont dérivent par assemblages, les bières dites « gueuzes », on laisse le moût à l’air libre dans un large espace pour que s’installe une microflore de terroir, unique.
Mais, il faut connaître les difficultés que cette entreprise brassicole traditionnelle a eu pour maintenir le procédé d’ensemencement spontané exposé à l’air libre, face à ce que les services sanitaires identifient comme des potentialités de contamination croisée et non plus comme un patrimoine alimentaire exceptionnel. Même la bière trappiste de l’abbaye d’Orval, tant appréciée, n’aurait jamais pu exister sans la contamination accidentelle de la levure Brettanomyces (devenue Dekkera) Bruxellensis [89] qui prend une bonne part dans la formation du bouquet aromatique de cette bière trappiste.
XVII.4.7. Les « remouillures » pour faire son chef
Pour sauvegarder un levain, il existe encore la solution des « ratissures ».
Au xviiie siècle, Parmentier conseille pour composer son morceau de pâte de levain-chef de recueillir « les ratissures du pétrin, ordinairement renforcées par un peu de farine et d’eau ».
Ce mot « ratissures » engendre la compréhension d’un autre mot plus courant dans les vieux ouvrages : les « remouillures ». C’est l’explication partielle et l’origine d’un des rares proverbes professionnels français sur le levain : « Vieilles remouillures et jeunes levains font du bon pain ». Et pour dire que cette expression est entrée dans le langage comme dicton, c’est que derrière ces mots, il existe un vécu. Pour démarrer un levain, dans une journée où le travail n’arrête pas longtemps, on reprend les bouts de pâte que l’on a raclée sur les bords du pétrin, pour les réutiliser. Bien entendu, ces « ratissures » sont très sèches, d’où la nécessité de les « remouiller ». De plus, ce qui ne gâte rien, ces ratissures ont souvent plus d’« apprêt », plus de temps de maturité, que la dernière pâte effectuée dans la maie.
XVII.5. La mise au point de la maturité du levain pour faire la pâte
Une fois le problème de votre levain chef ou souche mère résolu, vous pouvez, en suivant une bonne manière de le conserver (XVII.8), le garder toute une vie, voire le transmettre sur plusieurs générations. On oublie les données qui ne servent peut-être qu’une fois dans votre vie de boulanger, pour se plonger dans des schémas de panification qui eux, sont quotidiens.
XVII.5.1. La maturité ou l’apprêt du levain tout-point
J’aime citer Malouin aux profanes du levain : « le pain que l’on composerait avec [le levain-chef] ne lèverait pas bien et il aurait un goût sûr », car « on n’a jamais le levain de chef que vieux. On est donc toujours dans la nécessité de le rajeunir, ce que l’on fait en deux fois, plus souvent trois fois, ce qu’on nomme remouillure ou renouvellement[90] ». Parmentier ajoute que le renouvellement du levain consiste à « y ajouter une nouvelle quantité d’eau et de farine, opération qui, diminuant leur aigreur, augmente leur spiritueux et qu’on désigne en boulangerie par rafraîchir ou renouveler le levain[91] ». Toujours à la même époque, la fin du xviiie siècle, Nicolas Baudeau, quant à lui, nous dit : « pour faire du bon pain, il faut […] que depuis le levain de chef jusqu’au levain de tout point, il y ait toujours une fermentation entretenue, qui devienne plus douce à chaque rafraîchi[92] ».
Dans une réédition de l’Encyclopédie, on trouve aussi cette expression : « le levain le plus frais est celui qui fait le meilleur pain ». Malouin ajoute enfin : « Les ferments ont un temps où ils sont plus actifs et plus contagieux, que dans leur commencement et lorsqu’ils sont vieux, c’est un peu avant leur parfaite maturité[93]». C’est un peu aller à l’étymologie de l’expression professionnelle, « rafraîchi » que de citer ces passages.
C’est ce que l’on appelle aujourd’hui avec l’acceptation qu’il s’agit d’une vie microscopique, « nourrir » la vie du levain.
C’est clair, un morceau de levain n’équivaut pas à un morceau de levure (concentré de ferments), on est ici avec une culture de ferment vivant dans un morceau de pâte (fig.10 dans XVII.2). Et il faut sortir celui-ci de sa léthargie, due à une « longue garde ».
Amener le levain inactivé, plombé par l’acidité, vers un statut actif nécessite des rafraîchissements.
Le terme exprime bien ce passage de l’état de vieux levain à celui de jeune levain. Renouveler, rafraîchir ou nourrir le levain est utile pour disposer d’un ferment dans la pleine force de l’âge. Là, on juge vraiment un état fermentaire et non un mot du dictionnaire.
Malouin dit qu’il faut que l’on « communique un mouvement intestin, d’abord aux parties les plus susceptibles de mouvement et de dissolution. Ensuite à celles qui le sont moins ». « En général, pour avoir du bon levain, propre à faire lever la pâte et composer du bon pain, il faut toujours refaire plusieurs fois les levains, augmentant chaque fois leur masse qui devient chaque fois aussi moins acide ou plus spiritueuse[94] ». C’est ainsi « que les premiers levains sont acides, les derniers sont spiritueux ».
C’est bien connu alors, « l’aigreur est un défaut facile à corriger, lorsqu’il [le levain] est trop fort [c’est-à-dire trop acide], il n’y a, pour l’adoucir, qu’à le refaire autant de fois qu’il en sera besoin ».
Chez Parmentier, « le levain de chef a passé par trois états [trois rafraîchis] avant de parvenir à celui de tout point. Son aigreur, quelque forte qu’elle soit, a dû absolument disparaître » et « la qualité du dernier levain dépend de tous ceux qui ont concouru à sa formation[95] ». Il nous met ensuite en garde quant au démarrage des levains qui vont engendrer la pâte finale : « on dit communément que plus les levains sont aigres, plus ils ont de force et d’activité. Mais il faut se garder de jamais les employer pour la panification immédiatement dans cet état. » « Les garçons boulangers suivant la maxime des « vieilles remouillures et jeunes levains font du bon pain », ne soignent pas suffisamment le premier levain qui en résulte…mais c’est une erreur qui ne prend que trop faveur. Puissions-nous l’anéantir pour […] la perfection de l’art du boulanger ! La première portion de pâte mise de côté pour former successivement les différents levains employés dans la fabrication du pain, doit être regardée comme le fondement de tout le travail : si elle est trop levée, elle contracte une aigreur qui se conserve, passe jusque dans les derniers levains et dans le pain[96]. »
On comprend bien avec ces citations, que l’on cherche une maturité bien précise, une mise à point, ce n’est pas pour rien que le levain qui précède la pâte est appelé « levain tout-point ».
À la lecture du vocabulaire du boulanger repris de l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert rédigée entre 1751 et 1772, j’ai été captivé par les expressions curieuses comme « cracher le levain », « fatiguer le levain », « levain verdaud », « manier le levain », « prendre levain ».
Je me suis dit que la manière de « lire » le levain, à un moment où la fermentation au levain était la plus pratiquée, devrait nous révéler des aspects professionnels aussi « goûteux » que les expressions rencontrées (fig.18).
fig.18. Expressions concernant le levain dans les écrits du XVIIIe s.
Une époque où la connaissance microbiologique est absente des appréciations et par conséquent où la fermentation est plus perçue par la sensibilité professionnelle. |
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Acérer les levains | Redonner « force » et acidité au levain. |
Adoucir les levains | Diminuer la « force » et l’acidité des levains. |
Affaiblit (Le levain s’…) | Le levain perd sa force de pousse. |
Appesanti (Le levain s’…) | Le levain dépasse le point de maturité (l’apprêt) et perd de sa force de pousse en se détériorant. |
Casser le levain | Faire retomber le levain en fermentation par des secousses. |
Décharger le levain | Délayer ou diluer le levain en lui faisant perdre de sa force |
Échauffe (Le levain s’…) | Le levain prend de la force de pousse |
Entrer en levain (La pâte va …) | La pâte entre en fermentation grâce au levain. |
Fatiguer le levain | Mélanger vigoureusement le levain en le diluant. |
Feu ( Le levain a plus de…) | Le levain a plus de force de pousse |
« Force » (…du levain) | C’est l’expression « force » ici mise en parenthèse quand il s’agit de définir la potentialité d’activité d’un levain soutenue ou conservée par l’acidification due aux bactéries lactiques. |
Force (…du levain) | La même expression qui n’est pas mise en parenthèse exprime la force de pousse, donc plus la levée due aux levures |
Franc levain | Levain composé de farine et d’eau, sans aucun autre ajout. |
Grand levain | Proportion importante de levain par rapport au levain ou à la pâte ensemencée par celui-ci. |
Jeter son feu (le levain a…) | Le levain a perdu son potentiel de force de pousse. |
Jeunes levains ou levains jeunes | Levain à point ayant fermenté peu de temps ou plus largement écrit, préconisation d’utiliser le levain avant le terme de leurs apprêts. |
Levain vert ou verdaud | Levain n’ayant pas assez de temps de fermentation, ou dit plus précisément, de maturité. |
Nage (Le levain…) | Le levain revient à la surface de l’eau lors du délayage dans celle-ci. |
Ouvrir le levain, ou éventer le levain. | Se dit lorsque la peau ou croute du levain s’ouvre et laisse s’échapper alcool, gaz et acides volatils. |
Passé (Le levain est…) | Point de fermentation ou maturité du levain qui a passé sa force ascendante et décroit d’activité. |
Petit levain | Petite proportion de levain par rapport au levain ou à la pâte ensemencée par celui-ci. |
Premier levain | Synonyme de levain-chef, à ne pas confondre avec le levain de première qui lui est issu d’un premier rafraîchi. |
Ranimer le levain | Revitaliser une fermentation à partir d’un levain inactif en force de pousse. |
Raccommoder les levains | Méthode pour réparer une fermentation au levain. |
Retour ( Le levain est sur le…) | Point de fermentation ou maturité du levain qui va dans sa forme descendante d’activité, vers la conservation par l’acide, soit redevient levain-chef. |
Vieux levain ou levain vieux | Levain-chef résultant d’une trop longue fermentation ou trop longue conservation et qui signifie assez souvent, levain altéré. |
D’après le lexique de l’Encyclopédie de DIDEROT et D’ALEMBERT, 1782, MALOUIN, 1767, PARMENTIER, 1778 et BAUDEAU, 1768. |
XVII.5.2. La « force du levain », une expression à redécouvrir.
Une explication de cette notion « levain fort » me semble nécessaire pour bien comprendre nos aînés. Voilà comment Parmentier le définit : « Le levain fort est celui qui, ayant acquis un volume très considérable, est parvenu au plus haut degré d’apprêt, se gerce, se crevasse et répand une odeur acide volatile, tel serait le levain de première où le chef se trouverait par moitié. […] Le levain fort est au plus grand degré d’apprêt ; il accélère la fermentation de la pâte et a le caractère vineux et spiritueux[97] ».
Cette définition est intéressante mais elle ne sera pas toujours respectée sous cet angle de vue, au xviiie siècle.
Dans le texte précédent, on peut découvrir différents sens du mot, « force » du levain. C’est vrai que lors de la rédaction d’un lexique (fig.18) où l’on est forcément succinct dans la définition d’un terme, cela m’a mis mal à l’aise
J’ai remplacé plusieurs fois la définition et pour finir j’ai écrit dans la case « Potentiel d’activité d’un levain-chef. Un levain fort est aussi un levain plus soutenu par l’acide et parfois exprime la force de pousse conservée[98] ». Si je me trouve presque satisfait avec l’expression « potentiel d’activité », je trouve néanmoins que l’on n’a pas tous les mots qu’il faut aujourd’hui pour savoir ce qu’ils entendaient par force du levain. Là, j’ai l’impression que les vues que nos anciens maîtres avaient de la « génération spontanée » gênent notre compréhension actuelle de ce terme d’époque, « force du levain ». Tantôt il s’agit d’acide qui a la potentialité de conserver une force de pousse, un peu la force de la levure exprimée par Parmentier par l’esprit ardent, ou le feu par Malouin, pour redémarrer la dynamique. Et parfois, mais plus rarement, dans les témoignages du xviiie siècle, c’est la force de pousse toute seule.
On dit à l’époque que « l’acide est le principe du levain, mais l’acide n’est point à proprement parler un levain qui fasse lever ». Cette définition du « levain fort » est, selon moi, la plus précise qu’ils se donnent au xviiie siècle. Je ne tranche pas sur le sujet ; la question reste ouverte.
Ce qui préserve la potentialité d’action des levures du levain, c’est l’acidité apportée par les bactéries. Les levures elles-mêmes peuvent très bien produire tellement d’alcool qu’elles peuvent s’auto-inhiber et même s’autolyser en apportant une dégradation qui peut être néfaste pour produire suffisamment de gaz carbonique (XVII.1). Mais dans le levain, ce rôle de conservation des ferments (le couple bactéries /levures) semble bien être réservé à l’acide.
C’est vrai qu’on n’a pas fini de percer ce mystère de la force du levain et je ne sais pas vous, mais moi, j’aime l’apport des observateurs du xviiie siècle, même s’ils ne résolvent pas toutes les questions[99].
XVII.5.3. Les rafraîchis, principes de base.
Nous voilà avec cette force potentielle des ferments naturels et l’obligation de l’apprêter pour qu’elle fasse lever la pâte. C’est du moins, ce que l’on pourrait appeler, mettre à point le levain pour la pâte et qui est un peu le but de l’école française du levain (XIX.1).
En ce qui concerne l’école allemande du levain, elle mise plus sur la maitrise de l’acidité produite (XIX.2) et l’école italienne qui emploie le levain pour des pâtes riches, nous fera écrire d’autres mises au point plus loin (XIX.3).
Le premier principe de base de cette mise à point du levain pour pâte blanche et bise est le nombre de rafraîchis qui vont précéder la pâte. Cela peut être sur un seul rafraîchi ou plusieurs, généralement deux ou trois, voire plus. Mais si on emploie toujours plus de rafraîchis et assure une réussite dans l’objectif de force de levée, « quatre sont inutiles et peuvent adoucir trop l’acidité » écrit Malouin[100].
C’est l’empirisme des professionnels du levain, relayé par Malouin et Parmentier, qui fonde cette nécessité de rafraîchir plusieurs fois le levain-chef avant de l’employer dans la pâte.
Parmentier souligne « qu’il est impossible […] de déterminer précisément le temps que chacun [des levains] exige pour devenir propre à être renouvelé ou employé au pétrissage, puisqu’il n’y a rien de plus assujetti aux vicissitudes de l’atmosphère que la pâte qui fermente[101] ». En somme, ces rafraîchis agissent aussi comme une adaptation de la fermentation après le passage de la nuit et permettent de rectifier l’apprêt trop rapide ou trop lent. Comment s’y prendre ? C’est très simple, la dose d’ensemencement est liée à la durée de la maturation-fermentation. Il faut plus considérer le rapport entre la durée de fermentation et la température du levain, que de ne prendre en compte que la température seule[102].
Il est facile d’expliquer que la durée de fermentation de la pâte est liée à un autre rapport, la dose d’ensemencement par cette petite phrase « plus il y a de ferment, plus vite la pâte va fermenter ».
Cette logique est même plus réel pour la fermentation au levain, qui s’autorégule, que pour la fermentation à la levure. Puisqu’on le dit rarement, il arrive souvent en boulangerie que l’on sature vite en nombre de cellules de microorganismes lorsque l’on met plus de 0,5 à 1 % de levure au kilo de farine.
La figure 19 est utile à toute personne qui découvre le procédé de panification au levain, elle pourra aider à la compréhension d’un principe de base, mais il reste, encore une fois, très indicatif à mes yeux. Dans la pratique, je dois dire qu’ils ne sont pas souvent appliqués à lettre, ils seront utiles pour se donner des règles d’ajustement lors de la conduite du levain.
Ces tableaux représentent aussi des fermentations au levain qui ne descendent pas en dessous des 10 % d’ensemencement de farine dans le levain. Arrivé à peu près à huit heures de fermentation, on entre dans un processus où surtout l’acidité produits par la fermentation au levain font glisser le levain de la fermentation vers la conservation. On observe sur le tableau que la dose d’ensemencement reste la même de huit à douze heures et même un peu plus, c’est une des limites de ce rapport dose d’ensemencement/durée de la fermentation.
Les fermentations à moindre ensemencement que les 10 % sortent de cette figure et sont mieux abordées plus loin (XVII.7), ainsi que les fermentations ralentie ou mise en stand-by par le froid positif.
La fig.19, reprend l’important rapport entre la dose de rafraîchi et la durée de maturation.
Il est donc possible de faire lever une pâte au levain naturel sans ajout de levure en deux heures si la moitié du total de la farine se trouve dans le levain tout-point, ou de faire lever la pâte en trois heures si le levain tout-point comporte un tiers de la farine contenue dans la pâte entière et ainsi de suite, jusqu’à 8 heure[103] ou on estime que la phase de maturation s’embrique petit à petit dans la phase conservation.
Mais assurez-vous que ce levain tout-point n’a rien d’un morceau de levain-chef « affamé » et froid, qui n’aurait plus été nourri depuis plus de douze heures, ce sont des levains qui sont mené à leur point idéal de maturité par rafraîchis successifs, comme nous le verrons un plus loin (XVII.5.5).
Le calcul des parts de rafraichis se différencie si on est adepte de levain dur ou de levain liquide. Puisque pour le calcul des ensemencements de levain, il faut également bien avoir en tête que c’est la farine qui fermente, pas l’eau, et lorsque l’on parle de fraction de levain à rafraichir, on doit tenir compte du poids de la farine qui est dans le levain, pas du poids du levain qui peut varier en consistance et donc en poids de farine. La proportion d’eau plus importante dans un levain liquide devra être réduite en conséquence dans la proportion d’eau de la pâte. La figure 20 est plus complexe, puisqu’il se calcule en inversant la démarche, on part de la pâte et on cherche à rebours combien seront le poids des rafraîchis de levain. Il permet de tenir compte de diverses consistances de levains et leurs appellations que j’attribue arbitrairement.
fig.20. Pour calculer l’ensemencement d’un rafraîchi de levain ou d’une pâte,
par le poids de la farine, suivant différents taux d’hydratation des levains (de liquide à dur en passant par le crémeux et le pâteux) |
|||||
Exemple
pour 1,5 kg. de levain |
Levain liquide | Levain crémeux | Levain pâteux | Levain dur | |
Au taux d’hydratation (t.h.) d’environ | 120à 200% | 90 à 110 % | 60 à 70 % | 40 à 50 % | |
Formule utile pour connaître le kilo de farine dans le poids du levain | _________Poids du levain_________
Divisé par le taux d’hydratation + 100 |
Multiplié par 100 | |||
Exemples chiffrés sur 1,5 kilos de levain | par ex. 200% de taux d’hydration. | par ex. 100% de taux d’hydration . | par ex. 66% de taux d’hydration . | par ex. 50% de taux d’hydration. | |
(1,5 :(200+100) X100) = 0,5 kgs de farine dans le levain | (1,5 :(100+100) X100) = 0,75 kgs de farine dans le levain | (1,5 :(66+100) X100) = 0,90 kgs de farine dans le levain | (1,5 :(50+100) X100) = 1 kgs de farine dans le levain | ||
Le calcul est simplifié lorsque le levain crémeux est à 100 % d’hydratation. On divise le poids du levain par 2 |
XVII.5.4. La température des rafraîchis et la recherche de levain-chef lactique doux.
Le fait que la dose d’ensemencement de levain est corrélée à la durée de fermentation-maturation est un des premiers principes de base des rafraîchis, mais il en existe d’autres qui vont orienter le goût et régler la vitalité du levain.
Citons un deuxième principe de base de la préparation du levain tout-point : la température. Elle est un des leviers importants à la disposition du boulanger qui se propose parfois d’« orienter » son levain.
La conduite du levain est en effet liée à un nombre important de paramètres assez souvent interdépendants. Il est inutile de parler de température sans tenir compte du rapport entre la durée de fermentation et de la dose d’ensemencement.
Il faut aussi se soucier de la matière première mise en œuvre (un pain de farine de seigle intégrale supportera plus d’acidité qu’un pain blanc au froment) en fonction de laquelle on choisira les procédés de fermentations au levain spécifiques à ces divers types de pains.
C’est un peu sur l’acide produit que la température peut produire quelques différences. Il existe en effet deux types de fermentations lactiques : la première qui, lors de la transformation du glucose ingéré par les bactéries, produira au final deux molécules d’acide lactique (goût que l’on retrouve dans les yaourts) et la seconde qui produira une molécule d’acide lactique et une molécule d’acide acétique dit vinaigre (fig.19 dans XVI.9.9.2). Si l’on veut favoriser l’acide lactique, plus doux, plutôt que l’acide acétique, aux accents plus « métalliques », il faut savoir que les bactéries lactiques dites homofermentaires, qui ne produisent qu’un type d’acide (l’acide lactique), sont favorisées à des températures autour de 35 °C, alors que les autres bactéries lactiques, les hétérofermentaires, produisent les deux types d’acides, dont l’acétique, aiment mieux les températures situées entre 20 et 25 °C (fig.1 dans VIII.3.).
fig.21. Comment favoriser un type de microorganismes du levain sur un autre, par des méthodes naturelles de panification | ||
Productrices de gaz carbonique et d’alcool.
Les levures du levain sont favorisées par… |
Productrices d’acide lactique
La fermentation homofermentaire est favorisées par… |
Productrices d’acides
lactique et acétique, de gaz carbonique et d’alcool La fermentation hétérofermentaire est favorisées par… |
…les pâtes ou rafraîchis de consistance molles ou liquides | …les pâtes de consistance plus solides (45 à 55 % d’hydratations) | |
…la farine à haut taux d’extraction (type fleur 65%) | …la farine intégrale ou à faible taux d’extraction (85 – 90%) | |
…les courtes durées de fermentation (rafraîchi de 1, 2, grand maximum 3 heures) | … les longues durées de fermentation (rafraîchi de plus de 3 heures, jusqu’à 12 heures) | |
…les méthodes de travail sur plusieurs rafraîchis | …les méthodes de travail sur 1 rafraîchi. | |
En résumé, les levures sont
un peu les «sprinters» du levain |
En résumé les bactéries lactiques sont
un peu les « marathoniennes » du levain |
|
…des températures de près de 35°C | …des températures de près de 20-25°C | |
…des levains au pied de
souche jeune |
…des levains au pied de
souche anciens |
|
D’après l’empirisme des boulangers pratiquant le levain relaté dans DEWALQUE, 2007 reprenant principalement les témoignages de MALOUIN 1767 et PARMENTIER 1778 et que certaines enquêtes scientifiques actuelles peuvent parfois confirmer (SPICHER, 1997) Précisons que dans ce tableau est mentionné une action de favoriser un type de microorganisme, pas d’éliminer les autres. |
Mais les nouvelles découvertes scientifiques (requalifiant les voies fermentaires des bactéries) et les procédés de conservation du levain au froid positif, ainsi que le travail de la pâte au froid positif, limitent fort cet objectif d’orientation ou favorisation d’un type d’acide à produire par de plus hautes températures à la période suivant l’apport farine du rafraîchi.
C’est pourquoi cette norme de différence de température permettant de différencier le type d’acide produit (fig.21) est largement surévaluée à mes yeux. Comme toutes les données scientifiques sur le levain en parlent, il faut bien le relever ici et je vous renvoie vers les chapitres (VIII.3 et XV.8) pour d’autres approfondissements. Tout en précisant que ma critique sur la valeur de ce critère repose principalement sur l’utilisation du froid dans les différentes conservations et mise en veille du travail au levain qui ne permettent plus de tenir sur la longueur de l’emploi de la souche du levain-chef, cette ambiance plus chaude allant près des 30-35 °C pour pouvoir favoriser celles qui sont définies de nos jours comme bactéries lactiques homofermentaires strictes.
Je suppose que ma réussite personnelle d’obtention de levain à acide plus doux, qui s’invitait dans le levain spécial à la période de Noël pour confectionner brioche et panettone, le doit à la moindre présence de sucres pentoses et leurs fermentations obligatoirement hétérofermentaires. J’utilisais une culture de levain séparée, rafraîchie non plus avec de la farine intégrale, mais avec de la farine blanche, ne contenant presque pas des sucres pentoses et que certaines bactéries lactiques hétérofermentaires facultatives (par exemple le lactobacille plantarum) fermentent en produisant de l’acide acétique. Par conséquent aussi, moins de sucres pentoses dans la farine équivaut à moins de formation d’acide acétique. Ainsi peut-être le fait de travailler sur farine ne contenant que de l’amidon conduit à une moindre fermentation ou de qualité inférieure au niveau de la nutrition des microorganismes.
Par conséquent aussi, moins de fermentation équivaut à moins d’acidification totale (lactique comme acétique), Walter Freund [104] comparant les fermentations levain avec farines intégrale et claire l’a démontré dans son étude publiée dans le Handbuch Sauerteig de 2006.
Pour réaliser cet objectif de levain lactique doux, plusieurs excellents professionnels du levain vous convieront toutefois à ne pas trop descendre en température pour vos levains, alors qu’ils auront soigné le début de la maturation des levains nécessaires, autour des 35 °C, en versant l’eau dans le fermenteur (parfois jusqu’à 50 °C, sur la farine et non sur le levain) avec un levain conservés en fermenteur à 19 °C. Température de 19 °C en dessous de laquelle il ne vaut mieux pas s’aventurer d’après eux. Ils pratiquent des rafraîchis toutes les 24 heures et vident le fermenteur une fois par semaine pour repartir sur des bases précises. En pousse lente freinée par le froid positif, ils n’iront pas plus bas que les 14 °C[105].
XVII.5.5. La recherche par nos anciens de la maturité très précise du levain
C’est grâce à l’empirisme que l’on sait apprécier, ce qu’est la bonne maturité d’un levain. Là, c’est que la profession qui a accumulé tellement de connaissances lors des siècles où la fermentation au levain était l’usage des boulangers, que l’on sait apprécier ce qu’est la bonne maturité d’un levain.
Les termes, apprêt et tout-point, expriment bien cette recherche de maturité de fermentation qu’approchaient les anciens. Quand un levain naturel est pris pour ensemencer le prochain rafraichi ou la pâte, il atteint sa parfaite maturité lorsqu’il est dans l’ascendant (fig.22). Le mieux est de le prendre un peu avant qu’il n’atteigne le point culminant de l’ascendant.
C’est « l’état où ils sont prêts par la fermentation à être renouvelés ou à être employés dans la composition de la pâte pour faire du pain », dit Malouin[106]. Celui que l’on appelle encore l’abbé Nicolas Baudeau, ajoutera : « Le levain est une pâte qui s’aigrit, mais qui n’est pas encore parvenu à son dernier point d’aigreur[107] ».
C’est là qu’il a son apprêt, c’est là qu’il est nommé « à point » d’après les anciens.
Continuons à être instinctif grâce à cette communauté de pensée appelée l’empirisme riche d’une évaluation de l’ensemble de la profession.
Mais avant d’approfondir ce point précis de la maturation du levain par le savoir-faire de la boulangerie d’antan, découvrons que les levuriers essayent de procurer aux boulangers des microorganismes où le nombre de bourgeons non séparés de la cellule mère est le plus faible possible[108]. Ces propos indiquent que l’on veut avoir une culture en phase de démarrage de développement, en pleine force de l’âge.
Revenons à Malouin, qui dit[109] qu’il faut prendre le levain tout-point, « lorsqu’on le sent chaud au bout des doigts et qu’après l’avoir pressé légèrement pour l’essayer, il revient promptement », ou comme dit Parmentier[110], « qu’en appuyant doucement sur la surface lisse, il repousse légèrement la main qui le presse ».
À l’appréciation olfactive, le levain tout-point, « doit avoir une odeur approchant celle de la pâte fortement levée ». Parmentier décrit que les levains à point « exhalent, lorsqu’on les entre-ouvre, une odeur vineuse et agréable[111] ».
Et enfin visuellement, Parmentier remarque, qu’« en les versant dans le pétrin, il conserve sa forme et nage sur l’eau[112] ». Malouin ajoute que « le dernier levain nage sur l’eau, lorsqu’on l’y met pour délayer […] s’il ne nage pas dessus, c’est signe que le levain n’a pas pris tout son apprêt, ou qu’il est passé, qu’il est sur le retour[113] ». J’apprécie cette expression « être sur le retour », ce n’est pas la méno- ou l’andro-pause, c’est simplement le retour vers la conservation, vers la phase de vie en léthargie, le repos après le travail.
C’est encore Parmentier qui écrit que les levains « sont à leur vrai point quand leur surface est lisse et élastique, que leur volume est double[114] », qu’ils sont bombés vers le centre. Bien plus tard encore, en 1935, Émile Dufour expose la manière de vérifier la maturité du levain, que Malouin décrivait déjà[115], consistant à aménager un trou « de la grosseur d’un écu » au milieu du drap qui couvre le levain. Celui-ci, en forçant au travers de cette ouverture formait, une fois à maturité, ce que les boulangers appelaient « le téton », ou « le champignon ».
Les termes professionnels « rafraîchi », « tout-point », « apprêt » viennent d’une époque où l’on n’admettait pas l’existence et le rôle des microorganismes. Ils nous indiquent bien que le fait de nourrir le levain revigorait la force de pousse. Par le rafraîchi (apport de farine et d’eau), on reconnait que l’on « tire l’aigreur et augmente le spiritueux » et, si on avantage l’alcool (le « spiritueux »), c’est que l’on avantage les levures sur les bactéries.
Travailler ou mettre son levain tout-point à bonne maturité passe donc par des rafraichis successifs. Il existe beaucoup de méthodes de travail au levain naturel. Sur un rafraîchi (on dit aussi sur un levain), sur deux ou sur trois rafraîchis. Voyons maintenant ces différentes méthodes de conduite du levain.
XVII.5.6. Les différences entre les méthodes de mise au point sur un à quatre rafraîchis
Cette méthode de n’effectuer qu’un rafraîchi (fig.23) est assez logiquement plus facile à mettre en œuvre, comparativement aux méthodes sur plusieurs rafraîchis. C’est pratiquement la méthode qui est la plus utilisée de nos jours.
Généralement, le rafraîchi de levain passe son temps de maturation pendant la nuit.
Le travail sur deux rafraîchis (fig.24) permet d’avoir un levain plus proche de la pâte. Levain, que l’on prend dans sa phase ascendante et qui donnera une bonne force de pousse et un pain moins acide, perçu comme plus doux.
Le travail sur trois rafraîchis (fig.25) était la méthode la plus utilisée au xviiie siècle, quand l’expérience séculaire avait porté la « science empirique » du levain à son point le plus haut. Cette connaissance empirique du levain connut un lent déclin puis s’effondra tout à fait avec la modernisation brutale du métier au sortir des guerres mondiales du début du xxe siècle. Quoi qu’il en soit, le procédé sur trois rafraîchis apporte une fermentation douce au goût, avec une bonne transformation des sucres. Une partie de la farine (entre le tiers et la moitié) ne subit que de courtes fermentations avant de faire fermenter la pâte finale.
De l’avis des témoins cités par Malouin, le travail sur quatre levains est un procédé « inutile » et qui « adoucit trop l’acidité des levains[116] ».
Il est clair qu’un travail sur plusieurs rafraichis apporte un goût différent de celui du travail sur un rafraîchi, puisqu’il résulte de transformations des sucres multiples quant aux diverses durées de fermentation se mélangeant dans la pâte finale (fig.26) et que cela permet une recherche d’équilibre entre les forces faisant lever la pâte et les forces qui l’acidifient. Régis Leboucq définit dès 1982 les bienfaits de sa recette qu’il dit « des deux levains » dans son livre auto-édité. Il écrit que « le pain a une odeur et un gout de miel, preuves qu’un travail très important effectué sur les amidons, les a transformer en maltose »[117]
Lorsqu’on travaille sur trois rafraîchis, les derniers levains représentent une grande quantité de pâte à délayer dans l’eau pour les derniers rafraîchis et le pétrissage de la pâte finale.
De plus, la maturité recherchée apporte un nerf, ou une consistance qui rend l’incorporation de l’eau plus ardue. C’est pourquoi on apporte l’eau en petites quantités, avec un bassin (XVII.1.4). Il faut alors « étirer » les liaisons de la pâte, un peu « ouvrir » la pâte. Un outil fut même imaginé pour réaliser cette opération d’étirage. Il s’agissait de la « grille européenne » (fig.27), en usage au xixe siècle. Grille que l’on plaçait au-dessus de la maie (pétrin en bois). Il suffisait de placer les levains, en plusieurs pâtons sur la grille et de les laisser se « désarticuler » par portions dans la maie, puis au besoin de recommencer jusqu’à l’obtention d’une pâte qui a du corps. Physiquement lourde mais peu coûteuse en investissement matériel (en regard de l’achat d’un pétrin par exemple), cette opération consistant à « étirer les levains » permettait une économie de 10 % du temps de travail aux dires de notre témoin[118]. N’oublions pas pour notre discernement que les levains sur plusieurs rafraîchis représentaient à l’époque au moins la moitié et jusqu’aux deux tiers de la pâte.
XVII.5.7. Les diverses méthodes de travail au levain
Si vous faites plusieurs fournées au cours de la journée, il n’est pas utile de mettre à point votre levain sur trois rafraîchis pour la deuxième fournée et les suivantes. Vous disposez en effet, avec la pâte de votre première fournée, d’un rafraîchi qui a une maturité de quelques heures : vous êtes donc en possession d’un levain tout-point en puissance.
Il ne s’agit plus tellement d’une méthode de mise au point du levain par rafraîchis mais plutôt d’une méthode d’organisation du travail sur la journée.
Si cette méthode dénommée « sur pâte » est à l’origine démarrée sur levain naturel, elle sera ensuite utilisée aussi avec des pâtes pré-fermentées à la levure, ce qui a entraîné pas mal de confusion à partir de la domination de la panification à la levure, au début du xxe siècle.
À propos de ce « travail sur pâte » réalisé au levain naturel, Raymond Calvel, observait qu’une fois arrivé à la sixième pâte, le dernier levain est plus faible en force de pousse[119].
Comme l’écrit Bernard Poitrenaud[120], actif dans la recherche chez Lesaffre à Lille, en anaérobie la vie des levures assure le minimum vital et ne permet pas un développement rapide par bourgeonnements (VII.8 et XV.5), voilà peut-être une explication scientifique de cette fatigue de l’ensemencement de la sixième pâte.
Autre observation empirique de cette méthode de travail sur pâte, dénommée également « pétrir fournée et levain » au xviiie siècle, c’est le manque de cette pointe d’acidité que comportait la pâte arrivé à la quatrième fournée. Si l’on y réfléchit bien, arrivé à cette quatrième fournée par le système de reprise d’une portion des pâtes précédentes, on est en réalité au sixième rafraîchi. Les trois rafraîchis de la première pâte plus les trois reprises de la pâte fermentée au levain. C’est précisément ce que l’on voulait éviter en se limitant à trois rafraîchis (XV.5.6), et, à l’inverse, ce que l’on recherchait dans le procédé dit, « mousse de levain » (XVII.1.6).
Pour remédier à cet inconvénient, les boulangers s’employaient à « acérer les levains ».
Comment faut-il interpréter ce terme, « acérer les pâtes » ? Au xviiie siècle, nos anciens ajoutent un petit levain d’appoint (fig.28), issu de deux pâtes précédentes (environ trois heures avant au lieu d’une heure et demie avant) et c’est pour lui redonner de la « force » (XVII.5.2). Malouin parle de « reprendre cette acidité naturelle et spiritueuse » pour « redonner de la qualité au levain » et cette « acidité qui manque dans les levains usés ».
Si je pense aujourd’hui en pseudo-microbiologiste, je dirais que dans un premier temps, dans le couple bactéries lactiques/levures du levain, ce sont les levures qui sont les plus voraces. Par rapport aux bactéries, elles sont plus grandes et « rangent » ou « préserve » leur matériel génétique (chromosomes – fig 8 dans XV.5) dans le noyau de leurs cellules. Ainsi dès l’apport de nouveaux sucres venant lors du rafraîchi, elles seront les premières à consommer le petit pourcentage de sucres directement fermentescibles qui vient d’arriver.
C’est là que les levures seront comme des sprinters et les bactéries des marathoniennes.
C’est presque la fable du lièvre et de la tortue. Les bactéries préférant le maltose devront en quelque sorte attendre, puisque ce maltose résultera surtout de la lente dégradation de l’amidon par les enzymes natives de la farine : l’alpha-amylase dégrade des morceaux d’amidon que la bêta-amylase réduira en maltose (XVI.10.2). Notons que contrairement au glucose, une fois arrivé à des pH inférieur à 4, l’assimilation du maltose est affectée[121] pour tout ce petit monde.
Dans un deuxième temps, pour comprendre pourquoi le levain est « fatigué » (VIII.8). En anaérobie, la vie est au ralenti, c’est encore plus vrai pour les levures polyvalentes (aérobie et anaérobie) que pour les bactéries (pratiquement anaérobie stricte).
Voilà peut-être une des raisons qui, pour moi, expliquent la diminution de la force de pousse du levain de pâte (action favorisant plutôt les levures que les bactéries lactiques) à partir d’ensemencements successifs de quatre ou six pâtes, mais à la longue les sollicitant de trop.
La méthode que choisissaient les boulangers français du xviiie siècle n’était pas que la simple vue sous la dénomination levain de pâte. En effet, « sa ressemblance avec la pâte lui a fait donner le nom qu’il porte, […] c’est ce qu’on appelle pétrir sur pâte[122] ». Parmentier avance que de toutes les méthodes de pétrir, c’est la plus moderne… « de faire levain et fournée à la fois[123] ». « On fait des fournées assez fortes pour avoir plus de pâte tournée qu’il n’en peut entrer dans le four, on les fait servir au pétrissage et elles produisent dans la fermentation l’effet de la pâte mise en réserve[124] ».
Une autre méthode de l’époque consiste à « pétrir sur levain » (fig.29). « Ainsi, pétrir sur levain est lorsqu’on tire, pour pétrir la prochaine fois, le levain du levain même de tout-point, au lieu qu’on tire de la pâte même le levain, lorsque l’on pétrit sur pâte ». Reprenons les proportions d’ensemencement que donne Malouin[125], « de 20 à 30 livres pour un tout-point de 80 livres » (soit environ 25 %). R.Calvel dénommera cette méthode « levain dédoublé » [126] puisqu’on double l’opération de rafraichissement du levain par la reprise d’un levain tout-point de la pâte précédente que l’on rafraîchi pour le tout point servant à la pâte. Le levain tout-point est appelé le « miet » en langue d’oc, patrie d’origine du professeur Calvel.
La troisième méthode de travail du xviiie siècle donnée par Malouin est la méthode dite « pétrir sur levain naturel » (fig.30). Il présente en détail cette méthode qui consiste à prélever sur le premier levain de tout-point, trois portions au lieu de deux. Non seulement un levain de chef pour le lendemain et un levain de second pour la deuxième fournée, mais encore un autre levain de second pour la troisième fournée. « Après quoi, on continue de prendre un levain de second à chaque fournée pour la seconde fournée suivante[127]. »
On est en droit de se poser la question ; pourquoi cette appellation « sur levains naturels » alors que la précédente est dénommée « sur levains » ? Qu’y a-t-il de plus naturel dans ce procédé que dans l’autre ? C’est , « parce qu’on peut faire sans levure, avec les simples levains de pâte qui sont les plus naturels » et aussi, parce qu’« on donne aux levains de second tout le temps qui leur convient naturellement […]. Au lieu que par la méthode de pétrir sur levain, on leur donne la moitié moins de temps : ce qui oblige d’en précipiter l’apprêt en les tenant plus chaudement et cela est moins naturel, parce qu’il faut le temps à tout, pour que tout soit bien fait ».
Pour moi, c’est une belle conclusion de Malouin, dans le respect de la nature des choses, dans une recherche d’équilibre entre les productions acide et gazeuse.
Je pense qu’il faut d’abord considérer qu’au travers la mise à maturité d’un levain tout-point par l’intermédiaire de trois rafraîchis et les diverses méthodes de travail employées au pétrissage des fournées successives, il existe déjà pas mal matière à anticiper et réparer les défauts d’une conduite de fermentation au levain. En effet, les préparatifs d’un levain tout-point demandent à chaque stade de rafraîchis une attention telle qu’elle permet de prévenir, de suivre et d’envisager des solutions réparatrices de l’apprêt des levains. Quant aux méthodes de pétrissages successifs au levain, tantôt elles permettent de décharger ou d’acérer la fermentation de la pâte finale. Pétrir sur pâte appelle au bout de quatre fournées successives un renfort de levain plus fort et vieux, tandis que pétrir sur levain règle déjà un peu ce problème d’affaiblissement de l’acidité et que la méthode de pétrir sur levain naturel règle mieux ce point d’acidification, en employant une source plus vieille en maturité pour le levain tout-point.
On pourrait dire que Parmentier résume ce fait en écrivant « Le boulanger a la faculté de préparer des levains de différents degrés de force, d’échauffer ou de ralentir leur activité. Enfin, d’améliorer, par les états variés qu’il leur donne, le pain qu’on obtient de farines médiocres, humides ou revêches[128] ».
Si l’on comprend bien ces méthodes de rafraîchis et de travail pour les fournées suivantes opérées par nos anciens, on a à disposition de quoi « jongler » avec l’acidité et la force de pousse par les méthodes de panification au levain naturel.
XVII.5.8. Le « raccommodage » des levains au xviiie siècle.
Les deux témoins habituels de ce xviiie siècle incluent dans leurs travaux respectifs un chapitre concernant le « raccommodage » des levains. Allons voir ce qu’ils écrivent à ce sujet.
Parmentier nous explique ce qu’il entend par « raccommodage » des levains : « Il est des circonstances où la vigilance, les soins et même les talents font défaut, le temps peut changer tout-à-coup : un dégel inopiné, un orage ou d’autres causes locales sont capables d’accélérer, de retarder ou de suspendre la fermentation, en sorte qu’il ne résulterait que du mauvais pain, si on ne cherchait à y remédier en donnant au levain ce qu’il n’a pas suffisamment, ou en le privant de ce qu’il a de trop, c’est ce qu’on appelle raccommoder les levains[129] ».
Malouin observe qu’« il est plus difficile de mettre au repos ce qui est en mouvement, que de mettre en mouvement ce qui est au repos, […] on excite plus aisément la fermentation du levain qu’on ne l’arrête[130] ». C’est un point de désaccord entre lui et Parmentier, ce dernier soutient qu’il est plus facile de tirer parti d’un levain qui a passé son apprêt plutôt que d’un levain bloqué par le froid ou trop affaibli. Il conclut ainsi : « on se trompe donc en croyant qu’il est plus difficile d’arrêter les progrès de la fermentation du levain, que de les exciter[131] ».
Ce sera principalement sur ces deux points, freiner ou accélérer la fermentation au levain, que le « raccommodage » sera approché. En n’oubliant pas que les solutions disponibles en auto-fermentation laissent moins de marge qu’avec un ensemencement moderne à la levure, plus « modélisable » pour faire face aux aléas de la température lors de la maturation de la pâte.
Pour le raccommodage de la trop faible activité fermentaire pratiqué au xviiième siècle. Selon Parmentier, quand les levains sont trop faibles « et qu’ils ne s’apprêtent pas assez vite pour le moment où il s’agit de les employer, alors il faut se conduire différemment […] on verse à la superficie et tout autour [du levain dans sa fontaine de farine] un tiers de l’eau extrêmement chaude. On attend que cette eau, en réchauffant la pâte, la soulève et l’entrouvre : on ajoute à diverses reprises l’autre tiers d’eau pour faciliter cet effet et bientôt on délaye en versant dans la fontaine le restant d’eau encore chaude. » Après cela, on dépose la pâte « dans des corbeilles placées près du four et recouvertes d’une double couverture de laine[132] ».
Malouin nous apprend plus simplement[133] que, dans ce cas de figure d’accélérer la fermentation, « il faut tarder à les refaire, ou si l’on est pressé, si l’on ne peut attendre, il faut les pétrir plus ferme et prendre l’eau plus chaude ». C’est Parmentier qui, dans le manque de maturité des levains, recommande « en les refaisant d’y ajouter du vin, de l’eau-de-vie ou du vinaigre[134] ». Notons que tout comme la levure (XV.2), le vin, l’eau-de-vie, le vinaigre, la bière, le cidre et le champagne sont différents à cette époque qu’en ce xxie siècle où la maîtrise du produit commercial induit de plus en plus une stabilisation de la denrée et lui enlève de ses facultés d’ensemencement fermentaire actif.
À cette époque ils peuvent encore être considérés « comme des secours », puisque pour Parmentier, « les liqueurs vineuses et spiritueuses réchauffent et vivifient le levain[135] ».
De ces spécialités on préférera « celles qui sont en fermentation, comme la bière, le cidre doux, le vin de Champagne : ce sont des espèces de levain qui mettent en action le principe fermentescible et donnent occasion au développement de tous ses effets ». Là aussi, avec le champagne utilisé, on doit préciser que l’on n’est pas à la même époque. Toutefois « il est bon de borner la dose de ces liqueurs à un demi-setier ou une chopine [ plus ou moins 0,5 litre] au plus pour le levain d’une fournée, parce qu’une trop grande quantité de vinaigre surtout communiquerait au pain le même défaut qu’à celui qui résulte d’un levain trop vieux ou trop fort » et l’auteur d’ajouter que, quand il fait extrêmement froid, malgré les meilleurs soins (eau chaude, levains forts en grande quantité, endroit chaud et couverture), « on ne peut se dispenser d’avoir recours à ces expédients[136] ». Parmentier donne un exemple concret, cela se passe en février 1776, « le thermomètre était à 14 et 15 degrés au-dessous du terme de la glace, le levain, dit de second, dans le pétrin près de la fenêtre qu’on avait été forcé d’ouvrir à cause de la fumée qui régnait dans la boulangerie, j’ai vu ce levain être saisi tout d’un coup par le froid, au point que la fermentation fut entièrement suspendue. » Monsieur Brocq arrive et voici les mesures qu’il prend : « après avoir fait délayer ce levain dans de l’eau voisine de l’ébullition, il y ajouta une chopine de vinaigre, il mit la pâte qui en résulta dans des corbeilles près du four, en moins de deux heures, il parvint à obtenir un très bon levain de tout-point qui produisit son effet[137]. »
Pour le « raccommodage » de la trop forte activité du levain cette fois, on va s’employer à fatiguer le levain.
Toujours simplement, Malouin écrit que « lorsque les levains n’ont passé le point de leur apprêt que de quelques degrés, on peut les raccommoder en les rafraîchissant encore et en les étendant avec de la farine et de l’eau moins chaude ». Mais pour le levain tout-point si celui-ci « est trop fort ou trop vieux et collant aux mains », alors « il faut en interrompre la fermentation en le délayant tout d’un coup à grande eau et en battant bien vite avec les mains cette dissolution, pour évaporer une partie de ce qui fait la force de ce levain, qui est un feu et un esprit aigre volatil ; c’est ce qu’ils [les boulangers] nomment : fatiguer le levain trop fort[138] ».
Attention, « fatiguer le levain » n’est pas synonyme de « levain fatigué » (XVII.5.7). L’expression « levain fatigué » renvoie à l’essoufflement de la microflore lors de la sixième réactivation du levain par les trois rafraîchis et les reprises de pâte précédentes pour les fournées de la journée. Ici, avec l’action de « fatiguer le levain », on est plus près de l’action qui en cuisine consiste à mélanger vivement en « fatiguant » la salade par exemple. Parmentier[139] évoque sous le même nom cette action : « Lorsque les levains sont trop prêts […] il faut prendre de l’eau fraîche ou tiède qu’on emploiera d’abord en très petite quantité, afin que le mélange puisse avoir de la consistance et être travaillé vivement et longtemps pour dissiper le fluide élastique, l’acide volatil qui constitue la force du levain ; on prend après cela le restant de l’eau qu’on incorpore exactement, que l’on bat de nouveau pour produire un effet, qu’on exprime en boulangerie par décharger, fatiguer le levain : quand la pâte a acquis toute la ténacité que les différents mouvements peuvent lui donner, on y ajoute un peu d’eau pour affaiblir de plus en plus l’aigreur du levain ». Action proche du bassinage (XVIII.1.4) qui peut aussi réduire l’activité des levains, c’est plus une opération incluse dans le pétrissage qui se réalise aussi pour ajuster la consistance de la pâte.
Mais « bassiner la pâte est aussi un moyen de retenir son apprêt lorsqu’il est trop avancé par les levains et par le temps ». Parmentier dit qu’« il est vrai que le bassinage est souvent employé pour arrêter la fermentation de la pâte : on ne doit le mettre en usage qu’en été[140] ». Et Malouin de préciser encore : « lorsqu’on pétrit sur levain, on peut plus bassiner que lorsqu’on pétrit sur pâte, parce qu’en bassinant la pâte on adoucit ou même on affaiblit la qualité de son levain[141] ».
XVII.6. L’application du froid positif dans les fermentations levure et levain
Le texte qui va suivre veut s’entretenir sur la panification au levain dont la vie au froid positif (au-dessus de 0 °C) permet une pratique plus simplifiée au niveau de l’organisation du travail.
On peut encore revenir à Parmentier qui s’interrogeait en 1778 sur cette nécessité contraignante de rafraîchir trois fois. « Ne serait-il pas possible de les soustraire à un pareil travail et de produire le même effet ? En employant d’abord très peu de levain, le délayant dans l’eau froide avec beaucoup de farine, en donnant à la pâte de la consistance et l’exposant dans un endroit frais, afin de mettre des entraves au travail prompt de la fermentation, d’en ralentir, pour ainsi dire, l’activité et d’opérer par ce moyen en douze ou quinze heures, ce qui arrive ordinairement dans l’espace de trois heures avec l’eau tiède ou chaude, moins de farine, une pâte molle et peu travaillée[142]. »
On voit que l’on s’interrogeait déjà au xviiie siècle, quand les conditions de travail n’étaient encadrées que par l’usage. Que dire lorsque la profession fut confrontée à la vague naissante de la mécanisation et à une meilleure condition sociale du travail, dès la moitié du xixe siècle ? Cette époque verra fleurir les initiatives techniques, principalement autour de la conservation du levain (XVII.8).
XVII.6.1. L’évolution du travail au froid positif, vers de plus longues durées.
Au xxe siècle, sur ces contraintes liées au levain, avec ses horaires coupés, présence en soirée, sursalaire pour les heures de nuit, l’apparition des fermenteurs et des starters de levains ne résoudra pas tous les problèmes pour les adeptes du levain naturel.
Des boulangers innovateurs pratiquèrent la fermentation (à la levure) avec l’aide du froid, pouvaient dès les années 1960, lui appliquer la pousse contrôlée, dite « conditionnée » à cette époque[143].
C’est le cas de l’initiateur de « l’apprêt longue durée », Michel Bouton. On peut grâce à lui et son livre, « La révolution de la boulangerie française au xxe siècle, par le créateur de la fermentation contrôlée »[144] faire l’historique de la pousse à froid « diligentée ».
En 1957, un peu par hasard, oubliant d’enfourner une dizaine de pains, les entrant sans dommage dans le four trois heures et demie en plus passées en ambiance froide, il lui vient l’idée de pouvoir éliminer le travail de nuit en diminuant la dose de levure pour un long apprêt à 20 °C. Il appelle d’abord cette technique « l’apprêt longue durée » en « chambre à fermentation conditionnée » entre 16 et 18 °C.
En 1968, Norbert Cosmao, frigoriste de Niort, lance le blocage à 0 °C dans ses armoires Panem[145]. En 1969, la programmation électronique arrive avec l’appellation « chambre de fermentation contrôlée ».
Le « parisien réfrigéré » suivra sous l’appellation Climapat, chez Bouton et Briquet. De 1974 à 1988, des réglages au niveau de la gestion des flux d’air, du froid et de l’humidité ambiante et l’ajout du programmateur électronique avec microprocesseur amélioreront toujours plus l’outil.
Michel Bouton commente les évolutions de sa « chambre à fermentation conditionnée ». Suite à la demande de la clientèle professionnelle, en 1960, on passe en 1966, lors des premières installations d’un « apprêt prolongé » de douze heures à 18 °C avec 85 % d’hygrométrie ambiante, à des demandes excluant le travail l’après-midi, ce qui donne dix-huit heures de fermentation à 10 °C avec une pâte plus froide.
Comme c’est la demande qui fait évoluer l’offre, celle-ci passera vers 1972 à un maintien au froid de 40 à 48 heures, impliquant le blocage à 0 °C pour permettre aux boulangers qui prennent deux jours de repos la semaine, de vraiment « chômer » ces deux jours[146].
Un des précurseurs du travail à froid du levain, qui travaillait en restauration le pain au levain « besogné » (pain fait par l’hôtelier), remarque que :
-/ soit il devait se lever à trois heures du matin pour que les pains au levain soient prêts à midi,
-/ soit essayer de faire la pâte la veille et la laisser en chambre froide pour avoir du pain, bien frais et au levain, sur table au repas de la mi-journée[147].
XVII.6.2. Le travail au froid revisité par le décret français d’octobre 1993.
En 1994, après le décret pain de 1993, des chercheurs écrivent que pour la pousse lente, « il faut raisonner ensemble, dose de levure, température et durée[148] ». C’est qu’alors, la congélation est exclue pour le pain de tradition. La pousse à froid doit, en quelque sorte, être revisitée à la lecture du décret du pain de tradition d’octobre 1993.
Il y est clairement indiqué que « la pousse lente a demandé de nombreux essais pour définir les limites d’utilisation de ces techniques et les adapter aux fabrications sans acide ascorbique ». Conventionnellement, on ajoute des doses d’acide ascorbique multipliées par cinq ou dix, dès l’application du froid en fermentation (XVI.4.8). Rappelons-nous que pour le travail au froid sous 0 °C (XV.5.), il est préférable que la levure ne soit pas en activité fermentaire prolongée pour pouvoir produire le sucre cryo-résistant, le tréhalose, d’où cette recherche de maturité d’apprêt rapide, bien plus importante pour le travail au froid négatif (en dessous de 0 °C) que pour le travail au froid positif (au-dessus de 0 °C).
L’additif qu’est l’acide ascorbique, renié pour le pain de tradition, implique alors, une maturité plus longue de la pâte (XVI.4.8.). Dès le moment où l’on se passe d‘ajout d’acide ascorbique, cela nécessite un plus long temps de maturation/oxydation qu’apporte par exemple une longue fermentation à la levure et la plus longue et naturelle fermentation au levain que nous privilégions dans nos textes. Voilà qui met en balance, les conditions de travail et les conditions de fermentation : on risque de privilégier les unes au détriment des autres.
XVII.6.3. Le travail au froid à la levure
fig.31 La « règle des trois 10 »
pour la pousse longue et au froid positif ensemencée à la seule levure |
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Température de la pâte | 10 °C |
Durée de la fermentation | 10 heures |
Dose de levure | 10 g./kg de farine |
Rappel, cette règle extraite du forum Boulangerie.net, n’est applicable que pour cet exemple, elle n’est pas reproductible sur d’autres données de durées, doses, t°. |
Évidemment, une fermentation à la levure et une fermentation au levain naturel ont des comportements différents au froid. Cette différence est due à la facilité des modulations d’ensemencements fermentaires que permet la levure et aux plus difficiles équilibres à respecter pour les diverses composantes de l’ensemencement avec la microflore du levain naturel.
En pousse lente en froid positif, une faible dose d’ensemencement de levure sera appliquée selon une règle que l’on veut facile à retenir, « la règle de trois » (fig.31), trois fois dix : dix grammes de levure au kilo de farine, 10 °C et dix heures de fermentation.
Mais, cette règle n’est qu’indicative et n’est valable que pour les 10 °C. Le terme, « règle de trois », employé pour les pousses se voulant lentes, levurées et au froid positif, prête à confusion. Prenons, par exemple, 16 °C, 16 grammes et 16 heures ou 6 °C, 6 grammes et 6 heures, ça ne fonctionne plus. Puisqu’en augmentant la température on devrait diminuer la dose de levure et la durée de fermentation, et en diminuant la température, cela conduirait à l’inverse. C’est la simplicité pédagogique de la formule qui fit sa force, pas sa logique.
Pour des fermentations levurées, la dose de levure est de 0,5 à 2,5 % du kilo de farine, en fonction des choix de temps de pousse. Plus on descend en température, plus on augmente sensiblement la dose de levure, disent certains technologues[149].
Ce choix sera différent, si l’on fait une pousse à froid de la pâte ou du pâton au levain. Dans le cas de la pâte, un pointage de deux heures est souvent mentionné avec au besoin un rabat après une heure[150]. Lorsque qu’il s’agit des pâtes levurées mis au froid positif, ce pointage ne dépasse pas souvent une demi-heure à une heure, si plus froid, et cette diminution de la durée s’explique puisque le nombre de microorganismes présents est généralement plus élevé qu’avec un levain.
XVII.6.4. Les principes de base du travail au froid positif
Il s’agit d’une cuisson différée de la pâte, en ne passant pas par la case congélation et en restant dans la zone du froid positif allant de 0 °C à 18-20 °C dans le cas de la fermentation panaire.
Après avoir vu la règle de démultiplication où la dose d’ensemencement de levain dans les pâtes est corollaire à la durée de fermentation (XVII.5.3), voilà que l’on ajoute une troisième donnée dans la règle, le froid, qui joue sur la durée de fermentation. Ce qui fait que l’on doit oublier cette règle ou dose d’ensemencement de levain et durée de fermentation sont liée.
La fermentation au levain comporte beaucoup de paramètres à prendre en compte, ce qui ne rend pas sa compréhension simple, puisque la mesure d’un élément fait souvent changer la valeur d’un autre.
Un exemple, comme le froid fige et dessèche, l’hygrométrie (l’humidité ambiante) en prend un coup, ce que nous approfondirons plus loin.
Si l’on doit résumer les principes de base de la fermentation à froid[151], encore une fois, ce ne sera simplifié et qu’indicatif, pour aider une réflexion de départ et servir de premier pas pour la compréhension. C’est assez simple de comprendre que plus on descend vers le froid, plus on allonge la durée de la fermentation. Cette schématisation est bonne pour comprendre le principe, mais si vous êtes attentif et critique, il ne faut pas l’appliquer à 100 %. Par exemple, je ne suis pas certain qu’il faille aller jusqu’à 9 °C si l’on veut faire fermenter en quatre heures, et descendre à 6 °C si l’on veut faire mâturer la pâte six heures. La descente en température apporte des changements d’attitude fermentaire qui ne décroissent pas de 1 °C par minute, pour donner un exemple, ce n’est pas aussi linéaire.
Comme dit précédemment, au froid positif, la fermentation à la levure n’est pas la même que la fermentation au levain. Surtout si on veut respecter l’équilibre qui s’est établi entre les microorganismes dans la microflore du levain. En clair le froid ne défavorise-t-il pas une espèce de microorganismes par rapport à l’autre ?
On a beaucoup d’études sur les épreuves que constituent, pour les levures, la congélation et la décongélation, on sait ainsi que les microorganismes survivent tant bien que mal à des passages en froid plus intense[152] que le froid positif qui nous intéresse ici.
La sporulation (XV.5 et XV.8) des levures et des bactéries lactiques du levain est un moyen d’autoconservation des microorganismes qui nous fait dire (ironiquement) que ce sont des « durs à cuire ». Ils traversent les situations extrêmes en vie inhibée, presque comme une hibernation prolongée, sans mourir.
On a d’ailleurs retrouvé des cellules de levures vivantes dans les glaciers de l’Antarctique dont l’âge a été estimé à 3 250 ans[153]. Cela dépend beaucoup de la manière d’entrer et de sortir de la phase de congélation, il y a toujours le risque de faire éclater les parois des cellules avec l’humidité présente dans la cellule (70 %) à cause du volume plus important de la glace par rapport à l’eau (XV.5.).
La première personne qui a réussi à isoler des cultures pures de levures est le danois Emil Christian Hansen. Il travaillait pour le laboratoire de la brasserie Carlsberg (XV.3). E.C.Hansen signalait, déjà en 1902, que les levures sporulaient lorsque les températures étaient inférieures à 3 °C et supérieures à 35 °C. Plus tard, les chercheurs proposeront une fourchette de 10 à 37 °C. Mais il faut cinq à sept jours pour que se déroule le cycle d’entrée et de sortie de la sporulation et la levure des levureries a moins d’aptitude à sporuler[154].
Toutes les souches de microorganismes du levain n’auront pas la même faculté à sporuler. Ici c’est le cas de la levure de panification livrée par les levureries qui est approchée[155]. Est-ce que la levure (la plus étudiée dans la documentation) va se « recroqueviller » en sporulant lors de cette vie au froid positif ? C’est peu probable mais à vérifier, suivant les durées et les fourchettes de température de blocage mentionnées plus haut.
A mon avis, l’étude de la sporulation tient plus ici de la curiosité et de la compréhension générale que de la pratique boulangère au froid positif.
Bref, les microorganismes du levain sont comme les scouts, « toujours prêts » à se manifester dès que la situation redevient viable. Et la sortie de l’engourdissement provoqué par le froid peut être assez rapide, une demi-heure pour des petites pièces et plusieurs heures pour de plus grosses pièces ou des pâtons en bac.
Le froid positif est plus une phase de latence qu’un gros stress plombant l’activité fermentaire.
Il faudra beaucoup d’observations, de « lecture de pâte », voire d’essais, afin de « cadrer » la méthode qui conviendra le mieux à votre organisation de travail.
XVII.6.5. La formation du sucre protecteur du froid pour la levure, le tréhalose
Après la réception de ces données de l’environnement thermique des microorganismes du levain, on remarque qu’il s’agira de s’intéresser à la formation du tréhalose, ce sucre protégeant du froid et s’installant entre les deux parois de la cellule de levure (fig X dans XV.5). Puis de juger comment la température va sélectionner les bactéries lactiques entre celles qui supportent plus le froid que le chaud, vu sous-chapitre suivant.
D’abord la formation du sucre tréhalose : il se forme dès l’apparition du froid. Mais, problème, après trente minutes de vie d’une pâte à 28 °C, 85 % de ce sucre disparait[156]. Ce qui implique que dans ce procédé au froid positif, il faut viser des températures de pâtes plus basses, mais pas trop quand même. Il est conseillé de ne pas monter au dessus de 19 °C[157], pour rester dans des zones où ce sucre est métabolisé.
XVII.6.6. La fermentation au froid pour les bactéries lactiques
Pour la fermentation des bactéries lactiques, le profil chaud/froid de celles-ci va des ex-thermobactéries (c’est à dire : résistantes au chaud) aujourd’hui appelée bactéries lactiques homofermentaires strictes, jusqu’aux bactéries lactiques hétérofermentaires strictes.
Et là, cela va être plus sélectif.
Il est clair qu’au froid, les bactéries homofermentaires ne seront pas favorisées par rapport à celles produisant une fermentation lactique hétérofermentaire, celles qui produisent de l’acide acétique en plus de l’acide lactique.
C’est pour cette raison que l’on peut également s’apercevoir que le lactobacille San Franciscensis, ex-Lactobacille Brevis ssp. Lindneri chez Gottfried Spicher[158] est de plus en plus recensé dans les microflores de levains actuels[159]. C’est non seulement par le démarrage à partir de souches reconnues comme étant une des plus adaptatives, mais aussi les souches commercialisées, et les plus présentes sur le marché. Il faut aussi compter sur le travail au froid positif des levains en fermenteurs ou en pousse contrôlée qui favorisent cette espèce de lactobacille hétérofermentaire, largement représentée dans les analyses microbiologiques des levains actuels[160].
Pour garder une fermentation lactique plus douce, c’est-à-dire moins acide acétique et plus acide lactique, certains bons professionnels ne descendent pas en dessous des 14 °C, comme nous l’avons vu précédemment (XVII.5.5.4).
On pourrait reprendre les courbes de l’optimum des températures par familles de microorganismes. Mais on pourrait rétorquer qu’il s’agit de courbes sur des catégories trop généralistes. Et de toute façon, il est souvent difficile de connaître sa microflore de levain. Seules différence marquée, celle déjà observée entre les bactéries pratiquant la voie homofermentaires et les bactéries passant par la voie hétérofermentaire. Petit ajout, par rapport aux levures, les bactéries lactiques hétérofermentaires sont un petit peu moins frileuses[161].
On le voit, votre microflore ou « microbiote maison » (XVII.4.6) risque d’être notamment sélectionnée en fonction de cet environnement froid que vous déciderez d’apporter ou pas.
XVII.6.7. Les différentes phases de la fermentation au froid positif.
Si l’on considère que l’on parle de fermentation au froid positif dès que la température est en dessous des 20 °C, on peut dire qu’entre 15 et 20 °C, on est plutôt dans des phases « d’apprêt prolongé ». Soit, assez restreint en durée pour modifier de manière conséquente un horaire du travail, c’est tout juste pour freiner un apprêt qui irait trop vite.
Or c’est pour le niveau organisationnel, que les méthodes de pousse à froid s’imposent dans les fournils. Le but n’est pas de gagner du temps, ni de chercher la meilleure méthode nutritionnelle ou sensorielle, il est surtout question ici d’optimiser l’organisation de la production et l’utilisation des ressources et du matériel : enchaînement des cuissons au four, nombre de chambres, etc. Il s’agit aussi d’organiser le travail et, par exemple, de changer des heures de nuit en heures de jour.
Sous les 15 °C, et surtout dans des zones de 10 à 12 °C, c’est la vie au ralenti, d’où l’expression « pousse lente ». On va ralentir la fermentation au levain, mais cela dépend également de quelle portion l’on parle, la pâte non divisée, restée en bac, ou le pâton.
On sait qu’aux premiers jours du pointage en bac, le contenant étant tellement volumineux que l’on n’arrivait à la descente de température voulue qu’après plusieurs heures. On a par la suite diminué la hauteur des bacs pour que le froid atteigne plus vite le cœur de la pâte et produise bien son effet de frein fermentaire.
J’ai vu beaucoup de chambres à pousse contrôlée dans lesquelles la température de l’enceinte était réglée à 4 °C, mais où la température de la pâte était souvent à 10 °C. C’est du fait de la masse, que le froid n’arrivait que lentement à pénétrer, quand ce n’était pas à cause de l’ouverture régulière des portes des cellules qui perturbait le maintien du froid.
Sous les 10 °C, on se situe entre la pousse très lente et le blocage[162]. Et bien sûr, le temps de conservation peut être plus long et la pâte plus ferme en prévision du temps de dégradation allongée et de la mortalité des microorganismes qui produisent en mourant un effet autolyse (XI.3 à XI.5) dit aussi, effet levure désactivée avec la libération du gluthation (XVI.7 et XVI.10.3).
Après les douze heures de fermentation à froid, les levures du levain diffèrent de mécanisme de réponses au froid. Pour les levures du levain, on passe de la pousse lente et d’une réponse précoce au froid (entre 10 et 20 °C) à une réponse tardive au froid (en dessous des 10 °C), plus proche du blocage, suivant les déterminations employée par des chercheuses de l’université de Bologne[163].
Le froid positif de 0 à 4 °C bloque assurément la fermentation. Si on peut intégrer sans crainte le 0 °C (chiffre « frontière » entre froid positif et froid négatif), c’est parce qu’on estime que ce n’est que vers -3 °C que les cellules de levure gèlent et que cette phase de transformation en glace nécessite environ un quart d’heure de temps que l’on appelle « palier de congélation ».
XVII.6.8. L’acide phytique et le travail au froid.
à ces températures négatives, il n’y a pas que les microorganismes qui risquent de subir une transformation perturbante, la structure de la pâte en souffre aussi. C’est pourquoi les conseils pour les boulangers qui surgèlent les pâtes préconisent d’avoir des réseaux de pâtes « bien tissés » pour compenser la dégradation protéique due à la formation de cristaux de glace qui, lors des décongélations, peuvent laisser des ruptures de réseau[164]. Raymond Calvel préconise le laminage pour reconstituer un réseau glutineux d’une pâte briochée passée au froid. Méthode confirmée quotidiennement, d’après lui, par des professionnels ayant pratiqué cette méthode[165].
Sur pâte blanche au-dessus de 0 °C cette fois, il faut aussi relativiser la différence entre les productions acides (lactique et acétique), par le fait que la fermentation, et par conséquent l’acidification, étant moindre, le rapport entre les acides en devient également moins important et donne moins facilement un goût acide dominant[166].
Sur pâte composée de farine complète, cela pose peut-être problème avec une fermentation au levain, puisque la fermentation au levain devrait pouvoir rendre disponibles les minéraux qui, grâce aux enzymes phytases (enzymes de la farine, pas des microorganismes), hydrolysent l’action de l’acide phytique, liant minéraux et cet acide phosphorique (VII.11.)
Comme l’optimum d’activité de la globalité de ces enzymes (phytases) se situe vers les 55 °C[167], ce qui doit se vérifier (VII.11.) , on peut se demander si le froid ne risque pas d’être un élément limitant la dégradation (hydrolyse) de l’effet fixant (chélatant) les minéraux avec l’acide phytique et les rendant non assimilables pour la nutrition.
Gottfried Spicher écrit que pour « le pain intégral, l’acide phytique est hydrolysé en quatre heures, avec un pH de 4,5 et une température de 30 °C ». « La meilleure réduction des phytates se produit avec des pains où on a utilisé 10 % de levain (pH 4,6) ».
Pour l’action de dégradation enzymatique des phytates au froid positif, la durée est là, mais pas la température. À notre connaissance, peu d’études sur les enzymes phytases cernent cette problématique de la pousse à froid. Notons bien que la problématique de l’acide phytique ne concerne que les pains plus complets, pas tellement les pains blancs.
XVII.6.9. Le contrôle de l’hygrométrie de la fermentation au froid positif et le cloquage
On reste avec un travail au froid positif et des méthodes de travail qui vont de la pousse lente jusqu’au blocage de la vie microbienne. L’emploi de la chambre de pousse contrôlée permet de programmer, pour le petit matin, une lente réchauffe pour la pousse du produit ; par exemple : cinq heures à 18 °C ou dix heures à 12 °C.
L’approche technique de l’outil chambre de fermentation contrôlée est l’occasion d’approfondir le point relatif à l’humidité ambiante et le problème de la transformation de l’humidité rejetée par la croute du pain en forme de cloques après cuisson. Le contrôle de l’hygrométrie est important dans le processus des chambres à fermentation, puisque le froid dessèche les pâtes.
On sait que plus une atmosphère est chaude, plus elle peut contenir de vapeur d’eau. Si vous avez déjà été dans les pays tropicaux, vous l’aurez constaté. Mais pas besoin de payer le voyage pour les boulangers : il suffit de fermer les portes et la ventilation du fournil pour se trouver dans cette ambiance chaude et humide.
Si l’on ne dispose pas de chambre avec contrôle de l’hygrométrie, un espace frigo avec des bacs couverts ou une toile de lin doublée d’une feuille plastique peuvent atténuer le desséchement.
Dans la fermentation courante en atelier, généralement conseillée autour de 26 °C, un mètre cube peut contenir vingt-quatre grammes d’eau sous forme de vapeur, la pousse lente se situant vers les 10 °C, là, le mètre cube peut contenir environ neuf grammes et à 2 °C on se situe vers cinq grammes. En surgélation à -20 °C, l’air ne peut contenir que 0,6 gramme d’eau, c’est pour cette raison que l’on préconise d’emballer les produits avant congélation et que les chambres de pousse contrôlée rectifient l’hygrométrie en introduisant de la vapeur d’eau dès que la température baisse. Une diffusion de vapeur d’eau maintient le taux d’hygrométrie autour des 70 % ou plus.
On conseille aussi de moduler l’hygrométrie en fonction de la durée du séjour dans la chambre de fermentation contrôlée. De 70 à 80 % d’humidité pour des stockages courts (inférieurs à 24 heures) et d’augmenter à 80-90 % pour des durées supérieures à une journée[168]. Tout cela pour empêcher le croûtage et bien régler l’humidité ambiante de l’enceinte, afin d’éviter l’apparition de cloques ou pustules, puisqu’elles trahissaient le travail différé qui, comme tout nouveauté visuelle, passe lentement auprès des professionnels et de la clientèle.
Du coup, on vit apparaître un nouvel agent « améliorant » : l’anti-cloques, composé notamment d’émulsifiants (XVI.4.5). Si le réglage fin de l’hygrométrie par ajout de vapeur d’eau dans la chambre de fermentation sera utile pour que le pâton ne croute pas (trop peu d’humidité), pour qu’il ne suinte pas (trop d’humidité), il faudra aussi ne pas aller trop loin. Pour éviter le cloquage, une des précautions à prendre consiste à éviter de freiner ou bloquer au froid des pâtes déjà fermentées.
Les pâtes ayant eu une heure de pointage présentent déjà un risque de cloquage et on aurait avantage à pratiquer la réchauffe modérée lors de l’usage de la chambre à fermentation contrôlée. Les pâtes pétries chaudes sont à éviter, le choc thermique par l’entrée dans l’enceinte froide n’en serait que plus important[169].
Une pâte trop hydratée aura également plus de chance de « pustuler[170] ».
Ce que le professeur Calvel appelait « le travesti farineux » peut aussi masquer les cloques par la tourne à gris, soit un façonnage à l’aide de farine abondement répandue sur le tour ou le saupoudrage de farine sur le pain après façonnage. C’est toutefois un choix que d’aucuns considèrent pénalisant pour le goût de la croute.
XVII.6.10. Les différentes méthodes pour la fermentation au froid positif.
La méthode de travail au froid positif se divise en gros en trois méthodes de travail qui elles-mêmes se subdivisent en deux, quand la phase travail au froid concerne soit la pâte (pointage), soit le pâton (l’apprêt) (fig.34).
fig.34. Diverses méthodes de travail au froid positif (au dessus de 0°C) | |||||
Pousse lente | Pousse contrôlée | Blocage au froid positif | |||
Vers le 10°C à 12°C | Réglée avec chambre
de pousse contrôlée |
Vers les 0°C à 4 °C | |||
en pâtes,
pendant le pointage |
en pâtons, pendant l’apprêt | en pâtes, pendant le pointage | en pâtons,
pendant l’apprêt |
en pâtes, pendant le pointage | en pâtons,
pendant l’apprêt |
Pour décaler la cuisson
de 2 à 12 heures |
Avec possibilité
de programmer et alterner pousse lente ou blocage |
Pour décaler la cuisson
de 1 à plusieurs jours |
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Chaque méthode (surtout celles en blocage et en pâtons) doit prévoir un temps de multiplication des cellules de microorganismes, après le dernier rafraîchi de levain opéré.
Soit pendant 1 à 2 heures avant l’entrée au froid positif ou à la sortie du froid, après une période de ré-acclimatation à une température ambiante arrivée au moins à 22°C. |
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D’après POURCEL, 2007, NEYERNEUF, 1993, BROCHOIRE et al.,1997, CHARGElèGUE et al., 1994 |
S’il s’agit de pâtons, la pousse lente au-dessus de 10 °C et le travail en cellules de pousse contrôlée est l’approche la plus fréquente. Si on choisit une température de blocage vers 4 °C, c’est la pâte mise en bac (le pointage-bac) qui est la méthode la plus courante et qui, de nos jours, est assez souvent prolongée par le travail en diviseuse-formeuse (XVIII.4).
évidemment, l’espace occupé dans des cellules de conservation au froid positif est plus important pour des pâtons que pour des pâtes à détailler (pesage/façonnage) par la suite.
Vos produits et l’organisation de votre travail vont logiquement déterminer la méthode au froid qu’il vous faut.
Si l’on n’a pas de chambre à fermentation contrôlée, on va devoir simplement s’aligner sur les capacités plus limitées d’un frigo ou chambre froide et dans de très rares cas mentionnés d’une bonne cave. Le levain « de cave » nécessite de mettre aux normes la pièce du sous-sol et de posséder une bonne cave fraîche, ce qui devient rare. C’est souvent lorsque l’on ne possédait pas encore de chambre de pousse contrôlée[171] et en panification ménagère, non soumise aux contrôles sanitaires, que les expériences ont été recensées.
Notons aussi qu’à la fin du xixe siècle, le moût de la bière Spaten (XV.3) comportait des levures éduquées en cave et supportant le froid. Ce sont ces levures qui intéresseront le danois Christian Hansen.
Pour les praticiens qui ont eu l’occasion de comparer les deux méthodes, différée par le froid ou non différée, les pousses à froid ne représentent pas du tout un avantage marqué au niveau goût et présentation. Au point de vue de l’aspect final, ce serait même un peu moins développé et avec en plus le risque de cloquage à envisager.
Par contre, comme nous l’avons mentionné plus haut, si l’on doit comparer les deux méthodes au niveau organisationnel, c’est la victoire par K.-O. des méthodes de pousse à froid sur les méthodes non différées. Avec des heures de nuit en moins, ce qui peut améliorer la vie familiale des boulanger(e)s.
De 10 à 12 °C, c’est un peu comme l’épicentre de la « pousse lente » qui va de 5 à 14 °C, voire 18 °C. La fourchette de température donnée pour la zone de ralentissement peut être élargie.
Ces 10 °C sont la température que les industriels visent pour conserver le levain dans le procédé en continu[172]. C’est également à cette température de frigo que doivent être les paquets de levure pressée pour bien se conserver. Actuellement c’est plutôt les 5 °C qui font la norme, en sachant que les starters de levain pourront être composés de bactéries psychrophiles, c’est-à-dire qui aiment le froid.
La conservation du levain crémeux vendu dans le commerce doit se situer entre 0 et 6 °C maximum pour pouvoir le garder intact six à huit semaines. À vous d’ajuster, suivant la relation entre température et durée de fermentation.
Les taux d’hydratation de la pâte sont dans les plus consistantes des pâtes de 55 %. À l’inverse, certains vont jusqu’à 80 % d’hydratation, voire plus. La forte hydratation étant souvent liée à une recherche importante d’alvéolage, plus propre aux pains plus riches en croute qu’en mie, dans ce cas, on préfère ne pas trop prolonger la durée de la pousse lente.
Si le taux d’hydratation des pâtes est généralement réglé suivant le produit que l’on souhaite avoir, la durée de conservation au froid positif influe aussi. Puisqu’on considère que pour les pâtes fortement hydratées, la courte durée de passage au froid est préférable, surtout s’il s’agit des pâtons plutôt que la pâte en bac. Ce qui se vérifie d’autant plus pour les pâtes briochées contenant du beurre (XIX.3.3.) .
La durée devrait être d’au moins douze heures suivant la température, pour procurer l’avantage que donne la fermentation par le goût. Michel Bouton signale[173] que « même en utilisant la fonction blocage, [il a] toujours conseillé dix à douze heures de fermentation… »
La dose d’ensemencement de levain pour la conduite au froid positif fait que l’on se soustrait de la règle de démultiplication d’ensemencement lié au raccourcissement du temps de fermentation (XVII.5.3). Ici, la dose d’ensemencement n’est plus à régler en fonction de la durée de fermentation, puisque cette durée se veut ralentie par le froid. Il ne s’agit plus de la même recherche de maturité.
Il se pose la question des rafraîchis faisant passer le levain de garde (le chef) à l’état de levain tout-point, (qui maintient son activité durant environ huit heures), afin de générer assez de microorganismes pour faire lever la pâte. Le moment de génération optimum des microorganismes du levain se situe dans un milieu anaérobie à des températures plutôt élevées.
Pour atteindre des objectifs de multiplication de microorganismes, il ne s’agit pas d’ensemencer avec un levain sorti froid du fermenteur et qui a épuisé son substrat.
Pour l’ensemencement au levain et le passage au froid positif, la dose sera plus importante, allant jusqu’à maximum 500 grammes de levain pâteux ou 650 grammes de levain liquide (TH de 100 %) au kilo de farine, soit 30 % d’ensemencement exprimé en poids de farine. Une dose moindre est aussi indiquée et encore une fois, c’est à vous à adapter vos diagrammes.
Au pointage, pour ce qui concerne le levain au froid positif avec sa dose pratiquement autorégulée et probablement l’acidité produite, cela explique la différence de tenue de la pâte au levain par rapport aux pâtes levurées.
Avec les pâtons mis au froid, les températures de blocage arriveront plus vite à cœur, ce qui ne sera pas le cas des bacs de pâte, évidemment.
Faut-il un temps de pousse avant la mise au froid ou après la mise au froid ?
Le levain va retrouver sa force de pousse en minimum un quart d’heure à peu près. Certaines levures du levain retrouvent un lent début d’activité dès les 4 °C. On sait qu’ensuite, dans la plage de 10 à 20 °C, une multiplication de 1,5 % s’effectue de 5 °C en 5 °C, puis à des températures de 20 à 40 °C, une élévation de 1 °C entraine une augmentation de la vitesse de fermentation de 8 à 12 % pour la levure de boulangerie, ce qui peut être indicatif pour les levures du levain[174].
XVII.7. La méthode de très faible ensemencement
Encore une méthode qui sort du principe de base émis dans le tableau exposant le rafraîchi (XVII.5.3).
Ici c’est l’ensemencement inférieur aux 10 % de farine dans le levain qui nous oblige à revisiter la correspondance entre le nombre d’heures de fermentation et la fraction d’ensemencement. Soit deux heures pour la moitié en levain pâteux, quatre heures pour le quart et huit heures pour le huitième.
Cette méthode sera parfois appelée « méthode Rémésy » suite à une présentation que Christian Rémésy fit aux rencontres du réseau semences paysannes à la mi-juin 2016 à Port-Sainte-Marie dans le Lot-et-Garonne. La méthode de faible ensemencement (fig.36) sera reprise par les Ambassadeurs du pain sous le vocable « Respectus panis », où notamment Pierre Nury, boulanger à Loubeyrat (dans le Puy-de-Dôme) la pratiquait déjà, depuis longtemps. Luc Mano dans sa boulangerie « Les blés d’or » qui a arrêté en 2016 à Lyon, faisait aussi des fermentations durant au moins vingt heures, il fournissait le célèbre Bocuse[175].
fig.35. Limite de la règle de démultiplication d’ensemencement de la dose de levain attenant
à une durée de maturation en forçant les marges limites sous les 10% d’ensemencement. |
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% de farine dans rafraîchi | Heures de fermentation | Jours de fermentation |
67 % (2/3) | 1 h 30’ | |
50 % (1/2) | 2 h | |
33 % (1/3) | 3 h | |
25 % (1/4) | 4 h | |
20 % (1/5) | 5 h | |
16,7 % (1/6) | 6 h | |
12,5 % (1/8) | 8 h | |
10 % (1/10) | 10 h | |
8,3 % (1/12) | 12 h | ½ journée |
5 % (1/20) | 20 h | |
4,17 % (1/24) | 24 h | 1 jour |
2 % (1/48) | 48 h | 2 jours |
1,2 % (1/84) | 84 h | 4 jours |
0,6 % (1/68) | 168 h | 8 jours |
0,3 % (1/336) | 336 h | 16 jours |
Après +/- 8 -10 heures de fermentation, les sucres simples directement assimilables sont consommés par les microorganismes du levain.
Ainsi la règle ne peut pas être que mathématique, il est certain qu’avec 0,3 % d’ensemencement de levain, la multiplication de nouvelles cellules ne va pas avoir besoin de 16 jours, mais seulement 8 à 10 heures, d’autant que le peu de cellules n’est pas en surpopulation, donc moins en compétition avec d’autres sur le substrat farine. |
Le principe de base de la méthode, selon Christian Rémésy[176], est de corriger l’ensemble des paramètres en diminuant de 50 à 100 fois les apports de levain (ou de levure). En évitant les apports de correctifs enzymatiques ou d’additifs par l’utilisation de farines pures.
La méthode à faible ensemencement se pratiquera en réduisant le pétrissage à sa portion congrue, seulement quelques minutes à vitesse lente. En réalisant un long pointage jusqu’à 18 heures à 18 °C ou température ambiante, ce qui permet une action optimale des enzymes de la farine : phytases, amylases, protéases, xylanases, …
Pour les ingrédients, Christian Rémésy, en bon nutritionniste[177], prône l’utilisation de farines au moins de type 80 avec une hydratation d’environ 70 % que l’on commente plus bas dans la description de la méthode pas à pas. Il réduit la dose de sel autant que possible, quinze grammes de sel au kilo de farine pour également ne pas trop inhiber les fermentations faiblement ensemencées et les actions des enzymes natives de la farine.
La méthode ne répond donc pas à la règle qui veut que plus on réduit la part de levain, plus on allonge, proportionnellement (fig.35), le temps de fermentation (XVI.5.3).
Cette règle de démultiplication, comme on l’appelle en Allemagne, est cohérente jusqu’à une durée de fermentation de huit à dix-douze heures. Si l’on appliquait cette règle, qu’en Allemagne on appelle Vermehrungshöhe, soit le taux d’accroissement, il faudrait pour les 0,3 % de levain, 336 heures (16 jours) pour arriver au résultat que l’on obtient ici en douze à vingt heures, suivant les températures.
Passons à la description pratique de la méthode.
Le levain peut être incorporé dès le frasage ou après une étape d’autolyse. La gestion de la conservation du levain devient très facile, il en faut très peu et, s’il est très acide (le levain « fort » des anciens, XVII.5.2), c’est sans conséquence.
On peut utiliser un levain pâteux sans rafraîchissement après une simple dilution, ou directement un levain plus liquide, mais alors, bien tenir compte de la portion de farine.
Vu les faibles ensemencements, il vous faut une balance de précision ou une petite balance électronique surnommée « balance de pharmacien ».
On commence par une autolyse (XI.4). Un simple frasage suffit. Pourquoi cette autolyse ?
C’est comme si on préparait la pâte à mieux accueillir le faible ensemencement du levain en laissant les enzymes de la farine commencer leur travail de découpes des éléments nutritifs.
Cette autolyse s’opère sur la totalité de la farine avec une hydratation de 70 % maximum et idéalement sur un type de farine, minimum T80 pour des raisons diététiques (VII.9., VII.10. et XII.12). Le taux d’hydratation diminue pour une farine plutôt blanche, T65 par exemple. Pour une farine plus complète, donc plus absorbante, T110 ou plus, on augmente. L’autolyse de la totalité de la farine prend au moins vingt minutes et peut durer jusqu’à trois heures. Depuis les premières applications du procédé on a eu tendance à ne plus aller vers de longues autolyses et même à supprimer cette phase d’autolyse.
Il faut essayer de rester dans des températures de 20 °C à 22 °C minimum pour avoir une température de fermentation, qui suit assez vite cette étape facultative d’autolyse. On dilue le levain afin qu’il se diffuse bien dans la masse. Ce levain peut être issu d’un levain-chef de « longue garde », un levain-chef « affamé », dont on retire les croutes séchées afin de ne prendre que le cœur. Un frasage d’une à deux minutes suffit pour autant que la consistance soit bonne.
Il est en fonction de la température ambiante et de la durée de pointage souhaitée. Mais là aussi, le vécu partagé sur la méthode incite à aller vers des doses plus petites. C’est souvent votre arrangement de travail qui sera déterminant dans votre choix plutôt que le choix de la dose de ferments. Vingt ou dix heures de décalage horaire souhaité auront une incidence notable sur la dose de levain. Pour comprendre par schématisation technique, il faut ± 4 heures pour qu’une levure bourgeonne et « fasse des petits », pour les bactéries ce sera un peu plus rapide au niveau de la multiplication par scissiparité (se scinder en deux, XV.5 et XV.8). Après 6-8 heures, une dose de 0,3 % de levain devient plus riche en micro-organismes et en comporte comme si c’était ± 0,6 %. Puis 6-8 heures encore après, ± 1,2 % d’ensemencement de ferments. Somme toute, on met moins de ferments parce qu’il se multiplie par cette technique longue durée. Les levures se multiplient d’autant mieux que la dose d’ensemencement est faible[178], puisqu’elles ont le « garde-manger » à disposition pour elles toutes seules (XVI.9.2.1), pas de surpopulation que l’on peut dénommer ici, surdosage, dans le cas de figure de l’ensemencement levure. Dans l’évaluation de la fermentation à faible ensemencement, on remarque que la fermentation tarde à démarrer, la pâte « ne prend corps » que sur la fin d’un long pointage, mais une fois déclenchée, c’est exponentiel et cela peut aller vite et surprendre. Dès lors, il faut suivre de près et ne pas traîner au niveau mise en forme sans trop de dégazage et après une légère détente enfourner assez rapidement.
Le risque étant que les micro-organismes du levain (surtout les bactéries) en arrivent à dégrader de trop les chaînes de gluten (assurant l’élasticité de la pâte) et les chaînes de pentosanes et d’amidon (assurant la viscosité).
C’est pourquoi le conseil de plus faible ensemencement est plus aisé dans la pratique qu’un trop haut ensemencement qui va « cavaler » et est plus difficile à maîtriser.
Si l’on vise des longues fermentations (± 20 h.), ce qui est un bon choix nutritionnel et gustatif, il est clair que la dégradation des réseaux protéiques ou glucidiques (vu avant) va donner une pâte qui va s’épurer, se dégrader. D’où le conseil de partir également de pâte moins hydratée, plus on allonge la durée de cette fermentation à faible ensemencement. D’autant qu’il n’y a pas que les enzymes des micro-organismes qui s’activent dans la pâte, mais aussi les enzymes du végétal (la plante blé réduite en farine), et dont il faut aussi anticiper l’action.
Ces enzymes natifs (amylases, hémicellulases et protéases du végétal) sont les seuls à être actifs dans l’autolyse (XI.3 à XI.5). On remarque que si l’importance de l’autolyse a diminué dans l’application du procédé de faible ensemencement, ce n’est pas que par opportunité de rationalisation du procédé. C’est Patrick Castagna qui faisait une observation dans une réunion des Ambassadeurs du pain, qu’autolyse et levain faisait « double emploi », et cette opinion venant d’un boulanger-démonstrateur qui a de la bouteille au niveau suivi de pâte au levain est très pertinente au niveau des choix pratiques. Il semble en effet que le faible ensemencement engendre systématiquement dans un premier temps, une phase où les enzymes du végétal seront plus actifs que les enzymes des microorganismes.
Un ou deux rabats compensant le frasage sommaire du départ peuvent suivre sur un temps de pointage qui est peut être extrêmement long, douze à vingt heures, suivant aussi la température ambiante ou contrôlée.
En méthode de faible ensemencement, les doses d’hiver ne seront pas les mêmes que les doses d’été. C’est là qu’il faudra « cadrer » et « caler » un diagramme suivant l’évolution de la fermentation et votre horaire de fabrication souhaité.
L’évaluation de la levée et de la liaison de la pâte avec un pH-mètre peut être utile : il faut arriver à un pH compris entre 4 et 4,2. C’est assez surprenant de remarquer que la pâte prend « corps » vers la fin d’un pointage qui peut durer de douze à vingt heures.
La mise en pannetons des pâtons risquant de provoquer le collage aux parois lors de l’enfournement, vu le délitage du réseau accentué et surtout la longueur de fermentation. Il vaut mieux essayer de cuire dans des moules lorsqu’on commence à expérimenter ce procédé ou couper la pâte à la paline, pour ne pas trop dégazer.
Voilà une méthode qui nécessitera une mise au point, de préférence vécue en réseau pour la collecte d’essais et de vécus. Comme toujours, il faudra en évaluer les avantages et les désavantages (fig.37 et fig. 38).
fig.37. La méthode de faible ensemencement de levain
dite « Respectus Panis » par les Ambassadeurs du pain, ces avantages et désavantages |
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Avantages de la méthode
de faible ensemencement |
Désavantages de la méthode
de faible ensemencement |
Avantages énergétiques | Désavantages organisationnels |
Peu de pétrissage, moins de dépenses énergétiques | Plus forte occupation du matériel (pétrin) et pétrissage en plusieurs temps. |
Avantages nutritionnels | Désavantages organisationnels |
Meilleure hydratation et dégradation des fibres.
Meilleure dégradation des phytates et des protéines à haut poids moléculaires. Meilleur index glycémique du fait de la réduction du pétrissage et de l’augmentation de la fermentation. |
Pâte collante, moins « machinale ».
Difficulté de panifier sur sole et sans moules. |
Avantages nutritionnels et économiques | |
Pas besoin de passer par l’outil de la chambre de fermentation contrôlée et réduction d’investissement. On s’affranchi même de procédé avec des rafraîchis. | |
Avantage gustatifs | |
Mie plus moelleuse et accentuation des avantages nutritionnels de la fermentation au levain. |
fig.38. Quelques exemples de recette
de pains avec faible ensemencement |
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Essai de | Type farine | % d’ ensemencement | Heures de fermentation | Température |
Ol | T 65 | 0,5 % | 23 h | 22°C |
Em | T 80 | 0,75 % | 22 h 30’ | ambiante |
My | T 80 | 0,75 % | 15 h.15’ | 27°C |
Ni | T 70 | 0,9 % | 17 h 15’ | ambiante |
La méthode a semble-t-il de bons avantages nutritionnels, gustatifs et même économiques, mais présente des difficultés de maîtrise pour obtenir une mie pas trop plate, surtout lorsqu’on cuit sur sole.
XVII.8. La conservation du levain-chef
Nous voilà à la fin du cycle de la fermentation active, …« sur le retour », disaient nos anciens. Parmentier écrit qu’à certains endroits, « on garde le levain plusieurs jours, et même des semaines entières sans le rafraîchir[179] », ce qui donne un vieux levain pâteux dont « l’acide est pesant », « la croute affaissée » et « l’intérieur presque liquide ». Il ajoute que « la petite portion d’esprit ardent que les levains aigres contiennent n’est pas assez développée pour agir[180] ». Pour Malouin, un « boulanger qui ne cuit que rarement n’a point d’aussi bon pain que le boulanger qui cuit souvent. Cet inconvénient des vieux levains se trouve encore plus ordinairement dans les maisons particulières où l’on ne fait pas tous les jours du pain, mais on peut y remédier en renouvelant le levain toutes les douze heures, ou du moins tous les jours, ce qui est une très bonne pratique à observer, parce qu’elle en vaut bien la peine[181] ». Parmentier ajoute : « on pourrait laisser [le levain] se fortifier un jour, même deux, surtout en hiver ; mais après ce temps, il ne prend plus de force, quoique l’on puisse le conserver jusqu’au quatrième jour[182] ». Dépassé ce temps, on arrive à ce verdict de Malouin : « on ne saurait trop répéter qu’un mauvais levain de chef ne peut faire un bon levain de premier[183] », « les levains qui sont passés, qui pourrissent, donnent au pain un goût amer qui tient de celui de la mauvaise huile[184] ». Il ajoute : « si les levains sont si vieux qu’après avoir aigri, ils ont pourri et sont devenus amers, cette pourriture ne peut être corrigée[185] ». Toujours le même auteur écrit ; « Aigrir et pourrir sont moins des fermentations, que les termes de la fermentation : pourrir est la suite de la fermentation, et aigrir en est le principe, le commencement dans le levain[186] ».
Si on en arrive « à perdre le levain » et du fait de la quotidienneté de la panification et de la nécessité de trois journées au moins pour la création d’un nouveau levain-chef, la solution que les deux auteurs proposent aux boulangers est la même. Malouin nous l’a déjà décrit (XVII.4.6) « il faut emprunter […], il y a presque toujours dans une ville quelque boulanger qui a de la pâte [au levain] et qui peut en céder[187] ».
C’est simple et beau comme la solidarité, on l’a déjà dit « se passer le levain » signifiait être bons voisins et, entre boulangers, était probablement le signe d’une belle confraternité.
Le levain, c’est trop de vie pour qu’on en fasse commerce : on ne le vend pas, on se l’emprunte. Toutefois, comme le note savoureusement Parmentier à propos des boulangers qui se refusaient à en demander à leurs confrères : « on en a vu, pour éviter cette espèce d’humiliation, faire courir un inconnu aux extrémités de la ville pour avoir du levain, et d’autres, aimant mieux sacrifier leur intérêt à leur amour-propre, se servir du levain tel qu’ils l’avaient, et fabriquer un mauvais pain[188]. »
XVII.8.1. La conservation grâce au froid
Le froid est la méthode la plus employée pour conserver le levain, surtout par l’usage des frigos et des appareils à levain. On l’a vu (XVII.6.4), si la température à l’intérieur du levain (pas de l’enceinte) est de 4 °C, on se trouve en position de blocage, tandis que de 5 à 12 °C, on le tire progressivement de sa léthargie pour arriver à une fermentation très lente. La conservation idéal d’un levain qui va dépasser les huit heures ira progressivement vers le froid positif en fonction de la bonne survie du levain-chef. Il faut idéalement le laisser couvert, voire hermétique.
Pour la conservation de plus de huit heures à seize heures, on cherche un endroit plus frais qu’un fournil. Au-delà de seize heures jusqu’à 96 heures et plus, c’est l’enceinte d’un frigo qui fera l’affaire, et l’hermétisme devient nécessaire en fonction des voisins du levain dans l’enceinte réfrigérée. Il peut se garder plus d’un à deux mois de cette façon, c’est d’ailleurs de cette manière que sont conservés les levains dans une bibliothèque de levains à Sankt-Vith en Belgique. Se réalise alors comme une sédimentation, le liquide et le solide commencent à se séparer. Ce « surnageant – hooch en néerlandais » bien visible au travers des récipients en verre peut être réincorporé s’il n’y a pas de film de mycélium trop important. On peut aussi prendre le cœur de la masse solide pour effectuer le rafraîchi.
La remise à température ambiante des levains-chefs réfrigérés est nécessaire et plus qu’indiquée afin de ne pas mettre de l’eau trop chaude lors de l’opération des premiers rafraîchis pour respecter la vie au levain, d’autant qu’elle se réveille péniblement.
En conservation à température ambiante, il arrive que des moisissures s’installent en surface. Encore une fois, on peut prendre le cœur pour effectuer les rafraîchis et tester sa vitalité.
XVII.8.2. Les diverses formes de conservation
Il y a plusieurs façons d’approcher la conservation d’un levain-chef. D’abord dans sa consistance, et puis dans le choix du récipient, hermétique ou pas, la conservation dans l’eau, et enfin la conservation au froid ou à température ambiante.
Pour la règle de la consistance, l’évolution du matériel approprié avec les machines à levain appelées fermenteurs, vues plus loin, a obligatoirement conduit à des levains liquides pour pouvoir les pomper. Il est suffisamment fluide pour être « machinable » ou transférable sous cette forme.
Tout ingénieur industriel sait qu’un levain de consistance pâteuse solide transféré par une vis sans fin va provoquer des « serrages » dans les conduites forcées puisque la pâte se raffermit lors de la maturation du réseau ( chaînes de gluten notamment).
Dans la consistance pâteuse utilisée par les italiens pour les levains, on est dans des hydrations assez faibles d’environ 50 %, afin de pouvoir conserver les levains dans un bain d’eau sans les dissoudre. Lors du renouvellement de l’eau, on « lave » l’extérieur (le bagneto – le bain ) et souvent, on n’utilise que le cœur du pâton pour ensemencer les levains suivants.
Un deuxième procédé bien connu en Italie est l’emmaillotage dans une toile fine doublée d’une plus grosse toile de lin. Il faut, dans ce levain « à la ficelle », ne pas serrer trop fort, puisque les nœuds se serrent progressivement sous l’effet de la pression accumulée durant la fermentation qui prend plus de place.
D’aucuns voient dans ce type d’étreinte, une conservation par compression, avec une force contrainte qui ne demande qu’à s’exprimer, parfois à la surprise de la personne qui déballe…
Cette méthode de compression permet, peut-être, la culture de bactéries lactiques du levain spécifiques aux fermentations de pâtes riches en sucres, beurre et œufs, genre panettone et pandoro.
XVII.8.3. La conservation en méthode dite champenoise.
On ira même jusqu’à la conservation surnommée « méthode champenoise » par Thierry sur le site boulangerie.net. On la réalise en bocal ou, dans sa version moderne, en siphon sans cartouche de gaz, puisque la fermentation fait augmenter d’elle-même la pression (2,5 bar).
Cette méthode champenoise permet de redémarrer plus vite, avec des levains très actifs et vifs, mais elle n’est utile que pour des petites conservations lors de retour de vacances ou d’utilisation hebdomadaire et ménagère du levain.
Comme l’on choisit de conserver en bocal hermétique, il faut veiller, comme pour la bouteille de vin et de bière, à ne laisser qu’un petit espace d’air pour ne pas engendrer des phénomènes d’oxydation néfaste.
Il est nécessaire de prendre quelques précautions avec les bocaux de conservation : ne les remplissez que lorsque le levain est à la fin de sa force de pousse afin qu’il ne s’échappe pas du contenant ou, pire, le fasse exploser. Ce qui, au lieu de le conserver, mène le levain-chef à sa perte.
fig. 39. La méthode pour sécher son levain
(Comme pour une sauvegarde de sa souche) |
Faire un levain assez ferme |
Laissez sécher dans un endroit sec et aéré |
Surveiller et enlever les points de moisissure, s’il en apparait |
Lorsque la masse est sèche (après 15 jours) émiettez-la |
Laissez encore sécher les miettes |
Conservez dans un bocal hermétique au frais |
Pour le réactiver, diluer et pratiquer le principe des rafraîchis |
D’après Emmanuelle AUBERT, 1994 |
XVII.8.4. La conservation – sauvegarde en déshydratant
Sécher un levain est le plus ancien de tous ces procédés (fig.39). Il suffit d’effectuer un rafraîchi très ferme et de le laisser sécher soit au froid (c’est souvent la voie industrielle) ou, comme on le fait généralement chez les artisans, à des températures les plus basses du déshydrateur, (pas plus 40 °C). Ceci afin de pouvoir l’émietter.
Pour réaliser cette opération de séchage, une des meilleures méthodes consiste à faire un levain de consistance de pâte fluide que l’on peut facilement étaler sur une assiette en une mince couche. De laisser sécher lentement à des températures par trop hautes (toujours pas plus de 40 °C), puis de récupérer les paillettes à conserver au sec, au frais, hermétiquement et à l’abri du soleil.
XVII.8.5. La conservation au fermenteur
L’outil actuel qu’est le fermenteur à levain était connu en Allemagne dès le début des années 1900 et principalement développé à partir des années 1950-1960, ce qui va donner à cet outil fermenteur à levain, une orientation dans sa physionomie. Pour rappel, le levain va permettre de gommer sur étiquette tous les acidifiants autorisés dans la législation allemande (E270, E260, E330, E280, E296, E363, E200, E334, E297 et E574) et les remplacer par cette matière plus noble, le « Natürlich Sauerteig », levain naturel.
Ce qui procure cette vue spécifique des fournils allemands ou de grandes cuves remplie de levain, occupe l’espace du fournil, qui sont à l’origine des procédés de Wochensauer, soit levain que l’on ne confectionne qu’une fois la semaine et dans lequel on puisse quotidiennement (XIX.3).
L’ami luxembourgeois Frank appelait cela des « réservoirs de pâte acide » avec une fonction acidification (sauerung), ayant le but d’acidifier la pâte (gesäuert), fonction bien ancrée dans l’objectif de la panification du seigle.
Alors le fermenteur à levain utilisé dans un objectif de conservation du levain liquide peut être utile, puisque le contenant en acier inoxydable et le contrôle de la température sont sans aucun doute, des avantages.
On se posera la question plus loin (XIX.4), s’il est un outil qui permet de bien doser le levain naturel dans la pâte.
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