Vous avez cru, peut-être un instant, que grisé
Par quelque franc succès, ou bien qu’hypnotisé,
Par l’union compagnonnique
J’allais, soit devenir indifférent pour vous,
Soit laisser s’émousser le lien grave et doux
De notre amitié sympathique,
N’en croyez rien. Chassez au loin ces vains dangers.
De mes frères, vaillants compagnons boulangers,
J’ai gardé bonne souvenance.
Je me rappelle encore mes ébats hasardeux,
Car j’ai vécu trois ans au milieu d’eux,
Sur notre aimable tour de France.
Je me rappelle encore où, jeune et plein d’espoir,
Craintif, mais résolu, je fus conduit un soir,
Du nébuleux mois de décembre ;
Je m’en souviens autant que si c’était hier,
J’avais pris mon courage à deux mains, Pas trop fier,
Car il faisait noir dans la chambre.
Soit. Vous voyez fort bien où je veux en venir.
Peut-être garde-t-on nul autre souvenir,
Aussi vivace en sa mémoire,
Sachez enfin, c’est là le point essentiel,
Que c’était un beau jour, sans nuages au ciel,
Sur les bords chéris de la Loire.
Mais ce n’est pas de moi que je voulais parler,
Mes frères, je voulais simplement appeler
Votre attention soutenue,
Sur un sujet plus vaste et plus récréatif,
Du domaine réel et d’ordre positif,
Qui n’intéresse en rien la nue.
Mais qui nous tient au cœur, nous disciples fervents,
De l’institution ouverte aux quatre vents,
De l’esprit moderne qui passe,
Avec qui sans nul doute, il va falloir compter
Si notre intention n’est pas de résister,
Au mouvement qui nous dépasse.
Si nous voulons garder la réputation
D’être des compagnons que la tradition
A mis au rang des plus pratiques,
Surtout lorsqu’il n’en coûte à notre point d’honneur
Aucun désavantage, aucune défaveur,
N’en déplaise aux esprits sceptiques.
Le progrès marche, avec lui nous devons marcher.
Ce massif qu’on distingue au milieu du rocher,
Qu’on croit plein d’ombre et de mystère,
C’est le phare, au contraire, étincelant et sûr
Qui baigne ses rayons dans une mer d’azur,
Que réfléchit au loin la terre !
Robuste fils de la boulange,
Du beau compagnonnage épris,
Debout intrépide phalange,
Notre avenir est à ce prix !
Suivons l’exemple que nous donne
L’essaim vigilant qui bourdonne,
Joyeux, dans l’immense rocher
Dont Lyon est au même titre,
La souveraine du chapitre
Et du bâtiment le rocher !
Emboîtons le pas à ces frères
Qui, sans faiblesse, ont devancé
L’heure aux intentions sincères,
Sans se soucier du passé :
N’admettant et n’ayant qu’en vue
La splendide aurore entrevue,
Au fronton du dogme éternel,
Où chaque corps de guerre lasse,
Finit par découvrir sa place
Dans le giron confraternel !
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Allez et restez bons apôtres,
Braves compagnons boulangers,
Votre Devoir parmi les autres
Est à l’abri de tous dangers.
À l’union compagnonnique,
Il existe un Devoir unique
Combiné de pareils pouvoirs,
Dont la noble essence est le gage
Devant lequel chacun s’engage
Au respect des autres Devoirs.
Voyez notre accord se dessine,
Selon nos yeux plus nettement,
Plus il va, plus il s’enracine
En nos cerveaux profondément
De jour en jour il s’accentue.
À l’union qui s’évertue,
Par des efforts multipliés,
D’en extraire de douces flammes
Qui doivent pénétrer nos âmes
Et nos cœurs réconciliés !
Vous entrerez dans la carrière
Au milieu de frères zélés,
Pour ne pas rester en arrière,
Pour ne pas rester isolés,
Pour ne pas qu’on ne mette en doute
Notre ardeur à suivre la route,
Qui conduit à la fusion,
Pour ne pas que, Dieu vous en garde,
Ayant été de l’avant-garde,
Vous demeuriez en faction !
Oui, vous aurez l’honneur insigne
De collaborer, sans retard,
À l’œuvre incomparable et digne
Sous les plis de votre étendard,
À l’œuvre régénératrice,
Dont la puissance protectrice
Assure votre liberté
Et veille, avec un soin extrême,
Sur votre épargne et sur vous-même,
Jusqu’au seuil de l’éternité !
Compagnons, voici l’heure attendue et bénie
Où le compagnonnage impartial et fort
Va célébrer avec une joie infinie,
Son union au prix du plus louable effort.
Déjà nous entendons la note claire, ailée,
De la cloche sonnant l’immense branle-bas
Que Frugier *, à Lyon, tire à toute volée,
Pour bien marquer la fin de surannés débats !
Pour annoncer aussi l’éclosion sincère,
D’une aurore nouvelle, en qui nous avons foi,
Qui changera chez nous en ami, l’adversaire,
Quand Nantes donnera le signal du beffroi.
Car nous voici en l’an quatre-vingt-treize,
Près du congrès où doit surgir décidément
Le droit de nous traiter en frères à notre aise,
La liberté d’unir nos cœurs étroitement.
D’adopter tel Devoir et d’acclamer tel rite,
D’accueillir les passants comme les étrangers,
Puisqu’il est vrai qu’ils sont tous d’un égal mérite !
Mais je reviens à vous, confrères boulangers.
Je précise, et c’est vous seuls ici que j’exhorte,
À déférer au vœu qu’on émet à loisir,
À savoir : d’embrasser l’union grande et forte
Dont chacun manifeste en son cœur le désir.
D’aider, par votre nombre et votre ardeur native,
À l’agrégation du plus puissant faisceau
Dont l’aimant fraternel est la force attractive,
Où se mirent nos cœurs comme en un clair ruisseau.
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