Belgique 8 – Jean-Claude THIERRY – Collection privée. Agrandi 2 fois.
27 mm. Aluminium. Avers : NOUVELLE BOULANGERIE NATIONALE * BRUXELLES * plein champ dans un granulé ; BON / POUR UN / PAIN. Revers : NIEUWE NATIONALE BAKKERIJ * BRUSSEL * plein champ dans un granulé ; GOED / VOOR EEN / BROOD.
Dans le cas de la Belgique, nous découvrons l’une des nombreuses histoires de la Grande Guerre: celle de la pénurie dans la préparation, la distribution et, surtout, dans la possibilité d’acheter du pain, la plus grande difficulté pour la population. Les récoltes, le transport des céréales et des farines ainsi que les grammes que chaque personne avait le droit de recevoir, étaient strictement contrôlés par les autorités allemandes, et organisés par le Comité National de Secours et d’Alimentation (CNSA) en collaboration avec la Commission for Relief of Belgium (CBR).
Inspection de débiteurs de pain
Modèle de fiche d’autorisation du bourgmestre de la Ville de Bruxelles à un délégué de la CRB pour inspection des boulangeries et pâtisseries
(Archives de la Ville de Bruxelles).
Erntekontrolleure Beauraing, contrôle des récoltes, 1914-1918.
(Collection privée Jean-Philippe Hainaut).
Les Belges ayant vécu la guerre 1914-1918 avaient besoin de recevoir quotidiennement des apports nutritionnels, lesquels étaient contenus dans une quantité suffisante de pain. En comparaison à aujourd’hui, où la diversification du marché alimentaire offre aux consommateurs la possibilité de trouver les bénéfices des céréales dans d’autres produits, qui se substituent peu à peu à cette habitude journalière de consommer du pain.
Pour la période du conflit, l’occupation allemande avait donné naissance dans le pays à une préoccupation vitale: l’accès continu à cet aliment de base.
L’ensemble des arrêtés et les nombreux contrôles concernant la panification nationale annonçaient régulièrement aux civils et aux paysans le prix du pain, les quantités autorisées pour sa consommation, sa vente et sa commercialisation…
Le quotidien se voyait affecté par la quantité de pain reçue et celle-ci dépendait, en premier lieu, de la mouture du blé et, en cas de pénurie, d’une farine de blé souvent mélangée avec du seigle, de la farine de pommes de terre et/ou du maïs.
Les moulins les mieux adaptés dans les provinces belges avaient quant à eux signé des contrats de production avec le CNSA qui essayait, de son côté, de leur assurer un approvisionnement suffisant.
« Tout transport de blé effectué sans permis est interdit. »
Avis public national du 16 juillet 1917 qui interdit le transport de blé sans autorisation de l’occupant.
(Archives de la Ville de Bruxelles)
Importée ou empruntée, la Belgique a besoin de farine
Rationnement de farine
Communication officielle du 28 août 1916 qui confirme la diminution de la ration de farine et de pain distribuée aux hôtels et restaurants de l’agglomération bruxelloise suite à des abus.
(Archives Générales du Royaume de Belgique).
Avant 1914, la Belgique devait déjà se procurer un tiers des denrées alimentaires nécessaires à sa population. Concernant les céréales pour la panification, le CNSA avec l’aide de la CRB a été contraint d’importer d’importantes quantités de froment. Par exemple, la Belgique a reçu en 1916 (majoritairement en provenance des Etats-Unis et du Canada) 50.000 tonnes de froment et 62.500 tonnes en 1917. L’arrivée des sacs de farine estampillés d’un grand « C.R.B » sur le côté afin d’assurer l’autorisation allemande, a été accueillie avec joie et soulagement par la population belge, qui exprima sa reconnaissance de façon surprenante.
Sac brodé entre 1914 et 1916
(Herbert Hoover Presidential Library-Museum).
De la main des femmes ou des écoliers des différentes provinces, des mots et des dessins brodés ou peints sur les sacs vides de farine ont été renvoyés aux Etats-Unis, ou gardés en hommage. On trouve ainsi plusieurs objets décoratifs tels que des tableaux, des pantalons, des chemises, des nappes, des parapluies et des sacs à main confectionnés à partir des sacs de farine qui étaient découpés et cousus ensemble.
Des témoignages vivants de l’approvisionnement en farines panifiables de « The Poor Little Belgium » (la manière dont on connaissait la Belgique dans la presse de l’époque). Les Allemands avaient donc tout intérêt à autoriser cette distribution car elle constituait aussi bien la base alimentaire des Belges que la leur.
Comme le suggère un article de presse du Nieuwsblad van Antwerpen de mars 1918, « sans aliment fortifiant, avec une quantité de pain ridicule, que vont devoir manger les gens ? Avec quoi se tiendront-ils en vie ? Avec des fèves ou avec de la graisse ? »
« De la main des femmes ou des écoliers des différentes provinces, des mots et des dessins brodés ou peints sur les sacs vides de farine ont été renvoyés aux Etats-Unis ou gardés en hommage ».
A partir de 1916, les quantités d’aliments en circulation n’étaient plus les mêmes que celles d’avant-guerre ou même des premiers mois sous l’occupation. La vie devenait chaque jour plus difficile et l’incertitude qui planait sur la possibilité de maintenir la distribution d’une quantité fixe de céréales panifiables auprès des moulins belges allait grandissante.
Dans la mémoire collective, le pain de la période de guerre est de couleur grise. Son aspect et sa texture dépendant du blutage – procédure consistant à enlever l’enveloppe du grain, le son, et à l’écraser puis le tamiser pour en extraire les impuretés plus le grain moulu est pur, plus la farine est blanche et saine. A l’inverse, le pain conçu à partir d’une farine à grande proportion de son ou du mélange de farines de blé et de seigle (parfois plus accessibles) finit par être gris. Il est plus dur à digérer mais aussi beaucoup moins cher! Dès avril 1917, un communiqué officiel déclare que « le Comité national n’est plus en mesure de produire de la farine blanche. »
Ce pain n’a rien à voir avec le pain gris disponible aujourd’hui dans l’alimentation biologique qui voit ses hauts prix justifiés par les techniques et la qualité des mélanges qui le constituent et qui favorisent les apports nutritionnels. Sa fabrication et sa couleur ne dépendent plus ni des impuretés ou des logiques du besoin en temps de pénurie, ni des mélanges de farines de mauvaise qualité. Il s’agit de combinaisons enrichies nutritionnellement pour tenter de reproduire des techniques anciennes de fabrication de pain.
Depuis décembre 1914, le CNSA et la CRB ont été contraints d’ajouter aux importations en provenance du continent américain, de la farine et des pains des Pays-Bas comme solution à court terme. Et cela va même plus loin.
En réponse aux périodes de pénurie, certains comités provinciaux ont été obligés de prendre l’initiative de demander de la farine directement aux autorités allemandes. Il s’agissait de « prêts » pour pouvoir maintenir à distance la menace de la famine. Voici une déclaration du président du CNSA, faite en décembre 1914, qui a été suivie, tout au long du conflit, par des lettres adressées aux autorités allemandes pour leur demander de bien vouloir patienter pour la restitution des sacs de farine, ou tout simplement de patienter pour recevoir les quantités qu’ils exigeaient continuellement aux paysans…
« Mr. Francqui, le président, fait connaître que des administrations communales, dépourvues de certains produits, de la farine notamment, s’adressent aux autorités allemandes pour en obtenir. Ces dernières, prélevant vraisemblablement ces produits sur des quantités séquestrées dans d’autres communes, consentent à en fournir aux communes intéressées, à condition que celles-ci s’engagent à restituer les quantités prêtées lorsque le Comité National aura fait des répartitions de produits »
La distribution du pain quotidien
Document officiel du 28 juin 1918 qui explique les règles de distribution des Cartes de Pain et des Cartes de Ménage
(Archives Générales du Royaume de Belgique).
Gramme à gramme: la distribution dans les boulangeries
Tous les trois mois, la Commission Provinciale de Récolte (Provinzial-Ernte-Kommission) et le CNSA exigeaient des rapports de production de céréales, d’importation et de fabrication de farine dans toutes les provinces belges. Indiscutablement, les contrôles les plus stricts dans ce quotidien soumis à une continuelle incertitude et à d’importantes pénuries, ont été ceux de la distribution au détail.
Contrairement au reste des produits qui pouvaient être acquis uniquement par les Belges non militarisés dans les Magasins Communaux moyennant la présentation d’une Carte de Ménage (document de registre des aliments distribués à chaque famille), le rationnement du pain produit et distribué par les boulangeries autorisées était contrôlé grâce aux Cartes de Pain « Brotkarte » (document de contrôle des pains distribués par personne/ménage).
Comme cela avait été établi depuis avril 1916, lors de l’une des périodes de pénurie les plus marquées dans les campagnes – Belges et étrangers (Allemands inclus) avaient accès à cette carte, à une exception près: « Tous les étrangers établis en Belgique avant le 4 août 1914 ont droit à recevoir une carte de pain et une carte de ménage. Tous les étrangers qui sont arrivés en Belgique après le 4 août, peuvent recevoir une carte de pain s’ils sont civils non militarisés. Il ne leur sera pas délivré de carte de ménage. Les ouvriers étrangers, de quelque nationalité que ce soit, menés en Belgique pour exécuter des travaux sous la direction des autorités occupantes, n’ont droit ni à la carte de pain, ni à la carte de ménage. »
Les boulangeries établies dans les villes et les villages principaux du territoire et qui avaient un contrat avec le CNSA comme la Boulangerie Maison du Peuple ou la Nouvelle Boulangerie Nationale à Bruxelles, avaient une autre obligation: fournir du pain aux œuvres nationales alimentaires comme la Soupe Scolaire et la Soupe Populaire. Avant 10h30 du matin, les boulangers envoyaient à cheval ou dans des charrettes tirées par des chiens, le pain frais qui venait de sortir du four.
Les pains de 400 grammes marqués avec les initiales du boulanger pour maintenir un contrôle, devaient arriver dans les locaux qui allaient distribuer, pour les enfants, les chômeurs et la population plus affectée par le conflit, une soupe chaude et nutritive avec une ration de pain de 250 grammes constamment pesée par les autorités.
Dans le cas des restaurants privés, des hôtels et des Restaurants Economiques destinés à la classe moyenne, le Comité essayait d’assurer un approvisionnement suffisant, en tentant de limiter le trafic de ces denrées au sein de ces établissements (ce qui était monnaie courante…).
Les Cartes de Ménage et les Cartes de Pain enregistraient la quantité de pain reçu par chaque bénéficiaire des repas du Comité, sous peine d’une pénalité en cas d’infraction. Par exemple, chaque Belge recevant cette portion directement de la main du boulanger se voyait diminuer sa ration.
Dans une boulangerie urbaine ou rurale, la figure de celui qui pétrit la pâte reste l’une des plus importantes dans l’histoire des aliments de guerre. De ses créations dépendaient en grande mesure les efforts du CNSA et de la CRB pour lutter contre la famine en Belgique.
Le boulanger devait faire ses pains avec de la farine achetée au Comité et n’était pas autorisé à faire ses propres mélanges. Parfois, les combinaisons étaient faites dans les moulins ou falsifiées par des commerçants ou des « profiteurs ». Les mélanges résultants de la pénurie et du besoin de fabriquer le meilleur pain possible contenaient de la farine de seigle, de pommes de terre, de maïs ou de riz.
Chaque bénéficiaire de la Carte de Pain avait le droit de recevoir le « Pain de Ménage » dont le poids, la consistance et le prix étaient théoriquement fixes à 40 centimes le kilo. Pour ceux qui avaient encore quelques sous dans leur portefeuille, il y avait une certaine variété de « pains de luxe » ou « pains de fantaisie » comme ils étaient nommés administrativement dans les listes de vente: pains français, pistolets, cramiques, brioches, couques au beurre, pains de Verviers, pains à la grecque, pains viennois, pains au lait…
Les interdictions des plaisirs sucrés
Ces dernières préparations sucrées nous ramènent vers un des établissements qui a le plus souffert des restrictions en temps de guerre: la pâtisserie.
La séparation des métiers, boulangers et pâtissiers, a été fortement exigée et réglementée à cause du besoin de contrôler séparément les Pains de Ménage qui répondaient à un besoin nutritionnel de base et les créations pâtissières qui utilisaient des ingrédients plus rares et plus chers (le beurre, la crème, le sucre, le chocolat, etc.).
En mars 1915, les autorités reconnaissaient dans la figure du pâtissier, un moyen d’offrir à la population des produits auxquels l’accès devenait de plus en plus rare:
« Le Comité National estime, en principe, que le maintien en activité de cette industrie [pâtisserie] présente le grand avantage de mettre à la disposition de la population sous forme de gâteaux et surtout des tartes, des denrées qu’elle ne consommerait pas sans cela. Il en est ainsi, notamment, du sucre, du riz et des fruits en conserve qu’on fabrique en grande quantité en Belgique. »
Le Comité National estime, en principe, que le maintien en activité de cette industrie [pâtisserie] présente le grand avantage de mettre à la disposition de la population sous forme de gâteaux et surtout des tartes, des denrées qu’elle ne consommerait pas sans cela. Il en est ainsi, notamment, du sucre, du riz et des fruits en conserve qu’on fabrique en grande quantité en Belgique ».
En revanche, pour décembre 1917, un arrêté national a interdit de manière générale les confections pâtissières; mesure qui a été également prise à des moments différents de la guerre en Angleterre et en France, suite à la pénurie d’ingrédients nécessaires pour la pâtisserie et au besoin de répondre d’abord à la demande en pain, qui constituait la priorité alimentaire.
« Art. Ier. Il est défendu d’employer de la farine ou des produits farineux, à titre professionnel, pour la confection de pâtisserie, et d’exposer ou de mettre en vente les produits ainsi confectionnés. Art.2. Est considérée comme pâtisserie, toute préparation qui contient de la farine ou des produits farineux et n’a plus les propriétés distinctives du pain de ménage, soit par suite de l’addition de beurre, graisse, sucre, œufs, chocolat, miel, etc., soit par suite d’une cuisson spéciale. Art. 3. Les contraventions à la présente ordonnance, qui est immédiatement obligatoire, seront punies de peines de police, sans préjudice au droit de la police de fermer sur le champ les locaux où se produiraient les infractions. »
Avec cet ensemble de changements dans la 1914 et 1918, la plupart des Belges ont perdu l’habitude de se procurer librement du pain chez le boulanger, de se gâter occasionnellement avec des délices pâtissiers, voire même de fabriquer leur propre pain. L’importation de farine et de pains cuits a été l’élément déterminant pour la lutte constante contre la faim.
Dans les endroits où cet aliment manquait le plus, quelques épisodes dans sa distribution ont laissé dans la mémoire collective de la population, un sombre souvenir. Dans une étude faite à Huy, il est décrit un de ces incidents de mars 1917: « La distribution de pains hollandais donnait souvent lieu à des scènes écœurantes; la foule se pressait souvent une heure avant la distribution et à l’arrivée du camion amenant le pain, c’était une mêlée indescriptible; chacun se ruait sur le camion pour être servi en premier, les femmes et les enfants étaient écrasés; le spectacle de cette foule en furie à l’assaut d’un morceau de pain, était réellement lamentable. »
Une image comme celle-là n’a pas été unique pendant la guerre. Le rôle joué par le pain pendant le conflit s’explique au-delà d’une envie gustative personnelle. Il s’agit des conséquences de la modification d’une habitude alimentaire liée à un besoin nutritionnel, à un rapport direct avec les céréales cultivées et à la manière de les transformer en aliment quotidien. La pénurie de pain, la réponse des organismes comme le CNSA ou des autorités locales pour tenter de la combattre et, surtout, la manière dont les Belges ont dû l’assumer, reste aujourd’hui l’un des souvenirs alimentaires les plus marquants dans l’histoire de la Grande Guerre.
Dépôt de Pains N.2, Châtelineau, 1914.
Source : Catalina Macías T. Historienne, spécialisée en histoire de l’alimentation.
Jean-Claude THIERRY