Les scissions 5/7 XXe

EN 1927 L’HUMANITÉ ÉPINGLE LE BUREAU DE PLACEMENT DE L’UNION FRATERNELLE

En janvier 1927, Joseph Cesneau, Manceau l’Ornement du Devoir, reçoit au siège de l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir, 47, rue Notre-Dame de Nazareth, un journaliste du journal L’Humanité, guidé par un certain Henri Boville, ouvrier boulanger. Cette rencontre est publiée à la une de L’Humanité le 1er février 1927 :

Les parasites du chômage. De nombreux sans travail sont une proie facile pour les marchands de viande. Coupe-bourses ou bureau de placement ?

Nous avons vu au cours de cette trop rapide étude, quelques bureaux de placement patronaux et quelques sociétés. Nous répétons que le nombre de ces bureaux est élevé, que toutes – où à peu près toutes – ces officines se ressemblent, que les abus qu’ils commettent sont légion, et que, pour épuiser le sujet, un volume ne suffirait pas.
Nous visiterons cependant encore, avant d’arriver aux solutions préconisées par les organisations ouvrières, quelques-uns de ces placeurs louches, pittoresquement surnommés par les chômeurs « les marchands de viande ».
Voici au 47, de la rue de Notre-Dame de Nazareth, une dissidence de la société « Les compagnons », de laquelle nous avons parlé dans un précédent article.

Nous sommes ici devant l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir. Figure de mutuelle. Enseigne ronflante, certes.
Nous trouvons le placeur au café, pérorant au milieu d’un groupe de chômeurs. Ce placeur – il a un nom, Cesneau – est l’ancien délégué des compagnons. Pas du tout farouche. Toupet blanchi. Visage couperosé. Un binocle chevauchant de travers, sur un nez rutilant. Moustache rare et tombante.

L’économie du téléphone
« Un petit verre met le quidam en confiance.
– Allons au bureau, dit-il, nous serons mieux pour causer.
Nous le suivons dans un escalier étroit. Au premier, Cesneau ouvre une porte fermée à clef. Nous nous trouvons dans la salle de l’Union. Salle assez grande, blanchie à la chaux, propre. Une table, un casier en occupent l’entrée. Une dizaine de bancs, disposés parallèlement, en constituent tout le mobilier, attendant on ne sait trop quels élèves. Aux murs, des reliques. Des tableaux avec, comme légendes, des initiales et les trois points de la franc-maçonnerie.

Le Cesneau, décidément en verve, parle intarissablement. C’est d’abord l’ex- posé de ses griefs envers les compagnons :
– On y faisait de la politique, et de la pire. Rue Aumaire, n’y a-t-il pas eu une réunion clandestine à laquelle participa un révolutionnaire non adhérent, un certain Boville ? … (Boville, présent, maintient à grand ’peine son sérieux, cependant que l’autre continue, cocasse, imperturbable)
J’ai été chassé de là-bas par 44 voix contre 40. Mais la plupart des adhérents m’ont suivi. Voici mes livres…
D’un rapide examen de ces livres, il ressort que les membres actifs de l’Union paient un droit d’entrée de 30 francs, à savoir, 10 francs pour la mutuelle et 20 francs pour le fond de la Société. Chacun des adhérents paie ensuite une cotisation mensuelle de 4 francs 50 s’il est mutualiste, de 5 francs s’il ne l’est pas.
– Nous ne sommes pas subventionnés nous autres.
Et Cesneau, dont l’indignation fait sautiller le binocle, pique une nouvelle crise contre les compagnons, sa bête noire, mélangeant tout.
– Je considère que l’argent ainsi accordé est une honte ! Ainsi les compagnons qui ont 27 000 francs en caisse, osent toucher de l’État une subvention annuelle de 300 francs !…
Moi, j’ai soixante-six ans. Je touche un traitement de 30 francs par jour. Ça me suffit. Je ne veux pas grever les finances de la société…
Le matin, je fais la tournée des patrons. Si je suis connu d’eux avantageusement, c’est que j’ai fait mon devoir… (vis-à-vis d’eux c’est certain). Nous sommes dans la légalité nous autres, et « eux » (les compagnons) n’y sont pas. Nous y retournerions si on les débarrassait de leurs éléments révolutionnaires, etc.

Mais Boville fait une remarque insidieuse :
– Tiens ! Vous n’avez pas de téléphone ici.
– Il est au café, répond le placeur. C’est la même chose (sic) et cela nous évite une dépense inutile de douze cents francs.
– Et cette salle sert à abriter vos chômeurs ?

– Oui, mais ils y viennent jamais. Ils préfèrent rester en bas pour y faire une petite partie… Et consommer et dépenser évidemment.
Au 47, de la rue Notre-Dame de Nazareth, l’article 8 de la loi de 1904 est violé. Une salle indépendante au premier camoufle la fraude. Puisque le placement se fait au café du rez-de-chaussée où séjournent les compagnons sans travail, où fonctionne le téléphone, où le Cesneau est avantageusement connu…»

En effet, l’’article 8 de la loi du 14 mars 1904 avait interdit à tout hôtelier, logeur, restaurateur ou débitant de boissons de joindre à son établissement la tenue d’un bureau de placement. Les associations qui auraient établi leur office de placement chez l’une des personnes visées audit article n’y étaient tolérées que si le tenancier de l’établissement ne s’occupait en aucune façon de la gestion du bureau de placement fonctionnant dans son local : « Elles devront désigner un délégué spécial chargé du placement. En aucun cas, ce délégué ne pourrait être l’hôtelier ou le débitant, même si celui-ci fait partie de l’association en question. »
Mais qui est donc ce Boville, qualifié de révolutionnaire par Joseph Cesneau, présent à une assemblée de compagnons, sans en être membre et qui plus est, guide le journaliste de L’Humanité chez ce même Joseph Cesneau, placeur de l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir ?

Henri Boville alors âgé de trente ans est un ouvrier boulanger, marié et père de famille, membre du Parti communiste français depuis 1920, année de sa fondation, secrétaire de la 6e section communiste de Paris, membre de la commission exécutive de la Confédération Générale du Travail Unitaire de la Seine et de la commission exécutive de cette même Confédération, secrétaire général de la Fédération C.G.T.U. de l’alimentation, membre du conseil d’administration de la boulangerie coopérative La Fraternelle, où il travaille, délégué du syndicat ouvrier des boulangers du 14e arrondissement de Paris. En plus de ses qualités d’orateur reconnues, Henri Boville possède une grande indépendance d’esprit et n’hésite pas, sur le plan politique comme syndical, à manifester ses sentiments.

Revenons un instant sur les mots de Joseph Cesneau relevés par le journaliste de l’Humanité : Nous ne sommes pas subventionnés nous autres. [ ] – Je considère que l’argent ainsi accordé est une honte ! Ainsi
les compagnons qui ont 27 000 francs en caisse, osent toucher de l’État une subvention annuelle de 300 francs !…

Il s’agit là de subventions que la mairie de Paris accordait aux bureaux de placements gratuits n’adhérant pas à la Bourse du Travail. Dans le Bulletin municipal officiel de la Ville de Paris, de 1907 à 1923, nous relevons, à côté des compagnons boulangers de la rue Charlot : subvention annuelle de 250 à 300 francs, sans interruption lors de la guerre 1914-1918, les compagnons charrons du Devoir, les compagnons passants charpentiers du Devoir et les compagnons charpentiers du Devoir de Liberté.

Ces subventions seront chez les compagnons boulangers source de conflits, certains estimant que cet argent doit être refusé, les compagnons devant garder leur entière indépendance face aux pouvoirs publics, d’autres estimant que cet argent est le bienvenu afin de soutenir l’activité principale de la Société, qui est le placement, et que l’avenir est à la collaboration.
Pour découvrir l’atmosphère syndicaliste dans laquelle évoluent les ouvriers et compagnons boulangers de Paris, voici une publication de L’Humanité du 13 octobre 1926. Nous y retrouvons Henri Boville :

« Les ouvriers boulangers de la région parisienne ont décidé hier de se préparer à l’action. Un beau meeting à la Bourse du travail.
Dès 5 heures, une foule nombreuse d’ouvriers boulangers se presse devant la Bourse du travail. Bientôt la salle Ferrer est pleine à craquer d’un millier d’auditeurs enthousiastes et déjà le meeting est commencé, que les camarades arrivent encore par paquets considérables.
Ont pris place au bureau : Gaujard, Président, Tardieu et Brunet, assesseurs.
Delhar, premier orateur inscrit, rappelle comment l’action de ces derniers mois a pu ébranler les positions du patronat. Ce dernier, effrayé, a lâché quelques augmentations pour calmer les esprits. Mais ces augmentations ressemblent fort à un os à ronger : elles sont insuffisantes et les ouvriers ne peuvent s’en contenter. Devant la hausse continuelle du coût de la vie, ils doivent réclamer l’application de l’échelle mobile.
Boville, secrétaire de la Fédération de l’alimentation, prenant ensuite la parole fait l’historique des manœuvres patronales contre le mouvement des boulangers.
Royer, Président de la Chambre patronale, avait tout d’abord refusé de recevoir la délégation ouvrière pour la renvoyer à la préfecture qui, à son tour, ne daigna pas s’occuper des revendications du syndicat.
Mais pendant ce temps, la colère grondait parmi les travailleurs : deux grands meetings convoqués à la Bourse du travail avaient montré la puissance de la corporation. De plus, le petit patronat de la boulange commençait à se dresser contre le magnat Royer qui ne défendait pas les intérêts des grands capitalistes.

Désemparé, le grand patronat s’entendit alors avec les pouvoirs publics. Royer obtint de la commission de fixation du prix du pain une augmentation de prime de cuisson.
Celle-ci contentait d’une part le petit patronat et d’autre part, permettait d’augmenter de quelques sous les salaires ouvriers sans léser les intérêts capitalistes.
Royer croyait ainsi raffermir sa position à tout jamais…
Mais il s’est trompé, dit notre camarade Boville, les ouvriers boulangers ne se laissent pas mener par le bout du nez. Le meeting d’aujourd’hui le prouve.
Fortement applaudi, l’orateur montre que les travailleurs de la boulange imposeront leur volonté. Ils ne permettront pas que seuls la préfecture et le syndicat patronal fixent les salaires de la corporation. À ce sujet, le conseiller Gelis interpella le préfet pour exiger la représentation ouvrière.

Par leur action, les ouvriers obtiennent l’échelle. En ce moment, l’hiver approche et la grève n’est pas à envisager, mais les camarades peuvent s’organiser pour le printemps prochain. Ils doivent s’inspirer de l’exemple de leurs pères et renforcer leurs sections syndicales, en faire comme jadis des foyers d’amitié et de solidarité.
C’est avec cette organisation solide qu’ils pourront se préparer à la bataille.
Lorsque les applaudissements saluant la péroraison de l’orateur se sont éteints, Chaussin, secrétaire du syndicat, dit encore quelques mots. Appuyant les déclarations de Boville, il montre la nécessité d’avoir une organisation syndicale puissante. Il parle ensuite du plan de la stabilisation de la bourgeoisie et de la journée du 7 novembre : à cette date les travailleurs de la boulange, à côté de tout le prolétariat de ce pays, se dresseront contre l’offensive capitaliste pour réclamer l’échelle mobile et défendre la journée des 8 heures.
Après le discours de Chaussin, un ordre du jour est voté à l’unanimité. Puis les camarades se dispersent, résolus à préparer cet hiver l’offensive du printemps prochain, par une action patiente dans leurs sections respectives. »

Nous pouvons supposer que c’est à la demande d’Henri Boville que des compagnons boulangers du Devoir organisèrent une assemblée générale clandestine afin de permettre à celui-ci d’exposer idéologie et plan de lutte ouvrière pour cet hiver 1926.
L’unique indice recueilli sur l’activité de l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir est le carnet de commande du compagnon charron du Devoir Auguste Joseph Proud, Lyonnais l’Ami des Compagnons, fabricant de cannes compagnonniques à Lyon. Le 19 janvier 1927 ce dernier vend à Joseph Cesneau, Manceau l’Ornement du Devoir, quinze cannes et deux glands (cordons de cannes), puis le 18 mars de la même année, il lui vend une canne, dix embouts cuivrés, quatre fourreaux et il lui facture la réparation de cinq cannes. Ces deux commandes nous démontrent bien que l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir n’est pas une société fantôme, cette société a une vie compagnonnique réelle et active.

 

1934 : FUSION DE L’UNION FRATERNELLE ET DE LA SOCIÉTÉ DES COMPAGNONS
ET STAGIAIRES BOULANGERS DU DEVOIR DE LA VILLE DE PARIS

Au congrès de Lyon le 8 avril 1934 Ferdinand Tissot, Lyonnais Va Sans Crainte, délégué de la cayenne de Paris, présente les démarches de fusion des deux sociétés parisiennes :

« Le pays Tissot délégué de la cayenne de Paris rend compte de l’action de la section de Paris en vue de fusionner avec le pays Cesneau et sa société : la bonne marche des pourparlers actuels et le retour de la section de Paris à son ancien siège de la rue Charlot, ainsi que les avantages qu’ils procureront à la section. Chacun approuve, en souhaitant que la concorde pleine et entière revienne parmi eux.
À propos du « retour de la section de Paris à son ancien siège de la rue Charlot » la Société des compagnons et stagiaires boulangers du Devoir de la ville de Paris faisait encore Mère en 1932 au n°16, rue Charlot, chez Madame Lellong. Cette année-là, elle quitte la rue Charlot pour le n°34, boulevard Saint-Germain, chez Madame Legrand, puis, en mars 1933, elle fait Mère chez le couple Cochet, n°16, rue des Quatre-Vents, puis à la suite de cette fusion et au congrès de Lyon, elle réintègre le n°16, rue Charlot en mai 1934. »


Congrès de Lyon, 8 avril 1934.
Au 1er rang de gauche à droite :
Ferdinand Tissot, Lyonnais Va Sans Crainte ; Antoine Molle, Quercy le Courageux ; Mme Bazat, Mère des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Lyon ; Fernand Péarron, Blois Plein d’Honneur et Laurent Girard, Lyonnais le Bien Aimé.
Au 2e rang :
René Édeline, Tourangeau la Franchise ; Henri Michalon, Dauphiné l’Ami du Travail ; Daniel Chauveau, Angevin le Flambeau du Devoir ; Michel Sapin, Bézier la Franche Conduite ; Jacques Darnis, Agenais Beau Désir ; Georges Papineau, Blois l’Ami du Travail ; Lucien Barneard Larché, Champagne la Bonne Résistance .
Au 3e rang :
Louis Rayer, Angevin la Justice ; Paul Pougeois, Champagne la Bonne Conduite.
Photographie prise devant l’établissement de Mme Bazat, 35, rue de l’Université.

Ces démarches pour la fusion porteront leurs fruits puisque le journal Le Compagnon du Tour de France du 1er juillet 1934 mentionne ceci :

« Réception des C∴ boulangers du D∴ :
Je porte également à la connaissance des divers corps d’état, qu’après avoir fait la fusion avec les compagnons de la rue Notre-Dame de Nazareth, le C∴ Cesneau, deux P∴ reçus par le C∴ Cesneau et non autorisés, après nous avoir fourni leur casier judiciaire et un certificat d’honorabilité, ont prêté serment de fidélité et respect aux Devoirs devant les corps d’état présents. Ce sont les P∴ Turotte Lucien et Turotte Charles…»

Cette fusion de l’Union Fraternelle des Compagnons et Aspirants Boulangers du Devoir avec la Société des Compagnons et Stagiaires Boulangers du Devoir de la ville de Paris n’est pas du goût de tous. Hubert Papin, Saintonge le Bien-Aimé, est de ceux-là. Voici un extrait d’un de ses courriers, daté du 19 avril 1934 :

« En réponse à la lettre du Pays Papineau du 10 courant, je répondrais :
1- Qu’en tant qu’ancien Président général, je n’ai pas participé au congrès, c’est que les promoteurs de ce congrès n’ont même pas eu la politesse de m’inviter par lettre, ensuite pour ne pas grever la caisse déjà vide de la société, vous ne pensiez pas sans doute, que j’y serais allé à mes frais.

2- Vous avez transféré le Conseil central à Blois, c’est très bien, vous avez élu le Pays Péarron Président général, c’est tout à fait bien, vous avez accepté la réadmission dans la société du traître Cesneau et de sa bande de cambrioleurs et des compagnons qu’ils ont faits eux-mêmes, c’est beaucoup mieux encore. Mais comme déjà beaucoup l’on fait, je vous tire poliment ma révérence… […] les rites de Soubise et de Salomon qui n’ont jamais voulu reconnaître les C.B.D.D., à cette nouvelle, signeront la reconnaissance de leurs deux mains…»

 

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

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