LES RIXES 3/5

LES RIXES 3/5 : La Saint-Honoré

Les agressions sur les boulangers le jour de la Saint-Honoré ont lieu dans leur grande majorité lorsqu’ils défilent de chez leur Mère jusqu’à l’église où a lieu la cérémonie religieuse. Les agresseurs sont toujours très bien organisés. Nous verrons les charpentiers et autres corporations du Devoir, à Toulouse en 1839, à Nantes en 1845, se mêler à la foule et à un signal donné, fondre sur le cortège des compagnons boulangers.

Ce genre d’action punitive demande une grande préparation, qui va du repérage des lieux aux rencontres entre différents corps d’état désirant participer à l’agression. Grâce à différents articles de presse, nous avons de nombreux détails sur ces collisions de Toulouse et de Nantes.

Toulouse, Saint-Honoré 1839 :

Journal de Toulouse politique et littéraire du 16 mai 1839 (N° 70 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.):

Nouvelles du matin – Toulouse 16 mai.

Ce matin, la corporation des boulangers doit célébrer sa fête. Les rixes, qui eurent lieu il y a quelques jours entre ce corps et celui des charpentiers, ont fait craindre que la célébration de cette fête n’occasionnât de nouveaux désordres. L’autorité a cru devoir faire un assez grand déploiement de force pour protéger le corps des boulangers.

De nombreux détachements de troupes parcourent les rues adjacentes du Capitole où se trouve une grande affluence de curieux ; quelques arrestations ont déjà eu lieu. Les mesures prises par l’autorité font espérer que la tranquillité ne sera pas sérieusement troublée. Au moment où nous mettons sous presse, le cortège des boulangers se rend à l’église de Saint-Sernin, ayant la Mère des compagnons dans une calèche.

PS : on assure qu’à l’entrée de l’église, une collision a eu lieu. Un charpentier aurait été tué.

Journal de Toulouse politique et littéraire du 18 mai 1839 (Bibliothèque numérique de Toulouse.) :

Voici quelques détails sur la collision qui a eu lieu avant-hier entre les compagnons boulangers et charpentiers.

L’autorité craignant que la fête des boulangers ne donnât lieu à des rixes, avait pris des mesures pour les prévenir. Le port de quelques signes de compagnonnage, qui avaient été l’objet de discussions, fut interdit. On avait défendu aux boulangers de ne porter aucune arme [N.d.A. : cette phrase n’est pas correcte ; il faut comprendre ; On avait défendu aux boulangers de porter des armes] ; l’un même d’entre eux fut arrêté avant leur sortie pour avoir enfreint cet ordre.

Enfin, on chargea deux piquets d’artillerie à cheval de les escorter dans leur marche du lieu de leur réunion à l’église Saint-Sernin, tandis que les nombreuses patrouilles parcouraient les lieux où ils devaient passer. Le cortège, composé de 200 boulangers, musique en tête, parvint sans difficulté jusqu’à la porte de l’église.

À l’entrée, les charpentiers, qui par des rues détournées s’étaient rassemblés sur la place Saint-Sernin, firent tout à coup irruption sur le cortège, le gâteau fut renversé, une collision d’un instant que rien ne peut prévenir s’ensuivit, un garçon charpentier tomba frappé mortellement d’un coup de poignard, plusieurs furent blessés, deux même le furent si grièvement que l’on désespère de leurs jours. Les troupes eurent bientôt séparé les combattants ; 19 ouvriers arrêtés furent conduits à la caserne Saint-Raymond, le reste entra dans l’église.

Monsieur le Maire, accompagné de Messieurs les Adjoints Martin, Berguac et Dassier, qui s’étaient transportés sur le théâtre de ces déplorables événements, ne le quittèrent pas avant que les boulangers ne fussent sortis de l’église. À leur sortie, tous furent fouillés ; des armes que l’on trouva cachées sur plusieurs d’entre eux, donnèrent lieu à de nouvelles arrestations. Une femme qui emportait les armes que lui faisaient passer les boulangers, pour les soustraire aux perquisitions, fut également arrêtée.

Les boulangers furent ensuite conduits au Capitole, escortés des mêmes détachements de cavalerie, auxquels on avait joint 200 hommes d’infanterie. Monsieur le Maire, accompagné de ses adjoints, les précédait, invitant la foule à se retirer paisiblement. Pendant le trajet, des menaces et des cris furent proférés par les charpentiers, furieux de ne pouvoir se venger. Arrivés au Capitole, les boulangers subirent de nouveaux interrogatoires.

Ceux qui étaient renfermés dans la caserne Saint-Raymond furent aussi menés au Capitole. Monsieur le Procureur Général s’y transporta pour recevoir les dépositions. L’instruction de l’affaire fut commencée. Ceux, contre lesquels ne s’élevait aucune charge, ont été rendus à la liberté ; 26 ont été détenus. Il ne pouvait plus être question de fête et de plaisirs. Le bal fut contremandé.

Tel est le récit des déplorables événements qui ont attristé hier notre population. On ne saurait dans cette circonstance donner trop d’éloges aux efforts de l’autorité pour prévenir de plus grands malheurs. Il est à remarquer que les premiers secours donnés aux blessés l’ont été par Monsieur l’Adjoint Dassier.

On a encore remarqué les soins empressés et affectueux que les prêtres de l’église Saint-Sernin leur prodiguaient. Le sieur Maye, inspecteur de police a été blessé assez grièvement. Le bruit avait encore couru que M. Emery, commissaire de police, avait été blessé, mais il n’avait été que renversé par la foule, sans recevoir heureusement de contusion. Les commissaires de police Rey et Belier ont aussi fait preuve du zèle le plus louable. On ne doit pas oublier la noble conduite des chefs militaires dans un service si pénible. Le boulanger qui a donné le coup de poignard est au nombre des personnes arrêtées.

Journal de Toulouse politique et littéraire du 22 mai 1839 (Bibliothèque numérique de Toulouse.) :

Les compagnons boulangers, après avoir en vain demandé la mise en liberté de leurs camarades, arrêtés à la suite de leur collision avec les compagnons charpentiers, ont pris hier la résolution de quitter la ville. Un très grand nombre sont partis. Les maîtres boulangers, par ce départ général et imprévu, se seraient trouvés dans le plus grand embarras pour fournir le pain nécessaire à la consommation de la ville, si l’autorité n’avait pas appelé pour les remplacer dans leur travail des soldats pris dans les régiments de la garnison qui avaient exercé le métier de boulanger avant leur entrée au corps.

Le Censeur, journal de Lyon, politique, industriel et littéraire du 31 mai 1839 (N° 1400 ; Bibliothèque numérique de Lyon.) :

Les garçons boulangers étrangers à notre ville ont subitement quitté, hier matin, les boulangeries dans lesquelles ils étaient placés. Ce départ inattendu, et qu’on dit motivé par les menaces dont ces garçons l’étaient de la part des ouvriers charpentiers, a nécessité d’avoir recours aux soldats de la garnison pour la fabrication du pain chez les maîtres boulangers, qui allaient ainsi se trouver tout à coup privés des moyens de fournir à la consommation.

Journal de Toulouse politique et littéraire du 21 juin 1839 (Bibliothèque numérique de Toulouse.) :

Tribunal de police correctionnelle
Affaire des compagnons

Le tribunal de police correctionnelle s’est occupé hier de l’affaire des compagnons boulangers et charpentiers. Nos lecteurs ont été tenus au courant et savent les rixes sanglantes qu’un misérable motif de rivalité avait excitées entre les ouvriers de ces deux professions. Un homme avait été tué, un autre blessé au point de désespérer de ses jours ; l’autorité publique avait été méprisée ; plusieurs de ses agents avaient eu à lutter avec les ouvriers, quelques-uns même avaient été blessés.

Il importait qu’une répression prompte et efficace vienne arrêter et mettre un frein à de pareils désordres. Aussi, dès le lendemain, un juge d’instruction adjoint fut commis et se mit à l’œuvre. Grâce à son zèle et à son activité, avant un mois, cette immense procédure fut en état de recevoir jugement.

Quinze individus sur un bien plus grand nombre, arrêtés d’abord, furent retenus ; deux furent renvoyés aux assises sous la prévention d’homicide volontaire, treize durent comparaître en police correctionnelle, prévenus d’excès, de port d’armes prohibées et de rébellion envers les dépositaires de la force publique.

Après de nombreuses plaidoiries et le réquisitoire de Maître Pinel de Truilhas, avocat du roi, le tribunal a prononcé un jugement, par lequel Sachin, Crouzil, Demgla et Maignot ont été acquittés. Bulot a été condamné à quinze jours de prison, Duprat à la même peine, plus 16 francs d’amende, Berlios, id. Fargues, id. Delpinat, id, Corroya à huit jours et à 16 francs d’amende ; Estrede, Oudin, Brisson, chacun à un mois de prison et 16 francs d’amende. Le public nombreux qui assistait à l’audience s’est retiré sans le monde bruit.

Le Censeur, journal de Lyon, politique, industriel et littéraire du 24 juin 1839 (N° 1421 ; Bibliothèque numérique de Lyon.) :

Fait divers :

On écrit de Toulouse : l’instruction relative à la déplorable affaire des compagnons charpentiers et des garçons boulangers est enfin terminée. Sur les vingt-huit individus déférés à la justice, deux ont été renvoyés devant la chambre des mises en accusation de la cour royale, l’un comme coupable de meurtre volontaire, l’autre de blessures ayant causé une incapacité de travail de plus de vingt jours. Treize comparaissaient aujourd’hui devant la chambre correctionnelle, sous les préventions de blessures, de port d’armes prohibées, de rébellion.

Journal de Toulouse politique et littéraire du 8 août 1839 (N° 112 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.) :

Assises de la Haute-Garonne.
Présidence de Monsieur le conseiller Caze.
Audience des 6 et 7 août.

Nos lecteurs se souviennent certainement des déplorables scènes d’une rivalité ridicule entre des compagnons de divers société au mois de mai dernier. Nous les avons racontées en leur temps, et quand la police correctionnelle juge ceux d’entre eux qui avaient été renvoyés devant elle nous avons rapporté le jugement qui intervint.

Deux boulangers, Doumenc et Boué, convaincus sur leurs aveux mêmes d’être les auteurs, l’un du meurtre d’un compagnon charpentier, le second, des blessures reçues aussi par un autre compagnon du même état, ont dû paraître devant une plus haute juridiction. Ils comparaissent donc devant les assises sous la présomption de meurtre et coups ou blessures ayant occasionné une incapacité de travail de plus de 20 jours.

On sait que les charpentiers se prétendent les uniques et légitimes représentants des ouvriers qui, disciplinés par Hiram, concoururent à l’élévation du temple de Salomon. Seuls, disent-ils encore, ils possèdent avec les véritables traditions du compagnonnage les insignes qui doivent les distinguer de tous et qui pour cela n’appartiennent qu’à eux seuls. Aussi, jurent-ils de faire respecter partout ces insignes et d’empêcher par tous les moyens qu’on ne puisse les usurper.

Cependant, divers états ont voulu jouir des bienfaits de l’association, et les boulangers par exemple, qui avaient le malheur de ne pas être représentés parmi les ouvriers du Saint Temple, n’ont pas cru faire un sacrilège en s’appropriant dans leur association quelques usages empruntés au compagnonnage qui les avait précédés. Au lieu d’être flattés de ces emprunts, au lieu de légitimer, en les adoptant, ces associations nouvelles, au lieu de trouver des frères dans ces hommes, enfants du travail comme eux, les compagnons du devoir ont déclaré une haine acharnée à ces nouveaux venus.

Ils les ont poursuivis d’un bout du monde à l’autre avec un ensemble et une violence qui ont fait de nombreuses victimes ; esprits murés à toute espèce de progrès, nous avons vu dans ces derniers temps les compagnons se transformer en assassins de grande route et dresser de véritables guets-apens, comme ils l’ont fait à Aix, il y a quelques jours à peine ; et cependant c’étaient peut-être d’honnêtes et laborieux jeunes gens qui paieront par des peines infamantes et terribles, et qui paieront justement un ridicule et détestable préjugé, une fanatique ardeur pour des formes dont ils ne comprennent pas l’esprit.

L’association est une chose sainte à nos yeux et qui doit, tôt ou tard, étendue partout, changer la face de ce monde, non pas cette association étroite, mesquine, rancunière, qui se traduit par l’exclusion et le meurtre, et contre laquelle il faut sévir de toute la force que donnent les lois, mais l’association paisible et régulière de tous les travailleurs, sans exclusion d’aucune sorte, sans préjugé de profession et n’ayant qu’un but, l’amélioration commune, l’amélioration physique, intellectuelle et morale de la condition où chacun trouve place.

Voilà, ce que devraient comprendre ces hommes qui, au lieu de cela, érigent la violence en principe et la lutte en devoir, et quel temps prennent-ils donc pour recommencer ces luttes ridicules, quand elles ne sont pas odieuses ? Jamais ne fut plus vrai ce mot fameux : il n’y a pas de sots métiers. Le travail est honoré partout et sous quelque forme qu’il se présente.

Que les ouvriers y songent donc, qu’ils répondent à l’esprit du temps, et que désormais, il n’y ait plus entre les divers métiers que la seule rivalité légitime et permise, l’émulation des progrès à accomplir dans chaque profession. Ainsi, on n’aura plus le triste spectacle de deux jeunes ouvriers amenés par la conséquence de leurs faux principes, sous le poids d’une terrible accusation et sur ce banc qui n’est destiné qu’aux crimes qu’engendrent l’oisiveté et le dégoût du travail.

Dans cette circonstance, il faut le reconnaître avec le jury, tous les torts et la provocation venaient des ouvriers charpentiers. Ce sont eux qui ont attaqué les boulangers au moment où ils entraient à Saint-Sernin. Les boulangers n’ont guère fait que se défendre. Cependant, il y avait un homme mort, un autre blessé. Il ne fallait pas que les auteurs du meurtre et des blessures, même faites involontairement, fussent renvoyés absous. Le jury a agi, nous le croyons, très sagement, quand, après le remarquable résumé de Monsieur le président, il a rapporté son verdict. Doumenc a été condamné à 10 mois de prison, Boué à 5 mois de la même peine, Maîtres Gasc et Martin, les défendaient. M. Tarroux soutenait l’accusation. Une foule immense encombrait la salle d’audience et jusqu’à la cour du palais. Grâce aux précautions prises, le calme le plus parfait n’a cessé de régner.

Nantes, Saint-Honoré 1845, le Journal des débats politiques et littéraires du 20 mai 1845 :

On lit dans L’Ouest de Nantes du 17 mai :

Les compagnons boulangers qui n’avaient pas encore adopté de couleurs, viennent d’en prendre et se disposent à les inaugurer dimanche prochain, jour de leur fête. La grande question est de savoir de quel côté ils les porteront. Les compagnons charpentiers leur défendent de les placer à gauche, les compagnons couvreurs leur interdisent de les attacher à droite, ce qui rend nécessairement la situation assez difficile.

L’affaire serait plaisante si elle se bornait à cette discussion, mais on annonce que les charpentiers et les couvreurs sont disposés à appuyer leur raisonnement de vigoureux coups de canne, œuvre dans laquelle ils doivent encore être aidés, assure-t-on, par plusieurs autres corps d’état. La police est avertie et se tient sur ses gardes.

Journal des débats politiques et littéraires du 21 mai 1845 :

On lit dans L’Ouest de Nantes du dimanche 18 mai :

On craint des troubles sérieux pour aujourd’hui à l’occasion de la fête des boulangers. Bien que, sur la prescription de la mairie, ils aient renoncé à arborer des couleurs, les compagnons des autres corps d’état n’en paraissent pas moins décidés à une manifestation contre eux, sous le prétexte que les boulangers ne doivent pas avoir de Mère à Nantes, et qu’ils s’en sont donné une cette année.

Cette prétention est exorbitante et personne ne comprendrait que les boulangers s’y soumissent. Toujours est-il que pour des choses d’aussi mince importance, pour des raisons aussi futiles, la tranquillité publique est compromise dans une ville de cent mille âmes. L’administration municipale a sagement agi en défendant aux boulangers d’inaugurer publiquement des couleurs quelconques, puisque cela pouvait engendrer des querelles.

Mais, pour être juste, elle devrait étendre la prohibition à tous les corps du compagnonnage. Elle pourrait également saisir cette occasion pour interdire de la manière la plus formelle les promenades en ville et dans les faubourgs que font de temps à autres des compagnons réunis en grand nombre et armés de formidables bâtons. Ces excursions amènent souvent des rixes sanglantes et meurtrières dont nous avons souvent déploré l’issue.

P.-S. : Ce que nous avions prévu est arrivé. La tranquillité publique a été troublée ce matin. Dès sept heures, des groupes nombreux d’ouvriers stationnaient aux abords de la cathédrale où les boulangers devaient se rendre. Ils se renforçaient incessamment, et l’on ne peut guère évaluer à moins de plusieurs milliers les individus qui les formaient.

Vers huit heures et demie, la venue des boulangers fut signalée. Aussitôt, la masse des compagnons se porta au-devant d’eux, et bien qu’ils fussent sans couleurs, ils les assaillirent, et, s’emparant des cannes dont ils étaient porteurs, ils s’en servirent contre eux pour les assommer et les mettre en fuite. Les boulangers n’avaient pour les protéger contre cette formidable agression qu’une escorte de sept ou huit gardes de ville dont les efforts ont été aisément rendus inutiles. Après ce facile triomphe les compagnons sont revenus sur la place Saint-Pierre où les commissaires de police, accompagnés de gardes et d’un piquet de troupe de ligne, les ont suivis. Quelques arrestations ont été tentées mais l’intervention de la masse du peuple les a empêchées. Plusieurs des commissaires ont été violemment battus.

Alors est survenu le maire dont les paroles conciliantes n’ont pas été écoutées, et Monsieur Vallet qui a, lui aussi, en vain essayé de se faire comprendre de la multitude. Toutes les voies pacifiques étaient inutiles, il a nécessairement fallu recourir aux militaires stationnant sur la place Louis XVI, qui, avec l’aide d’un piquet de gendarmerie, ont opéré d’assez nombreuses arrestations parmi les perturbateurs les plus hostiles… Malheureusement, dans le conflit, plusieurs coups de baïonnettes et de crosses de fusil on atteint quelques curieux fort pacifiques. À neuf heures et demie, la place Saint-Pierre a été évacuée. La troupe en garde toutes les avenues.

À l’heure que nous écrivons (dix heures), tous les attroupements sont dissipés. 2e P.-S. (onze heures) : Les individus arrêtés ce matin avaient été déposés au corps de garde de la place Louis XVI. Ils viennent d’être dirigés sur la prison, au nombre de dix-neuf ou vingt, montés dans deux omnibus, accompagnés de sergents de ville et escortés d’un bataillon d’infanterie et de deux piquets de cavalerie.

Aucune manifestation hostile n’a eu lieu dans ce trajet de la part du peuple. Tout s’est passé dans le plus grand ordre. Presque au même instant, une charrette chargée de blessés était conduite de chez la Mère des boulangers à l’Hôtel-Dieu. La ville en ce moment semble rentrée dans son calme habituel.

Journal des débats politiques et littéraires du 26 juin 1845 :

On écrit de Nantes le 23 juin :

On doit se rappeler les accès de violence et de désordre qui troublèrent, le 18 mai dernier, la tranquillité de notre ville. Les ouvriers boulangers, autorisés par l’administration municipale à se rendre en corps avec cannes et couleurs à la cathédrale pour y entendre la messe, furent attaqués par des compagnons de différentes professions, frappés à outrance et dispersés.

Leurs adversaires prétendaient qu’ils n’avaient pas le droit de porter la canne et les couleurs, attendu qu’ils n’avaient pu être employés comme les maçons, les charpentiers, etc., par le grand Salomon à la construction de son temple. Le tribunal de police correctionnelle, ne partageant pas cette opinion historique, a condamné les dix-huit accusés qui comparaissaient dans cette affaire, l’un à quatre mois, d’autres à trois et enfin les moins coupables à deux mois d’emprisonnement.

Lors des défilés de la Saint-Honoré, les agresseurs vont jusqu’à utiliser des armes à feu, comme cela fut le cas en 1844, lors de la Saint- Honoré de Toulouse, où des coups de feu sont tirés en direction de la voiture de la Mère. Une chanson intitulée La bande à Cartouche a illustré ce funeste évènement.

À la suite de ce type d’agression, la seule parade des compagnons boulangers sera de faire une demande auprès des autorités afin d’obtenir un escadron de cavalerie, pour accompagner le cortège et ainsi de pouvoir défiler dans une sérénité toute relative.

Rochelais l’Enfant Chéri, nous instruit sur la préméditation de ce genre d’événement :

Tours, la Saint-Honoré 1936 :

[…] (N° 70 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.)Dès le matin, un rassemblement d’ouvriers accourus de tous les points de la ville et des environs s’était donné rendez-vous place du Grand Marché, dans l’intention de guetter notre sortie et de nous enlever nos cannes et nos couleurs. Ces hommes avaient aussi l’idée de nous faire un mauvais parti ; du moins, on pouvait le penser en les voyant porteurs de bâtons de toutes dimensions.

Quelques témoins de ces menaçants préparatifs, vinrent nous prévenir de ce qui se passait, en nous engageant à ne pas sortir afin d’éviter des suites désagréables. Cependant tout était préparé : la musique allait nous arriver et la messe était commandée pour onze heures. Mais après cet avertissement, nous fîmes prévenir la police, qui se rendit à notre domicile, et nous conseilla prudemment de ne pas sortir.

Réflexion faite, et, après avoir consulté Monsieur le commissaire de police, qui fut de notre avis, nous demandâmes des voitures qui nous arrivèrent aussitôt, et nous partîmes pour l’église Saint- Vincent, escortés d’un piquet de cavalerie qui nous fut aussi accordé à la demande de l’autorité. La cérémonie religieuse étant terminée, nous retournâmes chez notre Mère, dans le même ordre d’où nous étions partis. Étant arrivés et pour éviter des querelles avec nos agresseurs, nous nous dispensâmes encore de porter, comme il était d’usage, des gâteaux chez Messieurs les maîtres.

Le dîner qui eut lieu à cinq heures se fit assez tranquillement, grâce à la mesure de sécurité prise par l’autorité qui avait placé un fonctionnaire à chaque bout de la rue de la Serpe, avec la consigne de ne laisser passer personne sans motif grave et indispensable. Enfin, le bal qui termina cette journée si belle pour nous, n’eut pas lieu afin d’éviter les désagréments qui pouvaient en résulter […]

 

Attaque nocturne

Il arrive que les compagnons boulangers soient agressés la nuit, en plein travail, comme le relate cet extrait du Journal politique et littéraire de Toulouse et de la Haute-Garonne du 27-28 avril 1841 :
(n° 101 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.)
Dans la nuit du 26 au 27 avril 1841, vers minuit ou une heure du matin, un maître boulanger allait, avec son ouvrier, chercher de l’eau à la fontaine de la place Saint-Georges, lorsque, débouchant par la rue Vinaigre, il fut assailli par plusieurs individus qu’il croit être des ouvriers menuisiers.

Le garçon boulanger voyant que son maître était gravement maltraité, et que lui-même avait reçu des coups, appela du secours. Les boulangers des rues voisines, étant à cette heure-là à leur travail, accoururent sur les lieux de la scène. Les agresseurs, c’est-à-dire les menuisiers, voyant arriver du monde,

et ne se croyant point sans doute en position de se défendre avec avantage, prirent la fuite. Mais les boulangers étant en nombre et irrités des mauvais traitements qu’avait reçus leur camarade, qui dit-on est fort malade, se mirent à leur poursuite et parvinrent à les atteindre à l’entrée de la rue des Trois-Mulets. Là, une rixe s’engagea. Deux menuisiers ont été blessés, mais d’une manière si grave, au moins l’un que l’on désespère, dit-on, de sauver ses jours. Nous ignorons si quelqu’un des coupables a été arrêté.

Dès le lendemain, le 27 avril, ce sont les représailles des compagnons charpentiers :

Mardi 27 avril vers midi, un ouvrier allait tranquillement de Toulouse à Caraman, lorsqu’arrivé à Montaudran (quartier de Madron), il fut assailli par trois ouvriers charpentiers, qui se trouvaient aussi sur la même route. Cette rencontre aurait été sans doute funeste à ce boulanger si les ouvriers de Monsieur Godino et les artilleurs qui sont à Madron n’étaient venus à son secours.

Mais grâce à ces derniers ce boulanger n’a point été maltraité, et deux des charpentiers, après avoir traversé Lhers, ayant de l’eau jusqu’à la ceinture, avaient été se cacher dans un champ de seigle, et ont été arrêtés et mis à la disposition de Monsieur Rey, commissaire de police qui au premier avis s’était rendu sur les lieux.

Cette rixe qui n’a eu rien de fâcheux, avait mis une partie de la ville en émoi. Car on disait qu’un ou deux individus avaient été assassinés. À cette nouvelle toute la gendarmerie, Monsieur le capitaine en tête, s’était rendue au plus vite à Madron. On ne saurait trop louer le zèle et la belle conduite qu’ont tenus dans cette circonstance, avant l’arrivée de la police, Monsieur Lefèvre, capitaine commandant le détachement qui est à Madron et Monsieur le Lieutenant Théveneau.

Le maréchal des logis Gérard et le brigadier Bosc, ainsi que les canonniers Bona et Rongeau, méritent aussi des éloges, pour le zèle qu’ils ont montré et l’activité avec laquelle ils ont exécuté les ordres de leurs chefs. On dit aussi que dans la nuit du 27 au 28, un boulanger de la rue Matabiau a été maltraité par des charpentiers.

< Compagnon boulanger livrant son pain, déséquilibré par la ruade d’un cheval. Détail d’une aquarelle de Lemoine datant de 1839 représentant la conduite à Bordeaux d’un compagnon couvreur intitulée : Champ de conduite appartenant aux bondrilles passants couvreurs de la ville d’Orléans placé chez la mère le 4 août 1839 ; musée du Compagnonnage, Tours.

Nous aurions tort de considérer nos compagnons boulangers uniquement comme de pauvres victimes d’un fanatisme compagnonnique de charpentiers, de doleurs ou autres charrons.

Un article de la presse toulousaine datant de mars 1842 (1), suivi d’un second du mois de novembre de la même année (2), nous montre des ouvriers boulangers utilisant également crépuscule et nuit tombante pour agresser l’ouvrier solitaire :
(1 Journal de Toulouse politique et littéraire, 2 et 3 mars 1842, n° 52 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.)
(2 Journal de Toulouse politique et littéraire, 22 novembre 1842, n° 272 ; Bibliothèque numérique de Toulouse.)

Cour d’assises de la Haute-Garonne présidence de M. Bastoulh, audiences des 1er et 2 mars.

 

Coups et blessures graves.

Plus d’une fois les rues de Toulouse ont été attristées par des rixes tumultueuses et sanglantes, auxquelles donne lieu une rivalité aussi insensée que vivace entre les différents corps de métier. Plus d’une fois le choc a été général, préparé et régularisé de part et d’autre avec l’importance réelle d’un champ clos tristement et burlesque- ment sérieux. Souvent aussi des haines de ce genre, mais isolées et particulières, ont été nourries et assoupies dans l’ombre avec les circonstances flétrissantes d’une préméditation coupable et d’un lâche guet-apens.

Les débats qui viennent de se dérouler durant deux audiences, devant la cour d’assises, nous ont révélé toute l’énergie dont ces antipathies déplorables sont douées. Vers le soir, le 19 novembre 1841, un ouvrier charpentier regagnait tranquillement son domicile, situé rue Pargaminières, à Toulouse, fatigué du long et pénible travail de la journée, il cheminait avec l’un de ses amis, presque courbé sous le poids de ses outils.

À peine rentré dans la rue Pargaminières, Fournier, notre paisible ouvrier, se vit brusquement assailli, frappé et renversé par plusieurs individus, qui depuis quelque temps côtoyaient les murs sournoisement, avec une indifférence équivoque, et paraissaient s’accommoder assez volontiers de la nuit tombante dont ils espéraient envelopper leurs projets. Renversé par les coups violents qui lui étaient portés, Fournier puisa des forces dans son courage, et malgré les blessures que Ballat lui avaient faites au front avec un énorme caillou et Roubillat avec un bâton noueux, il se releva menaçant et exaspéré.

Mais comme il l’a dit en langage énergique dans sa déposition, quel fut son étonnement lorsqu’il se trouva, à peine relevé de sa chute, en face d’un grand poignard, qu’une main inconnue dirigeait contre lui. Heureusement, par un effort prompt et désespéré, il adressa à son meurtrier un violent coup de marteau, qui ne l’atteignit pas il est vrai, mais sut l’effrayer au point de le mettre en fuite. Or, quel est ce meurtrier ? Quel est ce complice si cruellement expéditif, de Ballat ou de Roubillat ? L’accusation a dit : c’est Delhom, garçon boulanger, ainsi que ses co-accusés, Delhom que Fournier reconnaît froidement et opiniâtrement à l’audience.

Mais les preuves ont manqué, les efforts de la défense ont été énergiques et Maître Darbon a obtenu l’acquittement de Delhom, son jeune client.

Quant aux deux autres boulangers, Ballat et Roubillat, l’accusation est restée entière, souveraine, triomphante. Ballat avait été plusieurs fois condamné, pour son humeur inquiète et guerroyante, à des peines correctionnelles ; Ballat, qui sur les grandes routes a exercé le ridicule et fatal Don Quichotisme plébéien des compagnons, allant par monts et par vaux proclamer et imposer à coups de bâton la prééminence exclusive de leur corporation, a été condamné à quatre ans d’emprisonnement et son complice Roubillat à deux ans seulement.

En rendant Delhom à la liberté, Monsieur le Président lui a adressé une allocution grave et juste, qui, jointe à la condamnation de ses deux co-accusés, fera, nous l’espérons, une impression profonde dans son esprit et dans celui des jalouses corporations. Le siège du ministère public était occupé par Maître Lafiteau ; Maître Petit a réclamé, avec modération mais aussi avec énergie, des dommages-intérêts en faveur de Fournier, partie civile. Au ban de la défense étaient Maîtres Martin, Dupuy et Dardon.

Nous rendîmes compte dans notre numéro du 2 mars dernier d’une affaire importante dans laquelle il s’agissait de punir l’attaque déloyale et sanglante dont un compagnon charpentier avait été l’objet de la part de deux ou plusieurs compagnons boulangers.

On sait les haines invétérées qui existent entre les membres des deux corporations, et les tristes résultats de ces ridicules et cruelles antipathies conduisent à nouveau deux accusés devant la cour d’assises. Voici comment : à peine au mois de mars dernier, Ballat et Roubillat avaient-ils été condamnés, le premier à quatre ans de prison et le second à deux années de la même peine, qu’une lettre fut écrite au parquet de la cour royale, dans laquelle plusieurs compagnons boulangers proclamaient l’innocence de l’un des condamnés et dénonçaient deux autres compagnons, Tissinié et Liberos. Ceux-ci avaient pris la fuite, l’un vers Tours, l’autre à Bordeaux.

Cependant, le zèle de Maître Lafiteau qui avait porté la parole dans cette cause ne fit pas défaut à l’importance d’une nouvelle instruction. Il y avait eu en effet une erreur judiciaire à réparer. Fallait-il désigner à la puissance royale un condamné dont la tête se courbait sous une flétrissure imméritée ?

Le jour de l’audience est venu, Tissinié et Liberos ont été transférés à Toulouse, le premier a confessé la part qu’il avait prise au guet-apens prémédité et consommé contre l’ouvrier charpentier. Son co-accusé avoue seulement y avoir assisté. Il a été acquitté sous la plaidoirie de Maître Darbon, et Tissinié a été condamné à deux ans de prison. Cette atténuation de peine doit être en grande partie attribuée au talent de Maître Rumeau, son défenseur.

Au reste, les nouvelles dépositions des témoins ayant confirmé la culpabilité de Ballat et de Roubillat, ces derniers ont été ramenés en prison par la gendarmerie. C’est M. Lafiteau qui a énergiquement et noblement soutenu l’accusation.

 

Chants de guerre et chansons satiriques

C’est lors de ces défilés que sont généralement entonnés des chants provocateurs à l’encontre de l’ennemi. Agricol Perdiguier a donné plusieurs exemples de ces chants de guerre dans son Livre du Compagnonnage (1839), mais ils ne concernent pas directement les boulangers.

On connaît moins, en revanche, les chansons satiriques de Jean-François Piron. Avant d’épouser les idées pacifiques d’Agricol Perdiguier, Vendôme la Clef des Cœurs (1796-1841) s’était souvent moqué des boulangers, des cordonniers et des sabotiers, considérés, selon lui, comme de la gnognote (Gnognote (familier) : chose sans valeur, de peu d’intérêt, objet de pacotille.).

Voici des extraits de ses chansons :

LE VIEUX ROULEUR

4e et 5e couplets :
Partout je trouve des amis,
Comme autrefois dans mon jeune âge ;
Mais aussi combien d’ennemis
Je rencontre sur mon passage !
Le nombre en est grand d’autant plus
Que partout je vois des intrus,
Qui Devoirants osent se dire,
Quoiqu’ils soient Compagnons pour rire.

Cordonniers, sabotiers, mitrons,
Puisque Devoirants veulent être,
Promettez-moi, chers Compagnons,
De ne jamais les reconnaître.
Alors je descendrai content
Sous cette pierre qui m’attend,
Portant ces mots pour épitaphe :
Aucun intrus sans mon parafe.

LES REGRETS D’UN VIEUX DEVOIRANT

8e couplet :
Mais j’entends dire (est-ce imposture ?)
Que le sabotier, le mitron,
Le cordonnier (Dieu ! quelle injure !)
Portent le nom de Compagnon ?

MON RÊVE

8e couplet :
D’une autre pièce je m’approche,
Je vois des droguins au crochet,
Je vois des lapins à la broche,
Surpris au fatal trébuchet ;
Des boulangers à triste mine
Grillaient sur l’éternel charbon
Pour alimenter la cuisine
De l’impitoyable Pluton.

LA GNOGNOTE

5e couplet :
Que j’aime à voir ensemble
Des corps d’état divers,
Que le Devoir rassemble
Dans ce coin d’univers.
Mais le diable m’emporte,
Quand j’vois dans c’pays-là,
(On parle) Des sabotiers, des boulangers, des cordonniers qui veulent,
malgré tout, s’dire Compagnons du Devoir, je n’peux m’empêcher de
dire, et vous conviendrez avec moi, que
Des Compagnons du Devoir comm’ça, C’est d’la gnognote.

L’INCRÉDULE

5e couplet :
Mon Dieu ! comm’tu es pâle et blême,
Disais-je hier à mon voisin,
Aurais-tu jeûné tout l’carême ?
Travailles-tu trop au pétrin ?
Par un calembour qu’il croit faire
Y m’répond : « Va, j’ai des Couleurs
Qui m’furent, j’espère,
Données comm’ Frère
Par les Dolleurs. »
Pour moi, j’voudrais l’voir
Pour le croire ;
Qu’en dites-vous, mes chers amis ?

COUPLETS POUR RIRE

5e couplet :
Quand je vois des cordonniers,
Des mitrons, des sabotiers,
Partout Compagnons se dire,
Ça me fait rire (bis),
Rire et toujours rire.

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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