Le 13 mai 2012, les Tourangeaux ont pu observer des Compagnons boulangers et pâtissiers défiler entre la place des Halles et la place Plumerau, encadrés par la Police montée et encadrant eux-mêmes un énorme pain de plus de 20 kilos qui fut partagé entre toutes les personnes présentes sur cette place. C’était le « Pain de la Fraternité », le pain des Compagnons boulangers et pâtissiers restés fidèles au Devoir, réalisé pour la Saint-Honoré, mais aussi pour cette année de bicentenaire de l’implantation des Compagnons boulangers dans la ville de Tours…
Le « Pain de la Fraternité » des Compagnons boulangers et pâtissiers restés fidèles au Devoir, Tours, Saint-Honoré et bicentenaire de la 3e Cayenne du tour de France 2012.
Mais cette pratique a-t-elle une origine récente ou remonte-t-elle à des décennies, voire à des siècles ?
Comme toute tradition ou coutume, il est bien évident qu’il est impossible de trouver la source exacte. Mais il est possible de présenter un plan d’évolution en remontant le temps, petit à petit, en partant d’une pratique contemporaine, ce pain de la Saint-Honoré des Compagnons restés fidèles au Devoir en 2012, pour aboutir à une pratique ancestrale.
La dernière fabrication de ce type de pain, avant 2012, eut lieu à Marseille en janvier 1997 pour réaliser une photo de carte de vœux (photo prise à la maison des Compagnons du Devoir de la ville de Gémenos).
Un grand pain fut également réalisé lors de la Saint-Honoré 1984, à Blois.
Ensuite, il faut remonter à 1955 : ce sont les Compagnons boulangers et pâtissiers de Bordeaux, à l’occasion du congrès national de la société, qui réalisèrent un énorme pain et défilèrent dans quelques rues de Bordeaux et place de la Victoire avec celui-ci.
Photo de groupe du congrès de Bordeaux, 1955.
Entre les deux guerres, nous connaissons à ce jour deux photos prises à Nîmes, deux évènements où nous observons ce type de pain : le Compagnon Drevet, Dauphiné la fierté du Devoir, au lendemain de sa Réception, lors de la Saint-Honoré 1931, présente un grand pain devant la boutique de son employeur, pain certainement destiné au défilé de Saint-Honoré ; et une photo prise le jour d’une Saint-Honoré, il me semble en 1929…
Dauphiné la fierté du Devoir, Saint-Honoré Nîmes 1931.
Saint-Honoré, Nîmes 1929.
Laissons son auteur, le Pays Duhameau, Blois l’ami des Compagnons (à l’extrême droite avec canne de Rouleur), nous conter cette fabrication :
« À cette époque je travaillais à Nîmes, chez Monsieur Villeneuve, président du syndicat patronal du Gard.
« J’entrepris de fabriquer un pain très long. Le four faisant trois mètres de profondeur, telle fut la longueur de ce pain. Pour le tourner, nous nous y sommes mis à trois, mon patron, le Pays Tourangeau la sincérité et moi.
« La mise au four se fit avec une pelle dite « niçoise » de trois mètres de pellon et 50 centimètres de manche.
« Je donnais moi-même le coup de lame, un peu anxieux de la réussite, plutôt aléatoire sur une telle longueur. Quelle joie à la sortie du four en voyant toutes ces « oreilles de chat » qui se redressaient si fièrement ! Pas une ne manquait a l’appel.
« La patronne était si contente qu’elle alla aussitôt acheter des rubans multicolores pour l’orner, et il trôna tout l’après-midi dans le magasin.
« Vers 18 heures nous sommes venus le chercher. Il fut placé sur une grande planche pour éviter qu’il se casse et, Rouleur en tête, canne à la main et couleurs au vent, nous avons traversé toute la ville. Arrivés sur l’esplanade, notre ancien, le Pays Quercy le franc cœur, accompagné de plusieurs autres Compagnons , nous « topa » en règle. Cela se passait en face d’un des plus grand café de Nîmes dont la terrasse était pleine de monde. Comme nous étions tous fiers de notre travail bien sûr, mais surtout de proclamer ainsi que le compagnonnage était bien vivant ! »
Antérieurement à la première guerre mondiale, il n’est fait aucune allusion dans la presse compagnonnique ou dans les comptes rendus d’assemblées générales de la fabrication de ce genre de pain pour les défilés de Saint-Honoré.
Les « couleurs symboliques », Tours Saint-Honoré 2011.
Par contre, nous savons que les Compagnons boulangers au XIXe siècle, comme beaucoup d’autres corporations, portaient sur un brancard du pain à bénir le jour de la fête de leur saint patron, mais aussi des chefs-d’œuvre (les Compagnons charpentiers du Devoir pratiquèrent la messe dans certaines villes jusque dans les années 1960).
Défilé compagnonnique. Journal L’Illustration, novembre 1845.
Paris, Saint-Joseph (1955-1960).
Le brancard est porté par les pays Duhameau, Blois l’ami des Compagnons, et Papineau, Blois l’ami du travail, tous les deux Compagnons boulangers du Devoir.
Ils sont restés célèbres ces défilés de la Saint-Honoré où les Compagnons boulangers partaient en cortège de chez leur Mère, en direction de l’église pour assister à la messe, rouleur avec canne enrubannée en tête, suivi de la Mère en calèche, le Premier en ville à ses côtés, puis, juste derrière celle-ci, un brancard recouvert d’un beau tissu sur lequel était déposée une pyramide de couronnes de pain à bénir, couronnes de pain agrémentées de rubans des couleurs symboliques.
Avant la Révolution française et l’abolition des corporations, nous voyons aussi les maîtres boulangers porter du pain à bénir le jour de la Saint-Honoré. Mais cette pratique n’est pas exclusive aux corporations ; en effet, la bénédiction de pain à l’église est une pratique courante lors de beaucoup de fêtes religieuses, dont celles des saints patrons des métiers.
« Manière dont on rend le pain-bénit », gravure de Bernard Picard, premier quart du XVIIIe siècle, Musée de Vendôme.
Nous rencontrons encore aujourd’hui dans certaines villes de France des fêtes du pain-béni, avec procession et couronnes de pain sur brancard traversant la ville. On voit aussi cela le jour de la saint Hubert.
C’est donc de ces fêtes religieuses, des défilés et processions de saints patrons des métiers, des XVIIIe et XIXe siècles (les Compagnons boulangers abandonneront les messes entre 1880 et 1890, se limitant à une visite à la mairie ou à la préfecture) et des défilés compagnonniques des autres corporations présentant leurs chefs-d’œuvre (les compagnons charpentiers des Devoirs défilent toujours le jour de la Saint-Joseph avec les travaux de l’année), que se sont inspirés les Compagnons boulangers de la Cayenne de Nîmes pour agrémenter leurs défilés de Saint-Honoré d’entre-deux-guerres — période difficile qui a vu les effectifs des compagnonnages fondre dans les mortelles tranchées, période où les compagnonnages eurent besoin de reprendre du poil de la bête…
Et c’est très certainement la publication de la photo de la « Saint-Honoré Nîmes 1929 » dans l’ouvrage Les Compagnons Boulangers et Pâtissiers présentent l’histoire compagnonnique de leur corps d’état en 1979 par Georges Papineau, Blois l’ami du travail, qui a fait qu’en 2012, les Compagnons boulangers et pâtissiers restés fidèles au Devoir de la ville de Tours, ont à nouveau fabriqué un grand pain, décoré des symboliques couleurs compagnonniques pour fêter leur bicentenaire.
Mes amitiés à tous.
Picard la fidélité
Compagnon pâtissier resté fidèle au Devoir.
Les compagnons boulangers ont fabriqué des pains géants mais autrefois, les bouchers d’Allemagne faisaient de même avec… du boudin ! Et ils l’offraient aux boulangers !
Voici ce qu’on peut lire dans la revue « Le Magasin pittoresque » de 1835, 25e livraison, page 198 :
BOUDINS GIGANTESQUES.
A Konisberg, en Prusse, les bouchers ont coutume d’offrir aux boulangers, le premier jour de l’an, un énorme boudin, qui est promené, comme notre boeuf gras, par toute la ville.
Le boudin de l’année 1558 avait 198 aunes de long ; il était porté par 48 personnes. Celui de 1583, porté par 91 personnes, était long de 596 aunes, et pesait 434 livres.
Le plus beau d’entre les bouchers marchait en avant, comme un tambour-major ; la tête du boudin venant faire plusieurs tours autour de son cou ; le reste serpentait sur les épaules des autres bouchers qui marchaient trois par trois.
On lit dans une ancienne chronique (Henneberg : Explication des moeurs de Prusse ; Konisberg, 1595, pages 186 et suiv.) : « L’année 1601, le premier jour de l’an, les bouchers promenèrent un boudin de 1005 aunes de long ; ils le portèrent ensuite au palais, et en offrirent quelques aunes au prince. Cette fête avait été oubliée depuis dix-huit ans. On accompagnait le boudin au son du tambour et du fifre. Un maître boucher, paré de plumes et de rubans, armé d’un drapeau vert et blanc, marchait en tête du cortège. Les bouchers qui le suivaient, au nombre de 103, ployaient sous le poids du boudin. On en laissa au prince 130 aunes. »
L’aune est une ancienne mesure, variable selon les époques, les régions, les pays. Si en France elle était d’à peu près 4 pieds, soit 1,20 m, en Allemagne elle variait de 2 à 4 pieds. Admettons que l’aune dont il est question ci-dessus fût de 3 pieds, donc de 90 cm environ, on en arrive à des longueurs de boudin gigantesques : celui de 1558 mesurait…178 m de long, celui de 1583 était long de… 536 m et enfin, le plus long, celui de 1601, atteignait…904 m !
Ces longueurs, même exagérées par les chroniqueurs de l’époque, même converties approximativement, laissent pantois ! Mais elles ne doivent pas nous étonner de la part des bouchers, corporation riche et crainte, en France et ailleurs, qui appréciait de telles manifestations pour affirmer sa puissance.