Le pétrin parlementaire

La boulangerie a suscité des comparaisons et autres métaphores avec la vie politique, rarement en faveur de cette dernière. Parmi la galette que se partagent les élus corrompus, les tartines sans le beurre confisqué par le député, la même farine sortie du four à idées, etc., se place le pétrin, ce fameux pétrin d’où il est difficile de s’extraire. Comme en 1906…

Cette carte postale humoristique, signée « L. Fleury », est l’une d’une série intitulée « La Semaine Politique Satirique », où sont brocardés le président du conseil Maurice Rouvier et ses ministres, lors de la 10e semaine de 1906.

 

Le calendrier de l’année 1906 : une année difficile sur le plan politique, mais qu’un bon chocolat permet de supporter…

Cette carte comporte tant d’allusions aux évènements et aux personnages de l’époque, qu’il faut en  décrypter tous les éléments un à un.

La scène se passe dans une boulangerie, devant un four et un pétrin. Le personnage de gauche en maillot rayé, bésicles sur le nez, un foulard autour du cou, remet son tablier à un autre en lui disant « Voilà mon tablier, j’en ai assez de votre pétrin et de vos clients. » Il s’agit du président du conseil (le premier ministre d’aujourd’hui), Maurice Rouvier (Aix, 1842 – Neuilly-sur-Seine, 1911). Succédant à Emiles Combes, il exerça son mandat du 24 janvier 1905 au 7 mars 1906.

 

Maurice Rouvier, président du Conseil du 24 janvier 1905 au 18 février 1906

Le personnage de droite, barbe pointée en avant, forte corpulence, est le président de la République Armand Fallières (Mézin, 1841 – Villeneuve-de-Mézin, 1931). Succédant à Emile Loubet, il exerça ses fonctions présidentielles du 18 février 1906 au 18 février 1913.

Armand Fallières, président de la République de 1906 à 1913.

La scène se situe durant la 19e semaine de l’année 1906 et correspond à la remise de la démission de Maurice Rouvier au président Fallières.

Si Maurice Rouvier démissionna, c’est qu’il avait été plongé dans un vrai pétrin politique, une période de tensions intérieures et internationales analogues à celles d’aujourd’hui…

Le contexte politique est celui de l’arrivée au pouvoir du « bloc des gauches ». Il s’agit d’une coalition républicaine de divers partis : le parti radical-socialiste, l’Alliance républicaine démocratique, le parti socialiste SFIO. Constitué durant l’affaire Dreyfus, le bloc des gauches est porté au pouvoir par les élections de 1902. Il obtient 370 sièges contre 220 aux mouvements de droite.

Tel est le sens de l’inscription figurant sur la vitrine de la « boulangerie », où l’on lit, en inversant l’image : « AU FOUR BLOCARD / SPECIALITÉ DE BONSHOMMES EN PAIN D’EPICE  /  FOIRES (le reste est caché par le visage de Rouvier).

On aura remarqué au-dessus le dessin d’un triangle et d’un fil à plomb, et à la suite du mot « blocard », péjoratif, trois points en triangle. C’est une allusion à la Franc-maçonnerie, très présente dans cette formation politique, que nous retrouverons ailleurs. Les « bonshommes en pain d’épice » sont les ministres de Rouvier.

On les retrouve à droite, dans une caisse marquée « Laissés pour compte au rebut » et « Marque déposée / RF [République Française] / Pains d’épice Marianne ». Ces « laissés pour compte mis au rebut » sont les ministres du précédent gouvernement : Emile Combes président du conseil (calot), le général André, ministre de la guerre (bicorne), Camille Pelletan, ministre de la marine (barbe broussailleuse) et un autre, coiffé d’un bonnet phrygien, emblème républicain.

Marianne, à droite, vient avec son panier faire son « marché des ministres » :

Car ils changeaient souvent, les ministres, sous la IIIe République ! Les gouvernements se succédaient et étaient renversés au fil des crises et des scandales. Celui de Maurice Rouvier dura un an, un mois et dix-huit jours, et celui de son prédécesseur, Emile Combes, avait duré deux ans, sept mois et dix-sept jours. Il y en eut de plus longs et de plus courts (le record, celui d’Alexandre Ribot, du 9 au 12 juin 1914 : trois jours !).

A gauche de la carte postale figurent les nouveaux pains d’épice, les ministres du gouvernement Rouvier : Joseph Chaumié, à la Justice, qui tient une balance, Pierre Merlou, aux Finances, qui tient une bourse, Fernand Dubief, à l’Intérieur, un dossier sous le bras.

Joseph Chaumié, ministre de la Justice
Pierre Merlou, ministre des Finances
Fernand Dubief, ministre de l’Intérieur

Entre les ministres en pain d’épice s’ouvre la porte du « four des inventaires ». Il s’agit d’un épisode politique qui eut un énorme retentissement à l’époque, et qui s’inscrit à la suite du vote de la loi de séparation des Eglises et de l’Etat (9 décembre 1905), signée par Rouvier alors qu’il était ministre des cultes. L’Etat et les collectivités locales étaient propriétaires des lieux publics de culte et en particulier des églises. Les associations cultuelles catholiques étant absentes ou défaillantes, ces biens ne purent  leur être dévolus. De plus, l’Etat  fit procéder à partir du 29 décembre 1905 à l’inventaire de ce que renfermait ces édifices et des fonctionnaires furent chargés de dresser la liste des objets, mobiliers, tableaux, etc. et de les évaluer, pour qu’ils deviennent propriété de l’Etat ou des communes, les biens postérieurs devenant propriété des fabriques paroissiales puis des associations diocésaines. Ces opérations provoquèrent des émeutes et des affrontements violents  en Bretagne, Normandie, Auvergne, où les catholiques jugèrent les inventaires profanatoires. La gendarmerie et l’armée durent assurer l’ordre. A Boeschepe, dans le Nord, un homme fut tué.
C’est à la suite de ce décès que Maurice Rouvier présenta sa démission le 7 mars 1906. Les inventaires furent alors suspendus.

Les conflits provoqués par  inventaires dans les départements ; Le Petit Journal du 18 mars 1906

A gauche de la carte postale se trouvent un sac de farine et un seau. Le sac est marqué « Farine F :.:. M », probablement pour « Frères Francs-Maçons », et le seau « Levain pur du G :.:. », c’est-à-dire du Grand Orient, la principale obédience maçonnique de l’époque, caractérisée par son orientation républicaine, radicale-socialiste et anticléricale.

Maurice Rouvier comme son prédécesseur Emile Combes étaient eux-mêmes des francs-maçons activement engagés pour la loi de séparation des Eglises et de l’Etat, considérant que les religions relevaient  des convictions personnelles des citoyens sans que l’Etat ait à les soutenir financièrement ni idéologiquement.

On en arrive au « pétrin parlementaire » de la « Maison Bloc et Cie »… Il en renferme, des sujets de soucis pour Rouvier ! D’abord les élections législatives, qui  eurent lieu après sa démission, les 6 et 20 mai 1906, et qui redonnèrent la victoire à la gauche. Puis le budget, éternel souci politique de tous les ministères.

 

Et on lit aussi « ALGÉSIRAS ». Il s’agit de la conférence internationale tenue dans cette ville d’Espagne du sud, du 16 janvier au 7 avril 1906, et qui rassemblant autour de la « question du Maroc » les représentants de nombreux Etats européens, celui du Maroc ou Empire chérifien, et des Etats Unis.

L’ouverture de la conférence d’Algésiras ; Le Petit Parisien du 4 février 1906

Cette conférence fait suite à des incidents entre le Maroc et la France aux frontières avec l’Algérie. Indépendant, il suscitait l’intérêt de la France, de l’Espagne et de l’Allemagne. La conférence – seulement engagée sous Rouvier, d’où son issue inconnue marquée par trois points d’interrogation –  permit un temps d’apaiser ces tensions et au fil des ans la France, ainsi que l’Espagne, étendirent leur influence sur le Maroc avec Lyautey, jusqu’au protectorat français de 1912, ce que résume ironiquement cette caricature :

« Un veinard  – Le sort le plus beau, le plus digne d’envie, ce n’est pas ce que vous croyez : c’est d’être sultan du Maroc. C’est à qui se dispute l’honneur de me protéger !… ». Dessin publié dans Le Panache du 5 mai 1905

Au fond du pétrin il y a bloc de pâte où on lit « SEPARATION ». Il s’agit de la loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat, votée en décembre 1905, et dont les suites furent fatales au ministère Rouvier en mars 1906.

Et enfin, un autre tas de pâte est marqué « FICHES ». Il s’agit de la fameuse « affaire des fiches » appelée aussi « affaire des casseroles ». Ce scandale politique éclata en octobre 1904, lorsque des députés de l’opposition de droite apprirent que depuis quatre ans, les officiers de l’armée faisaient l’objet de fiches de renseignements établies par un réseau d’informateurs au sein du Grand Orient de France, mais aussi par les préfets. Aux yeux des radicaux-socialistes, l’armée était suspecte d’anti-républicanisme et l’affaire Dreyfus en avait laissé l’image d’un Etat dans l’Etat. Pour s’assurer de la loyauté des officiers envers la République, le général Louis André, ministre de la guerre (1838-1913), et son chef de cabinet, le général Alexandre Percin (1846-1928), firent établir des fiches assurant l’avancement des officiers républicains et rendant suspects les officiers catholiques, monarchistes et conservateurs, dont les promotions étaient retardées. Révélée par un secrétaire du Grand Orient, l’affaire eut un énorme retentissement et entraîna un regain d’anti-maçonnisme. Le président du conseil, Emile Combes, dut démissionner le 18 janvier 1905 et c’est Maurice Rouvier qui lui succéda.

 

Caricature sur l’affaire des fiches publiée dans Le Panache du 20 mars 1905. Le personnage de droite doit être Eugène Etienne (1844-1921), le nouveau ministre de la guerre dans le cabinet Rouvier ; celui du milieu, une casserole sur la tête, est le général Percin, instigateur du système des fiches, et « la Mère supérieure », avec casserolle sur la tête, revêtu de ses décors maçonniques, est Frédéric Desmons (1832-1910), président du Conseil de l’Ordre du Grand Orient de France.

Plongé dans un tel pétrin, on comprend que Maurice Rouvier ait fini par rendre son tablier au président Fallières… La vie politique ne s’en est pas apaisée pour autant…

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