Voici un poème de Louis DEQUOY, Blois la Fraternité, Compagnon boulanger du Devoir.
(écrit le 20 mai 1893 et publié dans le journal Le Ralliement, n° 236, du 22 juillet 1893, p. 8).
LE BOULANGER COMPAGNON DU DEVOIR
Vous, bienheureux ou déshérités de la terre,
Habitez au palais ou dans l’humble chaumière,
Ah ! sommeillez en paix, vous trouverez demain
Cette manne chérie, que l’on nomme du pain.
Et quelle que soit sa forme, ainsi que son volume,
O ! vous lui sourirez, du moins je le présume
Et vous rendrez justice au modeste ouvrier
Qui pour vous se consume, au sein de l’atelier.
Comme le porion, en moins la profondeur,
Tous ses jours sont des nuits, suffoqué de chaleur
Dans le fond d’une cave, où l’air est étouffant,
Son buste de sueur est toujours ruisselant.
Il passe là sa vie dans la rude corvée
Qu’impose le pétrin pour rendre sa fournée.
Par le Han ! exigé, au fort du pétrissage,
Il loge en ses poumons, de farine un nuage
Tant et si bien qu’enfin, le plus athlétique
Devient avec le temps souffreteux, asthmatique.
Malgré tous ces ennuis, il est, croyez-le bien,
Un aimable convive, un joyeux boute-en-train,
Soit qu’il manie la pelle ou l’illustre raclette,
Il aimera toujours une partie complète.
Si la hotte endolorit parfois son dos,
Rencontrant un ami, on le trouve dispos
A lui offrir gaîment, pour engourdir la peine,
Un coup de ce vin vieux, mûri dans la Touraine ;
Du grand saint Honoré il reprend le manteau
Et chez chaque client dépose son fardeau.
Social et poli, la chose est opportune,
Souvent ce procédé lui vaut bonne fortune ! …
C’est un rude métier, l’art de faire du pain,
Hélas ! combien de gens le couvrent de dédain !
Mais de ces vains propos, que l’ignorant ergote,
Ah ! bah ! il s’en bat l’oeil, et secoue pipe et cotte
Car il se dit : Ma foi ! si j’ai des ennemis,
En revanche je sais m’attirer des amis.Poursuivant son travail dans la chaude gloriette
Ou bien dans son fauteuil savoure une galette,
Et sitôt que l’aurore annonce un nouveau jour,
Il est tout glorieux de sortir de son four
Pains fendus, pains grignés, voire même de Beaucaire,
Pains de luxe et de choix, pains bis du mercenaire,
Puis la flûte dorée, qu’attend à son réveil
L’humble manœuvrier, le grand industriel.
Elégamment rangées dans la riche vitrine,
Toutes ces fantaisies vous feront bonne mine
Et ne sauraient manquer d’engager le passant
D’offrir au cher mitron un verre de vin blanc.
Cet aimable passant, mais c’est un compagnon
Qui lui dit : »Coterie, je connais ton renom
Il y a fort longtemps que sur le Tour de France
Nous admirons ton zèle et ta persévérance.
Aussi réfutons-nous bien de folles erreurs
En voyant ton amour pour nos belles couleurs. »
De ces marques d’honneur il sait se rendre digne
En déliant sa bourse au pauvre qui chemine,
Et s’il encontre un frère, appuyé sur son jonc,
il lui tendra la main, quel que soit son blason,
Puis il nourrit l’espoir qu’un jour le Ralliement
Se réconciliera avec son dissident,
Car la douce amitié, cette fille du ciel,
Réside dans son cœur exempt de tout fiel.
De plus, bon patriote et, si la France un jour
A besoin de son bras, il l’offre sans retour.
A la vue du drapeau, l’amour de la Patrie
Allume dans son cœur une flamme chérie.
Bon père, bon époux, évitant la querelle,
Dédaigne le méchant et toute sa séquelle
Pour embellir le cours de sa rude carrière,
il aide son semblable autant qu’il peut le faire.
Puis, dans son intérieur, gai comme un vrai pinson
Au cours de ses loisirs, il cultive Apollon.
Voila, mes chers amis, le type ressemblant
D’un cœur vraiment français, d’un honnête artisan
Dans cet humble portrait, frères, daignez y voir
Le parfait boulanger compagnon du Devoir. »
Ce poème a déjà été publié le 22 avril 2012, par Monsieur Laurent Bastard sur « Compagnonnage info.blog », de l’ami Jean Michel Mathonnière, accompagné de ce commentaire :
« Dequoy évoque la dureté du métier, l’effort du pétrissage marqué par le cri « han ! » et l’attaque pulmonaire qui ruine la santé. Le boulanger est comparé au porion, le mineur de charbon. Dequoy annonce ainsi, plus de quinze ans avant, l’emploi des termes « mineurs blancs ».
On sait en effet qu’une campagne active fut menée par les médecins, les organisations syndicales et les hommes politiques en faveur des ouvriers boulangers appelés les « mineurs blancs ». Selon Steven Kaplan, l’expression aurait été employée pour la première fois en 1909 par Bouteloup, dans Le travail de nuit dans la boulangerie ; on la retrouve l’année suivante sous la plume de Justin Godart, le député lyonnais et avocat, dans son livre Les mineurs blancs.
On notera la référence assumée à « l’illustre raclette » (le coupe-pâte) alors que quelques décennies plus tôt les autres corps se moquaient des « soi-disant de la raclette ». Quelques remarques enfin sur le vocabulaire : une note de Dequoy explique que le « manteau de saint Honoré » est la hotte de boulanger.
Le terme « gloriette », vieilli, désigne le fournil. Quoiqu’en disent certains rédacteurs de sites, il n’est pas spécifique à la Provence, car le lyonnais Henri Béraud l’emploie dans La Gerbe d’or en 1928.
Les « pains grignés » sont des pains sur lesquels, avant d’être enfournés, le boulanger a donné des coups de lame de rasoir, pour favoriser l’évacuation des gaz et provoquer à la cuisson de jolies « oreilles ».
Le pain bis « du mercenaire » désigne sans doute le pain qui comprend une partie de son, destiné à l’armée, et non une variété particulière de pain.
Le pain de Beaucaire est une spécialité du Languedoc : de forme presque carrée, il est fendu dans sa largeur.
Les poèmes où les compagnons évoquent les aspects techniques de leur métier ne sont pas très nombreux et celui de Dequoy méritait d’être connu ».
Laurent BOURCIER, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.