Le bagne et la prison 1/2

Les compagnons ont été pendant toute la première moitié du XIXe siècle sous la surveillance particulière de l’État. Mais il s’avère que si les sociétés secrètes pourchassées furent détruites, comme, par exemple, la Marianne tourangelle, voir le chapitre « Les révolutions », c’était bien plus difficile pour ces sociétés d’ouvriers itinérants que sont les compagnonnages.

Légales ou illégales

Un rapport du tribunal de Rochefort en date du 28 février 1812 illustre la difficulté de l’État et de ses représentants, à différencier le légal et l’illégal chez les compagnons boulangers : « Deux garçons boulangers, arrêtés pour cause de compagnonnage et d’assemblée nocturne, avaient été condamnés par le tribunal correctionnel de Rochefort à deux ans d’emprisonnement.

Ils viennent d’être acquittés purement et simplement par le tribunal d’appel de Saintes. Les cannes, rubans, caisse, papiers […] leur ont étés remis. Le tribunal a déclaré que le compagnonnage n’est pas un délit, et que la police n’a pas le droit de l’empêcher ».

Situation identique à Lyon, en septembre 1826. Un arrêté préfectoral interdit les rassemblements de compagnons, mais le tribunal de Lyon estime que les lois invoquées ne sont pas applicables à ces désordres qui auraient besoin d’être réprimés plus énergiquement.

Dans un courrier daté du 29 septembre 1827, suite à une rixe entre 18 charpentiers et 4 boulangers à la halle aux blés, le préfet du Rhône informe le ministre de l’Intérieur que son arrêté contre le compagnonnage est difficilement exécutable :

« Je ne puis m’empêcher de vous représenter qu’entre autres le tribunal de Lyon a déclaré inapplicable aux compagnons le paragraphe deux, article 9, de la loi du 25 mars 1822.

Il serait donc bien temps que les cas fussent tous prévus et surtout plus précis, que des châtiments plus rigoureux fussent infligés aux acteurs des coupables excès que provoque l’esprit de compagnonnage, et qu’on extirpât, au moyen de nouvelles mesures législatives très énergiques, un désordre auquel on n’a opposé jusqu’ici que des peines trop légères qu’encore on ne parvient pas toujours à faire prononcer ».

La solidarité à l’égard des prisonniers est puissante comme à l’égard des malades, sont à la fois héros et martyrs ceux qu’on jette en prison à l’issue des rixes et des batailles, considérées comme des combats d’honneur, sous l’étendard aux couleurs du Devoir.

L’article 36 du règlement de Troyes, rédigé en 1862, nous dit : « Tout compagnon ou aspirant qui, dans une batterie pour le soutien de la société recevrait de mauvais coups, et qu’il ne veuille pas aller à l’hôpital, les visites du médecin lui seront payées, s’il va en prison la société lui paiera son avocat, et 50 centimes par jour à partir du jour du jugement. »

L’on va en prison pour fait de coalition ou de grèves, ou plus simplement suite à des perquisitions opérées par les forces de l’ordre, dont les compagnons boulangers comme d’autres corporations, font épisodiquement l’objet. La Mère Jacob de Tours prêtera une très forte attention aux conditions de vie des compagnons boulangers en cellule.

Pour rixes

Le compagnon boulanger Benoît Tajan, Gascon la Victoire, est arrêté le 27 juin 1826, à la suite d’une agression de boulangers sur neuf ouvriers de différents métiers et également inculpé pour port d’attributs compagnonniques sur la voie publique.

S’ensuit en juillet une grève des boulangers pour faire sortir la Victoire et d’autres camarades de prison. Le compagnon boulanger Rencurel fut condamné à cinq ans de prison pour avoir été l’un des principaux organisateurs de ce mouvement, quatre autres compagnons furent condamnés à cinq ans de prison, trois à quatre ans, et un à trois ans.

La Victoire est soupçonné de diriger la grève de l’intérieur même de sa cellule, et sa surveillance est doublement renforcée. Le 24 novembre 1826 a lieu son procès, et par arrêt de la cour d’assises, il est condamné à cinq ans de prison, 500 francs d’amendes, dix ans de surveillance de la haute police ou cautionnement de 500 francs et privé pendant dix ans des droits mentionnés à l’article 42 du Code pénal :

Interdiction en tout ou en partie, de l’exercice des droits civiques civils, et de famille suivants :

  • de vote et d’élection.
  • d’éligibilité.
  • d’être nommé ou appelé aux fonctions de juré, ou autres fonctions publiques ou aux emplois de l’administration.
  • de port d’armes.
  • de vote et de suffrage dans les délibérations de famille.
  • d’être tuteur, curateur, si ce n’est de ses enfants.
  • d’être expert ou employé comme témoin dans les actes.
  • de témoignage en justice, autrement que pour y faire de simples déclarations.

Suite à sa condamnation et aux soupçons de manipulation des ouvriers boulangers qui sont portés sur lui, il est transféré à la maison centrale d’Embrun, incarcéré probablement dans la Tour Brune de ce village des Hautes-Alpes.

Pour coalitions et grèves

Pour coalitions et avoir voulu provoquer la grève des ouvriers boulangers de Tours et faire hausser le prix des salaires, le compagnon boulanger Julien Feuteulais, Rennois Sans Pareil (Auteur de la première marque secrète imprimée), âgé de 24 ans, est condamné à 2 ans de prison par le tribunal de Tours le 11 février 1820. Les archives départementales regorgent de rapports de procès à ce sujet.

Pour vol

Berry l’Humanité, exclu à vie par la chambre de Paris le 1er janvier 1852, pour avoir été condamné par la cour d’assises de Paris à quatre mois de prison pour vol et récidive, comme le sera Eugène Faulon, Gascon l’Ami des Compagnons fait renégat par la cayenne de Bordeaux, le 5 août 1897, pour avoir été condamné par le tribunal correctionnel à un an et un jour de prison pour escroquerie, faite en dehors de la société.

La prison

Le rôle de la prison a plus ou moins changé au cours de l’histoire. D’un simple outil de rétention en l’attente d’une peine, il est devenu une peine en soi. Michel Foucault dans son ouvrage « Surveiller et punir » (Éditions Gallimard, 1975), indique que son utilisation comme peine sanctionnant la délinquance est un phénomène récent qui s’est réellement institué au cours du XIXe siècle.

Auparavant, la prison ne servait qu’à retenir les prisonniers dans l’attente d’une véritable peine, supplice, exécution ou bannissement. Les prisonniers étaient retenus dans un même espace avec leurs affaires personnelles et devaient payer leur nourriture.

La désorganisation était telle que les suspects d’une même affaire pouvaient facilement s’entendre sur une version des faits avant leur procès. L’exercice de la justice à l’époque était une chose publique. En montrant les suppliciés à la foule et en tenant des exécutions publiques, le roi faisait la démonstration de sa toute-puissance.

Une présentation de ce que pouvaient être ces punitions se trouve dans l’ouvrage de Bernard Gallinato Les Corporations à Bordeaux à la fin de l’ancien régime (P.U.B., 1992). page 264 :

[…] parfois même, en cas de trouble grave, les officiers de guet à cheval reçoivent l’ordre de ratisser la ville et les faubourgs et d’arrêter tous les compagnons.

En 1759, les garçons boulangers ayant prononcé la damnation de la ville, se préparent à sortir de Bordeaux. Face à cette menace dont l’exécution compromettrait inévitablement l’approvisionnement en pain, la jurande fait intervenir les cavaliers du guet qui arrêtent 80 garçons. Comme il n’est pas possible de tous les retenir, les jurats procèdent à un tirage au sort pensant qu’il « conviendrait de faire un exemple ».

Presque tous les garçons sont remis en liberté après que le sort ait conduit Paul Laforgue et Jean Charrière dans les prisons de l’hôtel de ville. Les agissements des compagnons sous toutes leurs formes sont sévèrement punis de lourdes amendes et punitions corporelles.

Le compagnon serrurier Jean Saint Paul, dit Languedoc, est condamné à subir la peine du carcan pendant trois jours [la peine consistait à attacher le condamné par le cou à un poteau, au moyen d’un cercle de fer. On plaçait au-dessus de sa tête, ou sur sa poitrine, un écriteau portant son nom et la cause de sa condamnation]. Pierre Varielle dit Arlequin, compagnon tailleur de pierre, subit le même châtiment avec l’écriteau « perturbateur du repos public ».

Jean Saint Paul recevra également 24 coups de fouet, soit 6 sur chacune des 4 places de Bordeaux. La sanction la plus utilisée contre les compagnons est le bannissement. Après avoir subi le carcan et le fouet Jean Saint Paul est banni pour dix ans […] Jean Charrière, le garçon boulanger tiré au sort par les jurats, à un an […]  Jean Cledie dit la Jeunesse et Jean-Louis Privat dit Saint Esprit, députés des garçons cordonniers, doivent subir dix ans de galères « après avoir été marqués sur l’épaule droite, par l’exécution de la haute justice, d’un fer chaud, portant les trois lettres « g,s.l ».

Antoine Frangeul dit Vanois, compagnon menuisier, est condamné aux galères à perpétuité à la suite d’excès graves alors que Corbin, auteur des mêmes actes, sera pendu. Jacques Bouju, compagnon menuisier, meurtrier de Jacques Dubois, au cours d’une rixe, « est aussi condamné à la pendaison. »

Contrairement à la prison qui établit une peine à la mesure de la faute, il s’agissait d’un phénomène d’exclusion où les populations déviantes (délinquants, fous, malades, orphelins, vagabonds, prostituées…) étaient enfermées pêle-mêle en dehors du regard des honnêtes gens sans autre ambition que de les faire disparaître.

L’émergence de la prison s’est faite avec une mise au secret du traitement de la délinquance. Les exécutions publiques se sont tenues dans des lieux de plus en plus discrets jusqu’à être totalement retirées de la vue de la foule. Les supplices, considérés comme barbares, devaient être remplacés par autre chose.

Foucault indique que le choix de la prison était plutôt un choix par défaut, à une époque où la problématique est encore très majoritairement de punir le délinquant, la privation de liberté était la technique oppressive la plus évidente et la moins barbare qui pouvait être imaginée.

Il affirme que dès le début l’efficacité de la prison a été remise en cause. La prison a immédiatement évolué et est devenue une institution disciplinaire visant un contrôle total du prisonnier par une surveillance discrète de tous les instants. Peu à peu, l’idée que le prisonnier devait réparer le mal qu’il avait fait à la société a pointé dans les esprits.

< Prison de la Petite Roquette.

L’emprisonnement devait donc s’accompagner de travail, le délinquant payait en prison une dette, non pas à ses victimes, mais à la société tout entière, que son comportement avait lésée.

La prison d’Embrun, lieu d’incarcération en 1826 de Benoît Tajan, Gascon la Victoire, possédait un atelier de tissage occupé par les prisonniers. Après avoir fait son temps et payé sa dette, le délinquant pouvait ressortir blanchi pour prendre un nouveau départ.

Mais la théorie est bien souvent très éloignée de la pratique, et une majorité de prisonniers ne faisaient que « s’enfoncer » derrière les barreaux de leur cellule.

Un extrait de l’ouvrage Tableau de l’intérieur des prisons de France, publié en 1824, nous fait découvrir ce que peut être le quotidien du prisonnier à travers le pain :

( Tableau de l’intérieur des prisons de France, ou Études sur la situation et les souffrances morales et physiques de toutes les classes de prisonniers ou détenus, par Ginouvier (J.-F.- T.) Paris, Baudouin Frères Libraires, 1824 ; consulté via Google books.)

 » Le pain, seule nourriture du prisonnier pauvre, devrait être le premier objet de la surveillance de l’administration. Il serait à souhaiter que sa fourniture ne fût jamais donnée en entreprise aux boulangers, et que, dans aucune prison, on en laissât la distribution aux soins des directeurs ou économes, des concierges et gardiens.

Nous savons que, parmi eux, on en voit d’honnêtes et d’humains, mais la plupart sont durs, intéressés, peu délicats. L’avarice veut se satisfaire par les plus indignes moyens, et la cupidité fait naître l’injustice. Dès que la distribution du pain est faite par une de ces personnes, et que le boulanger en a l’entreprise, il se forme entre eux une infâme collusion pour lever un barbare impôt sur la seule nourriture des malheureux prisonniers.

En pareil cas, les plaintes n’arrivent pas jusqu’à l’autorité, instruit d’avance du jour où le magistrat ou l’inspecteur veut faire sa visite, on distribue ce jour-là seulement, le pain convenable, le prisonnier qui a ignoré cette visite et qui a mangé le pain de la veille, ne peut plus appuyer ses réclamations par la preuve, et voudrait-il se plaindre, ses plaintes, malgré leur justice, auraient le double inconvénient de lui attirer la haine des directeurs et des gardiens, et d’être traitées d’assertions mensongères d’un prisonnier mutin.

Si la chose était possible, il se faudrait que le pain se fabriquât dans l’intérieur des prisons. Un administrateur livrerait tous les jours, à des ouvriers boulangers salariés, la quantité de farine suffisante. Les boulangers publics donnent peu de soins au pain des prisonniers.

Leurs ouvriers, qui font un pain plus fin pour la vente journalière, jettent dans le pétrin des prisonniers tout ce qui est le rebut des autres pétrins. On a vu (ô comble de barbarie !) distribuer dans une prison du pain souillé d’ordure humaine ; il paraît que les boulangers croient aussi que les détenus cessent d’être homme dès l’instant où ils sont incarcérés […]  »

Le bagne

L’origine du mot bagne vient du latin bagno, nom d’une ancienne prison d’esclaves à Rome, anciennement utilisée comme bains publics. C’est le 27 septembre 1748, que Louis XV ordonna que la peine des galères soit remplacée par celles des fers.

La fin des galères coïncide avec la construction du premier bagne à Toulon qui était jusqu’ici leur port d’attache. En 1750, deux ans après la construction du premier bagne, les lettres GAL marquées au fer rouge dans la chair des condamnés aux galères furent remplacées par les lettres TF pour Travaux Forcés, et ce jusqu’en 1830.

Le Code pénal royal comprend ces trois articles :

Article 20 : quiconque aura été condamné à la peine des travaux forcés sera flétri sur la place publique par l’application d’une empreinte avec un fer brûlant sur l’épaule droite. Cette empreinte sera faite des lettres TP pour travaux à perpétuité, de la lettre T pour les travaux à temps. La lettre F sera ajoutée dans l’empreinte si le coupable est un faussaire.

Article 21 : il est interdit d’avoir des relations sexuelles entre deux codétenus (que des hommes) sous peine de mort atroce (tranchage du pénis, jusqu’à ce que mort s’ensuive).

Article 22 : quiconque aura été condamné à une des peines de travaux forcés, avant de subir sa peine sera attaché au carcan sur la place publique, il y demeurera exposé aux regards du peuple durant la journée entière. Au-dessus de sa tête sera placé un écriteau portant en caractères gros et lisibles ses noms, sa profession, son domicile, sa peine et la cause de sa condamnation.

Lors de la Révolution, la flétrissure est abolie, cependant la durée de l’exposition est prolongée.

Le Code pénal du 3 brumaire an IV dispose :

Article 28 de la première partie du Code pénal : Quiconque aura été condamné à l’une des peines, des fers, de la réclusion dans la maison de force, de la gêne, de la détention, avant de subir sa peine sera préalablement conduit sur la place publique de la ville où le jury d’accusation aura été convoqué, il sera attaché à un poteau placé sur un échafaud, et il y demeurera aux regards du peuple pendant six heures, s’il est condamné aux peines des fers ou de la réclusion dans la maison de force, pendant quatre heures, s’il est condamné à la peine de la gêne, pendant deux heures, s’il est condamné à la détention ; au-dessus de sa tête, sur un écriteau, seront inscrits, en gros caractères, ses noms, sa profession, son domicile, la cause de sa condamnation, et le jugement rendu contre lui.

Les premiers bagnes sont souvent des navires désaffectés.

En même temps, l’on remplaçait officiellement le mot « galérien » qu’on utilisait toujours pour les condamnés aux travaux forcés, par le terme forçat.

Le code impérial Français entre en vigueur en 1810. Il ordonne le rétablissement de la flétrissure et raccourcit le temps de l’exposition, néanmoins l’exposition publique ne sera jamais prononcée à l’égard des mineurs de dix-huit ans et des septuagénaires.

Le 9 décembre 1836, Louis-Philippe ordonne que les forçats soient transportés vers les bagnes dans des fourgons cellulaires, plutôt que d’être exposés aux regards de la foule. La même ordonnance porte la suppression des fers et des boulets (à compter du 1er juin 1837).

Le 12 avril 1848, le gouvernement provisoire abolit la peine de l’exposition publique et de la flétrissure. Les bagnes métropolitains restèrent en usage jusqu’au milieu du XIXe siècle. En ce temps, il y avait plus de ferrage des bagnards pour le départ de la chaîne.

6 000 forçats (ils étaient 11 000 en 1846). Mais d’une part, ils prenaient le travail aux ouvriers honnêtes, et d’autre part, ils furent considérés trop dangereux pour être maintenus sur le territoire.

En 1851, Napoléon III ordonne la création des bagnes coloniaux. On commença la déportation des forçats pour la Guyane française le 27 mars 1852 avec 298 condamnés extraits des bagnes de Rochefort et de Brest.

Peu à peu, les bagnes métropolitains furent abandonnés. Toulon sera le dernier, il fermera ses portes en 1873.

 

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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