La mère 2/5

LA VIE CHEZ LA MÈRE

Atmosphère, atmosphère…

Dans la poche d’un camarade (L’Ouest Éclair de Nantes, le 29 janvier 1928.)

Des boulangers sans logis étaient recueillis depuis quelque temps selon la tradition compagnonnique, chez la « mère » des boulangers, Mme Richou, rue de l’Emerie. L’un d’eux Berger Stanislas, rentrait samedi soir, très tôt, se coucher, à 8 heures, en même temps qu’un camarade. Le troisième rentrait au contraire très tard. Vendredi M.Berger n’ayant eu besoin que de menue monnaie, n’ouvrit pas son portefeuille, mais hier, il s’aperçut que sur quatre billets de cent francs qu’il contenait, il en manquait trois.

Une enquête menée très rapidement par le troisième arrondissement, prouva la culpabilité du troisième boulanger, Auguste Leroy. Quand on l’a arrêté, Leroy avait renouvelé sa lingerie avec l’argent volé.

< Écharpe de Mère de Mme Richou, épouse de Jean Richou, Angevin la Tranquillité, compagnon boulanger du Devoir de la cayenne de Nantes. Mme Richou est Mère des compagnons boulangers du Devoir de 1893 à 1895, puis Mère des compagnons boulangers de l’Union Compagnonnique de Nantes.

Ces quelques lignes extraites d’un journal nantais datant de 1928 nous mettent dans l’ambiance qui est loin d’être aussi idyllique que certains nostalgiques du passé peuvent le faire croire. Jusque dans les années 1930, la grande majorité des Mères de boulangers se trouvent dans des quartiers très populaires, souvent autour des halles, ce qui facilite l’embauche, et même quelquefois dans des rues où domine la prostitution. Nous voyons les compagnons boulangers de Rochefort, sur une période très courte il est vrai, faire Mère dans un bordel tenu par un compagnon boulanger et son épouse !

Il faut imaginer ce que pouvait être ce lieu, enfumé, empli de joueurs de cartes et de dominos, avec des allées et venues sans interruption d’ouvriers, de patrons, de chômeurs, et de quelques passants venus se rafraîchir. La patronne, derrière son comptoir, scrute l’ensemble de ses clients, comme le ferait une chouette perchée sur sa branche au clair de lune…

Au fond, une partie de la salle à manger est réservée aux repas des compagnons et aspirants. À ce jour, aucun document ne peut attester que les compagnons mangeaient à part des aspirants, comme cela se faisait dans certaines corporations jusque dans les années 1930 et parfois plus tard. Remarquons que ce sujet était encore d’actualité en 1946, au sein de l’A.O.C.D.D., certaines corporations ne souhaitant pas voir les stagiaires et aspirants manger à la table des compagnons.

Accrochées au mur sont quelques cannes croisées, ainsi que le règlement de la société. Au premier étage, en haut de l’escalier, on atteint une porte dont seuls les compagnons possèdent la clef : c’est la « chambre » où se déroulent les réunions, les « entrées en chambre », ainsi que les assemblées mensuelles, et dans laquelle, afin de protéger les archives de la société, se trouve une armoire ou un coffre à trois serrures différentes. Il ne s’ouvre qu’en présence des hommes en place, car une clef est détenue par le Premier en ville, une autre par le Second en ville et une troisième par le Rouleur. C’est lorsqu’ils sont ensemble qu’on peut accéder aux documents de la société.

Un bureau de placement

N’oublions pas aussi le rôle de bureau de placement dévolu à la Mère, du XIXe siècle jusqu’à la dernière guerre. Afin de ressentir l’atmosphère de cette époque, où compagnonnage rime avec placement, mais aussi syndicat, écoutons Anfos Martin, petit-neveu d’Agricol Perdiguier, lorsqu’il nous raconte sa visite au siège des compagnons boulangers du Devoir de Paris, 16 rue Charlot, en janvier 1930 : (Dans Le Compagnonnage, n° 127, mars 1930.)

Au-dessus de la cuisine, avant d’arriver à la salle de réunion du premier qui est assez vaste, dans un bureau bas de plafond, se tient en permanence le compagnon délégué au placement.

Ce compagnon est appointé ; il est secrétaire et comptable, et joue le rôle de Rouleur. Il reçoit en effet les compagnons qui cherchent un emploi et s’occupe de les placer. Il se rend compte ensuite, dans une tournée qu’il fait chaque matin, si les compagnons qu’il a placés et si les patrons chez lesquels il les a placés sont satisfaits les uns des autres.

Il y a actuellement à Paris près de deux cents compagnons boulangers en titre auxquels il faut ajouter deux ou trois cents aspirants et stagiaires. On appelle stagiaires les ouvriers boulangers qui n’ont pas encore fait de demande pour être aspirant et ensuite compagnon, mais qui s’adressent cependant à la Mère des compagnons pour avoir du travail. Je suis resté environ une demi-heure dans le bureau du compagnon délégué au placement, et j’y ai vu entrer deux compagnons pour affaires diverses, et quatre ou cinq stagiaires qui demandaient à être embauchés.

À ces derniers, le compagnon délégué au placement a déclaré qu’il n’y avait, en ce moment, que très peu de places vacantes et qu’il avait pour devoir de les réserver aux compagnons et aux aspirants. En hiver, les compagnons voyagent moins en effet, et les patrons eux-mêmes, au lieu d’aller prendre quelques jours de repos à la campagne, restent chez eux. Depuis que les pétrins mécaniques ont été adoptés dans toutes les boulangeries, il faut d’ailleurs un tiers d’ouvriers boulangers en moins.

Il convient aussi d’ajouter que, pour se conformer à la loi qui interdit le travail de nuit et satisfaire cependant aux exigences de leur clientèle, bon nombre de petits patrons ont supprimé l’ouvrier qu’ils avaient de minuit à quatre heures du matin, pour faire eux-mêmes leur travail pendant ce laps de temps.
Le compagnon délégué au placement a fait ressortir toutes ces raisons du manque actuel d’emplois vacants aux stagiaires qui se sont présentés et a donné à ces derniers quelques bons conseils.

« Vous avez sans doute été attirés à Paris, leur a-t-il dit, par le prix de la journée de travail qui, étant de 60 à 65 francs pour les aspirants et de 80 à 90 francs pour les compagnons, paraît assez élevé. Peut- être y avez-vous été attirés aussi par le désir, bien compréhensible à votre âge, de vous y amuser.

Je crois qu’il aurait fallu, avant d’y venir, vous assurer des possibilités de travail qu’il offrait et même vous demander si vous étiez capables de faire ce travail. Sachez que lorsque vous serez au pétrin, vous n’aurez pas qu’à penser aux parties de plaisir que vous aurez projetées. Si, dans quelques jours, vous n’avez pas encore trouvé de l’ouvrage, retournez me voir. »

Voilà le compagnonnage tel que je le comprends, en action ! Il est accueillant, il s’occupe du travail en même temps que des ouvriers ; il est humain ; il est de son temps ; c’est une œuvre de solidarité que la fraternité anime et réchauffe.

Cinq ans plus tard, paraît dans le journal Le Petit Parisien du 18 août 1935, un article sur les compagnonnages implantés à Paris, nous en extrayons cette petite partie qui nous fait découvrir le siège des Compagnons boulangers, toujours domicilié à cette période au 16 rue Charlot :

À la cayenne des Compagnons boulangers du Devoir de la ville de Paris, 16 rue Charlot, pas de chef-d’œuvre. Le pain n’est pas fait pour durer comme le travail des charpentiers, des maréchaux et des selliers. Sa perfection périt en un jour. Ce qui distingue la cayenne des boulangers de celles des autres corporations, c’est la nudité des murs. Le bureau au premier étage, ne contient en vitrine que la bannière et les cannes compagnonniques.

Au-dessus du pupitre, une gourde, symbole des marcheurs du Tour de France. […] La boutique du marchand de vin, Père des compagnons, évoque la chapelle par les cadres où sont les images vénérées : Jacob, dit Maître Jacques, le roi Salomon et le grand Soubise moine, les trois légendaires du compagnonnage.

Descentes de police

Jusque dans les années 1860, sous le Second Empire, lorsque les forces de police décidaient de s’occuper des compagnons boulangers, il leur suffisait de les « cueillir » lorsqu’ils s’assemblaient chez leur Mère. Ce fut le cas à Bordeaux le 12 juin 1856. L’affaire nous est révélée par un courrier (Archives nationales.) du Premier en ville, le compagnon Jean Drets, adressé au ministre de l’Intérieur le 11 octobre suivant :

« Monsieur le Ministre,
Le sieur Jean Drets, ouvrier boulanger, Président de la société des compagnons boulangers du Devoir, demeurant et domicilié commune de Cauderan près Bordeaux, et le sieur Jean Marie Lussan, ouvrier boulanger, vice-président de la même société, demeurant et domicilié à Bordeaux, rue Croix de Segney, numéro 155. Ont l’honneur de vous exposer :
Que le 12 juin 1856, à huit heures du soir, la société des compagnons boulangers du Devoir fut convoquée dans le lieu ordinaire de ses séances, chez la Mère de la société, dans sa maison située à Bordeaux, rue Saint-Thomas, numéro 8.

Qu’à ce moment M. le Commissaire central de police de Bordeaux, suivi de nombreux agents, intervint et opéra la saisie de tous les emblèmes de la société.
Que plus tard, neuf des membres de la société furent assignés à comparaître devant le tribunal correctionnel de Bordeaux, sous la prévention de s’être réunis clandestinement et sans autorisation préalable de la police.
Que devant le tribunal correctionnel, les neufs prévenus furent condamnés à 24 heures de prison.

Que les membres faisant partie de la société des compagnons boulangers du Devoir ignoraient cette circonstance qu’ils fussent tenus de prévenir la police toutes les fois qu’ils avaient l’intention de se réunir.
Qu’en effet, jusqu’à ce jour, ils s’étaient toujours réunis sans aucune espèce d’autorisation de police. Qu’aujourd’hui, les neuf membres condamnés ont chacun fait leur prison et payé les frais de la procédure.
Qu’ils se sont alors adressés à M. le Commissaire Central pour obtenir la remise de tous leurs attributs et emblèmes de leur société, qui avaient été saisis, et qu’il leur a été répondu que l’on ne pouvait leur restituer lesdits attributs et emblèmes que sur un ordre spécial de vous, Monsieur le Ministre.

Que c’est dans ces circonstances, que les président et vice-président de la société des compagnons boulangers à Bordeaux, prennent la liberté de s’adresser à vous, Monsieur le Ministre, et viennent vous prier de bien vouloir autoriser Messieurs du Parquet de Bordeaux à leur restituer les attributs et emblèmes saisis.
Qu’ils doivent vous dire, en terminant, que leur société, dont le but est tout simplement philanthropique, existe dans toutes les villes de France, et que son principal siège est à Paris.
Que l’on ne pourrait dissoudre la partie de la société qui réside à Bordeaux, sans dissoudre la société entière, qu’au surplus, ils n’ont à aucun point de vue mérité cette rigueur.

Qu’ils espèrent donc, Monsieur le Ministre, que vous voudrez bien faire un favorable accueil à leur juste demande.
Dans cette précieuse attente, ils ont l’honneur d’être, avec une respectueuse considération, Monsieur le Ministre, vos très humbles et très obéissants serviteurs,
Drets Jean, Président
Lussan Jean Marie, Vice-président. »

Un autre document, issu du parquet de la cour impériale de Bordeaux, classé aux Archives nationales comme le précédent, nous indique que les compagnons boulangers de la ville n’étaient pas enregistrés selon la loi en vigueur et que, suite aux démarches administratives effectuées, ils obtinrent les autorisations nécessaires pour exister légalement. Ils se virent alors restituer tous les attributs et emblèmes saisis.

Un règlement pour maintenir l’ordre

Chez la Mère, dans la salle à manger, sur le mur, entre deux cannes, un document est accroché : c’est le règlement destiné à maintenir l’ordre et la bienséance chez la Mère. Il est nécessaire dans un milieu très turbulent, et même violent, où les rixes dues à la consommation excessive d’alcool sont courantes. Voici quelques exemples de ces comportements et des sanctions qui suivirent.

Le 15 juin 1840, Balat Antoine, Comtois le Décidé, est exclu pour six mois et puni de dix francs d’amende par la cayenne de Toulouse, pour avoir provoqué plusieurs compagnons et commis des voies de fait chez la Mère.

À Marseille, le 19 janvier 1842, Parisien la Prudence est exclu pour trois ans, pour s’être battu et avoir mené une vie désordonnée chez la Mère, ainsi que Suisse la Victoire, pour un an, pour s’être battu, lui, plusieurs fois chez la Mère.

En 1847, à Tours, Tourangeau Cœur Sensible est « condamné à dix francs d’amende pour avoir fait du tapage chez la Mère, et à ne pas monter en chambre tant qu’il n’a pas payé son amende ».

Il existe aussi des cas de connivences coupables : le 10 juillet 1847, Languedoc la Résistance est exclu à six mois et condamné à dix francs d’amende pour « avoir caché le père dans une chambre pour lui faire entendre le résultat de l’assemblée, et pour avoir refusé de remettre la clef de rouleur ».

La soupe empoisonnée

Le journal La Presse du 19 janvier 1865 (Gallica.), nous rapporte un fait qui nous démontre la tension qu’il pouvait y avoir chez une Mère de compagnons boulangers (publié antérieurement sous le titre « Un criminel sans le savoir » dans le journal Le Droit) :

« Plusieurs individus amenaient hier, avec de grandes démonstrations, devant le commissaire du quartier de la Sorbonne, un homme qu’ils accusaient d’avoir tenté d’empoisonner toute une société de compagnons boulangers. Une foule indignée avait suivi le criminel et stationnait à la porte en attendant la décision qui allait être prise à son sujet. L’enquête à laquelle on a procédé immédiatement a démontré qu’il y a eu dans cette affaire un singulier quiproquo.

< Enveloppe d’une lettre adressée à Jules Brunet « Chez la mère des compagnons boulangers » Toulon, 1865.

Le nommé C…, ouvrier boulanger demeurant rue Saint-Antoine, était entré hier matin pour déjeuner dans l’établissement du sieur S…, marchand de vin, rue des Fossés Saint-Victor, qui tient en même temps un garni spécialement habité par des garçons boulangers. Un certain nombre de ceux-ci arrivèrent et s’installèrent à une table où ils attendirent qu’on leur servît la soupe et le bœuf. À ce moment C… qui avait terminé son repas, passait à la cuisine pour allumer sa pipe ; il prit à cet effet une boîte d’allumettes chimiques ; mais elle lui échappa et tomba dans le pot-au-feu ; il s’empressa de la retirer, non sans se brûler les ongles, et il s’éloigna. Un instant après, la dame S…, arriva pour tremper les bols de soupe, et fut surprise de voir la surface de son bouillon bleuâtre et phosphorescente. Elle appela les compagnons boulangers. Ceux-ci s’écrièrent que l’homme qui sortait avait tenté de les empoisonner, ils s’élancèrent à sa poursuite et l’arrêtèrent. C… complètement innocenté, a été mis en liberté, mais il lui faudra très probablement payer le pot-au-feu, devenu, par son fait, impropre à l’alimentation. »

Rien n’indique que ces compagnons sont des compagnons du Devoir, mais il m’a paru intéressant malgré tout de présenter cette anecdote.

À Troyes, les amendes se payent en liquide !

L’un des règlements les plus particuliers est celui de la cayenne de Troyes, daté du 19 juin 1862. On y remarque que le patron de l’établissement devait avoir de bonnes relations avec les responsables de la société lorsqu’ils ont mis ce règlement en place, vu la quantité de bouteilles de vin qu’il lui fallait stocker en cave afin d’appliquer la règle !
(Le règlement de la cayenne de Saumur, rédigé par Ouvrard, Saumur le Génie du Devoir, daté du 15 août 1846, comporte des dispositions analogues, en 23 articles, et les amendes se règlent aussi en bouteilles de vin. Il est exposé au musée du Compagnonnage et consultable sur le site internet du musée museecompagnonnage.fr  – L’esprit/le perfectionnement moral/règlement).

Chapeau bas
Honneur au brillant Devoir ! Respect au Père et à la Mère
U. F. & S.

Art. 1
Tout compagnon ou aspirant qui entrera chez la Mère sans lever son chapeau ou sans saluer la société, sera à l’amende d’une bouteille de vin rouge. (Toutes les amendes en vin seront en vin rouge).

Art. 2
Tout ouvrier boulanger qui entrera chez la Mère, après en être averti, sans lever son chapeau ou sans saluer la société sera à l’amende d’une bouteille de vin, et s’il ne voulait pas se conformer au règlement, il sera invité à se retirer pour éviter la désunion.

Art. 3
Tout compagnon ou aspirant, qui étant chez la Mère, dormira sur la table, sera à l’amende d’une bouteille de vin.

Art. 4
Tout compagnon ou aspirant qui fumera lorsqu’on chantera une chanson de compagnonnage sera à l’amende d’une bouteille de vin.

Art. 5
Tout compagnon ou aspirant qui allumerait son tabac ou qui pren- drait du feu à la chandelle sans s’excuser sera à l’amende d’une bou- teille de vin.

Art. 6
Tout compagnon ou aspirant qui boira du vin d’amende sans être debout et sans lever sa coiffure, et qui ne dirait pas à la santé de l’amende et de celui qui la paye, sera à l’amende d’une bouteille de vin ; en cas de récidive, il sera à l’amende de vingt centimes au profit de la caisse.

Art. 7
Tout compagnon ou aspirant qui recevra du vin d’amende dans son verre, et qui mangera, sera à l’amende d’une bouteille de vin.

Art. 8
Tout compagnon ou aspirant qui trinquerait avec celui qui est à l’amende, tenant son verre à la main et ne touchant plus la table, sera à l’amende d’une bouteille de vin.

Etc. (L’orthographe a été corrigée pour en faciliter la lecture.)

Les débordements extrêmes entraînent des sanctions plus sévères que des amendes consommables sur le champ ; c’est le cas le 20 août 1852, lorsque Parisien l’Ami du Courage est exclu à vie de la cayenne de Troyes « pour vol, mauvaise conduite continuelle, pour s’être servi de la police pour réclamer sa malle, avoir dit qu’il n’y avait pas de compagnons et que la Mère était une putain ! »

Même cas, plus tard, le 7 octobre 1926, lorsque le compagnon Fournier, Champagne Marche à Terre, est, à l’unanimité des compagnons présents en assemblée de la chambre de Blois, mis à l’amende de 100 francs, pour avoir insulté dans la rue le Père d’une façon tout à fait « extravagante » ; de plus, il lui est défendu de mettre les pieds chez la Mère tant qu’il n’aura exprimé de vive voix ses excuses au Père et à la Mère.

Un contrat associe la Mère et les compagnons boulangers

La présence des compagnons dans un établissement de boisson et restauration devait être d’un bon rapport pour son propriétaire, mais certaines Mères adjoignaient à leur commerce des activités annexes, comme un dépôt de levure ou de petit matériel pour la boulangerie. Ce sera le cas de la Mère Criteau à Tours, rue de la Serpe, de 1892 à 1911 et de la Mère Caillaux, à Blois, de 1920 à 1954.
Assurée d’avoir une clientèle régulière et en principe respectueuse et honnête, la Mère n’avait pas de soucis à se faire. Il n’en était pourtant pas toujours ainsi et les engagements oraux des tenanciers comme des compagnons étaient quelquefois malmenés au fil des ans. Comme à la base il s’agissait de relations commerciales entre un hôtelier-restaurateur et ses clients, il valait mieux confirmer par écrit les obligations des deux parties, l’argent et les sentiments ne s’accordant pas toujours…


Un acte sous seing privé

L’acte sous seing privé ci-dessous est daté de 1871, mais il est fort probable que la pratique d’un contrat était répandue bien antérieurement. Dans ses mémoires, Libourne le Décidé fait en effet allusion au contenu de l’article 2 d’un document analogue et par ailleurs, on sait que d’autres corporations concluaient au XIXe siècle des contrats ou « compromis » avec leur Mère.

Acte sous seing privé.
(Nous avons légèrement modifié la syntaxe de ce document afin de le rendre plus compréhensible.)

« Entre nous soussignés Monsieur et Madame Campagne, de la ville de Bordeaux, et Liausu dit Bordelais la Fraternité, Coiffard dit Angoumois Beau Séjour et Lamargue dit Landais la Clef des Cœurs, tous les trois compagnons boulangers du Devoir et mandataires de la société des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Bordeaux, d’autre part ; Monsieur et Madame Campagne et les mandataires ci-dessus dénommés sont convenus d’un commun accord des conditions suivantes :

Article 1 : Sous le titre distinctif de Mère, Monsieur et Madame Campagne acceptent la société des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Bordeaux à partir du vingt-cinq août mille huit cent soixante et onze.

Article 2 : Monsieur et Madame Campagne s’engagent de faire les avances nécessaires pour le compte de la société, tel que repas et coucher à donner aux compagnons et aspirants voyageurs, dont la somme sera fixée par les compagnons en place ; ils s’engagent en outre à recevoir toutes les lettres affranchies au nom et à l’adresse de la société et de tous ses membres. (Arnaud, Libourne le Décidé, dans ses Mémoires d’un compagnon du Tour de France (1859) apprend de son ami Berniard que : « ce qu’on appelle, je crois, le compte courant, consiste aux dépenses faites pour les besoins des passants, pour le port des lettres et pour les secours donnés aux malades, le tout est exactement payé, c’est une dette sacrée ».)

Article 3 : Monsieur et Madame Campagne auront un livret spécial pour y marquer les dépenses et avances qu’ils auront faites pour le compte de la société ; tous les premiers jeudis de chaque mois, jour de l’assemblée mensuelle, ledit livre sera présenté, et les dépenses et avances seront soldées intégralement et le tout avec acquit comme de droit ; le livre sera tenu de la manière suivante : le nom de famille, prénom et nom de province de l’arrivant et de la ville d’où il vient, les repas et coucher donnés à son départ et la date.

Article 4 : La société des compagnons boulangers du Devoir se reconnaît comme responsable des dépenses et avances des compagnons et aspirants dont la société aura répondu et à ce sujet Monsieur et Madame Campagne exigeront que les trois compagnons en place signent sur ce livre et qu’ils répondent pour tel ou tel ; ces dettes ne devront être faites que pour la nourriture et le logement des compagnons et aspirants voyageurs que la société garde et dont la somme sera fixée par les compagnons en place.

Article 5 : Tous les premiers jeudis du mois, Monsieur et Madame Campagne remettront à la société les comptes faits par les compagnons et aspirants afin que la société avise et dans leur intérêt et pour leur honneur.

Article 6 : Monsieur et Madame Campagne ne pourront renvoyer la société sans la prévenir de trois mois à l’avance ; et la société ne pourra quitter sans prévenir de trois mois à l’avance également, Monsieur et Madame Campagne en remerciant la société, ou si la société les remercie ils feront la remise du livre des dépenses accompagné d’un certificat sur papier timbré mentionnant la moralité dont la société se sera comportée dans leur établissement.

Fait à Bordeaux le vingt-neuf mai mille huit cent soixante et onze. »

Ces conventions sous seing privé resteront en pratique jusqu’en 1954, date du dernier acte signé entre les compagnons boulangers du Devoir et Monsieur Caillaux, leur Père de Blois, en continuité du rôle de son épouse, Blésoise la Bien Aimée, qui venait de décéder.
Abel Boyer, Périgord Cœur Loyal, compagnon maréchal-ferrant du Devoir (Nîmes 1902) évoque ses souvenirs de la Mère Reboul :

 » Rue Nationale ? C’était tout droit à travers d’énormes platanes. La Louve Romaine nous en indiquait l’entrée. Au bout, c’était la Maison Carrée, et entre elle et la Louve, le 42.

Que d’excellents, tendres et pieux souvenirs font retentir ce chiffre au fond de ma mémoire. S’il me fallait ana- lyser la signification de ce nom vénéré de Mère des Compagnons que nous appliquons à nos sièges, c’est vers Nîmes que je me tournerais, que j’évoquerais et dont j’attendrais l’inspiration pour traduire tout ce qu’il y a de plus noble dans le rôle de ceux qui sont chargés de la mission de nous recréer un foyer où l’on retrouve ce dont de grands enfants de vingt ans n’ont cessé d’avoir besoin : l’affection. Tous ceux qui sont passés à Nîmes et qui ont connu le Père et la Mère Reboul et leurs trois filles, nos trois sœurs, ne sauraient les oublier.

Tous sont émus à leur pensée. La plupart ne sont plus, mais ils revivent dans notre mémoire tant ils se sont fait aimer et estimer par leur dévouement et leurs vertus. Décence, ordre, propreté, nul n’aurait osé dans ce cadre si pur, tenir des propos malséants. Tout respirait l’honnêteté, la bonté. La Mère nous regardait comme ses enfants et ses paroles, même en nous rappelant à la raison si nous n’étions passages, n’étaient jamais blessantes. Nous sentions en elle une vraie maman et nous la respections autant que nous l’aimions.

Le Père, un ancien gabelou de la ville, était de même facture. Jamais un éclat de voix, toujours un sourire paternel à nos espiègleries. Ils n’ont pas dû s’enrichir avec les compagnons. On y déjeunait ou dînait pour 0,60 ou 0,70 à cette époque et pas dans des assiettes à dessert, croyez-le, et l’on y dormait dans de bons lits en des chambres claires et nettes pour 5 sous par nuit. […] Comme il faisait doux autour de la Mère. Il y avait trois sœurs, l’aînée, Augustine, avait des yeux de velours qui me troublèrent un instant mais à qui je n’aurais jamais osé avouer qu’elle avait éveillé en moi une passion inconnue faite de respect et d’admiration.

Venaient la sœur Anna et ensuite la petite Marinette, si douce, si câline et qui, aujourd’hui, avec un frère que je n’ai pas connu, sont les seuls survivants de cette respectable famille.
(Extrait de Mémoires d’un Compagnon du Tour de France, Abel Boyer -1957- pages 109 et 118.)

Mme Reboul, Mère des compagnons maréchaux du Devoir de Nîmes, sera également de 1913 au 31 décembre 1930, Mère des compagnons boulangers du Devoir, mais à une adresse différente, à La Varlope d’or, 10 rue Childebert.

1954 : à Blois, la fin d’une époque…


< Mme Aigouy, Mère des compagnons selliers-bourreliers et boulangers de Béziers et Mme Lahondès, Mère des compagnons boulangers de Nîmes ; Nîmes, Saint-Honoré 1933.

Voici le contenu du dernier contrat de l’histoire des compagnons boulangers du Devoir. Il a été passé en 1954 entre la cayenne de Blois et M. Charles Arsène Caillaux, veuf de Mme Andrée Desneux.

 » Article premier : M. Caillaux accepte l’établissement du siège de la société des « compagnons et aspirants boulangers du Devoir de la ville de Blois » dans son immeuble à Blois, 1 rue Saint-Martin.

Article deux : M. Caillaux s’engage à mettre à la disposition de la société une pièce dudit immeuble située au premier étage et destinée aux réunions, d’une superficie d’environ 10 mètres carrés, fermant à clef et dont l’accès sera interdit à tout autre que les compagnons. Elle ne pourra pas être utilisée par M. Caillaux à d’autres buts. Il est formellement prévu qu’elle ne pourra en aucun cas être utilisée par d’autres sociétés et compagnons, quels qu’ils soient, sans accord préalable et écrit de la société.

Article trois : cette pièce ne comporte aucun mobilier. L’accès de cette salle se fera par le couloir. La société disposera en permanence d’une clef et pourra avoir accès à ces locaux en tout moment, de jour comme de nuit.

Article quatre : ces locaux sont accordés à la société à titre gratuit et sans aucun frais de location. En particulier le propriétaire dégage le locataire de toute responsabilité en cas d’incendie et souscrit à cet effet une police prévoyant l’absence de recours contre les locataires et occupants de la pièce ci-dessus mentionnée.

Article cinq : en contrepartie de la jouissance de ces locaux, à titre de contre-prestation, la société reconnaît à M. Caillaux, pour toute la durée du présent contrat, le droit de continuer à exploiter en son nom propre, en s’acquittant de toutes les obligations inhérentes à la profession, la boulangerie-pâtisserie qui lui fut concédée par la société par le contrat du 17 juin 1920.

Article six : il reconnaît en outre le droit à M. Caillaux de donner en gérance avec son fonds de commerce de café-restaurant, celui de marchand d’articles de boulangerie-pâtisserie, et en location l’immeuble où est située la pièce ci-dessus mentionnée. M. Caillaux s’engage toutefois à porter à la connaissance du gérant et du locataire les conditions du présent contrat et à exiger du gérant dans la convention qui les lie entre eux, le respect intégral des obligations que lui-même a contractées envers la société par le présent contrat.

Article sept : la durée du présent contrat est de trente années à compter de ce jour, elle expirera donc le dix décembre 1984. Il pourra toutefois être résilié avant cette date à la seule demande de la société des compagnons et aspirants boulangers, avec un préavis de trois mois signifié à M. Caillaux par lettre recommandée à son domicile, dans le cas où cette société désirerait transférer ailleurs son siège social ou pour toute autre cause.

Article huit : à l’expiration du présent contrat, ou en cas de résiliation du contrat à la demande de la société, ou pour toute autre cause, les locaux occupés par la société seront remis par elle dans l’état où ils se trouveront et sans qu’elle soit tenue d’aucune des réparations de remise en état de ces locaux.

Article neuf : de son côté, à l’expiration du présent contrat pour quelque cause que ce soit, M. Caillaux s’engage à céder pour le prix d’un franc, le fonds de commerce dont il est titulaire et tous les droits y afférents, à la personne physique ou morale qui lui sera désignée par la société par lettre recommandée. Cette cession aura lieu dans le mois qui suivra la libération des locaux. Les marchandises constituant alors l’un des éléments du fonds et non détériorées, seront acquises par le nouveau bénéficiaire en plus du prix de un franc précédemment convenu, au prix de facture, par le nouveau titulaire du fonds. Ce prix sera payable en une année.
M. Caillaux s’engage à la suite de cette vente à ne plus continuer, ni lui-même, ni par personne interposée, à faire commerce desdits articles de boulangerie-pâtisserie, pendant trente années.

Article dix : les frais d’enregistrement seront supportés par la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir de la ville de Blois.

Pour les compagnons boulangers du Devoir : Serge Gillard, Président, Martineau, secrétaire. »

Départs en règle

Avant 1860 – date de la première reconnaissance des compagnons boulangers du Devoir par d’autres corps du Devoir – les compagnons boulangers changeaient de Mère comme bon leur semblait ; mais après cette date, une nouvelle pratique apparaît, imposée par les autres sociétés du Devoir : le levé d’acquit.

(Le terme est diversement orthographié par les compagnons : levé d’acquit, lever d’acquit, levée d’acquis… « Lever », ici, correspond à « enlever », au sens de « lever un doute » ; l’acquit est ce qui est dû, comme « acquitter une dette ». Le sens de « levé d’acquit » est « constater ce qui est dû et le régler, pour être quitte de tout engagement envers la Mère ».)

< Mme Praz, Mère des compagnons boulangers du Devoir de la ville de Lyon, entre 1889 et 1897, rue de la Platière ; musée du Compagnonnage de Romanèche-Thorin

Voici ce que prévoit l’article 15 de la constitution de 1860 à ce sujet :

Les compagnons boulangers du Devoir ne pourront jamais, à partir de ce jour, faire partie, comme corps, d’aucune autre société de telle nature qu’elle soit et ne pourront quitter une Mère sans la présence de trois corps compagnonniques sans distinction, pour levé d’acquit.

Au moment de quitter une Mère, un levé d’ac-quit était dressé et signé par toutes les parties présentes. En voici un exemple, daté du 7 septembre 1884 :

« Je soussignée Marzier, Hôtel Trafer, Faubourg
Le Clere, 11, à Brive, délivre la présente levée d’acquis, aux compagnons boulangers du Devoir du tour de France de la chambre de Brive, dont le siège était dans mon établissement ; je certifie que tous les membres de la société ont rempli leurs engagements, et qu’ils se sont bien conduits à tous égards.
Je leur délivre le présent certificat, pour leur servir comme de droit.
Signé : Louise Marzier »

Puis le document est signé, comme le règlement des compagnons du Devoir l’impose, en présence et par trois compagnons de différentes corporations du Devoir.
À Brive, en 1884, ce furent : Lajoinie dit La Douceur de Brive, compagnon passant tailleur de pierre du Devoir, Rouane Pierre, L’Amoureux des Sciences dit Le Soutien des Bons Drilles, compagnon passant charpentier et Marquessac dit Joseph le Limousin, compagnon menuisier du Devoir. Enfin, l’acquit est signé des trois hommes en place :
« Pour la société des C.B.D.D., lesquels ont signé et posé le sceau officiel, le 7 septembre 1884
Entraygues, Limousin Bon courage P.E.V.
Lagorce, Périgord Bon soutien du Devoir S.E.V.
Vigne, Limousin la Rose d’Amour R. »

Ces départs peuvent être engendrés par plusieurs causes : une capacité d’hébergement restreinte, des salles inconfortables, une mauvaise nourriture, le mauvais accueil des hôteliers, des « erreurs » répétées dans les comptes et à leur profit, un changement de propriétaire, des « magouilles » de la part de la Mère sur le placement, celle-ci empochant des sommes versées pour l’adresse des embauches sans passer par les compagnons (du « noir », en quelque sorte), ou encore, raison ultime, le décès de la Mère ou de son mari.

Le départ des compagnons n’est pas toujours du goût de la Mère, qui y voit un manque à gagner et un affront. C’est ainsi qu’à Troyes, le 1er février 1925, en assemblée générale, les compagnons boulangers annoncent à la Mère leur décision de changer de siège. À cette nouvelle, la Mère, prise de colère, écrase devant les compagnons les deux cadeaux qu’elle avait reçus d’eux pour la nouvelle année, en 1924 et 1925 : un rond à serviette et une timbale d’argent !

Le départ des compagnons d’un établissement ne se passe donc pas toujours très bien…
Les rapports entre les compagnons boulangers et leur Mère peuvent alors être très tendus, jusqu’à aller au recours à la police et à la justice, appelées à trancher les différends. Cela s’est notamment passé à Tours en 1820 et à Bordeaux en 1873.

Une rupture difficile à Tours en 1820

Laurent Bastard a rapporté l’épisode tourangeau de 1820 dans les Fragments d’histoire du Compagnonnage n°2 (« Madame Jacob, Mère des compagnons boulangers du Devoir de la Ville de Tours », p. 34-35.), à partir d’un rapport de police.
En 1820, les compagnons boulangers siégeaient chez un dénommé Marin Perron, âgé de quarante-trois ans :

 » Son auberge était située rue des Trois-Écritoires et donnait place Saint-Clément. Au premier étage, une vaste salle servait aux réunions des compagnons boulangers.
Perron avait été inquiété par la police au mois de juillet. À la suite d’une rixe survenue entre compagnons boulangers, maréchaux-ferrants et charrons dans l’avenue de la Tranchée, la police recherchait les agresseurs et avaient perquisitionné chez Perron. Il était resté sur une prudente réserve, déclarant que « jamais aucun compagnon ne s’est ouvert à lui sur tous leurs secrets, qu’il lui est impossible de connaître leurs secrets ni leurs écrits parce que lorsqu’ils se rassemblent dans leur chambre ils ont bien soin d’en fermer les portes de manière qu’il n’y a qu’eux qui puissent y pénétrer, qu’il n’a jamais vu aucun de leurs écrits et ne sait même pas s’ils en font, ni les endroits où ils peuvent être déposés. »
La police ne trouva qu’une malle sans papiers à l’intérieur. Cependant, cet événement incita probablement les compagnons boulangers à changer d’établissement.
Mais leur départ ne fut pas du goût de leur hôte. En effet, le 20 novembre 1820, à 9 heures et demie du soir, deux compagnons, Maucourt et Duruisseau, se présentèrent chez Perron pour enlever leur caisse.

< Mme Ondet, Mère des compagnons boulangers du Devoir de la cayenne de Tours de 1946 à 1955 au Café Breton, 9-13 place des Halles ; musée du Compagnonnage de Tours.

Leur ancien Père leur fit comprendre que ce n’était pas l’heure de le faire et que, de plus, les compagnons lui devaient encore cinquante-cinq francs. Il ne rendrait la caisse qu’après avoir été réglé. Cette réponse mit en fureur le dénommé Maucourt, qui était déjà un peu en état d’ivresse. Il insista tellement que l’aubergiste alla chercher un agent de police qui demeurait tout près de là. Mais sa présence ne ramena pas le boulanger au calme. Tous finirent par monter à l’étage et là Maucourt ouvrit la caisse, en sortit des papiers qu’il fourra dans ses poches, ne trouva qu’un peu d’argent – bien moins qu’il n’en fallait pour régler Perron.
Il essaya d’intimider l’ancien Père en disant « que jamais les Rois et Louis XV n’avaient empêché le compagnonnage, qu’il y avait une ordonnance qui condamnait aux fers ceux qui en troubleraient l’exercice ». Puis il entreprit d’emporter la caisse en sautant par la fenêtre, mais Perron et l’agent de police l’en empêchèrent. Ils envoyèrent chercher la garde. Alors Maucourt se libéra, descendit l’escalier, cassa les vitres de la cuisine… pour se retrouver nez à nez avec la garde et le commissaire de police. Il lui fallut rendre les papiers de compagnonnage et lui et son camarade furent conduits au violon. Sur le chemin, furieux, Maucourt cria : « Vive l’Empereur de Russie, Vive l’Empereur des Français, ce grand homme ! » Dans les papiers de compagnonnage figurait un arrêté mettant en interdit une boutique de boulangerie, les règlements, la correspondance concernant l’interdit, les serments, et des rubans… »

(Les pièces de cette affaire sont conservées aux archives départementales d’Indre-et- Loire, série U, police correctionnelle, procédures, 22 au 26 juillet et 30 octobre 1820, ainsi qu’aux Archives nationales, sous la cote F7 379 3.)

Quant à l’affaire de Bordeaux, en 1872-1873, elle est si complexe, si révélatrice d’intérêts divergents entre la Mère et des fractions opposées de compagnons boulangers, qu’elle mérite un développe- ment particulier…

Bordeaux, 1872-1873 : quand la justice s’en mêle…

Durant deux ans, une pénible affaire à tiroirs empoisonna non seulement les relations des compagnons boulangers et de leur Mère, mais aussi celles des compagnons entre eux. L’affaire connut un volet judiciaire profane et un autre, compagnonnique et l’on va voir qu’elle en cachait une autre…

Devant le tribunal de première instance

Afin de retrouver au mieux l’atmosphère de cet épisode difficile de l’histoire de notre cayenne bordelaise, je me contenterai d’abord de reproduire mot pour mot l’extrait des minutes du tribunal de première instance de Bordeaux. Au-delà du vocabulaire juridique, on imaginera sans peine la tension qui dut régner entre les compagnons et les anciens Père et Mère, les dépenses engagées, la lenteur de la machine judiciaire, l’inquiétude de ne pouvoir récupérer les archives de la société…

 » Au nom du peuple Français,
Le tribunal de première instance de Bordeaux a rendu le jugement suivant, auquel ont assisté Messieurs Rolland, vice-président, Cabantou, Brives, Cazes juges, et Bouniceau-Gesmon substitut du procureur de la République, présent, et tenant la plume, Surget commis greffier assermenté.
Entre le Sieur Achille Liausu (1), ancien boulanger demeurant et domicilié à Bordeaux, rue Judaïque, numéro 118, agissant au nom et comme Président de la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir de la ville de Bordeaux, dont le siège est en cette ville rue de Cursol, numéro vingt, chez la Dame Rey, Mère desdits compagnons.
Demandeur, comparant par maître Cayrel, son avoué, assisté de maître Lulé-Desjardins, avocat, d’une part ;
Et, primo, la Dame Marie Bordegaray, épouse de Monsieur Campagne ; secundo, et mondit Sieur Campagne, aubergiste, demeurant et domiciliés ensemble à Bordeaux, rue Honoré Tessier, numéro six.
Défendeurs, comparant par maître Chassaing, leur avoué, d’autre part.
Point de fait.
(1 Liausu, Bordelais la Fraternité, Premier en ville de Bordeaux en 1872, sera le délé- gué de sa corporation au congrès de la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs réunis en 1874. Les compagnons boulangers quittent son établissement en 1886 et il est exclu à vie par la cayenne de Bordeaux, pour avoir créé une société de Devoir de Liberté siégeant dans son établissement. Le 28 janvier 1888, ce dernier devient le siège de l’Association syndicale des ouvriers boulangers du Bordelais et du Sud-Ouest, mais ce syndicat est dissout le 8 février 1889 sur décision du tribunal. Qu’à cela ne tienne ! Liausu recrée et établit chez lui, à partir du 31 août 1889, l’Association syndicale des ouvriers boulangers girondins et du Tour de France, laquelle sera également dissoute un an plus tard. Mais Liausu persévère !

L’établissement devient le 5 septembre 1890 le siège du Syndicat des travailleurs boulangers de l’avenir, à son tour dissout le 15 no- vembre 1891. Liausu, Bordelais la Fraternité finit par quitter l’établissement du 40 rue Labirat et les compagnons boulangers qui ont désormais pris pour titre officiel celui de Syndicat des compagnons et aspirants boulangers du Devoir de la ville de Bordeaux, réintègrent leur ancien siège en septembre 1893.)
Dans une requête présentée à Monsieur le Président du tribunal de première instance de Bordeaux, le Sieur Liausu, ès qualité, a prétendu et mis en fait ce qui suit.
La société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir a siégé pendant cinq ou six mois chez le Sieur et Dame Campagne, rue Honoré Tessier, numéro 6, la Dame Campagne ayant été choisie comme Mère desdits compagnons.
Les conventions réglant leurs rapports respectifs avaient été rédigées par écrit ; l’article quatrième de ces conventions stipulait formellement que les Sieur et Dame Campagne auraient un livre spécial pour y marquer les dépenses et avances faites pour compte de la société ; le premier jeudi de chaque mois, jour de l’assemblée mensuelle, ce livre devait être présenté et les dépenses et avances soldées intégralement ; l’article cinquième stipulait que les avances individuelles faites par Monsieur et Madame Campagne auraient eu lieu à leurs périls et risques sans qu’ils pussent avoir recours contre la société qui était responsable seulement dans le cas où ces dépenses auraient été approuvées et contresignées par les trois compagnons en place.

À la suite de difficultés, dans le détail desquelles il est inutile d’entrer, la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir fut amenée à choisir une autre Mère que la Dame Campagne ; un congé fut donné et accepté, sous la date du 14 janvier dernier, pour quitter l’établissement Campagne à l’expiration des trois mois commençant ledit jour.
Le premier février suivant, jour de jeudi, le compte de Monsieur et Madame Campagne, pour le mois de janvier qui venait de finir, fut soldé. Trois jours après, les tableaux, règlements, insignes de compagnonnage, les cannes, et enfin les registres et archives de la société et la caisse contenant les fonds, furent sous-traits et enlevés de la salle à manger et de la chambre de réunion de la société.

Des discussions inutiles à rappeler eurent lieu à ce sujet entre la société, les Sieur et Dame Campagne et quelques ouvriers dissidents qui ne faisaient plus partie de la société.
Le jeudi huit février, jour de la réunion, les portes furent fermées aux membres de la société qui se présentaient, une nouvelle Mère fut nommée en assemblée générale le dix sept mars en la personne de la Dame Marie Rey qui avait été précédemment autorisée à recevoir dans son établissement rue de Cursol, numéro vingt, les membres composant la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir.

Cette société a voulu alors retirer des mains des Sieur et Dame Campagne, le matériel qui lui appartient et qui avait été rétabli rue Honoré Tessier, numéro six. Ce matériel comprenant notamment les tableaux, règlements, les insignes compagnonniques, cannes, couleurs, archives, et enfin la caisse de ladite société. Mais ils ont éprouvé un refus formel de la part des Sieur et Dame Campagne, prétextant qu’il leur est dû diverses sommes, contrairement au règlement du premier février mil huit cent soixante-douze.

En outre, le Sieur Campagne a fait tirer et répandre en grand nombre une circulaire portant la date du quatorze avril dernier, et aux termes de laquelle il annonce mensongèrement que la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir siège toujours chez lui, rue Honoré Tessier numéro six.
Cette indication absolument contraire à la vérité porte un grave préjudice à la société, en ce sens qu’elle supprime ou diminue les rapports entre les patrons et les ouvriers, et empêche les ouvriers passants de trouver de l’ouvrage.
Il résulte de ce qui précède que la société est en droit, d’une part d’obtenir des époux Campagne le rétablissement des objets qu’ils retiennent sans raison, d’autre part de les faire condamner à de justes dommages-intérêts pour réparation du préjudice dont vient d’être parlé.

Après l’exposé des faits qui précèdent, Liausu ès qualités, invoquant l’urgence, demandait à Monsieur le Président l’autorisation de faire assigner les Sieur et Dame Campagne au plus bref délai possible.
Cette requête a été répondue le jour de sa date, d’une ordonnance conforme en vertu de laquelle et suivant exploit du ministère de David, huissier à ces fins commis, en date du dix-huit juin mil huit cent soixante-douze, le Sieur Liaussu a fait assigner les époux Campagne à comparaître extraordinairement et au bref délai de trois jours pour : s’entendre condamner à remettre et restituer à l’exposant audit nom, tous les objets mobiliers, livres et registres composant le matériel de la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir de Bordeaux dans les trois jours de la prononciation du jugement à intervenir, lesdits objets comprenant notamment le livre d’inventaire, le livre des mœurs, le livre des réceptions du Tour de France, le livre des procès-verbaux, le livre de caisse, le livre des recettes, le livre des dépenses, deux livres de cotisations, le livre des compagnons reçus de la ville de Bordeaux, deux exemplaires des mémoires d’un compagnon du Tour de France, la malle dite de réception contenant les insignes de la société, dix-sept cannes de compagnons, divers jeux de couleurs ou rubans, indiqués sur le livre d’inventaire au quinze janvier dernier.

La caisse de la société contenant quatre livres d’archives ou pièces de compagnonnage, une somme d’argent et des timbres-poste portés sur le livre de la caisse, le traité fait avec les époux Campagne, enfin une autre caisse contenant les cartes de voyage pour les aspirants ; et faute pour lesdits époux Campagne d’avoir fait la remise des objets dans le délai ci-dessus, s’entendre condamner solidairement à payer à l’exposant au nom qu’il agit la somme de six mille francs pour lui en tenir lieu, avec intérêt à compter du jour de la demande, se voir en outre lesdits Sieur et Dame Campagne faire inhibition et défense d’annoncer que la société des compagnons boulangers du Devoir siège toujours chez eux, rue Honoré Tessier, numéro six, et pour réparation du préjudice qu’ils ont causé à la société en l’annonçant à tort, s’entendre condamner solidairement à payer à l’exposant audit nom la somme de quatre mille francs avec intérêts à compter du jour de la demande, s’entendre enfin condamner en tous les dépens.

Sur cette assignation portant constitution de maître Cayrel, avoué, maître Chassaing s’est présenté pour les époux Campagne. La cause inscrite au rôle général sous le numéro mille neuf cent vingt-trois a été distribuée à la quatrième chambre du tribunal où elle a été portée et appelée.
En réponse à cette démarche, les époux Campagne ont fait signifier un écrit au procès dans lequel ils ont reconnu être en possession des objets demandés par le Sieur Liausu, en soutenant toutefois que les compagnons boulangers avaient quitté les lieux loués sous un prétexte frivole sans avoir averti trois mois à l’avance ; que cette sortie leur causait un préjudice sérieux, et qu’ils avaient le droit de demander reconventionnellement une somme de trois mille francs, tant pour les dommages-intérêts à raison de ce préjudice que pour des sommes restées dues.

La cause avait été conclue à l’audience du onze juillet dernier, mais n’étant pas venue en rang utile pendant le mois d’août, elle fut renvoyée après vacations.
Elle a été reportée à l’audience du sept novembre et il a été prétendu alors que le Sieur Campagne était décédé, mais son acte de décès n’a pas été notifié, malgré la sommation adressée à cet effet à maître Chassaing, avoué précédemment constitué pour la Dame Campagne et ledit Sieur Campagne.
En cet état des choses, le Sieur Liausu a fait signifier au procès un écrit par lequel il déclare réduire à la somme de cinq cents francs les dommages-intérêts réclamés dans l’exploit introductif d’instance ; cet écrit est terminé par les conclusions ci-après rapportées. Après avoir subi divers renvois successifs, la cause est enfin venue en ordre utile à l’audience de ce jour, à laquelle maître Cayrel a pris les conclusions suivantes, maître Chassaing ayant déclaré ne pas vouloir conclure.

Conclusion
Maître Cayrel, pour le Sieur Liausu ès qualités, a conclu à ce qu’il plût au tribunal :
– donner défaut contre maître Chassaing, avoué et les époux Campagne faute de conclure ;
– pour le profit, les condamner à remettre et restituer au concluant tous les objets mobiliers, livres, registres, composant le matériel de la société des compagnons et aspirants boulangers du Devoir de Bordeaux dans les trois jours de la prononciation du jugement à intervenir, lesdits objets comprenant notamment le livre d’inventaire, le livre des mœurs, le livre des réceptions du Tour de France, le livre des procès-verbaux, le livre de caisse, le livre des recettes, le livre des dépenses, deux livres des cotisations, le livre des compagnons reçus dans la ville de Bordeaux, deux exemplaires des Mémoires d’un compagnon du Tour de France, la malle dite de réception contenant les insignes de la société, dix-sept cannes de compagnons, divers jeux de couleurs en rubans marqués sur le livre d’inventaire du quinze janvier dernier, la caisse de la société contenant quatre livres d’archives ou pièces de compagnonnage, une somme d’argent et des timbres-poste portés sur le livre d’inventaire et le traité fait avec les époux Campagne, enfin une autre caisse contenant les cartes de voyage pour les aspirants, et faute pour les époux Campagne d’avoir fait la remise desdits objets dans le délai ci-dessus, les condamner solidairement à payer au Sieur Liausu ès qualités la somme de six mille francs pour lui en tenir lieu avec intérêts à partir du jour de la demande ;

– Faire inhibition et défense aux époux Campagne d’annoncer que la société des compagnons boulangers du Devoir siège toujours chez eux rue Honoré Tessier, numéro six ;
– Lui donner acte de ce qu’il déclare réduire à cinq cents francs le chiffre des dommages et réparations pour lui réclamées et condamner les époux Campagne en tous les dépens ; Subsidiairement, et pour le cas où le tribunal ne croirait pas devoir d’ores et déjà statuer ainsi, autoriser le concluant à prouver par témoins à la forme ordinaire des enquêtes et devant celui de Messieurs les juges à ces fins commis : primo, que lorsque dans les premiers jours de février mil huit cent soixante-douze la société des compagnons boulangers se présenta dans l’établissement des époux Campagne pour y avoir sa réunion, la salle affectée à cette réunion fut trouvée fermée à clef et au moyen d’un cadenas ; secundo, que les époux Campagne se refusèrent à leur ouvrir cette salle, et que les ouvriers boulangers furent obligés de recourir à un agent de police et un serrurier pour obtenir cette ouverture. Pour ladite preuve faite et rapportée, être ultérieurement requis et statué ce qu’il appartiendra, dépens réservés.
Maître Chassaing a déclaré ne pas vouloir prendre des conclusions. La cause renvoyée à ce jour pour le prononcé du jugement présentait à juger les questions suivantes :

Point de droit
Le tribunal devait-il donner défaut, faute de conclure, à maître Chassaing avoué, et aux époux Campagne ?
Devait-il condamner les époux Campagne à remettre au Sieur Liausu ès qualités, les objets mentionnés dans les conclusions de ce dernier ?
Devait-il condamner à lui payer les sommes réclamées ?
Ne devait-il pas subsidiairement ordonner la preuve des faits articulés par le Sieur Liausu ?
Quid des dépens ?
Ouï maître Cayrel, avoué, en ses conclusions, et maître Lulé-Desjardins, avocat du demandeur, en sa plaidoirie ;
Ouï aussi, Monsieur Bouniceau-Gesmon, substitut du Procureur de la République, en ses conclusions verbales et motivées ;

Attendu que maître Chassaing, avoué des époux Campagne, refuse de conclure, qu’il y a lieu, par suite, de donner défaut contre lui ; Au fond, attendu que le décès du Sieur Campagne survenu depuis l’introduction de l’instance, n’a pas été notifié conformément à l’article trois cent quatre-vingt-quatre du code civil, il est néanmoins certain que ledit Campagne étant aujourd’hui décédé, et n’est plus possible en état de statuer à son égard, mais que rien ne s’oppose à ce qu’il soit statué à l’égard de la Dame Campagne ; Attendu qu’il est constant que celle-ci a été la Mère des compagnons boulangers du Devoir de Bordeaux ; qu’elle l’était encore en janvier mil huit cent soixante et onze ; qu’en cette qualité elle était et est restée dépositaire de divers objets, insignes, tableaux, cannes, etc. etc. appartenant aux compagnons ;
Qu’elle ne saurait aujourd’hui se refuser à leur restituer ces objets, sous le prétexte qu’ils seraient encore débiteurs envers elle d’un solde de compte, qu’elle n’a fait à cet égard aucune justification, que par suite Liausu est fondé à réclamer au nom qu’il agit, la remise desdits objets ;
Qu’elle exciperait vainement de sa qualité de Mère des compagnons pour les retenir, qu’en effet cette qualité lui a été régulièrement retirée par l’assemblée générale des compagnons boulangers, depuis le dix-sept mars mil huit cent soixante-douze. Que si les compagnons se sont retirés de chez elle, avant l’expiration de trois mois depuis le jour où ils lui avaient donné congé, il résulte des circonstances de la cause que par la faute même de la Dame Campagne, ils n’avaient plus à demeurer plus longtemps dans son auberge où elle avait cessé de remplir les obligations dont elle était tenue envers eux ;

Attendu, d’autre part, que les compagnons lui demandent la réparation du préjudice résultant de la fausse indication donnée dans le public par ladite Dame Campagne, en se présentant comme étant toujours la Mère des compagnons boulangers de Bordeaux ;
Qu’il est justifié à cet égard de certains agissements de ladite Dame Campagne, faute de conclure et plaider ;
Pour le profit dit qu’il n’y a lieu, en l’état, de statuer à l’égard de Campagne ;

Condamne la Dame Campagne à remettre et restituer à Liausu au nom qu’il agit, tous les objets, livres et registres composant le matériel de la société des compagnons et aspirants boulangers de Bordeaux, lesdits objets constituant en [ici la liste de tous les objets et documents inventoriés] et ce dans les trois jours de la signification du présent jugement. Faute de quoi condamne d’ores et déjà ladite Dame Campagne à payer à Liausu ès qualités la somme de quatre cent francs pour lui en tenir lieu.

Écharpe de Mère de « Mme Lahondès,
Mère des C∴B∴D∴D∴ de la Cay∴de Nîmes »
de 1931 à 1938 au 42 rue Nationale.

[…] Condamne en outre la Dame Campagne à lui payer pour réparation du préjudice résultant des fausses indications, la somme de cent francs.
La condamne enfin aux dépens de l’instance. En prononce la distraction au profit de maître Cayrel avoué, qui affirme en avoir fait et devoir continuer à en faire les avances.
Fait et prononcé en l’audience publique de la quatrième chambre du tribunal de première instance de Bordeaux, le cinq avril mil huit cent soixante-treize.
Signé à la minute du présent jugement, Rolland vice président et Surget greffier. En conséquence le Président de la République Française mande et ordonne à tous huissiers sur ce requis de mettre ledit jugement à exécution ; aux procureurs généraux et aux procureurs de la République près les tribunaux de première instance d’y tenir la main ; à tous commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu’ils en seront légalement requis. En foi de quoi, le présent jugement a été signé par le Président du tribunal et par le greffier.
Enregistré à Bordeaux, le dix huit avril mil huit cent soixante-treize, folio soixante-neuf, case quatre. »

La justice compagnonnique passe à son tour…

Dans cette affaire, il n’y a pas que le couple Campagne, ou plutôt la Mère, puisque son mari décédera avant le prononcé du jugement, à passer en justice. Des compagnons boulangers y passeront aussi, mais selon une justice différente, la justice compagnonnique, les compagnons préférant « laver leur linge sale » entre eux. Voilà ce que nous révèle le livre de punitions de la cayenne de Bordeaux :

Le 26 octobre, ont été fait renégats pour vol d’objets appartenant à la société et ne s’être pas conformés aux décisions de l’assemblée générale du 17 mars 1872 qui les a condamnés à la majorité de nous remettre les objets et nous avoir fait dépenser la somme de 657 francs pour avoir lesdits objets, cela pendant que le siège était chez madame Campagne :
Flouret, Bordelais la Pensée (Il sera réhabilité.)
Blanchet, Libourne l’Aimable Courageux
Thourne, Béarnais la Fermeté
Marsal, Bigourdan Fidèle au Devoir
Bille, Agenais Fleur d’Orange.

Pour recel desdits objets, les compagnons dont les noms suivent ont été faits renégats :
Lamazeuil, Marmande le Décidé
Numa Bergoun, Bordelais la Réjouissance
Drets, Gascon l’Aimable Courageux (Il avait été Premier en ville en 1 856.)

Lors de la même assemblée générale ont été fait renégats pour réception illicite :
Fournier, Agenais le Soutien de la Canne
Cassou, Bigourdan le Secret du Devoir
Bonnet, Angoumois le Rapide
Bordelais le Triomphant (Bourgoin Alexis, reçu à Angers Assomption 1844)
Montauban l’Ami des Arts.

Pour avoir assisté à un banquet donné en l’honneur de la réception illégale, avoir applaudi et encouragé le désordre, ont subi cinq ans d’exclusion et quinze francs d’amende :
Lamarque, Landais la Clef des Cœurs
Bigourdan Sans Reproche (Ils seront tous deux réhabilités, Brousse Laurent, reçu à Bordeaux à la Toussaint 1859).

Pour avoir manqué à son Devoir de délégué de la chambre administrative de Paris, avoir fait et signé de fausses lettres pour faire manquer l’assemblée générale, n’avoir fait aucune démarche pour nous faire remettre les objets et archives, a été exclu à cinq ans et cent francs d’amende :
Bernard, Bordelais la Franchise (Il sera également réhabilité.)

Pour avoir donné de mauvais conseils au détriment de la société à Monsieur Campagne et aux compagnons égarés, a été condamné à un an d’exclusion et à vingt-cinq francs d’amende :
Lemory, Quercy Noble Cœur.

Des noms précités, on remarquera que Flouret, Bordelais la Pensée, Lamazeuil, Marmande le Décidé, Numa Bergoun, Bordelais la Réjouissance, Drets, Gascon l’Aimable Courageux et Lamarque, Landais la Clef des Cœurs, ont été fondateurs ou reçus à l’Union Fraternelle, scission qui s’est produite à Bordeaux entre 1851 et 1856. Lemory, Quercy Noble Cœur donne le 9 mai 1895 à Bordeaux son accord aux réceptions de compagnons boulangers du Devoir à l’Union Compagnonnique.

Une scission en arrière-plan…

L’affaire ne s’est donc pas arrêtée aux époux Campagne, puisque des compagnons boulangers ont aussi été impliqués dans un vol, un recel et une réception illicite. Il ne s’agit pas seulement d’une simple mésentente entre une Mère et une société compagnonnique, comme on pourrait le penser à la lecture du jugement rapporté plus haut. Ce n’est là que la partie émergée et publique d’un véritable iceberg ! Que s’est-il donc passé exactement ?
La découverte d’un nouveau document va nous éclairer sur cette étrange affaire. Il s’agit du procès-verbal dressé par les compagnons boulangers le 8 février 1872. En voici l’extrait le plus important, qui va définitivement nous faire comprendre la situation : (orthographe et syntaxe respectées)

« L’entrée de notre chambre d’assemblée chez monsieur Campagne, où est le siège de notre société, nous a été fermé par monsieur Campagne lui-même, nous constatons que nous avons été obligés de nous réunir chez un membre de la société qui a bien voulu nous prêter une salle pour tenir l’assemblée habituelle et forcée par les besoins imprévus. En foi de quoi nous dressons le procès-verbal, constatant le vol commis à notre préjudice et reconnaissant monsieur et madame Campagne comme complice dudit vol, vu qu’en pleine nuit du 3 au 4 février 1872, qu’ils ont donné la clef à des individus pour rentrer dans leur maison, dans notre salle à manger qui est habituellement fermée à clef et où se trouvaient nos tableaux et règlements de salle dont ils se sont emparés.

Ils ont de plus permis à ces hommes de rentrer avec des fausses clefs dans notre chambre de réunion, et ils se sont emparés de notre caisse, livres, cannes et couleurs, le tout porté dans un inventaire à la date du 2 janvier 1872, et comme monsieur Campagne savait que ces individus ne faisaient pas partie de la société.
En conséquence, la société demande une punition sévère pour monsieur et madame Campagne : un dommage et intérêt de 1 500 francs, pour la [mot illisible] du territoire français ; et cinq cent francs pour notre société pour les cinq individus qui ont commis le vol des archives d’une société et n’y appartenant pas… »

Essayons de reconstituer les faits qui ont conduit aux jugement et sanctions ci-dessus. Pour un motif à ce jour inconnu, une poignée de compagnons sont exclus de la société des compagnons boulangers. Suite à cette sanction, injuste à leurs yeux, ils décident avec l’aide de quelques autres et des époux Campagne, de retirer des locaux de leur Mère toutes les archives, documents et autres objets appartenant à la société qui les a sanctionnés. Ils commettent ce retrait, ou plutôt ce vol, car ils ont bien l’intention de former une autre société de compagnons boulangers.

Ils estiment que leur décision est tout à fait légale, puisque, selon eux, ce sont les autres compagnons qui ont outrepassé leurs droits et prononcé une sanction illégale. Afin de légitimer leur société, ils organisent rapidement une réception, évidemment considérée comme illicite par le premier groupement. Mais ce à quoi ne devaient pas s’attendre les compagnons boulangers dissidents, c’est au recours par la cayenne de Bordeaux à la justice républicaine pour régler un conflit interne. Les sanctions sont alors tombées, publiques dans un premier temps, et compagnonniques ensuite.

Toute l’affaire résulte donc d’une micro-scission à l’échelle d’une ville. Mais Bordeaux n’en était pas à son premier coup d’essai. Rappelons-nous la scission de 1856… Cette micro-scission a peut-être été provoquée sous l’influence de compagnons boulangers des anciens Devoirs réunis, car on remarquera que les objets ont été déposés chez un ancien (Drets) qui avait été Premier en ville seize ans plus tôt. Si c’est le cas, cette réception illégale a peut-être été faite avec la participation d’autres corps du Devoir, et ce serait là un avant-goût de ce qui s’amorcera deux ans plus tard avec la Fédération compagnonnique de tous les Devoirs réunis pour aboutir, en 1889, à l’Union Compagnonnique (1).

Certains compagnons se verront cependant réhabilités lorsque la Fédération sera redevenue au goût du jour chez les C.B.D.D.
(1 C’est dans ce contexte fédéral qu’une réception fut organisée à la Noël 1887 par les compagnons boulangers de La Rochelle, en présence d’autres corps, ce qui entraîna des sanctions sévères à leur encontre.)

Une fois encore la quatrième cayenne s’était fait remarquer. On verra que ce n’était pas la dernière…

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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