La dernière page du Petit Journal en date du samedi 7 janvier 1893 est occupée par une grande gravure en couleur intitulée LA GALETTE, censée « coller » à l’actualité. Celle de la galette des rois, bien sûr, mais aussi un énorme scandale politico-financier, celui du canal de Panama.
Un court article tout en sous-entendu accompagne l’image :
La galette
(A propos de la Fête des Rois)
Si peu instruits que vous soyez des choses de l’argot, vous savez, mes chers lecteurs, ce que très familièrement on appelle la galette, c’est l’argent.
Ne trouvez-vous pas que la fête des rois tombe singulièrement au moment où se passent les choses que vous savez ?
Le dessin de notre huitième page n’est-il pas la synthèse de tout ce que nous avons vu ?
Ils en voulaient tous de la galette que découpait pour eux le banquier qui n’est plus ; ils se précipitaient gloutonnement dessus, s’étouffant pour l’avaler plus vite et buvant à même les pots-de-vin.
Mais ils ne prévoyaient pas la fin ; en guise de fève, ils ont trouvé le gendarme vengeur.
Je ne sais pourquoi, j’imagine que la galette sera lourde à passer pour quelques-uns.
Vous verrez qu’il y aura pas mal d’indigestions. »
Revenons en arrière pour comprendre à qui et à quoi le rédacteur fait allusion.
En 1879 Ferdinand de Lesseps (1805-1894) constitue la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama. C’est une société anonyme chargée de collecter des fonds pour financer les énormes travaux de construction d’un canal sur l’isthme de Panama, pour relier l’océan Atlantique à l’océan Pacifique.
Ferdinand de Lesseps
Avant même que tous les fonds soient recueillis, les travaux débutent en 1881 mais se heurtent à de grandes difficultés techniques et la mortalité due au climat malsain du pays décime les ouvriers.
Lesseps cherche de l’argent et va l’obtenir par des appuis dans les milieux politiques et financiers, via un homme d’affaires nommé Cornelius Herz. La presse est « arrosée », de nombreux parlementaires également, afin d’obtenir une loi « sur mesure » en 1888 qui permette l’émission d’emprunts. Mais la situation financière de la Compagnie ne se redresse pas, les travaux s’avèrent de plus en plus coûteux, et la Compagnie est mise en liquidation judiciaire en 1889, entraînant la ruine de 85 000 souscripteurs.
Le baron Jacob de Reinach, l’un des protagonistes du système de corruption de la presse et des élus, est incarcéré le 3 novembre 1892… et retrouvé mort le 19 !
Le scandale est énorme et éclabousse la classe politique et la presse. L’enquête révéla qu’une centaine de parlementaires auraient touché des sommes élevées pour voter la modification de la loi. Le ministre de l’Intérieur Emile Loubet dut démissionner ; le ministre des Finances Maurice Rouvier fut mis en cause ; l’ancien ministre Antonin Proust, directeur de l’Exposition de Chicago, démissionna de cette fonction ; Clemenceau fut victime d’une campagne de presse haineuse et perdit son siège de député en septembre 1893. Le président du Conseil Alexandre Ribot dut demander la levée de l’immunité parlementaire de cinq députés. Lui-même présenta la démission de son gouvernement le 10 janvier 1893, avant de former un nouveau cabinet le lendemain.
Le procès s’ouvrit le 10 janvier 1893 et, comme le prévoyait l’article du Petit Journal trois jours auparavant, les sanctions furent sévères. Ferdinand de Lesseps fut condamné à cinq ans de prison (il y échappa pour vice de forme) ainsi que son fils Charles, et à 3000 francs d’amende, pour abus de confiance. Gustave Eiffel à deux ans de prison et 20 000 francs d’amende avant d’être réhabilité en juin. L’ancien ministre des Travaux publics Charles Baïhaut fut condamné à cinq ans de prison. D’autres collaborateurs de la Compagnie écopèrent aussi de diverses peines.
En janvier, il y eut des galettes au goût amer…