La canne 3/3

Où se la procurer ?

De 1811 à 1870, les artisans susceptibles de fabriquer des cannes pour les compagnons étaient encore nombreux à travers toute la France, étant donné que la canne n’était pas une spécificité compagnonnique. Les fabricants suivaient les désirs du compagnon et les interprétaient selon leurs compétences, d’où les variantes notables quant aux décors des pommes et des embouts. Mais il y eut aussi d’autres méthodes plus ou moins heureuses pour se procurer une canne.

En 1882, Jean Bron, fabricant de cannes à Lyon, participe à une tombola au profit de la caisse de retraite de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs Réunis, offrant une canne de sa fabrication. Voici ce que l’on peut lire dans La Fédération Compagnonnique n° 30, du 20 août 1882 :

TOMBOLA AU PROFIT DE LA CAISSE DE RETRAITE.

La canne offerte à la Fédération, par M. Bron, fabricant de cannes, rue Thomassin, n° 7, à Lyon, sera tirée le 3 septembre prochain. Nous prions nos amis de se hâter de souscrire, car le tirage aura lieu le jour de notre banquet, au dessert, et le gagnant sera avisé télégraphiquement si la localité le permet. Nous publions aujourd’hui la première liste ; dans le prochain n° nous publierons la deuxième et dans le second n° de septembre, nous indiquerons le nombre de n° pris, le nom du gagnant et le bénéfice laissé à la caisse de retraite par la gracieuse offrande de notre ami Bron qui, nous l’espérons, aura des imitateurs.

Pour les nouveaux abonnés nous reproduisons la lettre de M. Bron : Lyon, le 8 juillet 1882.
Monsieur le Président fédéral, Directeur du journal La Fédération. En vous félicitant de l’œuvre généreuse que vous avez entreprise, la réorganisation du Compagnonnage et la création d’une caisse de retraite pour ses vaillants invalides, permettez-moi d’offrir une canne de premier choix, garnie avec goût, gravée aux initiales du gagnant. Cette canne sera tirée en tombola, le jour de votre prochain banquet, à 0 fr. 50 centimes le numéro, au profit de la caisse de retraite. Le numéro de chaque souscripteur sera le rang d’inscription à mesure que les demandes vous parviendront. Vous publierez la liste le di- manche qui précédera votre banquet, je crois le deuxième dimanche de septembre.
Agréez, Monsieur le Président, les vœux que je fais pour la réussite de ma faible obole.
J. Bron, fabricant de cannes, rue Thomassin, n° 7.
La canne qui est offerte pour être tirée en tombola est exposée au cercle : elle est estimée pour une valeur de 60 francs. L’embout est guilloché, nouveau genre doré, le jonc est ce qu’il y a de plus beau, les glands, haute nouveauté, la pomme d’un beau fini, l’écusson est en argent, prêt à recevoir le nom de l’heureux gagnant.
Nous prions nos amis qui voudraient se faire inscrire d’envoyer 50 centimes en timbres-poste ; leur numéro sera celui de leur inscription. Les souscriptions seront reçues au cercle, rue Grôlée, 63, chez le C. Meneux, secrétaire de la Fédération. Nous croyons que les compagnons ne voudront pas manquer l’occasion de gagner une belle canne et surtout de faire une petite manifestation en faveur de notre Caisse de Retraite dont le résultat est déjà si heureux. Nous comptons sur le concours de nos jeunes amis qui ne manqueront pas de s’associer à nous, en cette circonstance, comme ils l’ont déjà fait en tant d’autres.

Dans le numéro 32 de ce même journal, daté du 18 septembre 1882, l’on apprend que c’est un compagnon boulanger qui est l’heureux chanceux, Louis Conques, Béarnais l’Ami du Travail, conseiller municipal à Toulouse. Le journal ajoute : « M. Bron, fabricant de cannes, rue Thomassin, 47, qui assistait au banquet, s’est mis immédiatement à la disposition de l’heureux gagnant pour faire les transformations qu’il jugerait nécessaire ». Certainement pour remplacer la pomme avec pas- tille argent par une pomme en ivoire.

La Fédération Compagnonnique du 4 avril 1886 nous relate une situation identique :
Les compagnons boulangers de la cayenne de Nîmes nous prient de donner au Tour de France les noms des compagnons qui ont gagné les cannes mises en loterie : Suisse la Fraternité, jeune compagnon en activité, porteur du numéro 97 en a gagné une. Ce compagnon travaille dans notre ville. Le numéro 223, que la chambre des compagnons boulangers de Chalon avait pris pour son compte, a gagné la deuxième. Nous profitons de cette insertion pour remercier tous les compagnons qui ont bien voulu s’associer à cette œuvre, ce dont les compagnons boulangers de Nîmes sont vivement reconnaissants. Pour la société : Louis Achard, dit Tourangeau la Constance. 4 Rue Corcomaire.

Une façon beaucoup moins honorable de se procurer une canne est relatée dans le journal Le Ralliement, numéro 33, du 8 février 1885 :
Nous sommes priés de faire connaître au T∴D∴F∴ que la canne du Pays Gascon le Triomphant C∴B∴D∴D∴ résidant à Bordeaux lui a été dérobée. Voici son signalement, afin que ceux qui liront ces lignes puissent la reconnaître si toutefois elle était vue entre les mains d’un compagnon, ce que nous doutons : la pomme est en ivoire, gravée aux initiales de Gascon le Triomphant, C∴B∴D∴D∴3∴5∴7∴, et une couronne de laurier autour, les yeux sont en argent, l’embout est nickelé et porte les insignes se rattachant à la profession de boulanger, gravés dans le haut de l’embout.
Voici la réponse que nous avons reçue mais trop tard pour avoir pu l’insérer dans notre précédent numéro :
Bordeaux, le 19 janvier 1885 F∴ et C∴
En réponse à votre lettre dans laquelle vous me demandez des renseignements plus précis sur le vol de ma canne, je vous informe qu’elle m’a été volée dans ma chambre. Elle est, comme vous dites, très belle, c’était une des plus jolies du Tour de France, car très peu sont aussi bien gravées qu’était la mienne. En attendant de venir vous remercier moi-même à Tours, recevez C∴ et F∴ la poignée de main fraternelle. Benguet dit Gascon le Triomphant, C∴B∴D∴D∴E∴D∴M∴J∴

Les fabricants
Dans les archives du musée du Compagnonnage de Tours, son directeur, Laurent Bastard découvre en 2013 une petite publicité d’un nommé Gelly, découpée dans un journal du XIXe siècle :

GELLY, MARCHAND ET FABRICANT DE PARAPLUIES ET OMBRELLES. Assortiment de Cannes en tous genres, tient un choix de Parapluies d’occasion, fait des échanges et se charge de toutes espèces de raccommodages : le tout au plus juste prix. Assortiment de Cannes bourgeoises et pour le compagnonnage. On peut écrire par la poste.

Laurent Bastard nous commente cette découverte : « Gelly est cité dans l’Almanach du Commerce de Paris, dès 1813, comme fabricant de parapluies et parasols, 35, rue Poissonnière. On le trouve toujours (à moins que ce ne soit son fils) dans l’Annuaire général du Commerce pour 1839, 1846, 1852, 1856… Il est alors établi au N° 43 ou 45, rue du Faubourg Saint-Martin, comme sur la publicité ».

Cette publicité est le document d’archive le plus ancien connu à ce jour se rapportant à la fabrication de cannes pour les compagnons. À la fin du XIXe siècle, deux ateliers seulement semblent se partager la fabrication de cannes compagnonniques. L’un se trouve à Nantes, dirigé par un compagnon bourrelier du Devoir Désiré Greffier, Nantais l’Ami des Arts, établi au n° 1, place Sainte-Elisabeth et le second se trouve à Lyon, la maison J. Bron, au n° 47, rue Thomassin.

Annonces publicitaires publiées dans la presse compagnonnique, 1896.

En 1890, ce dernier fait passer une annonce dans le journal L’Union Compagnonnique et « avise les compagnons du Tour de France qu’il est à leur disposition pour tous genres de cannes qu’on voudra bien lui commander, avec écusson, des pommes gravées aux attributs, ainsi que les embouts qui sont unis, gravés ou guillochés, selon l’avis qui lui est donné ».

À la fin de l’année, il signale dans le même journal qu’« afin de donner plus d’extension à ses affaires, il s’associe à M. Fournier » sous la raison sociale Fournier et Bron, tourneurs sur cuivre. Il s’établit alors au n° 7, rue des Marronniers. Détail intéressant, il précise qu’il fabrique aussi des cannes de tambours-majors. Mais dès le mois de mai, nouvelle annonce : il se retire de l’association Fournier et Bron et reprend seul, comme par le passé, la fabrication des cannes compagnonniques et de tambours-majors. Son nouvel atelier est désormais au n° 12, rue du Palais-Grillet, à Lyon.

Quelques années plus tard, l’atelier passe aux mains d’Auguste Victor Proud, Vendéen la Tranquillité, compagnon charron du Devoir. Dans son annonce dans le journal Le Ralliement, il se présente comme seule maison de fabrication spécialisée dans la fabrication des cannes compagnonniques pour tous corps d’état.

Il est alors établi boulevard de l’Yzeron, Maison Bonnin, à Oullins, près de Lyon. Son fils, prénommé également Auguste, fut reçu compagnon charron du Devoir sous le nom de Lyonnais l’Ami des Compagnons.

Annonce publicitaire dans la presse compagnonnique de l’établissement Proud parue dans Le Compagnonnage en 1925.

Ce dernier poursuivra la fabrication des cannes jusqu’en 1933, au n°1, rue Pasteur, à Oullins. La cessation de son activité entraînera une pénurie sur le Tour de France, et les dernières cannes sortiront de son atelier en 1937. (*)

Face à cette situation, la Fédération Intercompagnonnique de la Seine, après concertation avec les délégués des compagnonnages de Paris, envisage de les fabriquer par ses propres moyens.

* ( Cette fabrication de canne Proud sera reprise en 2010, avec l’accord de la famille, par le compagnon Étienne, Champenois l’Ami de l’Honneur, compagnon métallier des Devoirs unis.)

 

 

 

 

 

 

 

 

Carnet des caractéristiques des cannes selon les corps d’état de l’établissement Proud, les pages des compagnons boulangers du Devoir.
coll. Serge Étienne.

 

Pomme de canne de Jean Nourry, Nivernais la Tranquillité, dessinée dans le carnet des caractéristiques de l’établissement Proud.


À l’A.O.C.D.D.

Lors de la création de l’A.O.C.D.D., les compagnons font appel à la Fédération Intercompagnonnique de la Seine qui possède un petit stock mais a également les contacts afin de réaliser les cannes de compagnons. Mais très vite les membres du conseil du compagnonnage souhaitent que les compagnons de l’A.O.C.D.D. aient une canne propre en terme identitaire, la fabrication de ces cannes est donc confiée à diverses entreprises sous la gestion de son siège social, les embouts sont ensuite fabriqués par les compagnons mécaniciens outilleurs du Devoir dans leurs ateliers de Muizon.

Vers la fin des années 1970, le compagnon menuisier Morandeau, Adrien le Nantais, transfère la gestion des cannes à la maison des compagnons de Reims sous la responsabilité du Prévôt de cette ville et cela jusqu’en 2009, à partir de cette date le compagnon menuisier Cheutin, Christophe le Champagne, se voit confier la responsabilité de la gestion et du montage des cannes qu’il avait déjà obtenue lors de sa fonction de Prévôt.

Par suite des réglementations (2002) sur l’importation de cornes de buffles et d’ivoire d’éléphant, les pommes des compagnons boulangers pâtissiers du Devoir (A.O.C.D.D.) seront en ivoirine.

Afin de faire face aux réglementations sur l’exportation du jonc, l’A.O.C.D.D. est contrainte de l’abandonner et de réaliser des cannes en merisier, celui-ci rappelant la couleur naturelle du jonc. Cela entraîne une réflexion sur l’évolution des cannes qui aboutira à la présentation, lors des assises de l’A.O.C.D.D en 2015, d’une nouvelle canne ayant deux avantages, celui d’être évolutif et peu encombrant (60 cm maximum) pour répondre notamment aux impératifs de transport et des contrôles de sécurité.
Évolutive, car à partir de la canne d’aspirant en bois de hêtre, elle se transforme facilement en canne de compagnon par le jeu d’ajouts et de retraits comme le pommeau, les éléments intermédiaires en laiton ainsi que l’embout de sol en inox.

Chez les compagnons boulangers et pâtissiers restés fidèles au Devoir
En raison des réglementations sur l’importation de l’ivoire, les pommes de canne des compagnons boulangers et pâtissiers R.F.A.D., sont en buis, bois blanc se rapprochant le plus de la couleur de l’ivoire, fournies par M. Meyerm, un artisan d’art à la retraite, de Romainville (Seine-Saint-Denis). Le fût est toujours de jonc et l’embout est réalisé à Lyon par Serge Étienne, Champenois l’Ami de l’Honneur, compagnon métallier des Devoirs Unis, M.O.F. 2011.

Haie de cannes

Le mariage : Une haie de cannes est faite à la sortie de l’église pour un mariage religieux ou à la sortie de la mairie pour un mariage civil.

Nous rencontrons parfois les cannes tenues par l’embout, pomme en l’air, ou les cannes tenues par la pomme, embout en l’air.

Au cours de cette dernière décennie il fut décidé de réglementer cette présentation de cannes :

L’embout en l’air a été adopté, ce qui paraît logique, cette voûte de cannes étant d’inspiration maçonnique (la voûte d’acier, faite avec des épées).

La voûte d’acier maçonnique, faite d’épées.

Haie de cannes lors du mariage de Guy Bastien, Tourangeau l’Enfant Chéri, compagnon boulanger du Devoir, le 10 novembre 1958 à Pernay (37).

 

Haie de cannes lors du mariage de Pierre Pebayle, Bordelais Va de Bon Cœur, compagnon boulanger du Devoir, à Bordeaux le 27 novembre 1965. Nous observons que les cannes, contrairement au mariage du compagnon Guy Bastien, sont portées pommes en l’air.

La canne codifiée
Au XIXe siècle, le port de la canne est codifié, certaines postures sont communes à tous les corps d’états, et d’autres spécifiques à un seul :

  • 1) Porter la canne, l’embout en avant, c’est provocation le jour, prévoyance la nuit.
  • 2) La tenir par la pomme, c’est confiance.
  • 3) La tenir par le milieu, pomme en avant, c’est demander la paix.
  • 4) La tenir par l’embout, c’est la guerre.
  • 5) La laisser traîner, c’est mépris.
  • 6) Saluer avec la canne, la pomme à la hauteur du front, c’est dévouement.
  • 7) Saluer, la tenant par le milieu, en baissant la pomme en avant, signifie : « ne comptez plus sur nous ».
  • 8) Élever l’embout à la hauteur de l’estomac, et y porter la main gauche, c’est « nous sommes à vous ». Ces façons de porter la canne sont reconnues par tous les corps d’état, mais certaines positions devaient être aussi utilisées dans le monde profane (6 et 7).
  • 9) Mettre la canne dans la main gauche, c’est accepter un service.
  • 10) Toujours dans la main gauche, et jeter l’embout en arrière, c’est défiance.
  • 11) Donnez la main avec le cordon passé au poignet, c’est amitié.
  • 12) L’ôter pour toucher la main, c’est mépris.

Ces quatre dernières positions auraient été plus particulièrement utilisées par les compagnons boulangers.

La Saint-Honoré

Vers 1840, lors de la Saint-Honoré, on bénit le pain à l’église  ; Le rouleur vient se placer près du pain, à droite, emmenant la Mère avec lui, laquelle se place au milieu, derrière le pain, il se met à genoux et passant sa canne dans la main gauche, l’incline légèrement sur le pain, le P.E.V. se place à gauche du pain et incline également sa canne sur le pain…

Invitation aux assemblées
Extrait d’un livre d’instruction des compagnons boulangers du Devoir du XIXe siècle.
Le compagnon chargé de porter cette lettre, se présente chez la Mère d’un corps d’état, tenant sa canne de la main gauche, la pomme baissée, l’embout à hauteur et à un pouce de l’estomac, la main droite en avant de six pouces et renversée, il porte la main au chapeau, fait deux pas en avant et demande le rouleur. Lorsque celui-ci vient, il fait un pas en arrière et le salut. Il lui dit : « Vous êtes le rouleur, cette lettre s’adresse à vous, attendrais-je la réponse ? »
D’après ce qu’il lui a répondu, il reste ou il se retire, en se reti- rant, il lève sa canne, la pomme à hauteur du front, l’agite deux fois et sort.

Le Devoir
La canne tient le rôle principal dans le rite nommé le Devoir. Agricol Perdiguier nous relate ses impressions lors de l’enterrement d’un compagnon boulanger à Bordeaux :
Ils ont chacun une longue canne, qu’ils tiennent de la main droite près de la pomme, de la gauche vers son milieu, ils la penchent contre terre. Puis la relèvent lentement, puis font décrire une courbe, jusqu’à ce que son extrémité inférieure pointe vers le ciel. Ce mouvement est accompagné de cris plaintifs de la part des deux compagnons.

Un gage
La canne peut aussi servir de gage. Bergerac l’Ami du Tour de France sera exclu un an par la Cayenne d’Orléans « pour avoir soulevé la porte de l’armoire de la Cayenne, pour prendre sa canne qui lui avait été serrée (argot pour saisi) pour dettes. »

La canne et les surnoms de compagnons
La canne influe sur la composition du surnom des compagnons. Certains se nomment l’Ami de la Canne, le Soutien de la Canne ou le Secret de la Canne. Ce type de surnom est plus particulièrement porté par les compagnons boulangers du Devoir. Le premier recensé à porter le surnom Le Soutien de la Canne aurait été un compagnon cordonnier bottier du Devoir, reçu en 1835.

Le Soutien de la Canne
Nous connaissons à ce jour 58 compagnons boulangers du Devoir nommés Le Soutien de la Canne :

  • 1811-1836 : 1
  • 1837-1862 : 27
  • 1863-1887 : 19
  • 1888-1912 : 6
  • 1913-1937 : 4
  • 1938-1962 : 0
  • 1963-1987 : 0
  • 1988-2009 : 1 compagnon pâtissier du Devoir et 5 compagnons boulangers du Devoir de Liberté, ainsi que 2 compagnons boulangers des Devoirs Unis.

Il faut en conclure que Le Soutien de la Canne est un surnom d’origine boulangère, qui s’est ensuite propagé à d’autres compagnonnages. Deux autres compagnonnages ont fréquemment attribué ce nom à leurs membres. Il s’agit des couvreurs du Devoir et de leurs enfants, les plombiers, avec 44 porteurs du surnom (37 membres en 1875, puis, après un abandon de trois quarts de siècle, 7 autres à partir de 1957).

L’autre compagnonnage à employer ce surnom, quoique moins souvent, est celui des cordonniers-bottiers du Devoir (13 porteurs). Les autres compagnonnages ne l’ont employé qu’occasionnellement.

L’un de mes Frères en Compagnonnage, Jean Philippon, Bordelais la Constance, a ainsi retrouvé 7 charrons à partir de 1893 (dont un de l’Union Compagnonnique), 4 tonneliers-doleurs entre 1904 et 1947 (dont un de l’Union Compagnonnique en 1938), 3 bourreliers-harnacheurs (1 du Devoir en 1887, 2 des Devoirs Unis en 1897) et 1 maréchal-ferrant en 1906.

Nous connaissons donc à ce jour 137 compagnons de différents compagnonnages portant ce nom.

Laurent Bastard nous dit à ce sujet :
Ce type de surnom n’est pas patrimonial au sein de ces corporations, alors qu’il l’est chez les boulangers, les couvreurs et à moindre degré, chez les cordonniers. Comment expliquer cette fréquence dans ces corps de métier ? Peut-être s’est-il agi d’une volonté de se démarquer des autres corps en adoptant un surnom particulier, inconnu des autres compagnonnages ? Ou bien est-ce le reflet des luttes qui opposèrent les boulangers et les cordonniers aux autres corps du Devoir, car ces deux corporations étaient jugées indignes de se parer du titre de compagnon ? En effet, entre 1808 et 1860, ces deux compagnonnages eurent à souffrir de fréquentes agressions par les autres sociétés compagnonniques. Quant aux couvreurs, peut-être est-ce, à l’inverse, pour glorifier l’instrument qui châtiait les « puants » (les cordonniers) et les « soi-disant de la raclette » ?

Remarquons aussi que ce surnom est ignoré, chez les compagnons du Devoir ; chapeliers, vitriers, toiliers, tourneurs, plâtriers, sabotiers, forgerons, tailleurs de pierre, vanniers, tanneurs, charpentiers, tisseurs, cordiers, teinturiers, tondeurs de drap, blanchers-chamoiseurs, ainsi que des sociétés du Devoir de Liberté : tonneliers-foudriers, menuisiers et serruriers, charpentiers et tailleurs de pierre Étrangers.

L’Ami de la Canne
Uniquement deux compagnons boulangers du Devoir en 1847 et 1853 nommés Joseph Bailly, Bourguignon l’Ami de la Canne, reçu à la Toussaint 1853 à Dijon, et André Boutault, Poitevin l’Ami de la Canne, reçu à la Toussaint 1847 à Rochefort.

Le Secret de la Canne
Un seul compagnon boulanger du Devoir nommé Émile Delmas, Montauban le Secret de la Canne, reçu à l’Assomption 1905 à Tours.
Au total, 68 compagnons boulangers de tous Devoirs ont choisi ou reçu un surnom faisant référence à la canne.
Laurent Bastard nous dit encore :
Que signifient ces surnoms de Soutien et de Secret de la Canne ? Si l’on comprend celui d’Ami de la Canne, pourquoi un compagnon se dénomme-t-il le Soutien d’un objet qui est, précisément, lui-même, un soutien lors de la marche ?
Il faut raisonner par analogie et se souvenir que d’autres surnoms sont composés du mot Soutien : le Soutien du Devoir, le Soutien des Compagnons, le Soutien de la Société, le Soutien du Temple, le Soutien des Couleurs, etc.

Ces surnoms expriment que le compagnon est dévoué et fidèle à son association, ses valeurs, ses membres et à ses emblèmes. La canne, objet emblématique et quasi sacré du compagnon, attribut identitaire au même titre que les couleurs (rubans), est soutenue comme l’ensemble des valeurs qu’elle symbolise. Il en est de même avec le Secret de la Canne, la canne étant censée refléter tout le mystère attaché au titre de compagnon.

Punition, destruction de la canne
Lors de fautes commises par un compagnon et jugées très graves par la société, le compagnon est exclu à vie, et dans ce cas, la canne est brisée devant lui et ses couleurs brûlées.

La canne et la mort
Deux points sont à relever :
Le port particulier de la canne lors de funérailles et la canne du défunt.
Nous trouvons dans un règlement datant de 1861 :

[…] arrivés à l’église, les compagnons passent à gauche et les aspirants à droite. Pendant la cérémonie, le rouleur, le P.E.V., le S.E.V. se mettant en tête du cercueil, la corbeille doit être devant eux, les quatre compagnons qui tiennent les coins du drap mortuaire sont aux quatre coins du cercueil. Les trois hommes en place, ainsi que tous les autres compagnons, ont la pomme de la canne posée sur le pied droit et l’embout en l’air […]

Lors de leurs déplacements, les compagnons boulangers portent leur canne à l’envers, pomme vers le sol, fût sous le bras droit et embout derrière l’épaule. Cette pratique n’est pas une spécificité des compagnons boulangers, nous la rencontrons dans de nombreux compagnonnages.

La canne du défunt peut soit l’accompagner dans son cercueil, soit être posée sur celui-ci, soit être conservée par la famille après les funérailles ou bien encore être remise à la société des compagnons boulangers selon les dernières volontés du défunt ou le désir de la famille. Il n’existe aucune règle précise à ce sujet.

Pour en connaître un peu plus sur ce dépôt de la canne ou de l’ensemble des attributs du compagnon sur son cercueil pendant la durée des funérailles, c’est Laurent Bastard qui nous instruit une fois de plus sur les similitudes que l’on rencontre entre les pratiques militaires et compagnonniques :

« Au sein de certains groupes sociaux, la canne est un attribut identitaire et une marque de la fonction de ceux qui la possèdent. Aussi, lors de leur cérémonie d’inhumation, était-elle posée sur leur cercueil, avec d’autres équipements.
Il en était ainsi chez les officiers de certains corps d’armée au XVIIIe siècle.
« La Seconde partie du règlement et ordonnances pour tous les régiments (1753) » dispose en effet (p. 68), au chapitre des enterrements, que, chez les cuirassiers, « Sur le cercueil du défunt, on attachera la croix, son épée nue et sa canne, le fourreau au milieu en longueur, l’épée et la canne seront garnies d’un crêpe noir ».
Et plus loin (p. 73) : « À tous ceux qu’il est permis de porter des cannes ou bâtons, ils pourront poser l’épée et canne en croix sur le cercueil ». Après l’inhumation, la canne du défunt est attribuée hiérarchiquement : « D’un colonel propriétaire (de son régiment), la canne et l’épée appartiendront à son adjudant, et d’un colonel commandant, lieutenant-colonel et major, à l’adjudant du régiment.
D’un capitaine et d’un lieutenant, la canne appartiendra à l’adjudant du régiment, telle qu’elle est, et ne pourra point prétendre de l’argent pour la valeur.
D’un enseigne, comme ils ne portent point de canne, il ne pourrait rien prétendre. » En août 1786, aux obsèques du roi Frédéric II de Prusse, à Berlin, un observateur notait : « Au pied du cercueil on voyait un tabouret sur lequel, outre l’écharpe, étaient placées en sautoir l’épée et une canne ayant un pommeau bleu, émaillé en or. » (Journal politique, ou Gazette des gazettes, 1786, p. 18).
Au XIXe siècle, sans que cela soit codifié, l’usage de déposer sur le cercueil l’épée et la canne d’un tambour-major est mentionné par Jules Janin dans Les Oiseaux bleus (1864), au chapitre « Le Treizième arrondissement », p. 238.
On retrouve cet usage de déposer une ou deux cannes sur la bière d’un défunt chez les compagnons au XIXe siècle. Agricol Perdiguier, dans le Livre du Compagnonnage (1841) écrit (p. 65), que « le cercueil est paré de cannes en croix, d’une équerre et d’un compas entrelacés, et des couleurs de la Société ».
Cet usage était ou non observé selon les associations compagnonniques.
Il l’est encore selon les corps de métiers. Certains compagnons sans descendance, ou attachés à leur canne, demandent parfois à ce qu’elle soit placée à côté d’eux dans leur cercueil, avec leurs couleurs (rubans) et portée en terre avec leur corps. »

Voici un document très rare, les dernières volontés compagnonniques d’un compagnon boulanger du Devoir, Ernest Ménager, Tourangeau l’Ami des Arts (Archives familiales publiées avec l’aimable autorisation de Claude Chartier, petit- fils de Tourangeau l’Ami des Arts.):
< Ernest Ménager, Tourangeau l’Ami des Arts, et son épouse fêtant leurs noces d’or au milieu de leurs nombreux descendants ; Bessé-sur-Braye en 1943 ; archives famille Chartier.

« Ce jour, 15 août 1933, 50e anniversaire de mon initiation au compagnonnage, étant sain de corps et d’esprit, je prends les dispositions suivantes, pour être exécutées après ma mort. Aucun de mes fils n’ayant adhéré au compagnonnage du Devoir et ne voulant pas que ma canne, mes couleurs et mes tableaux compagnonniques ainsi que les livres se rapportant au compagnonnage soient dispersés et vendus aux enchères, je donne et lègue tous ces objets à la Société des compagnons boulangers du Devoir : section de la ville de Blois, ville de fondation de notre corporation. Ma canne et mes couleurs doivent être posées sur mon cercueil jusqu’à la tombe et seront remises, après la cérémonie, aux représentants de la Société des compagnons boulangers du Devoir. Ceux-ci devront être prévenus aussitôt de mon décès, du jour et de l’heure des obsèques ainsi que les compagnons du Ralliement de Tours, société à laquelle j’appartiens également. J’espère que mes enfants auront à cœur d’exécuter fidèlement mes dernières volontés et que, désirant mourir dans la religion dans laquelle je suis né, ils me feront faire des obsèques religieuses. Fait à Bessé-sur-Braye (Sarthe) le 15 août 1933. (suit la signature) »


Claude Chartier, petit-fils d’Ernest Ménager,
Tourangeau l’Ami des Arts, et la canne de son grand-père.

Tourangeau l’Ami des Arts décède le 20 juillet 1944 et est inhumé à Bessé-sur-Braye.

Compte tenu des bombardements alliés commencés le 12 juin, toutes les voies de communication étaient coupées, les habitants avaient quitté la commune et l’église était inutilisable.

Les compagnons ne purent être prévenus, et aucun ne fut présent. Le jour de ses obsèques, les couleurs et la canne de Tourangeau l’Ami des Arts étaient posées sur son cercueil, ce qui intrigua les rares assistants.

Après la guerre ses attributs compagnonniques furent remis par la famille aux compagnons boulangers du Devoir de la Cayenne de Blois, selon ses dernières volontés…

Aujourd’hui, la canne de Tourangeau l’Ami des Arts est toujours inscrite à l’inventaire des archives des compagnons boulangers du Devoir de cette Cayenne.

À l’époque où je voyageais sur le Tour de France, nous pouvions encore voir des compagnons sur les quais de gare, sac sur le dos, et armés de leurs cannes.

Aujourd’hui, il est très rare de les rencontrer et de les reconnaître, avec l’automobile les compagnons n’utilisent presque plus le train pour voyager. Le petit nombre des compagnons utilisant ce moyen de transport démontent leur canne et l’enferment dans une housse afin de la protéger des coups, mais aussi des regards.

D’un soutien dans le voyage, la canne devient alors un élément uniquement symbolique.

Appuyée dans un angle du mur de la chambre du compagnon itinérant, et plus tard, pendue à un clou sur le mur de la salle à manger et décrochée pour les grandes occasions, la canne c’est aussi le Souvenir…

À ma canne

Fidèle compagne, aimable et douce amie
Tu me fais espérer, tu me fais oublier
N’en doute pas, je t’aime, et c’est l’âme ravie
Que sur la pomme d’ivoire je pose un doux baiser.
Combien grande pour toi fut mon ingratitude
Ne t’oubliais je pas dans les jours de bonheur
Et pourtant aujourd’hui triste en ma solitude
Tu viens discrètement réconforter mon cœur
Tu n’as pas oublié ma première caresse
Nos serments solennels et nos tendres amours
Nos longs jours de bonheur, d’extase et d’ivresse.
J’étais un infidèle et tu m’aimais toujours.
Me pardonneras-tu de t’avoir délaissée ;
Dédaignant ton amour, oublieux du passé
Pendant que tu cachais muette, résignée
Ta profonde douleur en ton cœur ulcéré.
Tu suivis tout le cours de mes amours nouvelles
Sans reproche, sans haine, avec ton désespoir
Fixant ton œil jaloux sur les brillantes dentelles
De celle qui jadis a pris ta place un soir.
Aujourd’hui, je suis seul, rêveur, désœuvré, triste
Oubliant le passé, aujourd’hui tu reviens ;
Tu me pardonnes donc ; j’étais un égoïste
J’oubliais mes serments quand tu tenais les tiens
Mais puisque te voilà toujours tentante et belle
Je jure sur l’honneur qu’au bon ou mauvais jour
Dans l’heure du malheur charmante jouvencelle
Ô ma canne chérie, je t’aimerai toujours.
Mais l’auteur pour faire ce beau drame s’est tant creusé le cerveau qu’il en a perdu le ciboulot !

Victor Sotom, Tourangeau la Fierté du Devoir, Chambray, 1900.

Ma canne

Air : Hirondelle gentille
Sans craindre la chicane
Je vais chanter ma canne
Superbe jonc
Il fut mon héritage
On le donne en partage
Aux compagnons.
D’où vient ton origine ;
Oh ! Ma canne divine ;
Précieux trésor ;
Des rives de Provence ;
Sur le beau tour de France ;
Tu pris l’essor.
Oh ! Dis-moi quel est l’homme
Qui voyant cette pomme,
Ne se dit pas :
Plus blanche que l’hermine ;
Ainsi que l’aubépine ;
Viens dans mes bras.
Ta taille gigantesque ;
Bien loin d’être grotesque ;
Est élancée ;
Un cordon te décore ;
Que manque-t-il encore
À ta beauté.
Ton vernis luit encore ;
Plus brillant que l’aurore ;
De tes beaux yeux ;
Par toi belle compagne ;
Je suis heureux.
Gentille et ravissante ;
Ô ma canne charmante ;
Mon seul espoir ;
Orgueil de ma jeunesse ;
Soutien de ma vieillesse ;
J’aime à te voir.
Parcourant la distance ;
Du riant tour de France ;
Nos compagnons ;
Conservant ta mémoire ;
Avec honneur et gloire ;
Te porteront.
Si mes couplets, chers frères ;
Ont pu vous satisfaire ;
L’Enfant Chéri
Garde encore l’espérance
De faire au tour de France
Quelques écrits.

Le compagnon boulanger Louis Dequoy, Blois la Fraternité, est l’auteur d’une énigme publiée dans le journal La Fédération Compagnonnique du 19 mars 1882 :

Le fond d’un marécage m’a donné l’existence ;
Je ne brille donc point, ami, par ma naissance ;
Si un hasard fortuit ne m’eût donné l’essor ;
Le fait est avéré que j’y serais encore.
Une date funeste ! D’immortelle mémoire ;
M’arracha de la fange. Oh ! Pour moi, quelle gloire ;
Depuis ce temps je suis plus belle que le jour.
De ma taille élégante on admire le tour ;
D’une blanche auréole mon chef est couronné
Et mon corps gracieux de soie est ondulé.
Maints cœurs de vingt ans frissonnent à mon aspect ;
Ne t’approche de moi qu’avec un saint respect ;
Sans être invulnérable j’ai bon pied et bon œil ;
Et portant haut le front je dis avec orgueil :
J’ai plus de trois mille ans, croyez-moi mes amis ;
Vous qui m’aimez toujours, devinez qui je suis. » La canne !

À ma canne.

Appendue tout près de mon oreiller
Mon premier regard, frères est pour elle
À mon réveil j’aime à la contempler
Chère à mon Cœur, mes amis qu’elle est belle
À son aspect le plus fier potentat
Ne peut nier son mystique pouvoir
Nos compagnons dans chaque corps d’état
En elle voit l’idole du Devoir.

Louis Dequoy, Blois la Fraternité.

À Saintes, le 29 mai 1949, René Badaire, Montauban la Ferme Volonté, premier aspirant boulanger à être reçu à la section de l’Union Compagnonnique de Tours en 1897, âgé de soixante-douze ans, transmet sa canne compagnonnique à René Malenfant, Percheron la Persévérance, compagnon boulanger des Devoirs Unis.

Extrait du livre « Le pain des Compagnons » L’histoires des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

Envoyer un commentaire concernant : "La canne 3/3"