Portrait de Faustin Moigneu – Patissier – Confiseur
Philanthrope – Histoire de la Coopération
Portrait Faustin Moigneu – Crédit Photo Musée Social Cedias
Voici une des carrières des plus inattendues. Faustin Moigneu, 1824-1900, bienfaiteur de la Ligue de l’Enseignement, à laquelle il a légué tous ses biens, avait fait fortune à San Francisco comme pâtissier.
Né le 24 août 1824 à Allainville (Loiret), mort le 9 avril 1900 à Paris. Pâtissier-Confiseur puis rentier. Philanthrope.
Faustin Moigneu naît dans une famille de cinq enfants. Son père est un petit paysan propriétaire. A dix ans Faustin sait tout juste lire et écrire. Sa participation aux travaux des champs le pénalise et il suit une scolarité à éclipses : inscrit pendant cinq années au collège d’Angerville, il ne fréquente l’établissement que trente mois au total. (Source Jacques Miet. 2011)
A quinze ans il est apprenti confiseur à Jambville chez un cousin de son père. Il fait ensuite son parcours de compagnon : Nancy, Bar-le-Duc… avant de devenir conscrit à Paris.
Moigneu fouriériste : de la découverte de la théorie sociétaire à l’action philanthropique
En 1848, républicain et libre penseur, il prend connaissance des idées fouriéristes en écoutant Victor Hugo. Considérant en campagne électorale à Orléans en vue des élections législatives d’avril. Il devient peu à peu un adepte de la « théorie sociétaire » : il éprouve de l’intérêt pour ce système qui a pour but le bonheur social par l’épanouissement et la liberté dans l’association du capital, du travail et du talent.
En 1849, sur le conseil d’un phalanstérien orléanais, M. Saint-Ouen, il part en Californie comme chercheur d’or. Une fois accumulées cent piastres il quitte cette activité et en mai 1850, il s’installe comme confiseur dans la très petite ville de San Francisco.
En 1867, fortune faite, âgé de 43 ans mais désormais de santé fragile, il rentre à Paris et il y vit de ses rentes.
Lors du siège de Paris, il s’engage dans la Garde nationale. Sa présence active dans l’environnement fouriériste est attestée à bien d’autres reprises. Son investissement dans la librairie et dans la célébration de la mémoire de Fourier est notable.
Moigneu est l’un des plus importants souscripteurs pour la statue de Fourier érigée en 1899 : on lit dans La Rénovation qu’il apporte deux mille francs, en deux fois ; cette somme fait de lui le deuxième souscripteur (le premier avait versé trois mille francs).
Moigneu participe en 1880 à la création de « l’Adoption » société protectrice des enfants abandonnés dont la fondatrice est Marie-Louise Gagneur. Cette société est absorbée ensuite par la société des Orphelinats Agricoles dont l’activité se déploie à Saint Denis sur Sig.
En définitive son engagement de philanthrope fouriériste est particulièrement manifeste et efficient en direction d’une association très typée et de deux projets coopératifs.
Pour faciliter l’accès de tous à l’instruction il soutient financièrement la Ligue de l’Enseignement.
Faustin Moigneu assure donc les conditions matérielles du succès d’un des acteurs majeurs de la Troisième République et pas seulement. Quasiment un siècle plus tard la Ligue de l’Enseignement est toujours le plus important mouvement laïque français. Elle fédère 38.000 associations, regroupant neuf cent mille adhérents. Elles œuvrent au profit d’un million six cent mille jeunes de moins de 16 ans.
Il soutient financièrement le développement des coopératives. Il est ainsi répertorié qu’en 1894, de son vivant, il consent 530.000 francs de dons en faveur du développement de la coopération de production et de consommation.
Moigneu et la fondation de Banque coopérative
Il vaut la peine d’insister sur le don de Moigneu à la Banque Coopérative et d’en mesurer l’importance pour la coopération et plus particulièrement pour le futur du groupe Crédit Coopératif. Il est effectué en plusieurs versements en numéraire ou en titres du 7 février au 5 juin 1894. La banque créée en juin 1893 avait fait ses premières opérations de prêts et avances le 9 janvier 1894. L’animateur principal de cette banque est à l’époque le fouriériste Henry Buisson, directeur de l’entreprise de peinture Le Travail, association ouvrière de production adepte du triptyque « Travail, Capital, Talent » et du partage des bénéfices entre tous les salariés. Il est à l’époque un membre influent de la Chambre consultative des AOP (Associations ouvrières de production) créée en 1884, et un acteur important de la coopération de consommation.
La transcription de la missive annonçant le don et celle qui l’accompagne permettent de mettre en évidence sa simplicité et son humilité.
Voici le contenu de sa lettre à Buisson, directeur de l’Association des peintres Le Travail et de la Banque Coopérative :
« Monsieur, je désire vous aider un peu dans les efforts que vous faites pour organiser des sociétés coopératives de production. J’ai l’intention de faire don à cet effet de cinquante mille francs à la banque coopérative des associations coopératives de production. Si vous voulez bien passer un de ces jours chez moi, à n’importe quelle heure, je vous remettrai un chèque de pareille somme, et en même temps nous causerions de votre manière d’opérer et de vos statuts. J’aurais voulu ne pas vous déranger mais mon état de santé ne me permet pas d’aller chez vous. Je désire qu’il ne soit pas question dans les journaux du don que je fais à votre banque.
Recevez monsieur mes salutations empressées. Signé X. Et voici la seconde lettre :
« Je vous recommande d’en faire un bon emploi pour le plus grand bien et le plus grand avantage des Associations ouvrières de production qu’il voudrait voit toutes réussir et gagner de l’argent, beaucoup d’argent ; c’est à mon avis le meilleur moyen de prouver la bonté du système. » (Compte-rendu de la visite de H. Buisson, E. Ladousse, P. Doumer et Abel Davaud chez le bienfaiteur anonyme fait lors de la séance du Conseil d’administration du 20 février 1894). L’intérêt de ces textes pour l’histoire des idées est faible, et c’est plutôt pour l’histoire des réalisations coopératives, pour l’histoire du garantisme que le pragmatique et réaliste Faustin Moigneu est central.
Pour mesurer l’importance du don, il faut se remémorer que le revenu annuel d’un ouvrier qualifié approche à l’époque les 1260 francs et comparer ce revenu aux dix mille francs du capital appelé de la banque, libéré en juin 1893 à hauteur du dixième par les trente-trois AOP sociétaires de la banque ainsi qu’au montant de la subvention initiale fondatrice. Autre moyen de comparaison : l’Imprimerie Nouvelle, celle qui imprime les journaux officiels, une adhérente phare de la chambre, réalise un chiffre d’affaire de quelques deux millions de francs pour employer plus de cent trente salariés. Le projet de création de la banque ne prend corps qu’alimenté par la perspective pour les AOP d’obtenir à titre d’encouragement une subvention de la part du gouvernement Ribot et des ministres Jules Siegfried et Paul Doumer.
La demande officielle au profit du projet de création de la banque est faite en juillet 1893 pour cent mille francs. De fait, la subvention ramenée à cinquante mille francs est notifiée et versée en décembre 1893 sous le gouvernement de Charles Dupuy. En définitive, c’est à dessein que Faustin Moigneu a attendu que le projet ait démarré pour effectuer anonymement son don via Henry Buisson. Il est fort probable qu’instruit par quelques échecs fouriéristes, il soit convaincu que tout projet pérenne doit d’abord démarrer fort de sa propre dynamique.
Il faut noter que, prudent, il impose fin 1894 une modification des statuts de la Banque coopérative et la création d’un conseil des fondateurs de vingt membres, chargé d’assurer la stabilité et si possible la perpétuité de la banque (articles 25 à 31 des statuts). Cependant dès 1896, le premier directeur Buisson et le premier trésorier Ladousse démissionnent.
Les procès-verbaux des conseils d’administration du 2e semestre 1894 font penser que les conflits récurrents, nés des demandes d’escompte du Magasin de gros de Charenton et de la Fédération nationale des sociétés de consommation satisfaites ou non via Le Travail, contribuent très probablement à ces démissions. En tout état de cause en 1900 alors que Faustin Moigneu décède et que l’anonymat du donateur est levé, les résultats sont bons.
La banque qui depuis 1896 a restreint ses opérations aux seules AOP, a pu étendre sa clientèle à soixante-dix-sept AOP sur les cent dix adhérentes de la chambre consultative. Certaines sont déjà des entreprises de bonne taille, employant plus de cent salariés comme sociétaires ou auxiliaires spécialement dans le secteur du bâtiment ou de l’imprimerie. La totalité des six cent mille francs de fonds propres est nécessaire d’autant que la banque ne collecte pas de dépôt et ne consent que depuis peu une majorité de concours par escompte : avances sur marchés, adjudications, travaux exécutés ou fournitures effectuées. Les rares prêts sont à moins de 2 ans.
De la Banque coopérative au Crédit Coopératif
Fin 1900 alors que le fouriériste Raphael Barré embauché le 27 février 1894 à deux cents francs par mois se voit déléguer les pouvoirs d’engager la banque, la réussite est incontestable. Le don de Faustin Moigneu permet, outre une multiplication par dix du montant des concours potentiels, l’embauche du premier salarié, l’abandon comme siège social du galetas de la rue de Bondy pour le 27 boulevard Saint-Martin et une baisse du taux des concours. Au-delà de la contribution à l’accumulation primitive du capital de la banque, ce don contribue sans doute à pérenniser sur des bases solides l’institution chambre consultative (évolution de l’effectif des adhérents : quarante-quatre en 1894 ; cent dix en 1900).
Bien plus tard, en 1970, la Caisse Centrale de Crédit Coopératif, établissement financier né en 1938 pour assurer le financement à moyen long terme des coopératives de production et de consommation, fait absorber la Banque Coopérative par une filiale créée à cet effet : la Banque Française de Crédit Coopératif. Cette absorption se déroule en plein accord avec les instances du mouvement des coopératives de production et plus particulièrement avec Maurice Durand président de la Scop d’Imcarvau à Valréas et dernier président de la Banque Coopérative. Pour mesurer l’importance de cet événement, limitons-nous à un seul indicateur.
L’effectif du groupe Crédit Coopératif présidé à l’époque par Pierre Lacour, passe de 201 personnes en 1969 à 421 en 1971. L’intégration de cette banque de dépôt disposant d’un acquis dans les opérations de court terme est déterminante dans le développement du groupe Crédit Coopératif. Les créateurs de la Banque Française de Crédit Coopératif, lors de la reprise de la Banque Coopérative, poursuivent plusieurs objectifs : diversifier l’activité crédit, amplifier la collecte d’épargne sous toutes ses formes, devenir une banque universelle. Fin 2009 le Crédit Coopératif stricto sensu emploie 1623 personnes, et la salle de son conseil d’administration est dénommée salle Charles Fourier.
Faustin Moigneu, toujours célibataire, meurt le 9 avril 1900 à Paris en son domicile permanent du 6 quai de Billy (actuellement rue de New York, dans le XVIe arrondissement). Il est inhumé au cimetière Montparnasse.
Sources
La Science sociale, 16 février 1870
La Rénovation, mai 1896 et février 1898
L’Association ouvrière, 15 janvier 1901
Diverses publications de la conférence de Marie Robert Halt au 20e congrès de la Ligue de l’Enseignement tenue à la Sorbonne le 10 juillet 1900 (Marie Robert Halt, résidente de la colonie de Condé-sur-Vesgre a bien connu la fin de vie de Faustin Moigneu).
Procès-verbaux des conseils d’administration de la Banque Coopérative, années 1893-1895. Actuellement en dépôt chez Jacques Miet
Informations recueillies à la Colonie de Condé sur Vesgre auprès de la famille Duizabo par une délégation de l’Association des Anciens du Crédit Coopératif AACC (Robert Durand, Claude Gury, Jacques Miet)
Bibliographie
Raphaël Barré, Histoire de la Banque Coopérative, à compte d’auteur
Bernard Desmars, Militants de l’utopie ? Les Fouriéristes dans la seconde moitié du 19e siècle, Dijon, Les Presses du réel, 2010 (notamment pages 141, 144, 185, 187, 203, 211, 233, 266)
Jean Gaumont, Histoire générale de la coopération en France, tome 2, p. 203 et 547.
Jean-Paul Martin, « La Ligue de l’Enseignement et la République des origines à 1914 », Thèse de doctorat, IEP Paris, 1992 (en particulier p. 318)
Patricia Toucas et Michel Dreyfus, Les coopérateurs, Paris, Editions de l’Atelier, 2005
Notes de Bernard Desmars
Portrait 2- Collection Jean-Claude THIERRY