Le Devoir – Rite de reconnaissance 2/3

Le Devoir selon Agricol Perdiguier

Agricol Perdiguier, Avignonnais la Vertu, nous donne une définition du rite du Devoir :

Si deux compagnons se rencontrent sur une route, ils se topent. Voici comment. Étant à une vingtaine de pas l’un de l’autre, ils s’arrêtent, prennent une certaine pose, et ces demandes et ces réponses sont hautement articulées : — tope ! — tope ! — quelle vocation ? — charpentier et vous le pays ? — tailleur de pierre — compagnon ? — oui, le pays, et vous ? — compagnon aussi.

Alors ils se demandent de quel côté, ou de quel Devoir. S’ils sont du même, c’est une fête, ils boivent à la même gourde, si un cabaret se trouve près de là, on y va choquer le verre. Dans le cas contraire, ce sont des injures d’abord, et puis les coups. Il est vrai que l’origine du topage n’avait qu’un but louable, des ouvriers ne voulant pas se rencontrer sans sympathiser ensemble, l’adoptèrent, mais malheureusement la chose la plus douce est devenue la plus détestable. Les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté ne topent pas, ils ont adopté d’autres moyens pour se reconnaître. Tous les autres compagnons topent encore.

Le topage a deux dénouements, le partage du vin à la même gourde pour les compagnons s’étant reconnus frères ou les coups de cannes pour les compagnons s’étant découverts ennemis. Gravure, XIXe siècle.

Perdiguier fait la connaissance, sur le bateau qui le conduit de Bordeaux à Royan, d’un compagnon boulanger qui porte gourde et canne. Il lui demande s’il lui arrive d’être topé quand il voyage à pied. L’homme l’a été plusieurs fois entre Toulouse et Bordeaux :

Les premiers qui me topèrent, dit-il, furent raisonnables, ils burent à ma gourde et je bus à la leur. Mais trois charpentiers vinrent ensuite, quand ils eurent appris que j’étais boulanger, ils me dirent : « passez au large ! » je répondis qu’il fallait bien céder, puisque j’étais seul et qu’ils étaient trois. Alors l’un des charpentiers se posta devant moi en agitant sa canne et me dit : « en garde ! ». Nous commençâmes à nous battre. J’avais le dessus, les deux autres s’empressèrent de se mettre de la partie, je fus vaincu et meurtri. »

A.P. : Les charpentiers sont vos ennemis, je le sais. Mais ne pourriez-vous pas en aucune manière vous réconcilier ?

C.B.D.D. : Ce serait facile si nous voulions subir les conditions qu’ils veuillent nous imposer.

A.P. : Quelles sont ces conditions ?

C.B.D.D. : Il faudrait d’abord un tribut, et puis nous abstenir de porter la canne pendant sept ans.

A.P. : Et vous refusez ?

C.B.D.D. : Nous aimerions mieux nous battre jusqu’à la mort que d’obtenir la paix au prix de telles lâchetés. Une paix achetée ne valut jamais rien.

Si un boulanger rencontre un compagnon de la même profession, le topage sera suivi du Devoir qui est la reconnaissance en elle-même, sans l’intervention d’un troisième compagnon servant le vin.

Si le compagnon est de profession différente, le topage se limite à ce que nous présente Perdiguier, le partage de la gourde avec les compagnonnages amis, ou le début d’une lutte acharnée avec un ennemi, pouvant entraîner la mort.

 

< Compagnons partageant le vin en Fraternité sur le parvis du Temple et sous le compas. Revers d’une médaille consacrée à Agricol Perdiguier à l’occasion du centenaire de son décès (1975) et gravée par André Galtier (1908-1998) ; coll. C.F. Maurel.

Cette pratique chez les compagnons boulangers remonte à leur naissance, ou plus exactement à la naissance des sociétaires boulangers, antérieure aux compagnons boulangers. En effet, comme dans toutes les sociétés professionnelles et initiatiques, les sociétaires possédaient des rites de reconnaissance.

 

 

 

Deux compagnons boulangers faisant le Devoir sur la tombe de leur maître (Maître Jacques).

Détail d’une lithographie des compagnons boulangers, Gabriel Laroche, Périgord l’Aimable Conduite et Édouard Guyonnet, Poitevin l’Aimable Courageux.

Lithographie Ach. Tiguet, Orléans, 1848.

 

 

Les compagnons boulangers, afin de s’affirmer en tant que tels lors de leur création, copièrent tout simplement les différents compagnonnages du Devoir, dans un premier temps par une simple observation visuelle, et dans un deuxième temps, par des échanges oraux volontaires ou involontaires entre boulangers et compagnons d’autres corps.

Suite à cela, une adaptation boulangère s’imposa où créativité et imagination occupèrent une place de choix, et dans laquelle la légende de Maître Jacques y joua le rôle le plus important. Nous pouvons d’ailleurs nous poser la question suivante : A. Perdiguier, dans son ouvrage Le livre du Compagnonnage, n’aurait-il pas puisé dans le légendaire des compagnons boulangers pour publier la légende de Maître Jacques assassiné à la Sainte-Baume ?

Le déroulement du Devoir des boulangers

Le Devoir nécessite la présence de trois compagnons, le présent sur les lieux, l’arrivant et un troisième qui peut être le rouleur, ou tout simplement un simple compagnon boulanger (la présence du rouleur a lieu lors du Devoir de la Saint-Honoré, d’enterrement, de conduite, et d’entrée en chambre, mais il est absent lors du topage au croisement des chemins).

Les deux compagnons se reconnaissant doivent être munis chacun de leur canne. Le rouleur ou le compagnon en faisant office, doit être muni d’une bouteille de vin rouge et de deux verres. Nous constatons en observant les plus vieilles lithographies de compagnons boulangers, ainsi qu’en lisant les plus vieux catéchismes compagnonniques et les écrits d’A. Perdiguier, que le Devoir des compagnons boulangers se compose de quatre phases principales ayant traversé deux siècles, alors que d’autres ont disparu.

Les cris plaintifs

Agricol Perdiguier nous les rapporte dans ses écrits, lorsqu’il assiste à un enterrement de compagnon boulanger à Bordeaux : Les compagnons drilles hurlent dans leurs cérémonies et reconnaissances. Ils topent sur les routes, ils se battent souvent, soit contre les boulangers soit contre les cordonniers et autres corps d’état. Les tailleurs de pierre compagnons étrangers, les menuisiers et les serruriers du Devoir de Liberté ne hurlent pas, les tailleurs de pierre compagnons passants, les menuisiers et serruriers du Devoir ne hurlent pas non plus. Les compagnons de tous les autres corps d’état hurlent, et ils appellent cela chanter, pour la raison qu’ils articulent ainsi des mots qu’eux seuls peuvent comprendre.

Un compagnon boulanger de la cayenne de Paris effectuant l’un des gestes du Devoir, canne penchée vers le sol. Carte postale éditée par Anatole Fougère, Saintonge le Flambeau du Devoir ; Paris vers 1910 ; coll. L. Colinet.

Les compagnons boulangers étant aujourd’hui les derniers à « faire le Devoir » en public lors de la fête de la Saint-Honoré, cela entraîne la conclusion trop hâtive que seul leur compagnonnage pratique les « plaints ».

Ces « plaints » ou comme les nomme Perdiguier, ces « hurlements », symbolisent pour les compagnons boulangers les hurlements à la mort du chien de Maître Jacques, lors de la découverte de son corps dans le massif de la Sainte-Baume.

 

Claude Romian, Tourangeau l’Ami du Tour de France, chapeau sur la tête, poussant un « plaint » en relevant sa canne. Tours, siège des compagnons du Devoir A.O.C.D.D., rue Littré, Saint- Honoré 1969.

 

 

Abel Boyer, Périgord Cœur Loyal, compagnon maréchal-ferrant, dans son ouvrage Mémoires d’un compagnon du Tour de France (page 110), témoin de la Saint-Éloi de Nîmes en 1902, nous rapporte :

 

[…] et voici la Saint-Éloi c’est la première fois que j’assiste à un banquet en tant que compagnon. La Mère présidait entre le pays Lacombe et le pays Chadeau. Des compagnons boulangers, cordonniers sont nos invités.

Le vieux Chadeau en redingote et en gibus, ainsi que le Premier en ville font faire le Devoir. Ils font la guilbrette à l’ancienne mode et hurlent. J’ai envie de rire, il faut se retenir, sinon scandale.

À leur tour, les boulangers nous font entendre comment hurlent les chiens blancs ; les cannes se croisent, virevoltent cérémonieusement. Je ne sais pas si c’est très beau, mais ce jeu m’intéresse.

Cependant la sœur Augustine se mord les lèvres pour ne pas rire ; mais la Mère serre les siennes et rit des yeux.

Mais je vous le dis, les acteurs ne rient pas, eux, ils viennent d’accomplir leurs rites avec un sérieux si solennel qu’il ne ferait pas bon d’adopter une autre attitude.

< Gaëtan Brochard, Auvergne l’Étoile du Devoir, compagnon boulanger resté fidèle au Devoir, bouquet d’immortelles à la boutonnière et couleurs au vent, poussant un plaint. Tours, Saint-Honoré 2014.

 

Les cannes en croix

Il y a une forte probabilité que cette pratique soit d’origine chrétienne, les deux cannes croisées représentant la croix du Christ. Cette explication correspond à l’hypothèse de L. Bastard des « cinq points du compagnonnage », les attouchements : main à main, genou à genou, cœur à cœur, pied à pied, et oreille contre oreille, correspondant aux cinq plaies du Christ sur la croix, le sang du Christ étant représenté par le vin partagé.

Les mots échangés

Questions-réponses que les compagnons doivent connaître par cœur, afin de se reconnaître du même rite et du même compagnonnage. Cela concerne plus particulièrement la reconnaissance dite l’entrée en chambre, reconnaissance faite au compagnon arrivant dans la ville.

 

Le rouleur Thierry Beaujeu, Provençal le Bonne Pensée, compagnon boulanger du Devoir, remplissant les verres de vin en trois fois sur les cannes en croix. Tours, Saint-Honoré 2009.

 

Il est à noter que jusqu’en 1948, une nouvelle question et une nouvelle réponse étaient instaurées chaque année ou tous les six mois, afin d’éviter aux compagnons radiés pour des périodes définies ou exclus à vie, de se présenter dans une nouvelle cayenne, comme si de rien n’était. En effet, ces compagnons ne pouvaient connaître le mot de passe utilisé après leur départ.

Le Journal des Débats Politiques et Littéraires du 25 janvier 1845 (Gallica), nous fait découvrir qu’un compagnon boulanger ayant un peu trop abusé de la bouteille peut oublier son serment du secret :

On lit dans L’Union du Mans du 22 janvier :

< Détail d’un dessin aquarellé intitulé « Champ de conduite des Compagnons Passants Couvreurs Bondrilles pour la vie de la Ville de Tours », par A.Lemoine, 1838.

Une indiscrétion regrettable a mis en émoi tous les compagnons boulangers de notre ville et des environs. Un couvreur d’Allonnes, faisant adroitement jaser Herpin (1) entre deux bouteilles, lui a surpris le mot de passe des compagnons boulangers. On sait que les initiés s’engagent par des serments terribles à garder inviolablement ce secret. Ainsi Herpin, dégrisé, s’est-il cruellement repenti de son indiscrétion, conjurant les couvreurs de garder là-dessus un profond silence.

Partage du vin, lors d’un mariage en Grèce vers 1930. >

Mais déjà, le mot de passe circulait parmi les ouvriers des autres corps d’état. Les boulangers qui prennent malheureusement la chose trop au sérieux, ont fait entendre de telles menaces, que Herpin a été obligé de se cacher. Monsieur le procureur du Roi a été instruit de cette affaire et la police avertie a dû prendre des précautions. Monsieur le Commissaire en chef a fait appeler les plus exaltés et s’est efforcé, par des paroles affectueuses et par de sages conseils, de les détourner des menaces qu’ils avaient imprudemment proférées. Monsieur Rey a dû les prévenir, de plus, que la police les surveillait activement.

(1 Alexandre Herpin, né le 15 avril 1815, fils de Joseph Jean Herpin, chapelier âgé de 25 ans et de Louise Jacqueline Hérault âgé de 29 ans. Reçu à Angers à la Toussaint 1835 sous le nom de Manceau la douceur. Marié le 8 juin 1839 au Mans avec Louise Mallet, fille de Julien Mallet, boulanger (témoins : René Le Gouay, boulanger de 57 ans, oncle de l’épouse ; Jean Ligneul, boulanger âgé de 65 ans, oncle du marié et père des compagnons boulangers Manceau le Soutien de la Canne et Manceau le Soutien des Frères, reçus ensemble à La Rochelle à la Toussaint 1841). Son fils, Alexandre Herpin, né le 6 novembre 1840 au Mans, deviendra compagnon boulanger, nommé comme son père Manceau la Douceur. Alexandre Herpin père est décédé à Blida (Algérie) le 18 juin 1848 à l’âge de 33 ans. Ce lieu de décès nous laisse penser que pour éviter les foudres des compagnons boulangers à la suite de son indiscrétion, il a choisi de s’exiler en Algérie le plus rapidement possible. Son épouse Louise était présente au Mans le 21 juillet 1864 lors du mariage de son fils Alexandre, ce qui laisse également supposer qu’Alexandre Herpin père s’était exilé seul.)

Le partage du vin et la destruction des contenants

Le rouleur rempli les deux verres destinés aux deux compagnons, ceux-ci les vident en trois fois, les bras entrelacés, et les détruisent en les brisant sur le sol.

Roger Lecotté considérait cette pratique comme la représentation symbolique de la fraternisation et de la communion par le partage et le mélange du sang, en référence à la Cène où le vin symbolisant le sang du Christ est partagé entre tous les disciples. Si nous considérons ce partage du vin comme le symbole du mélange du sang, il faut remonter à l’aube de notre civilisation quand les chasseurs se partageaient le sang des proies capturées et mises à mort, rite qui existe toujours dans certaines régions d’Europe.

 

< Partage du vin lors du Devoir, représenté sur la gourde en noix de coco d’un compagnon boualnger du Devoir (XIXe). coll. S.Rochereau, photo F.Baugin.

 

Par exemple, nous observons aujourd’hui dans les banlieues de Moscou que les adolescents s’ouvrent les chairs de l’avant-bras à l’aide d’une lame de rasoir et mélangent leurs sangs en appliquant quelques minutes leur plaie sur la plaie de leur nouveau frère ou nouvelle sœur.

Lors du Devoir pratiqué le jour de la Saint-Honoré, les deux compagnons ne boivent pas le vin dans sa totalité, ils répandent le fond du verre sur le bouquet de fleurs qui se trouve au sol, à proximité, et qui est ensuite accroché à la façade de leur siège. Par ce geste, le bouquet est baptisé, purifié, sacralisé par le vin rouge partagé entre frères.

Après avoir vidé les verres en trois fois, les compagnons les brisent sur le sol. Cette destruction symbolise le secret des paroles et des mots échangés, qui, étant propriété des compagnons, ne passeront en aucun cas à l’oreille du profane, à l’image des verres brisés sur lesquels aucune lèvre profane ne pourra se poser une seconde fois.

Ce bris des verres et l’absorption de vin en trois fois se trouvent également dans le rituel du mariage orthodoxe (J’ai vécu personnellement ce rite en septembre 2007, lors de mon mariage avec Mlle Tatiana Glebovna Elizarova en l’église orthodoxe de Tours, située rue Eupatoria.) : prenant en main la coupe, le prêtre en donne à boire, par trois fois, d’abord au mari puis à la femme, la coupe est brisée sur le pavement aussitôt après usage, pour signifier l’indissolubilité du mariage et la fidélité que se doivent les époux, aucun autre ne boira dans cette coupe.

Pierre Pebayle, Bordelais Va de Bon Coeur et Jean-Claude Augey, Bordelais la Sincérité, Saint-Honoré 1964, siège des compagnons du Devoir A.O.C.D.D., rue Laroche, Bordeaux.

Il est important de préciser que ce passage n’est pas une spécificité du compagnonnage des boulangers, la destruction des contenants est pratiquée aussi par d’autres compagnonnages.

À noter que jusqu’en 1880-1890, la destruction ne se limitait pas aux deux verres utilisés, mais aussi à la bouteille ayant contenu le vin.

Je me permets une explication toute simple à ce changement survenu entre le XIXe et le XXe siècle : les éclats de bouteilles pouvant être très dangereux, il fut sûrement décidé de se limiter à la casse des verres, peut-être à la suite d’un accident, d’un œil crevé par exemple.

À l’heure où j’écris ces lignes, nous observons un changement du même ordre. Certaines cayennes, afin d’éviter de souiller le sol avec les éclats des deux verres brisés, utilisent désormais un seau avec une pierre à l’intérieur, placé à proximité des deux compagnons dans lequel ils brisent leurs verres, ce qui évite ainsi les éclats et de possibles accidents.

Dans deux cents ans, les historiens des compagnonnages chercheront probablement une explication symbolique à la présence de ce seau, j’ai le plaisir de leur dire aujourd’hui qu’ils ne doivent pas se poser de questions à ce sujet… comme d’ailleurs sur beaucoup de pratiques dans le compagnonnage… le compagnonnage n’est pas fait de symboles, mais d’hommes avant tout !

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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