Maîtres & patrons 1/3

Les boulangers sur le Tour de France, contrairement à ce que l’on pourrait croire, et aussi à ce qui a été propagé par certains auteurs et soi-disant spécialistes du compagnonnage, ne logent pas chez la Mère, mais chez leurs patrons. Ne loge chez la Mère que l’ouvrier arrivant dans la ville et à la recherche de travail.

L’embauche est réglementée chez la Mère par le rouleur. C’est lui qui s’occupe du placement des compagnons arrivant dans la ville, et qui organise aussi le remplacement des partants vers une autre ville. Cela passe par la présentation de l’ouvrier à l’employeur et de l’employeur à l’ouvrier, et c’est en présence des trois qu’un contrat oral est passé. Il a pour but d’éviter les conflits mineurs, de réglementer et de contrôler les actions compagnonniques dans la ville.

Le cadre de vie et de travail du garçon boulanger – où nous trouvons le patron, la patronne, les enfants, la bonne (vendeuse et « bonne à tout faire ») – représente une structure familiale élargie. Ouvriers et patron appartiennent à la même cellule, où le pain est le noyau. L’écrivain Henri Béraud (1885-1958), décrivant le repas à la boulangerie familiale, dans son ouvrage La Gerbe d’or (Les Éditions de France, 1928.), insiste sur cette notion de communauté que l’on retrouve dans le monde de la paysannerie :

  • On prenait le repas de midi tous ensemble dans le fournil.

(H. Béraud insère ici une note : « Chez les boulangers, on dit rarement le fournil. On dit la gloriette ou, mieux, “vers le four”. »)

C’était une longue tablée, où, selon la coutume des campagnes, s’asseyaient côte à côte le maître, les ouvriers et les valets de la Gerbe d’or. Mon père se tenait à un bout, en face de la « patronne ».

Par cette évocation, l’on retrouve le schéma paternaliste où des relations familiales viennent se superposer.

Le sommeil se prenait généralement dans une soupente du fournil, voire sur le four, étant donné l’insalubrité des lieux (Voir chapitre Fournil parisien au XIXe siècle.), il n’est pas difficile d’imaginer dans quelles conditions d’inconfort dormaient les jeunes boulangers.

Les conditions d’habitat justifient à elles seules une partie des nombreuses revendications et coalitions tout au long du XIXe siècle. Le compagnon a le devoir de bien se comporter chez son employeur, son comportement honorant la société compagnonnique. On pourrait penser que cela est issu tout simplement de la morale compagnonnique et religieuse (« tu ne voleras point »). C’est l’une des raisons, mais pas la seule, et pas la plus importante.

En effet, il y va, en plus, de la survie de la société, car si par malheur un nombre important de compagnons boulangers avaient un comportement déplorable chez leurs employeurs, les portes de ces derniers se fermeraient rapidement, et pour combler ce manque de main-d’œuvre, les employeurs feraient appel aux membres de la société rivale, celle des sociétaires, les fameux « rendurcis ».

C’est une des composantes de l’esprit de solidarité de cette époque, et qui est encore présente aujourd’hui dans les différentes sociétés compagnonniques.

 

Première embauche et bon patron pour Barbasse

Voici un extrait de l’ouvrage de Moïse Teyssandier : Barbasse, souvenirs d’un ouvrier périgourdin (Moïse Teyssandier, né aux Eyzies (Dordogne) en 1865 et mort en 1940, ouvrier boulanger, non-compagnon, fut un militant syndicaliste actif de 1903 à 1914 dans le département de la Dordogne. Périgueux, Imprimerie périgourdine, 1928.).

L’auteur y conte ses débuts vers 1880, dans une boulangerie de Sarlat, avec un patron colérique mais bienveillant à son égard, et une patronne qui est tout le contraire…

« Le tour de France » Première étape : Sarlat.

Mon premier patron, qui m’avait sorti de la rue où je vagabondais, n’ayant pas d’autre chose à faire, me dit un jour, après quelques mois seulement d’apprentissage : « Je n’ai pas besoin de toi, tu peux gagner ta vie tout seul. Marche ! Va faire ton tour de France. »

Et Barbasse est parti, il a marché pendant plus de vingt ans, à raison de quatorze à quinze heures par jour, quelquefois davantage. S’il n’est pas devenu fou ou idiot, au régime déprimant et criminel du travail de nuit, sans un seul jour de repos, c’est que la nature l’avait doué d’une force de résistance peu commune.

Toute sa belle jeunesse en a été empoisonnée. Quoi d’étonnant que plus tard le levain de la révolte ait pénétré son âme blessée. Pour l’instant, le voici qui débarque à Sarlat, première étape. Pour pimenter ses débuts, ses nouveaux patrons sont excentriques et à moitié dingos. La patronne surtout ne peut l’encaisser, elle déteste tous les hommes. Ayant accouché d’un garçon, elle devint furieuse et cria comme une perdue à tous les échos :

« Qu’on la lui coupe ! Qu’on la lui coupe ! Il fallut pour éviter un malheur, lui sous- traire l’enfant, et le mettre en nourrice.

En ce temps-là, il y a aujourd’hui près d’un demi-siècle, les fourniers existaient encore, c’est-à-dire que les boulangers chauffaient leurs fours, et les usagers y portaient cuire leur pâte pétrie chez eux. Le boulanger prélevait pour la cuisson deux ou trois sous par tourte, suivant la grosseur, et à forfait.

J’allais chez les clients chercher la pâte au moment de la mise au four. J’avais une longue planche que je portais sur la tête, trois ou quatre « descous » ou bannetons y étaient posés dessus, n’étant pas encore habitué à cette façon de porter les fardeaux, je perds l’équilibre, pâte et bannetons, tout roule dans la poussière.

Je ramasse la pâte tant bien que mal, la cliente, qui m’a rejoint, est littéralement furieuse, dès son entrée dans le fournil, la voici qui fait son rapport en langue verte, « Je suis un polisson ! Un coquin ! J’ai fait tomber exprès sa pâte dans la poussière ! »

 

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Le patron qui l’a écoutée sans rien dire jusque-là, l’interpelle à son tour :

  • Qu’est-ce que tu dis ? Quoi ? Elle est tombée, ta pâte ! Ah ! Vieille garce ! C’est bien fait ! Tant mieux ! Vous n’avez qu’à la porter vous-même, votre pâte, sale bête.
  • Il l’a fait exprès le commis !
  • Entendant cela depuis l’arrière-boutique, je me précipite pour sauter à la « courgnole » de la mégère.

Des vieilles bonnes femmes, qui elles aussi ont porté leurs pâtes, se mettent en travers de la porte pour me retenir.

  • Ne dis rien, petit, tu vois bien que le patron te défend.
  • Pourquoi dit-elle que je l’ai fait exprès, cette vilaine femme…Puis zut ! J’en ai assez ! Je ne veux plus rester ici ! Je m’en vais !

Le patron : — Comment ?…3 heures déjà et le four pas encore allumé ?… Ah ça mitron, dis donc… faudra-t-y que je te flanque une pile… Hydra ?

Le patron, peu rassuré sur mes intentions, ne désirant pas que je le quitte, car il est content de mon travail, me dit :

« Restez ! Vous serez content. Je vous augmente de 5 francs par mois, et vous n’irez plus chercher la pâte d’aucun client. S’ils ne veulent pas la porter eux-mêmes, qu’ils aillent la faire cuire où ils voudront. » Mon patron aimait la chasse. Un soir qu’il rentrait à la nuit tombante, toutes les voisines étaient sur leurs portes, guettant son retour.

Elles lui racontent ce qui s’est passé pendant son absence : Peyremole a fait un « raffut » de tous les diables sous prétexte que son pain n’était pas assez cuit. Il prétend que ton garçon l’a sorti trop tôt du four. Il a été chercher le commissaire pour les constatations. Il refuse de prendre livraison de son pain et veut le faire payer à ton commis. Bien entendu, pendant l’absence du patron, sa femme qui m’avait dans le nez, approuvait Peyremole, criait plus fort que lui que je l’avais fait exprès, que c’était dans mes habitudes, qu’il avait cent fois raison d’aller chercher le commissaire, que le seul moyen de me corriger était de me faire payer les dégâts. Cela me servirait de leçon une autre fois.

Mon patron était très aimé dans le quartier parce qu’il était bon, serviable et très juste ; mais on l’aimait et on le plaignait surtout à cause de ses misères conjugales.

Lorsqu’il rentra dans le magasin il était énervé par le récit des voisins et des voisines qui l’avaient mis au courant au fur et à mesure qu’il se rapprochait de son domicile, car l’histoire faisait déjà du bruit dans le quartier situé en plein centre de la ville. Parmi les tas de chaque client de la journée, mon patron va droit à celui de Peyremole, facile à distinguer des autres par le nombre plus élevé de tourtes, une dizaine. Les ayant palpées, examinées, les unes après les autres, sans plus de cérémonie, le voici qui se met à les jeter à la rue, tout en s’exclamant :

« Ah ! C’est comme ça ! Il ne le trouve pas assez cuit son pain, cet andouillard. Attends un peu, je vais achever de te le faire cuire ». Et vlan ! Voilà les tourtes qui volent, sur les trottoirs et dans la route.

Sa femme se précipite, les ramasse à moitié démolies, et les rentre dans la boutique.

Le patron de plus en plus furieux, implacable, les relance dans la rue à toute volée.

« Ah ! C’est ainsi pendant que je n’y suis pas ! C’est du propre ! Et vlan ! Vlan ! Les tourtes qui continuent de voltiger en l’air. On aurait presque dit, ma foi, qu’il jouait aux quilles.

À la hâte, l’intéressé avait été averti de ce qu’il advenait de sa marchandise ; il accourut soufflant comme un phoque, en traînant sa grande brouette.

Mon bouillant patron sarladais, lorsqu’il l’aperçut, voulait le décarcasser et lui épanouiller les foies, mais en voyant la minepiteuse de l’individu qui ne fanfaronnait plus, loin de là, il eut sans doute pitié, car il lui tourna le dos avec mépris, tandis que l’autre chargeait vite son pain endommagé par sa faute ; il fila prestement sans demander ses restes, heureux de s’en tirer à si bon marché…

« Venez avec moi, me dit mon patron, nous allons souper à l’Hôtel de la Madeleine. Je sais aussi que vous n’avez pas eu de café aujourd’hui… »

 

Comme au régiment, haricots faillots

/ faillots haricots / dit Tourangeau.

Graffitis sur les murs en plâtre d’une mansarde d’une

boulangerie de Vouvray (37), située

22, rue du Commerce.

 

 

Les signatures de Vouvray

Dans une boulangerie de Vouvray (Indre-et-Loire), au 22, rue du Commerce, tenue aujourd’hui par le compagnon pâtissier Stéphane Guérin, Angevin le Franc Courage, se trouve encore, au grenier, une petite pièce qui servait de couche aux ouvriers boulangers qui travaillaient dans cet établissement.

Sur les murs enduits de plâtre, nous pouvons encore lire plusieurs graffitis, gravés lors des moments d’ennui et de nostalgie, en pensant à la famille, à la belle, ou tout simplement au petit lopin de terre qui a vu naître le jeune boulanger, alors qu’il attend patiemment l’arrivée du printemps… pour prendre son baluchon, sa canne, et changer d’horizon.

Nous observons que ce lieu était occupé par des compagnons du Devoir, mais aussi par au moins un compagnon boulanger du Devoir de Liberté. Plusieurs mots ont été inscrits par le boulanger sur les quatre murs de sa chambre, à l’aide d’un clou rouillé, comme l’aurait fait un prisonnier sur les murs de sa cellule.

Voici les exemples les plus complets que nous avons pu déchiffrer, la majorité des inscriptions étant effacées par le temps, le plâtre se détachant petit à petit des murs comme les feuilles qui tombent des arbres, un soir d’automne…

Mon nom est René Fo[ugeray] ma profession c’est boulanger, ma vie c’est le travail, le devoir et l’honnêteté, mon poids est environ 66 kg, ma force est environ 110 kg, mon habileté manuelle, c’est le tir, intellectuelle c’est l’orthographe, le calcul, mon père est […] sa profession c’est jardinier, il est propriétaire d’un terrain à saint Symphorien, ma mère est marchande de 4 saisons, ils habitent 121 […] de la tranchée commune de saint Symphorien, j’ai aussi deux sœurs, une s’appelle Marie elle fait le travail de la maison, l’autre Odette va encore à l’école, j’ai un oncle à Nantes, il tient un hôtel, j’en ai un autre à Nouzilly [?] il est bouilleur de cru, j’en ai un à Tours il est directeur des travaux de la ville. J’en ai un à Château Renault, il est propriétaire de cinq maisons, de 4 machines à battre, j’ai un cousin qui est ingénieur à la compagnie de chemin de fer d’Orléans, j’en ai un autre qui est mécanicien ajusteur chez Brion à Château Renault, j’ai aussi […] il est mécanicien à l’usine Testu Nioré à Château Renault.

C. Boucard dit […] CBDD du Devoir né à puy-roll […] 1878 canton […] département de […] Vouvray.

 

< Graffitis sur les murs en plâtre d’une mansarde d’une boulangerie de Vouvray (37), située 22, rue du Commerce.

D’autres inscriptions sont beaucoup plus courtes, les murs servant de feuilles de registre de passage. En voici quelques-unes, dont nous respecterons l’orthographe :

Auguste Durand, dit manceau entré le 24 mai 1899, sorti le 11 septembre 1899.

C. Boucard dit […] CBDD du Devoir né à puy-roll […] 1878 canton […] département de […] Vouvray.

Auguste durand dit manceau

Bernon georges dit saintonge l’enfant chéri Bernon georges dit tourangeau bon frère Bernon georges dit Rochecorbon

Berthelot paul boulanger Delonnay gabriel dit […] Lalot andré dit périgord

Limousin pierre dit Vendéen […]

Louis Peyroux, né le 9 novembre 1885 à Labouleyre Landes Préfecture Mont de marsan

Pinguet dit Parisien bon cœur Proust entre le 4 avril 1915

René Fougeray ouvrier boulanger dit tourangeau

Rouillard robert dit le putin de loches entre ici le 26 décembre 1938 sorti le 22 juillet 1939

Robert dit nantais la résistance Rouillard robert dit le […]

Rouillard robert dit le lochois entré ici le 26 décembre 1899 sorti le 2 […] juillet 1 […]

Rouillard Robert dit le Lochois entré ici le 26 décembre 1899 sorti le 2 […]

juillet 1 […]

Graffitis sur les murs en plâtre d’une mansarde d’une boulangerie de Vouvray (37), située 22, rue du Commerce.

Haudelle aimé, apprenti pendant 3 semaines

Thioreau raymond, né à montoire [?] en 1889 département loir et cher entré le 27 septembre 1905, sortie le 27 janvier 1906

D’autres graffitis sont plus éloquents :

Comme au régiment, haricots faillots / faillots haricots / dit tourangeau

Ici on voit plus souvent du fromage qu’une fille de 16 ans avec son pucelage

Ici on voit plus souvent un repas sans dessert qu’une jeune fille de 16 ans sans son pucelage

Si le bon dieu a souffert pendant le carême, nous en avons bien avalé avant d’y entrer. 1910.

 

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre  LE PAIN DES COMPAGNONS

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