Lorsque Pline l’ancien (23 après J.C. – 79) relate la manière de faire lever la pâte dans son « Histoire naturelle », il fait mention au premier siècle de notre ère du pain trouvé en Espagne et en Gaule comme suit : ils « font cuire le blé froment et en cuisant lèvent l’écume qui vient au-dessus, laquelle ils laissent épaissir et s’en servent pour levain. Cela est la cause que leur pain est beaucoup plus léger que le nôtre« . Même si la traduction est comme toujours sujette à interprétation, on se risque à en déduire qu’il s’agit là de l’emploi de la levure de brasserie, bière que Pline dénommait « vin d’orge ».
Le territoire français semble avoir comme une frontière entre les buveurs de bière et les buveurs de vin qui implique que la présence de levures serra bien plus présente dans les pays brassicoles (brassages au moins hebdomadaire) que dans les pays viticoles où le moût n’est présent qu’annuellement à chaque vendanges.
Françoise Desportes dit que des villes du Nord de la France (Lille, Douai, Amiens, Abbeville) autorisaient l’ajout de lie de bière à la pâte, mais c’est tout juste d’après la spécialiste du moyen-âge.
On retrouve dans la bibliographie de l’abbé Johannes qui œuvrait au monastère de Gorze près de Metz de 960 à 964, une des premières descriptions de la pâte à pain par le levain.
Dans la seconde moitié du Xè siècle, l’abbé d’un monastère français se fit un devoir d’enseigner personnellement la cuisson du pain à chaque frère de son chapitre. Il décrivit la méthode de fabrication comme suit : « Mélanger deux à trois boisseaux de farine avec l’aide d’un novice qui verse l’eau, puis on acidifie et on pétrit cette masse pour en faire un pain entier ».
Bien plus tard en traces historiques (XVIIè siècle) on retrouve des écrits de panifications ménagères dans les écrits de la Maison Rustique (pour Ferme) on donne plus de détails techniques. On signale que « le levain acquiert une aigreur à la longue garde » et pourtant « les pains tant plus ont du levain, tant sont plaisants ». Pour bien comprendre, on passe dans l’écrit du levain-chef (ce bout de pâte que l’on garde d’une panification à l’autre) au levain tout-point (celui qui précède la pâte) sans l’explication qui suit par après. « Quand la fermière voudra boulanger sa pâte, il lui faudra deux ou trois jours ou pour le mieux la veille détremper son levain ». Celui-ci (le levain-chef) est conservé « enveloppé de farine ». « En été elle rafraîchira son levain à midi, le renouvellera à cinq heures et à neuf heures pour le dernier, sans y faillir précisément ». Nous sommes déjà au procédé sur trois rafraîchis.
C’est de 1668 à 1670 que se déroulera ce qui est maintenant convenu d’appeler « le procès de la levure » et accessoirement du pain mollet qui faisait réapparaître la levure dans le commerce du pain sur Paris.
P.J.Malouin écrit; « … on attribuait au pain préparé avec de la levure les mauvaises qualités qu’on attribue à la bière, qui sont d’être nuisible aux nerfs et à la tête en général, d’être contraire aux voies urinaires en particulier et même de rendre sujet aux maladies de la peau. »
Cette polémique durera longtemps: Charles de la Condamine en parle encore dans son pamphlet intitulé « Le pain mollet» en 1768. Il met dans la bouche de Guy Patin, « anti-pain molliste » notoire, ces paroles: « La mort volait sur les ailes du pain mollet« .
Un limousin Gabriel N. de la Reynie est chargé par Louis XIV d’instruire le procès de la levure.
Il dira que la levure « est plus aisée à travailler et à pétrir« , mais « peut produire de très mauvais effets lorsqu’elle est un peu défraîchie« .
Le roi demande alors à la faculté de Médecine de l’Université de Paris, qu’elle pouvait être la conséquence de l’emploi de la levure de bière pour la santé publique. Le 24 mars 1668, celle-ci se prononce: 47 médecins sont contre et 30 pour. « Mais cette décision ne fut pas regardée comme un jugement authentique de la Faculté, parce qu’il ne fut pas porté et confirmé suivant l’usage de cette Compagnie, dans trois de ces assemblées convoquées pour cela. La seule assemblée où il en fut question et où l’usage de la levure fut condamné, n’avait pas même été convoquée pour cette affaire ».
On en commissionna le problème, six médecins et six notables doivent trancher la question : levure de bière autorisée pour le pain ou mise hors la loi ?
Sur les six médecins, quatre s’opposèrent, deux étaient favorables.
Les notables bien qu’ils avaient des opinions divergentes donnèrent leurs accords.
Enfin le Parlement de l’époque jugea la question en faveur de la levure, par Arrêté au 21 mars 1670. Cet Arrêt du parlement de Paris précisait toutefois que l’on ne pouvait « employer d’autre levure que celle qui se fait à Paris » et que celle-ci devait être « non corrompue et fraîche« et « mêlée avec du levain ».
L’opinion d’Antoine Parmentier sur le procès de la levure est à lire pour les professionnels du pain; « Il m’est indifférent de pénétrer dans les motifs qui ont pu déterminer les boulangers de Gonesse, ennemis nés du pain mollet, à dénoncer alors au Parlement le pain dans lequel il y avait de la levure comme un dangereux aliment, il m’importe peu de connaître les raisons que les médecins eurent pour prononcer en faveur de la levure. Tout ce que je sais, c’est que si elle ne préjudicie pas directement à la santé, elle altère notre nourriture principale, elle n’est pas analogue à la pâte comme le levain, elle s’y trouve séparée sans être confondue ni combinée avec les autres parties constituantes du pain. Enfin c’est dans les pays où l’on brasse et où par conséquent la levure est la plus commune que le pain est constamment moins bon que dans les contrées où on ignore l’usage de la levure. Dans celles-ci cet aliment est plus agréable et plus savoureux« .
Dans l’introduction de son Traité de panification, il adresse une autre critique; « le grand usage —de la levure— est dû à l’ignorance dans laquelle on a été pendant longtemps, des règles à observer pour renouveler à propos, conduire et distribuer le levain naturel, suivant les saisons , la qualité des farines et l’espèce de pain qu’on fabrique« .
Toujours dans l’introduction de son livre, Parmentier poursuit: « Malgré les lumières que nous avons acquises…, l’usage de la levure se perpétue parmi nous, soit à la place du levain, soit concurremment avec lui, soit pour en augmenter l’effet, ou pour diminuer le travail de la pâte et obtenir un pain plus léger. Mais que l’on paye cher de pareils avantages ! La fermentation de la pâte demande un certain espace de temps pour s’opérer comme il convient. Un levain trop hâtif ne permet pas aux parties qui composent la substance dans laquelle on l’introduit, de s’arranger entre-elles de manière à produire un tout homogène et parfait ».
Toutefois, il reste réaliste pour son époque, il dit « Je me suis appuyé sur l’expérience et la raison pour donner mon avis concernant la levure, afin d’en circonscrire l’usage, je présume à regret que j’aurais longtemps pour devise —Vox clamantis in deserto— la voix qui clame dans le désert ».
Effectivement le levain va tombé dans les oubliettes progressivement sur le XIXe siècle , la méthode de panification à la levure s’intitulera « méthode viennoise » et du coup, la méthode de fermentation au levain se dénommera « panifié sur français » ou « méthode française » comme c’est encore le cas à San Francisco de nos jours.
Dans l’emploi de la levure et du levain, le témoignages de Parmentier veut éclairer la personne qui boulange. De « toutes les fois que la levure est employée concurremment avec le levain…ce n’est jamais que dans le pétrissage qu’on la fait entrer, parce que mêlée d’abord dans les levains, elle forcerait leur apprêt et les décomposerait« .
Après le siècle des lumières, L.Boutroux, va évoquer le levain de première dans sa publication de 1897, c’est une opération qui « rend la fermentation de plus en plus franchement alcoolique…et diminue l’acidité ». Le levain de seconde est justifié « par la nécessité d’obtenir une fermentation dans laquelle la levure prédomine de plus en plus ».
Emile Dufour, maître boulanger parisien, indique en 1935 qu’il a « été obligé de supprimer la fantaisie fermentée au levain, le client préférant le viennois (à la levure) qui est plus doux ».
C’est à cette époque à la croisée des XIX et XXe siècle, riche en innovation technique que le levain recevra un outil, la machine à levain, sorte de bain-marie voulant tempéré l’environnement changeant de la nuit à la journée par une eau chaude ou froide suivant les besoins des saisons et faisant thermo dans une double paroi. Mais les exigences contre le travail de nuit, la progression des conditions sociales parlent plus pour l’emploi d’une fermentation rapide et l’outil à peine né, disparait.
Ce qui sortira le procédé de fermentation des oubliettes, un siècle après, sera la concurrence encore aiguisée entre artisans et industriels sur ce marché du pain qui se rétrécissait de plus en plus et le fait qu’après avoir soigné la subsistance par la quantité , on en venait à une recherche de qualité voire d’authenticité où le levain retrouvait de nouveau sa place.
Le savoir-faire du levain s’accompagnera alors au niveau matériel de fermenteurs et au niveau matières premières de levains séchés et starters. Le décret français de 1993 viendra même statuer sur le levain.
Celui-ci s’exportera avec la baguette dans le bagage technique de la boulangerie française.
Et s’utilisera aussi pour ces meilleures valeurs nutritionnelles par rapport aux fermentations levures.
Bibliographie Sommaire:
Léon BOUTROUX, Le pain et la panification, éd.Baillière, 1897
Raymond CALVEL, Le pain, Collection Que sais-je ?, éd. PUF, 1979, p. 158
Philippe ROUSSEL & Hubert CHIRON, Les pains français, Maé-Erti Editeurs, 2002
Françoise DESPORTES, Le pain au moyen âge, édition Orban, 1987 ,p.53 & 63
Marc DEWALQUE, L’école française du levain, bulletin Fidèle au bon pain de l’amicale Calvel devenu AIPF, n°26, d’octobre 2008
Emile DUFOUR, Traité pratique de panification, Paris, 1937
Charles ESTIENNE & Jean LIEBAULT « L’agriculture et la maison rustique », Paris , 1680, Livre cinquiesme de la maison rustique, Livre cinquième, chapitre XVI, La boulengerie
Paul-Jacques MALOUIN, L’art de la boulengerie ou description de toutes les méthodes de pétrir, Paris réédition de Saillant & Noyon, 1779 de la première édition de 1767
Antoine Augustin PARMENTIER, Le parfait boulanger, réédition chez Jeanne Laffitte en 1981 de l’édition de Paris en 1778
Gottfried SPICHER et Hans STEPHAN, Handbuch Sauerteig, 4ème éd. Behr, 1993