Louis Charles Bugaud, un boulanger d’avant-garde
d’après des extraits du livre « Mon père », Bugaud Louis (1866-1943) écrit en 1970 par son fils Marcel Bugaud
Du 6 au 28 juin 1908, nous participons au Cours la Reine à une seconde exposition internationale de matériel de boulangerie. Il y a une dizaine d’exposants de pétrins mécaniques dont quelques fabricants étrangers importants : allemands, anglais, suisses qui présentaient un matériel bien au point par l’intermédiaire de grossistes ou de représentants parisiens.
Leur matériel lourd, encombrant et coûteux ne paraissait devoir intéresser qu’une boulangerie déjà importante. Quelques fabricants français, dont des boulangers, y représentaient des machines de prix plus accessibles, mais aucun ne pouvait constituer pour nous un concurrent sérieux. Mon père y prit contact avec des représentants ou revendeurs de province et aussi avec un courtier en farines parisien bien placé, qu’il autorisa à vendre sans exclusivité dans Paris et sa banlieue. Il voyait toujours beaucoup plus de débouchés dans la boulangerie artisanale de province.
En septembre 1908 nous exposons à nouveau notre pétrin à Lyon où nous obtenons une médaille d’or. Mon père y reprend contact avec la Boulangerie de Saône-et-Loire et, malgré la concurrence lyonnaise déjà bien en place, il voit beaucoup d’affaires en perspective.
Malheureusement l’état de santé de ma mère n’est pas très brillant. Si elle ne se plaint jamais, les absences de plus en plus fréquentes de mon père lui créent bien des soucis. C’est constamment que des boulangers et des revendeurs de province viennent visiter notre installation. C’est évidemment toujours le soir, elle doit être là et elle n’a plus de repos. C’est cependant un avantage exclusif de pouvoir continuer à faire voir notre pétrin mécanique en service correct et mon père l’a toujours bien compris. Mais il fallait aussi qu’il se rende entièrement libre.
Il vend son fonds à sa sœur ainée qui a pendant plusieurs années dirigé la maison de son père à Germolles. Nous quittons le 4 du boulevard Ornano et allons résider à dix minutes de là.
Le pétrissage mécanique ne s’est pas encore introduit sérieusement dans la boulangerie. A tort ou à raison on prétend que le pain pétri à la main est meilleur et a un meilleur rendement que celui pétri mécaniquement.
Le Syndicat de la Boulangerie parisienne tente de se faire une opinion plus justifiée en organisant sous le haut patronage du Ministère de l’agriculture des expériences comparatives de pétrissage mécanique et de pétrissage à bras. On en discute depuis deux ans. Cependant, enfin, une commission est nommée. On fait appel aux constructeurs français et étrangers, on établit un règlement en dix-sept articles assez impartialement rédigé et pour simplifier les comparaisons entre les deux systèmes de pétrissage on décide, article 8, que « toute la panification sera faite sur levure à l’exclusion du levain ».
C’est assez judicieux quoique toute la boulangerie rurale ne pouvait que travailler sur levain pour assurer une plus longue conservation du pain, consommé souvent rassis et que la confection du levain « à bras » était une suggestion que le pétrissage mécanique supprimait en grande partie.
On établit un questionnaire en sept points et sur chacun on place des notes de 1 à 20. Toutefois, pour l’aspect et le rendement en pain ils seront simplement qualifiés « beau » et «bon ».
Le pétrissage à bras est effectué et les quatorze pétrins mécaniques testés exécuteront successivement les épreuves à raison d’un appareil par jour. Tout ceci va s’étager entre le 27 novembre 1908 et le 2 mars 1909. Les concurrents présentent leur matériel à la Galerie des machines au Champs de Mars au concours agricole annuel sous forme d’une exposition collective, les appareils étant en fonctionnement. Une brochure très intéressante fut établie par le Syndicat de la Boulangerie de Paris. Ce fut à la fois un travail honnête et complet dont l’étude ne pouvait qu’être enrichissante pour le boulanger qui en aurait pris connaissance ou pour le vendeur de l’un ou l’autre matériel décrit.
Galerie des machines du Champs de Mars
Sur les quatorze pétrins testés, six étaient étrangers (trois suisses, deux allemands, un hollandais). C’était du matériel de série très au point et certainement déjà très diffusé en clientèle. Ils avaient tous une cuve métallique détachable. Les cuves de trois pétrins suisses étaient embouties ce qui indiquait l’importance des séries en fabrication. Les huit autres, de fabrication française, étaient de construction artisanale et le nôtre avec cuve en bois était le mieux réalisé mécaniquement. Nos prix de vente étaient d’une moyenne honorable et très inférieurs aux prix des machines étrangères.
Si on analyse les résultats consignés en points, deux machines suisses arrivent en tête avec 123 points et nous prenons la première place, première des machines françaises avec 117 points. Si on prend en considération la nécessité de faire les levains mécaniquement nous avons la note de 17, en tête des pétrins étrangers.
La cuve détachable, indispensable en boulangerie industrielle, n’offre aucun intérêt en boulangerie artisanale et l’encombrement à la fois du bâti et de la cuve indépendante est incompatible avec l’emploi dans les fournils généralement exigus de la boulangerie française.
Il est certain que ces expériences comparatives de pétrissage nous furent très favorables et qu’elles contribuèrent beaucoup au développement ultérieur de nos affaires.
Cependant, si les connaissances professionnelles de mon père étaient incontestables, son bagage initial général était nul. S’il savait bien lire il savait à peine écrire et se refusait à le faire à juste raison. Enfin ses moyens financiers étaient assez limités. Il commence donc son ascension avec beaucoup de prudence en ne complant que sur lui-même.
Le problème de fabrication était résolu et assuré par monsieur Roux ; assez régulièrement mon père lui commandait dix pétrins, les vendait, puis en recommandait dix autres et ainsi de suite.
Pour la vente et l’installation à Paris et en banlieue la force motrice était généralement l’électricité, l’électricien que nous avions choisi assurait l’installation. Ce travail fait, mon père en assurait la mise en route.
En province, partout où il y avait l’électricité, nous vendions le pétrin installé. L’électricien choisi par le client installait son moteur pendant que mon père installait lui-même le pétrin et en assurait la mise en route. Il passait une nuit ou deux avec le client et se faisait payer soit comptant en totalité soit avec un court crédit : la moitié à l’installation, le solde en six mois en une ou deux traites acceptées.
Le problème devenait plus ardu en cas de vente dans les petites communes rurales où il y avait beaucoup à faire, mais où il n’y avait pas l’électricité et à l’époque elles étaient très nombreuses. Il fallait donc envisager le problème de la force motrice que nous avions résolu comme suit : les Anglais, en matière de force motrice, tant au gaz de ville qu’à l’essence, avaient une grosse avance sur nous.
Le concessionnaire en France d’une fabrication anglaise renommée, Gardner, nous avait fourni notre moteur à gaz boulevard Ornano. Nous étions restés en rapport avec lui et il offrait un petit moteur à essence vertical de 3 CV qui correspondait bien à nos besoins.
Il nous les fournissait de son stock et nous les vendait à un prix très compétitif. Aussi, chaque fois qu’il n’y avait pas d’électricité, nous vendions le pétrin et le moteur à essence installés et mon père assurait leur installation lui-même, faisait la mise en route, restant toujours une nuit ou deux chez le client pour le mettre au courant. Inutile de dire qu’aucun concurrent n’était capable d’offrir de telles garanties.
Mon père avait demandé à monsieur Roux de lui construire un petit modèle de pétrin, copie exacte de celui offert en clientèle et susceptible de pétrir deux à trois kilos de pain. Lorsqu’un boulanger habitant dans un rayon de cent kilomètres de Paris nous demandait des renseignements, mon père lui offrait d’aller le voir et, sans même attendre la réponse, il prenait le train ou sa bicyclette, portant le modèle réduit sur un porte-bagages avant.
Il préparait en même temps un itinéraire de deux ou trois jours pour visiter une ou deux villes d’importance moyenne et y rechercher éventuellement des clients ou des revendeurs pour nous représenter. C’est assez souvent que, visitant un client plus ou moins indécis, il se mettait à travailler avec lui, pétrissant en même temps que le client deux kilos de pain à la manivelle dans son modèle réduit. Il suivait ainsi le travail du client, mettait au four en même temps que lui le pain qu’il avait pétri mécaniquement et prouvant souvent à son avantage l’intérêt de la machine qu’il offrait.
Les affaires se développent assez régulièrement et prennent un essor plus net par la connaissance d’un représentant en pétrins mécaniques de Rennes très actif, bien organisé, possédant une voiture automobile, monsieur Leray. Il a suivi avec soin les essais comparatifs de pétrissage mécanique du Syndicat parisien et connait bien la concurrence.
Il est venu voir notre machine en fonctionnement boulevard Ornano et a paru très sérieusement intéressé par les renseignements de mon père. Il a aussi visité quelques clients et a promis de chercher à implanter une de nos machines dans sa clientèle s’étendant dans tout l’Ouest.
Il nous fait connaitre une première affaire possible de remplacement d’un pétrin mécanique ancien en service dans un asile de vieillards à Caen. La sœur-économe serait d’accord pour accepter notre pétrin mécanique à l’essai avec une garantie de rendement en pain cuit qui ne serait pas inférieure à ce qu’elle obtient, tous frais restant à notre charge. Elle cite des chiffres et mon père accepte en prenant la responsabilité du travail produit. Il reste plusieurs jours à Caen, donne quelques conseils au personnel et on fait des essais de panification tout à fait concluants. La vente est réalisée comme prévue, à la satisfaction du client et surtout du représentant. C’est le début d’une collaboration qui donnera des résultats positifs dans tout l’Ouest. « Trouvez-moi des boulangers intéressés » dit mon père « et j’irai avec vous les convaincre des avantages de nos machines et prendre les commandes ».
C’est fréquemment qu’après un rendez-vous pris avec monsieur Leray à l’arrivée d’un train de Paris à une gare de la ligne Paris-Rennes, mon père visitait pendant deux ou trois jours huit à dix clients intéressés et rapportait trois ou quatre commandes. Aussi nos références s’accroissaient rapidement.
Cependant les affaires de ma tante à la boulangerie du boulevard Ornano ne sont pas particulièrement brillantes. Elle n’est pas très commerçante, se décourage et mon père doit lui trouver un successeur.
Quant à mon frère, son apprentissage terminé, il était entré chez monsieur Roux où il participait aux travaux variés de l’entreprise et à la fabrication de nos pétrins mécaniques depuis octobre 1909.
Il avait rapidement progressé dans la connaissance de son métier qui lui plaisait beaucoup.
Il suivait en outre des cours du soir de dessin industriel dans une école communale du quartier et son bagage de technicien s’amplifiait.
Monsieur Roux, pris de plus en plus par ses fabrications automobiles, nous avait fait comprendre que, vu l’accroissement de nos commandes, nous devrions prochainement nous assurer la collaboration d’un autre constructeur, mais que mon frère pourrait aussi, à l’aide de ses conseils, être à même d’assurer ce travail en mettant en œuvre un outillage assez limité, lui-même nous fournissant les engrenages taillés que son outillage personnel lui permettait de continuer à nous fournir.
Après la vente du fonds de boulangerie de ma tante et les accords pris avec monsieur Roux, la famille s’est mise d’accord pour envisager la construction des pétrins à Saint-Germain sur-Morin où on s’installe en novembre 1912.
Dans le cellier attenant à la maison on décide d’installer un petit atelier.
On achète du matériel d’occasion chez un ferrailleur de la rue de Lappe à Paris près de la Bastille : une vieille fraiseuse horizontale, un tour, une perceuse que l’on dispose au mieux et qui seront mus par un moteur à gaz de 5 CV à l’aide d’une transmission.
Sur les dessins de mon frère on fait refaire une seconde série de modèles du pétrin définitif, dit « à pont », que construit monsieur Roux pour que nos fabrications soient superposables et que les pièces détachées soient interchangeables avec celles des pétrins qu’il fabrique toujours. On fait les montages d’usinage correspondants. Nous avons le même fondeur que lui, messieurs Bouchenot et Compagnie à Vaux-sur-Blaise (Haute-Marne). On leur passe des commandes renouvelables de six garnitures complètes qu’on leur paie à 90 jours par traite acceptée et ils s’engagent à avoir toujours sur parc une série d’avance.
Bouchenot et Compagnie à Vaux-sur-Blaise
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