Louis Charles Bugaud, un boulanger d’avant-garde
d’après des extraits du livre « Mon père », Bugaud Louis (1866-1943) écrit en 1970 par son fils Marcel Bugaud
Nous sommes en 1902, la maison a pris de l’importance, on a deux ouvriers, on cuit trois cents kilos de farine chaque jour et on fait un pain de bel aspect et apprécié qui est vendu sans aucun rabais. Deux porteuses livrent chaque matin le pain à domicile dans les immeubles et chez les restaurateurs voisins.
Mon père fait un peu de pâtisserie, de nombreux croissants bien vendus le matin de bonne heure aux ouvriers de passage et des chaussons aux pommes et de la brioche que ma mère, très commerçante, vend chaque soir vers 22 heures à l’entracte du cinéma situé à cent mètres de la boutique, au coin de la rue Ordener et du boulevard Barbès. Je commence à pouvoir les aider le jeudi en faisant les comptes avec les porteuses.
On achète à Saint-Germain-sur-Morin (Seine et Marne) une petite maison de plain-pied comprenant deux pièces et une cuisine avec un petit jardin devant. Mon grand-père vient y résider définitivement. Il y a en outre, en plaine, une vingtaine de pièces de terre, certaines plantées de pommiers en rapport et mon père, qui a quelques loisirs, s’occupe de les mettre toutes en valeur et il en plante plusieurs autres.
Mais mon père a aussi des soucis. Vers cette époque la boulangerie parisienne subit une crise sérieuse. Deux campagnes agricoles successives ont donné des blés de qualité quelconque et en quantité insuffisante; il faut craindre une hausse. Mon père, informé à temps par ses meuniers, achète, à livrer, une quantité importante de farine à prix ferme et est ainsi couvert pour plusieurs mois. En juillet, les perspectives de récolte étant à nouveau mauvaises, une forte hausse apparait et suivant la situation d’approvisionnement de chaque boulanger, une concurrence sévère au prix s’établit.
Dans le XVIIIème arrondissement elle est encore amplifiée par l’installation d’une « boulangerie industrielle » Schweizer rue d’Allemagne (avenue Jean Jaurès actuelle). Elle vend son pain par l’intermédiaire de dépôts chez les fruitiers, crémiers, épiciers. C’est un pain « boulot » standard de deux kilos vendu 0.45 franc. Devant cette situation très difficile de la boulangerie artisanale, le Syndicat Patronal du quai d’Anjou avait fait des démarches auprès des pouvoirs publics et le prix à pratiquer pour le pain boulot de deux kilos avait été fixé à 0.70 franc.
Boulangerie industrielle Schweizer, rue d’Allemagne
« La Gerbe », Société Amicale des Boulangeries du XVIIIème arrondissement s’était réunie et avait obtenu l’assurance de ses adhérents, dont mon père, que ce prix serait pratiqué par tous les collègues sans aucun rabais. On constate cependant assez rapidement une baisse sensible de la vente qui inquiète mon père dont ses collègues sont un peu jaloux. Nos porteuses de pain et nos clients restaurateurs nous informent que nos collègues vendent le pain boulot de deux kilos 0.70 sans ticket maison un jour et 0.65 avec ticket maison le lendemain.
Mon père en a rapidement la preuve, va trouver les deux ou trois collègues voisins qui font ce trafic et les informe qu’il vendra dorénavant son pain de deux kilos boulot uniformément 0.45 franc. Ce qu’il fait.
Cela dure un certain temps et détruit la marge bénéficiaire que lui avait procurée le marché heureux fait antérieurement. Il est fortement aigri et d’autant plus que, depuis l’installation de son nouveau four dont il a toute satisfaction, un procès en contrefaçon a été intenté aux constructeurs Brunel et Vedelle par un concurrent, Mousseau, de renommée assez discutée. Ce dernier a obtenu un jugement en 1ère instance qui reconnait Brunel et Vedelle comme contrefacteurs et ordonne que les usagers solidaires devront démolir leurs fours et les faire reconstruire à leurs frais par Mousseau. Une vingtaine de boulangers sont ainsi concernés et le Syndicat prend l’affaire en mains. Un nouveau recours a été ouvert. Le premier jugement cassé et le jugement final décide l’annulation de la clause de démolition et de reconstruction des fours excessive et la remplace par le paiement d’une indemnité globale à payer solidairement par les contrefacteurs. Le Syndicat prend à sa charge les frais du second procès mais c’est encore une somme importante que nous devons verser. Cependant c’est un cauchemar terminé.
Nous sommes en 1904, mon père a trente-huit ans. Les événements malheureux n’ont pas détruit son moral mais les dégâts parmi ses collègues que crée la boulangerie industrielle, surtout dans les grandes villes, le préoccupent de plus en plus.
Par l’intermédiaire d’un de ses fournisseurs minotiers qui fournit également la Boulangerie Schweizer, il a pu sérieusement visiter cette affaire. Il y a vu beaucoup de choses nouvelles valables, une organisation de fabrication bien conçue grâce à un chef de fabrication excellent boulanger mais il ne se sent pas dépassé dans les moyens qu’il met lui-même en œuvre. Cependant le pétrissage en une seule fois de grosses quantités d’une pâte qui est une matière vivante lui semble discutable. Et il y voit une difficulté d’assurer une qualité régulière de fabrication avec l’obligation de livrer un gros pain de deux kilos qu’il faudra consommer rapidement le jour même, une grosse difficulté apparaissant dans l’écoulement du pain rassis.
Il constate que les machines à préparer les pains, découpeuses et tourneuses, ne peuvent que difficilement sortir des pâtes qui doivent conserver une fermentation régulière et il a, en outre, des doutes sur la qualité de la cuisson faite dans des fours aérothermes cependant très propres mais qui ne peuvent assurer à l’enfournement la température élevée qui conviendrait. Malgré tout, il voit beaucoup de choses amendables dans cette fabrication de masse par la collaboration de gens compétents et il redoute dans les grandes villes l’extension de « l’usine à pains ».
Mais il croit que le boulanger compétent peut encore se défendre s’il est bien outillé et si ses pâtes sont correctement pétries et façonnées judicieusement dans un horaire précis et comme le permet « la tourne » à la main. Attention la pâte est une matière vivante.
Notre installation, maintenant bien au point, servie par deux ouvriers sérieux que mon père a formés, lui laisse quelques loisirs. Ma mère est bien secondée par les deux porteuses de pain et elle s’est adjointe une bonne campagnarde qui la soulage sérieusement. Ceci permet à mon père de s’échapper plus fréquemment pour venir à Saint-Germain. Il y a fait des amis et la maison étant bien installée, il la trouve vraiment petite. Au cœur du village elle intéresse divers acheteurs et il cherche à occuper une maison plus importante. Il vend cette petite maison, garde les pièces de terre qu’il avait acquises en même temps qu’elle et trouve, un peu à l’écart du village, une autre propriété au lieu dit « la Champagne » le 31 mars 1904.
Louis Charles, Chalonnais l’Enfant du Devoir et son père Louis Bugaud, Bourguignon l’Ami des Frères à Saint-Germain-sur-Morin en 1904; en arrière-plan la grande maison de la rue de la Champagne qui deviendra l’atelier de production des pétrins.
J’entends encore mon père dire : « Si on doit faire la boulangerie industrielle on pourra y installer quatre fours et un laboratoire modèle. ». Il y pense toujours. Mais il a aussi un violon d’Ingres : la photographie et ceci le passionne.
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