La Marque secrète
Les compagnons boulangers possèdent un passeport « interne », la Marque secrète, mais plus qu’un passeport au sens propre du terme, c’est surtout, et avant tout, un document attestant du lieu de réception et des différentes étapes du Tour de France effectuées par son propriétaire.
En effet, nous savons que pour prouver son identité, le compagnon n’a pas besoin de papiers, les reconnaissances, soit orales ou par attouchements que les compagnons de son corps d’état lui ont enseignées, suffisent. Ce document lui est remis le jour de sa réception et atteste de celle-ci, il le remet aux compagnons de la ville dans laquelle il vient d’arriver.
Il rentrera à nouveau en sa possession après avoir reçu le cachet spécifique de la cayenne d’accueil, lors de son départ pour une nouvelle étape de son Tour de France.
Les sociétaires, en 1810, disposaient de documents imprimés à utilisation interne, mais nous n’avons aucune trace de ce genre de document chez les compagnons boulangers du Devoir, et cela jusqu’à 1829, date de la plus ancienne Marque secrète imprimée connue à ce jour.
De 1810 à 1829, seules neuf Cayennes sont ouvertes (Blois, Orléans, Tours, Bordeaux, Rochefort, La Rochelle, Lyon, Marseille et Toulon). Il y a de fortes probabilités pour qu’au cours de cette période on ait tout simplement utilisé des Marques secrètes manuscrites, comme nous en connaissons dans d’autres corporations.
La Marque secrète dessiné par Rennois Sans Pareil
Première Marque secrète imprimée, dessinée par Julien Feuteulais, Rennois Sans Pareil, mise en service entre 1828 et 1830 et utilisée jusqu’en 1843.
Cette Marque secrète de petit format est de conception très simple et aurait été créée et utilisée à partir de 1828-1829. Elle a été conçue par un célèbre compagnon boulanger de l’époque, Julien Feuteulais, Rennois Sans Pareil, qui fut l’un des compagnons les plus actifs pour l’organisation des coalitions des ouvriers boulangers, ce qui lui valut de séjourner à plusieurs reprises derrière les barreaux.
Après le surnom de ce compagnon figure une note qui nous apprend qu’il s’agit d’un « Compagnon boulanger fort connu par l’étendue de son savoir. C’est un de ces hommes qui m’ont laissé dans le cœur un des plus doux souvenirs de jeunesse. Je l’aimais comme un frère ».
Jules Lyon, Parisien le Bien Aimé, compagnon cordonnier-bottier du Devoir, l’a cité dans l’une de ses nombreuses chansons. Cette chanson s’intitule Souvenir d’Angoulême. (La Lyre du Devoir, 1846, p.100-102.)
Extrait :
Puis ce repas que l’on fit à la hâte Chez notre ami Rennois le Sans Pareil En nous disant que la poix* et la pâte Se mélangeaient par le feu du soleil. (*Matière visqueuse issue du pin, servant à enduire les fils destinés à la couture des cuirs.)
Ce document est orné d’un blason sur lequel figurent un rouable croisé à une pelle à enfourner, une balance, une fausse équerre et un compas, une couronne de laurier et un petit ruban, trois épis de blé, un œil divin rayonnant et B∴ pour Blois et Fondation des C∴B∴ dans une couronne qui pourrait être de pain.
Sur ce document n’est portée aucune information civile sur son propriétaire, pas de prénom, pas de nom de famille, pas d’âge, pas de lieu de naissance.
Ce premier document fut lithographié à Blois, ville Mère des compagnons boulangers et résidence de son auteur, Rennois Sans Pareil. (Décède à Blois à son domicile, rue du Bourg Saint-Jean, le 21 août 1851 à l’âge de 56 ans.)
Blason de la première édition |
Blason de la seconde édition |
Nous connaissons à ce jour deux éditions de cette Marque secrète, la première, d’un trait relativement naïf et imprécis, la seconde, d’un trait plus fin, plus professionnelle, ce qui laisse supposer que le dessin fut repris par le lithographe chargé de la reproduction.
Cette seconde édition est fidèle à la première par son contenu excepté un petit détail, le noeud au sommet du ruban de la couronne de laurier, en effet, celui-ci, simple noeud à trois boucles de la première édition s’est transformé sous la plume du dessinateur en fleur de lys !
Attesté en 1833, 1836, 1840 Attesté en 1844
Connaissant le penchant profondément républicain des compagnons boulangers de cette période, je doute fortement qu’ils soient à l’origine de cette modification, par contre il n’est pas à exclure que le dessinateur-lithographe, de sa propre initiative, se soit permis cette fantaisie.
Ce document sera utilisé par les compagnons boulangers jusqu’aux environs de 1844-1845.
La Marque secrète dessiné par Parisien la Prudence
Seconde Marque secrète dessinée par Charles Clovis Gardien, Parisien la Prudence, vers 1843.
(En exemple, la Marque secrète d’André Edmond Coirard, Manceau, le Soutien des Couleurs, né le 7 janvier 1851 à Château-du-Loir (72), reçu à l’Assomption 1875 à Tours, Tour de France après réception : Tours, Blois, Paris, Sens, Dijon, Chalon , Lyon, St-Etienne, Toulon, Marseille, St Beaume, Montpellier, Toulouse, Agen, Bordeaux, Angouleme, Rochefort, Bordeaux.)
Celle-ci semble apparaître vers 1843-1844 et fut dessinée par le compagnon Charles Clovis Gardien, Parisien la Prudence. (Reçu à Paris le jour de la Saint-Honoré 1840, exclu le 19 janvier 1842 par la cayenne de Marseille à trois ans pour s’être battu et avoir mené une vie désordonnée chez la Mère, décédé le 1er juillet 1867 à Paris. Les honneurs compagnonniques lui furent rendus.
Nous constatons de nombreux changements par rapport à la précédente Marque secrète :
- La disparition de l’équerre et du compas, de l’œil, de la couronne de laurier et des épis de blé.
- L’ajout d’une couronne d’épines ; d’une banderole avec les lettres Q∴D∴N∴P∴S∴L∴T∴D∴F∴, du nom Blois en toutes lettres, et des lettres L∴J∴B∴S∴F∴P∴V∴
Nous voyons aussi apparaître un texte ajouré où l’utilisateur du document se contente de remplir les « blancs », (nom, prénom(s), âge, lieu de naissance, etc.) ce qui est un changement considérable, car la civilité du propriétaire apparaît désormais, ce qui donne un caractère beaucoup plus administratif.
Quelle hypothèse pouvons-nous émettre au sujet de l’apparition de cette nouvelle Marque secrète ?
Elle apparaît lors des premières démarches de reconnaissance organisées par la Cayenne de Paris, future ville administrative du Tour de France (antérieurement, des démarches de reconnaissance étaient effectuées aussi bien par Bordeaux, Lyon, Blois ou toute autre Cayenne en activité).
Un an après son impression, nous voyons apparaître un règlement compagnonnique commun à toutes les cayennes de boulangers du Tour de France.
Une hypothèse nous vient donc tout de suite à l’esprit, cette nouvelle Marque secrète a été réalisée pour les démarches de reconnaissance par les différents corps d’état du Devoir.
Cela peut paraître étrange de nos jours, mais à l’époque une corporation voulant se faire reconnaître devait absolument présenter tous ses règlements et documents en rapport avec le fonctionnement direct de sa société, dont la Marque secrète faisait partie.
Ce qui laisse supposer que la disparition de l’équerre et du compas est une volonté des boulangers de « courber l’échine » face aux corporations utilisant ces deux outils dans leurs professions, d’éviter la provocation à la présentation de ce document lors des assemblées générales de reconnaissance. Nous voyons apparaître une couronne d’épines, et les lettres Q∴D∴N∴P∴S∴L∴T∴D∴F∴ (Que Dieu Nous Protège Sur Le Tour De France).
Nous observons là un retour au caractère chrétien de l’ensemble des compagnonnages du XVIIIe siècle et du début du XIXe.
Ce retour est probablement dû à la volonté des compagnons boulangers de s’ancrer dans un passé plus lointain que leur naissance en 1810-1811, un compagnonnage ancestral, démontrant ainsi que malgré leur jeune âge, ils sont issus d’une très ancienne tradition.
Le nom de la cayenne Fondation écrit en toutes lettres est une confirmation que Blois reste la ville Mère, alors que nous savons très bien que depuis 1840, petit à petit, le pouvoir glisse lentement vers Paris. Parisien la Prudence cherche à ménager la chèvre et le chou.
Les lettres L∴J∴B∴S∴F∴P∴V∴ apparaissent pour la première fois, celles- ci intègreront progressivement la symbolique des compagnons boulangers. Le triponctuage est conservé.
Nous n’observons pas de changements fondamentaux, juste quelques différences lors de rééditions, en particulier sur l’épaisseur des traits.
La Marque secrète et le départ sous les drapeaux
Des compagnons appelés au service militaire (Livres pour les réceptions d’aspirants, par Limousin Bon Courage, 1861) :
Article 174 : Tout compagnon appelé au service militaire sera tenu d’envoyer ses affaires à la cayenne la plus proche de son départ sous peine d’une amende de trois francs et la chambre lui donnera un reçu certifiant qu’il est compagnon et qu’elle possède ses affaires.
Article 175 : S’il n’en était pas possesseur, il devra avertir la cayenne où elles seront déposées afin que ladite cayenne puisse arrêter son compte pour pouvoir rentrer dans ses droits au retour de son congé.
Article 176 : Tout compagnon au service militaire ne serait admis en chambre que sur la présentation du reçu de ses affaires afin d’éviter toute surprise.
Article 177 : Un compagnon étant au service militaire qui viendrait à décéder, les honneurs lui seront rendus si les circonstances le permettent.
Article 178 : Tout compagnon appelé au service militaire qui resterait porteur de ses affaires sera chassé à vie, enfin fait renégat.
Marque secrète déchirée de colère
Le 7 juillet 1846, Tourangeau Fleur d’Amour est chassé à vie par la cayenne de Paris et défense lui est faite de :
« Mettre les pieds chez aucune Mère du Tour de France, pour avoir demandé sa carte de voyages sous prétexte de partir, alors étant descendu chez la Mère, l’avoir déchirée par morceaux en présence de plus de 30 personnes, tant que compagnons, aspirants et autres personnes étrangères à la société, en disant qu’il se foutait des compagnons et de toute la société ».
Le vol de Marque secrète
Le 16 octobre 1855, Clochard Eugène, Saintonge Va de Bon Cœur, est « exclu à vie par la chambre de Blois, et à six tours d’épreuves pour avoir volé son patron et à la fondation des cartes de compagnons et des cartes de voyages ».
En 1881, Manceau le Soutien des Couleurs et Dauphiné l’Amour du Devoir, sont « exclus à vie par la chambre de Blois, pour déficit à la caisse et avoir emporté des pièces compagnonniques ».
Extrait du livre « Le Pain des Compagnons » L’histoire des compagnons boulangers et pâtissiers
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.