Arrêtons-nous sur quelques noms de compagnons :
La Clef d’Or
Ce nom est porté par dix-neuf compagnons boulangers du Devoir entre 1837 et 1861 (chiffre élevé pour un nouveau nom).
Entre 1862 et 1887, une utilisation.
Entre 1888 et 1912, une utilisation puis le nom disparaît.
Il semblerait que ce nom soit une spécificité du compagnonnage des boulangers du Devoir, il n’apparaît, à ma connaissance, dans aucun autre compagnonnage du Devoir ou du Devoir de Liberté.
La clef est le symbole du mystère à percer, de l’énigme à ré- soudre, des étapes qui conduisent à la découverte, à la connaissance.
La clef est également le symbole du chef, du maître, de l’ini- tiateur, celui qui détient le pouvoir de décision et la responsabilité. Le pouvoir des clefs est celui qui permet de lier et de délier, d’ouvrir ou de fermer. Sur le plan ésotérique, posséder la clef signifie être initié. Au Japon, la clef est symbole de prospérité parce qu’elle ouvre le grenier à riz.
Dans les loges maçonniques du rite écossais, au tout début du XIXe siècle, la clef est un élément du grade de « prévôt et juge », 7e degré ; du 4e degré du Rite Écossais ancien et Accepté, « Maître secret », puis le 21e grade s’appelle « Grand Maître de la clef » ; on le nomme aujourd’hui plus souvent Noachite ou chevalier prussien. Pouvons-nous émettre l’hypothèse que c’est au contact de la Franc-maçonnerie que nos boulangers vont adopter ce nom ? Peut-être, mais rien ne le prouve…
Pourquoi les compagnons boulangers l’affectionnent-t-ils particulièrement entre 1837 et 1861 ?
C’est la période des tractations, négociations difficiles entre les compagnons boulangers et les différents compagnonnages du Devoir pour la reconnaissance. Les compagnons boulangers ont besoin de compagnons ouverts aux idées d’un rapprochement fraternel avec les différents compagnonnages du Devoir.
Ces relations entraînent des rapprochements significatifs, c’est un travail de terrain, en profondeur. Les compagnons boulangers décelant chez leurs aspirants ces graines de diplomate qui leur sont nécessaires, les baptisent la Clef d’Or, la clef qui ouvrent les portes du Devoir qui restaient jusqu’alors fermées.
Gravure extraite de l’ouvrage Les ouvriers de Paris, par Thomas. Éditeur Lécrivain et Toubon, Paris, 1860.
Le Soutien de la Canne
Ce nom est porté par 129 compagnons boulangers du Devoir.
Nous trouvons sur le site du Centre de Recherche de la Canne et du Bâton une étude de Laurent Bastard, basée sur des informations transmises par Jean Philippon, Bordelais la Constance :
… On constate tout d’abord que ce surnom ne comporte que trois variantes : le Soutien de la Canne (le plus fréquent), le Secret de la Canne et l’Ami de la Canne. Ensuite, qu’il n’est pas très ancien, compte tenu de l’ancien- neté même du compagnonnage. Le premier recensé à porter le surnom de le Soutien de la Canne semble avoir été un compagnon cordonnier-bottier du Devoir, reçu en 1835.
Ceci correspond à l’importance donnée à la canne au cours de la première moitié du XIXe siècle, lors des multiples affrontements qui opposèrent les compagnonnages reconnus et non reconnus, réguliers et irréguliers, vrais et dissidents, etc.
Ce surnom et ses variantes connaissent un grand succès jusqu’aux années 1840 (50 porteurs du surnom), puis une nouvelle vague apparaît de 1875 à 1880 (42 porteurs). Il est ensuite donné épisodiquement jusqu’en 1995. Il est nettement moins attribué tout au long du XXe siècle (15 porteurs du surnom).
Quelles sont les formes de ce surnom ?
Majoritairement, c’est le Soutien de la Canne, avec 129 porteurs. On ne dé- nombre qu’un seul Ami de la Canne, en 1847, et un seul Secret de la Canne, en 1905. Quels sont les compagnonnages à l’employer ?
À une écrasante majorité, il s’agit des boulangers : 50 compagnons du Devoir, 5 du Devoir de Liberté et 2 des Devoirs Unis se dénomment le Soutien de la Canne, tandis que le le Secret de la Canne et lAmi de la Canne, sont portés chacun par un boulanger du Devoir.
Au total, 59 compagnons boulangers ont reçu un surnom faisant référence à la canne. Cela ne saurait nous étonner, si l’on se souvient de l’hommage fervent rendu à cette compagne du Tour de France par le compagnon boulanger Journolleau, Rochelais l’Enfant Chéri avec sa chanson Ma canne.
Cependant, deux autres compagnonnages ont attribué fréquemment ce surnom à leurs membres Il s’agit des couvreurs du Devoir et de leurs « enfants », les plombiers, avec 44 porteurs du surnom (37 membres en 1875, puis, après un abandon de trois quarts de siècle, 7 autres à partir de 1957).
L’autre compagnonnage à employer ce surnom, quoique moins souvent, est celui des cordonniers-bottiers du Devoir (13 porteurs), les autres compagnonnages ne l’employant que très occasionnellement. Jean Philippon, Bordelais la Constance, a ainsi retrouvé 7 charrons à partir de 1893 (dont 1 de l’Union Compagnonnique), 4 tonneliers-doleurs à partir de 1904 et jusqu’en 1947
(dont 1 de l’Union compagnonnique en 1938), 3 bourreliers- harnacheurs (1 du Devoir en 1887, deux des Devoirs Unis en 1897) et 1 maréchal-ferrant en 1906.
Ce type de surnom, comme le soutien de la Canne, n’est pas patrimonial au sein de ces compagnonnages, alors qu’il l’est chez les boulangers, les couvreurs et, à moindre degré, chez les cordonniers. Comment expliquer cette fréquence dans ces compagnonnages ?
Peut-être s’est- il agit d’une volonté de se démarquer des autres corps en adoptant un surnom particulier, inconnu des autres ? Ou bien est-ce le reflet des luttes qui opposèrent les boulangers et les cordonniers aux autres corps du Devoir, car ces deux compagnonnages étaient jugés indignes de se parer du titre de compagnon ?
En effet, entre 1808 et 1860, ces deux compagnonnages eurent à souffrir de fréquentes agressions par les autres sociétés compagnonniques. Quant aux couvreurs, peut-être est-ce, à l’inverse, pour glorifier l’instrument qui châtiait les puants (les cordonniers) et les soi-disant de la raclette (les boulangers) ?
Remarquons aussi que ce surnom est ignoré chez les compagnons du Devoir, chapeliers, vitriers, toiliers, tourneurs, plâtriers, sabotiers, forgerons, tailleurs de pierre, vanniers, tanneurs, charpentiers, tisseurs, cordiers, teinturiers, tondeurs de drap, blanchers-chamoiseurs, ainsi que chez les sociétés du Devoir de Liberté : tonneliers-foudriers, me- nuisiers et serruriers, charpentiers et tailleurs de pierre Étrangers.
Que signifient, enfin, ces surnoms de Soutien de la Canne et de Secret de la Canne ?
Si l’on comprend celui d’Ami de la Canne, pourquoi un compagnon se nomme-t-il le Soutien d’un objet qui est, précisément, lui-même, un soutien lors de la marche ?
Il faut raisonner par analogie et se souvenir que d’autres surnoms sont composés du mot Soutien : le Soutien du Devoir, le Soutien des Compagnons, le Soutien de la Société, le Soutien du Temple, le Soutien des Couleurs, etc.
Ces surnoms expriment que le compagnon est dévoué et fidèle à son association, ses valeurs, ses membres et à ses emblèmes, un peu comme si l’on disait : le soutien du drapeau, pour un militaire.
La canne, objet emblématique et quasi sacré du compagnon, attribut identitaire au même titre que les couleurs, est soutenu comme l’ensemble des valeurs qu’elle symbolise. Il en est de même avec le Secret de la Canne, celle-ci étant censée refléter tout le mystère attaché au titre de compagnon.
L’Océan
Ce nom est porté par quatre compagnons boulangers du Devoir, l’Océan se rattache à ces vieux noms compagnonniques du XVIIIe siècle et du tout début XIXe, se rapportant à des choses plus qu’à des vertus : la Trompette, le Dauphin, la Diligence, la Girole, le Girofle, la Gondole, la Vérole, le Baudet, etc… (noms de Gavots au XVIIIe siècle).
L’Océan pourrait signifier que son porteur est né dans une ville côtière, un port, ou qu’il a voyagé en mer, et/ou ne parle que de ça… Ce nom est une spécificité boulangère au sein des compagnonnages, car nous le retrouvons chez les sociétaires boulangers en 1810 et chez les compagnons boulangers du Devoir en 1811.
Par comtre, il n’est pas une spécificité compagnonnique, nous trouvons un l’Océan admis à l’hôpital des Invalides en 1787, Jean Rollin, âgé de 60 ans, 31 ans de service militaire et décoré, décédé le 2 juillet 1814 aux Invalides.
Fleur d’Épine
Ce nom est porté par dix compagnons boulangers du Devoir. Ce choix est certainement dû à l’utilisation d’une couronne d’épines lors des rites de réception des boulangers à cette époque, couronne que nous retrouvons sur la Marque-secrète dessinée par Parisien la Prudence.
Le nom Fleur d’Épine n’a été à ce jour rencontré dans aucun autre compagnonnage, c’est une spécificité boulangère ; en revanche nous rencontrons son utilisation dans le milieu militaire, le 13 janvier 1685, Nicolas de Maure, dit Fleur d’Épine est reçu à l’Hôpital militaire des Invalides à l’âge de 55 ans, mais celui-ci est renvoyé pour absence de cause réelle.
Nous trouvons aussi un soldat du régiment de Foix portant ce nom en 1770.
L’Inviolable
Ce nom est porté par 53 compagnons boulangers du Devoir,
2 compagnons tisseurs ferrandiniers (le premier en 1835 et le second en 1839) et 1 compagnon mécanicien du Devoir de l’Union Compagnonnique en 1897.
À noter que le surnom de l’un des deux soi-disant premiers compagnons boulangers en 1811 est Montbard l’Inviolable. C’est également le surnom de Maître Jacques colporté par l’une des légendes des compagnons boulangers du Devoir au XIXe siècle.
Cet Inviolable est une spécificité boulangère, qui, par capillarité, a pénétré légèrement chez les compagnons tisseurs.
L’Enfant Chéri
Ce nom est porté par 99 compagnons boulangers du Devoir, 2 compagnons boulangers du Devoir de Liberté, 1 compagnon boulanger des Devoirs Unis, 2 compagnons passants charpentiers du Devoir,
1 compagnon charpentier du Devoir de Liberté, 2 compagnons maréchaux du Devoir et un compagnon sabotier formier des Devoirs Unis.
Variantes : Enfant Chéri de la Victoire – Enfant Chéri du Tour de France – Enfant Chéri du Devoir.
C’est une spécificité boulangère parmi les compagnonnages du Devoir et du Devoir de Liberté, passée dans les autres compagnonnages, mais les compagnons boulangers ne sont pas à l’origine de ce nom, nous voyons en effet, Bonaparte, nommer Masséna, après la campagne d’Italie, l’Enfant Chéri de la Victoire.
Frappe d’Abord
Ce nom n’est porté que de 1811 à 1836, cela par 11 compagnons boulangers du Devoir.
Selon l’histoire légendaire des compagnons boulangers, l’un des deux premiers compagnons boulangers serait un Nivernais Frappe d’Abord.
L’analyse des dates de réception des maréchaux nous instruit, ce nom n’est introduit dans leur compagnonnage qu’à partir de 1821 (10 compagnons portèrent ce nom), et 10 ans plus tard que les compagnons boulangers : 1 reçu en 1821 ; 3 reçus en 1822 ; 2 reçus en 1823 ; 1 sur le Tour de France en 1836.
Les boulangers l’abandonnent après 1836, il est utilisé encore 10 années chez les maréchaux (1 reçu en 1837, et 2 sur le Tour de France en 1843 et 1846), puis est abandonné.
Ce nom est porté également par 3 compagnons charrons du Devoir, 1 compagnon couvreur du Devoir et 1 compagnon cordier du Devoir. En 1692, un Frappe d’Abord est admis à l’hôpital militaire des Invalides, nommé Girault Delbos, caporal au régiment de Clérambault, 7 ans de service, les Invalides accueilleront, de 1673 à 1796 43 Frappe d’Abord.
Ce nom spécifique des boulangers est peut-être introduit par un ou plusieurs anciens soldats des armées napoléoniennes, qui une fois libérés, voyagent les routes de France et adhèrent aux sociétés compagnonniques.
La Chaîne d’Alliance
Ce nom est porté par 13 compagnons boulangers du Devoir. Le mot Alliance apparaît lors de la période 1837-1861 : l’Alliance, nom porté par 4 compagnons et l’Alliance du Devoir, porté par 3 compagnons.
Lors de la période 1863-1887, la Chaîne d’Alliance apparaît, porté par 10 compagnons, puis lors de la période suivante 1888-1912, par 2 compagnons, ensuite un seul et dernier compagnon sera baptisé de ce nom : Lefray Marcel, Manceau la Chaîne d’Alliance, reçu à Paris à la Toussaint 1914.
Le Vengeur des Couleurs
Le Vengeur des Couleurs, porté une seule fois, apparaît après la mise à l’épreuve des compagnons boulangers par les compagnonnages du Devoir.
Ces derniers demandaient aux premiers de ne plus porter cannes et couleurs (1846), pendant une période définie et s’engageaient ensuite à prendre en compte la demande de reconnaissance.
Les compagnons boulangers ont accepté ce « sacrifice », mais aucun compagnonnage n’a tenu parole…
Nous pouvons donc facilement en déduire qu’il y a un rapport direct entre ce nom et cet événement.
La Gerbe d’Or
Le seul et unique nom de toute l’histoire des compagnons bou- langers ayant un rapport avec la profession, porté par un seul compa- gnon, Jean Peyrebrune, Bordelais la Gerbe d’Or, reçu à Bordeaux à l’Assomption 1923.
De nombreuses boulangeries françaises sont nommées La Gerbe d’Or. Henri Béraud (1885-1958), fils de boulanger, a donné ce titre à l’un de ses romans publié en 1928 qui mettait en scène une famille boulangère.
Le Vengeur des Compagnons et autres noms menaçants
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir. La Potence des Rendurcis, porté par 3 compagnons boulangers du Devoir, le tombeau des Rendurcis, porté par 5 compagnons boulangers du Devoir, le Vainqueur des Rendurcis porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Les Rendurcis, surnom donné aux sociétaires boulangers du Tour de France, société antérieure et concurrente des boulangers du Devoir. Ces noms sont utilisés de 1811 à 1836 et appartiennent au vocabulaire guerrier.
La Soumission
Porté par 4 compagnons boulangers du Devoir.
La Soumission du Devoir
Porté par 3 compagnons boulangers du Devoir.
Ces noms ont peut-être été portés par des rendurcis convertis, ne pouvant qu’obéir aux compagnons, ou alors ils ont été donnés à de fortes têtes que les compagnons réussirent à soumettre, à dresser le jour de leur réception.
Le Secret du Temple
Porté par 10 compagnons boulangers du Devoir.
L’Ami du Temple
Porté par 8 compagnons boulangers du Devoir.
La Fierté du Temple
Porté par 2 compagnons boulangers du Devoir.
Nous savons les compagnons boulangers au XIXe siècle très influencés par la symbolique maçonnique, l’utilisation de ces noms en est tout simplement la démonstration.
Bien Zélé du Devoir
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Mystère du Devoir
Porté par 4 compagnons boulangers du Devoir.
Zélé du Devoir
Porté par 2 compagnons boulangers du Devoir. Ces trois noms ne possèdent aucune particularité, ils sont nés lors de la période de « reconnaissance » (1840-1865) et s’inscrivent tout naturellement dans la ligne des noms semblables (la… du Devoir ; le… du Devoir, l’…du Devoir).
Fleur de Rose
Porté par 4 compagnons boulangers du Devoir.
L’Étoile du Bonheur
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Cœur de Provence
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Cœur Marseillais
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Docile Courageux
Porté par 2 compagnons boulangers du Devoir.
La Terreur
Porté par 5 compagnons boulangers du Devoir.
Bien Solide
Porté par 6 compagnons boulangers du Devoir.
L’Industrie
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
La Tempête
Porté par 2 compagnons boulangers du Devoir.
L’Union de la Sagesse
Porté par 1 compagnon boulanger du Devoir.
Ces quelques noms Coeur de Provence, Cœur Marseillais, l’Étoile du Bonheur, Union de la Sagesse, sont certainement issus de l’imagina- tion d’un ou de quelques compagnons présents à la réception du compa- gnon à baptiser. Pour la Terreur, Bien Solide, le Docile Courageux, Fleur de Rose, la Tempête, le mimétisme très souvent observé dans les compa- gnonnages est peut-être à l’origine de la toute relative multiplication.
Cambre de Saumur pour Chambre de Saumur.
LES NOMS BICENTENAIRES
Vertus
la Constance ; la Sincérité ; la Franchise ; la Sagesse ; la Fidélité.
Tournures d’esprits
l’Intrépide ; le Fier Courageux ; le Décidé ; le Fidèle Courageux ; la Bonne Volonté ; le Courageux ; Va de Bon Cœur ; Va Sans Crainte ; le Bien Aimé ; l’Inviolable ; le Résolu ; le Bien Estimé ; la Bonne Conduite ; le Bien Décidé ; l’Enfant Chéri.
Le Cœur
Cœur Loyal ; Cœur Fidèle ; Cœur Sincère ; la Clef des Cœurs ; Noble Cœur ; Franc Cœur ; Cœur Joyeux ; Cœur Courageux.
Le Devoir
Le Fidèle au Devoir ; la Fierté du Devoir ; le Soutien du Devoir.
Fraternité et solidarité
L’Ami des Compagnons.
Le Tour de France
L’Ami du Tour de France.
La joie et la gaîté
La Gaîté.
Rites et attributs
Le Soutien de la Canne.
Valeurs intellectuelles
L’Ami des Arts.
Nous constatons la présence constante et importante du nom Cœur. Je n’ai pas de grandes théories à soumettre, je ne peux dire qu’une seule chose, comme je l’ai fait lors du 100e anniversaire de la mort de Lucien Blanc, Provençal le Résolu, célébré lors du XXIXe Rassemblement des jeunes de l’Union Compagnonnique, les 26 et 27 septembre 2009 à Meyzieu, lorsque le président général me proposa de prendre la parole devant l’ensemble des jeunes participants afin de délivrer un message d’espoir et de courage, je ne pus dire que ces simples mots :
«Le compagnonnage se fait avant tout avec des Hommes de Cœur. Le compagnonnage n’a jamais été constitué uniquement de Maîtres, d’élites ou de diplômés, le compagnonnage n’a jamais été une grande école, il a été, il est, et doit rester, avant tout autres critères, une union d’Hommes de Cœur, vous êtes de cela ! »
Immortels compagnons
En croisant les dates de décès et les dates de réceptions, il apparaît à partir de 1870 une pratique consistant à ce qu’un jeune reçu porte le nom d’un compagnon récemment décédé.
C’est le cas par exemple pour Louis Sylvain baptisé Blois la Chaîne d’Alliance à sa réception à l’Assomption suivant le décès de Louis Arthur Raimbault, Blois la Chaîne d’Alliance.
Celui-ci, Premier en ville de Blois en janvier 1884 était décédé en juin 1884, son inhumation avait eu lieu le 14 juin et les Honneurs compagnonniques lui avaient été rendus.
Cette transmission du nom compagnonnique de génération en génération est un symbole d’immortalité, nous sommes dans une pensée de résurrection chère aux compagnons.
Par cette transmission du nom d’un compagnon, nous frôlons la superstition, les compagnons font appel aux forces de leurs défunts pour perpétuer le Devoir réincarné dans leurs jeunes compagnons, c’est également une façon de se rassurer sur l’avenir de leur Devoir, en cette fin XIXe difficile.
Cette pratique n’est pas généralisée, mais se maintient jusqu’au congrès de Bordeaux en 1955 où il est demandé de bien vouloir cesser cet usage.
Évolution générale
De 1809 à 1830, les surnoms des compagnons et sociétaires boulangers sont très divers. Nous rencontrons des vertus, des noms guerriers, des noms romantiques, et aussi des surnoms simples et populaires, tels que l’Entêté, le Rival, le Dégourdi, l’Intelligent.
Ces surnoms sont issus directement de l’Ancien Régime où nous les trouvons chez les militaires, chez les Gavots (la vérole, le blond, la déroute, la fourchette).
Ce sont des surnoms de jeunes ouvriers incontrôlables, formés en bandes de métier, buvant, ripaillant, courant les filles, et se battant à la moindre occasion. Des surnoms se différenciant en rien des surnoms populaires utilisés au quotidien par l’ensemble de la population paysanne et ouvrière.
Des surnoms exclusifs et spontanés. Ce ne sont pas encore des Noms de Compagnons.
À partir des années 1830, il se produit un net recul de ces surnoms simples et populaires, très probablement la conséquence de la volonté de l’Église de moraliser la « classe ouvrière ».
Entre 1840 et 1900 de nombreuses églises sont construites sur l’ensemble du territoire français, il se produit un développement sans précédent du culte de la Vierge Marie, l’on veut « éduquer » la classe ouvrière, la rendre sérieuse, vertueuse, et indirectement « soumise » et contrôlable.
Cette période influence fortement le compagnonnage et le « Nom de Compagnon » va apparaitre avec toute la dimension morale que nous lui connaissons aujourd’hui.
Ces noms composés ne sont plus destinés à être utilisés au quotidien, comme c’était le cas au du début XIXe siècle, et Daniel Patoux, Percheron la Philosophie, dans son étude sur les noms des Gavots, définit très bien cette évolution :
… On voit se mettre en place une certaine standardisation, avec des créations qui sont souvent des noms composés à partir desquels on improvise des variations d’une façon presque mécanique ( l’Ami des… ; le…du Devoir ; le… du Tour de France), à la spontanéité, à l’inspiration poétique, se substitue une démarche intellectuelle pour trouver de nouveaux noms. […] Manifestement, le nom de compagnon perd sa fonction de nom d’usage pour devenir un attribut solennel, comme les couleurs et la canne…
Le nom de province au quotidien, supplante le qualificatif, qui, lui, devient lui sacré, c’est le phénomène inverse de la pratique au XVIIIe – début XIXe siècle. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle apparaissent les noms honorant le travail, la politique de moralisation de la classe ouvrière porte ses fruits.
À partir de 1945, disparaissent progressivement les noms à connotation « maçonnique » (Temple, Colonne, Étoile…), conséquence de la démaçonnisation des rites voulue par Jean Bernard et les fondateurs de l’A.O.C.D.D.
De nouveaux noms apparaissent, ce sont en particulier des vertus (la Discipline, la Patience, la Générosité, l’Honnêteté).
Ces vertus sont très connues puisqu’elles font partie de la jeune Grande Règle de l’A.O.C.D. D. Elles sont très répandues également par les nombreux écrits de Jean Bernard, la Fidélité d’Argenteuil, par le biais de l’éditorial du journal Compagnonnage ou celui-ci met toujours à l’honneur ces nombreuses vertus que l’homme de métier et d’honneur doit posséder.
Une diminution significative de la présence de ces vertus dans la composition des noms de compagnon est constatée après le décès de Jean Bernard.
Le journal Compagnonnage, rebaptisé Compagnon du Devoir, devient un élément d’information et de promotion destiné à un public plus élargi.
Avant 1990, les noms des compagnons boulangers-pâtissiers sont majoritairement composés de cette façon : la Sagesse, la Tolérance, la Fidélité, la Franchise, la Bienveillance, etc. …
De nos jours un changement progressif s’opère, le Sage remplace la Sagesse, le Tolérant remplace la Tolérance, le Fidèle remplace la Fidélité, le Franc remplace la Franchise, le Bienveillant remplace la Bienveillance, etc.…
La vertu n’est plus accolée au nom de province en tant que telle, mais en tant qu’adjectif. De 1810 à 1850 nous rencontrons très souvent cette construction, époque où le nom est particulièrement taillé sur mesure, que je qualifierais de « propriété personnelle et individuelle ».
Boulangerie du Progrès.
Les compagnons boulangers, comme ceux des autres compagnonnages, ne sont pas imperméables aux influences extérieures de leur temps, l’Ami du Progrès est un nom fréquent au début du XXe siècle.
Ce ne sont pas les anciens surnoms qui sont de retour, mais cette « propriété personnelle et individuelle ».
De nos jours, contrairement au XIXe siècle, les jeunes compagnons boulangers choisissent leurs futurs noms de compagnon (en accord avec le parrain de réception et le maître de réception).
Dans les noms en la… suivi d’une vertu, est présente une notion d’accomplissement et de perfectionnement dans le temps à venir, avec le retour de le… suivi d’un adjectif, le compagnon est baptisé au présent, sur ce qu’il est le jour de sa réception et non plus sur ce qu’il est, doit être, et doit devenir, la quête de la perfection, la vertu et lui-même ne devant faire qu’un….
Seconde hypothèse, devant la multiplication des compagnons, nombreux sont ceux qui ne voulant pas forcément puiser dans le passé pour choisir leur nom compagnonnique, puisent dans le contemporain, mais la source se tarit rapidement, en particulier chez les Angevins et Tourangeaux qui sont très nombreux sur le Tour de France.
Par exemple, un Tourangeau veut adopter le nom de la Tolérance, mais comme ce nom est déjà utilisé par un de ses compagnons contemporains, il en choisit une variante : le Tolérant, le Bienveillant pour la Bienveillance, le Persévérant pour la Persévérance, le Téméraire pour la Témérité.
Un nouveau nom est apparu depuis 2004, Cœur à l’Ouvrage (six compagnons boulangers et pâtissiers).
Qu’est-ce qui a bien pu influencer les compagnons ?
En janvier 2004 est présentée à l’Hôtel de Ville de Paris, une exposition itinérante organisée par les compagnons menuisiers et ébénistes du Devoir. Cette exposition fera le tour de France et sera de retour à Paris en 2009, au musée des Arts et Traditions populaires. Le nom de cette exposition » Du cœur à l’ouvrage » qui a voyagé pendant cinq ans a certainement influencé les jeunes boulangers et pâtissiers qui ont choisi ce nouveau nom de compagnon.
Les surnoms professionnels
Les compagnons boulangers ne sont pas exempts de surnoms de fournil, de métier, en voici un exemple, le compagnon boulanger du Devoir François Roger, Manceau Bon Courage (Né à Beaumont-Pied-de Bœuf (72) le 28/11/1842, reçu à Tours à la Toussaint 1863.), était surnommé Belle Braise et le souvenir en est demeuré dans sa famille. (Information communiquée à Laurent Bastard par Michel Leproust)
Un article nécrologique du Ralliement (N° 496, 22 mai 1904, p. 6.) publié le 22 mai 1904 le confirme, le compagnon boulanger Lévêque, Tourangeau l’Ami du Droit, y relate la fin tragique et les obsèques du compagnon Pierre Connier, Manceau le Bien Aimé, en précisant :
» En apprenant sa mort par mon beau-frère, qui est venu me chercher pour l’enterrement auquel je partis tout de suite (…) je n’avais pas le temps pour avertir plusieurs compagnons des environs, je me suis trouvé seul avec le F. Rogé dit Manceau Bon Courage, surnommé Belle Braise, que tous les CC. connaissent… »
Ce surnom serait né de ses capacités particulières à chauffer un four dans les règles de l’art.
Évolution du « Devoir »
L’un des composants des noms de compagnons le plus rencontré, mais aussi le plus profond à étudier est le mot « Devoir « .
De 1811 à 1836, 6 noms sont utilisés : L’Ami du Devoir (21 por- teurs), le Soutien du Devoir (6), le Génie du Devoir (1), la Fidélité du Devoir (1), la Fierté du Devoir (1), l’Union du Devoir (1).
De 1837 à 1862, nous observons une véritable déferlante de ce type de noms, 27 nouveaux noms apparaissent, dont les plus populaires sont l’Appui du Devoir (23) ; le Flambeau du Devoir (23) ; le Secret du Devoir (13), et la Colonne du Devoir (11).
Ce raz-de-marée du mot « Devoir » a son origine dans un passage de l’histoire des compagnons boulangers : leur reconnaissance par les compagnonnages du Devoir, en effet, c’est entre 1829 et 1840 que débutent les premières démarches pour se faire reconnaitre de la famille du Devoir.
Cela engendre un puissant besoin de s’affirmer, démontrant ainsi l’engagement sans faille à aimer et soutenir le Devoir.
À partir de 1860, année de la première reconnaissance des compagnons boulangers – plusieurs autres reconnaissances ont lieu jusqu’en 1880 – ceux-là ne ressentent plus le besoin de s’affirmer aussi fortement du Devoir, étant désormais reconnus à part entière membres de cette famille…
Tableau en bois, pelle et rouable entrecroisés, surmontant une étoile à cinq branches chère aux compagnons boulangers, flanqués à droite d’un coupe-pâte et à gauche d’une équerre et d’un compas, archives compagnons boulangers, Tours.
Treize noms sont abandonnés et six nouveaux apparaissent, dont le plus utilisé est l’Étoile du Devoir. L’influence maçonnique dans l’apparition de ce nouveau nom est certaine, l’Étoile du Devoir se substituant à l’Étoile flamboyante.
La Fierté du Devoir, le Soutien du Devoir, et le Flambeau du Devoir, restent les préférés, comme c’était le cas dans la période antérieure (1837-1862).
Entre 1888 et 1912, c’est l’effondrement complet de cette catégorie, avec dix-sept noms abandonnés et seulement trois nouveaux noms : la Renaissance du Devoir ; Soutien l’Étoile du Devoir, le Modèle du Devoir.
Noms qui reflètent la volonté de réagir face aux difficultés rencontrées par l’ensemble des sociétés compagnonniques en raison de la naissance du syndicalisme dur et inflexible envers le patronat, dans lequel s’engouffre désormais la jeune force ouvrière, et dans lequel le compagnonnage ne peut trouver sa place.
Stabilisation entre 1913 et 1937, quatre noms sont abandonnés, et trois nouveaux apparaissent, la Fraternité du Devoir, la Fleur du Devoir, et l’Espoir du Devoir, ces deux derniers noms sont de la même lignée que les nouveaux noms de la période antérieure, la fleur représentant la renaissance, la fleuraison après l’hiver, l’abondance après la privation.
L’Étoile du Devoir est désormais le favori, ce qui renforce l’hypothèse que ce nom est d’influence maçonnique, la majorité des cayennes des compagnons boulangers, à cette époque, faisant leurs réceptions dans les locaux des loges maçonniques (Blois, Paris, Lyon, Bordeaux, Dijon, Troyes), comme de nombreuses autres corporations sur l’ensemble des villes du Tour de France.
De 1938 à 1962, abandon de plus de 50 % de ces noms, c’est la période de l’adhésion à l’A.O.C.D.D. (1946), les compagnons boulangers ne ressentent plus le besoin d’affirmer leur appartenance au Devoir, puisque, par leur adhésion, ils sont membres à part entière de la branche compagnonnique « du Devoir », l’A.O.C.D.D. regroupant la quasi-totalité des compagnonnages de cette branche. Nous observons que les noms favoris de la période antérieure sont toujours présents et sont d’ailleurs les seuls à représenter cette catégorie.
De 1963 à 1987, nouvelle régression de 50 %, plus que trois noms sont utilisés.
De 1988 à 2009, nous observons un retour de cette catégorie, avec une augmentation de plus de 50 %, retour de deux noms qui avaient été abandonnés dans la période 1963-1987, l’Étoile du Devoir, et le Flambeau du Devoir, puis ce qui est encore plus surprenant, l’apparition de deux nouveaux noms, la Persévérance du Devoir et la Patience du Devoir.
Nous observons là un changement, similaire dans sa raison, à la période « raz-de-marée » de ces noms (1837-1862). Un besoin de s’affirmer, de protection, de conservatisme, de la part de compagnons évoluant dans une association, qui, à leurs yeux, a peut-être tendance à négliger le Devoir, la tradition, une association se dirigeant vers La grande école des hommes et des femmes en compagnonnage.
L’augmentation des effectifs, là aussi, est peut-être également à l’origine de ce retour, la Persévérance, la Patience, la Fidélité étaient des noms très employés.
Le seul moyen pour les compagnons originaires des régions à forte représentation (Tourangeaux, Angevins, Bordelais) de porter par exemple un nom populaire comme Fidélité, lorsqu’un Bordelais porte déjà ce nom, est de se nommer Bordelais la Fidélité du Devoir. C’est une multiplication des possibilités par l’ajout du « Devoir ».
Mutation
Il est intéressant de voir apparaître à Pâques 1996 un nouveau nom : l’Affranchi. D’où vient ce nom, les compagnons boulangers-pâtissiers de la seconde moitié du XXe siècle ayant pour pratique et habitude de porter des noms ayant déjà été portés ?
Pour cela, le registre des réceptions est consulté par les compagnons, certains rencontrant des difficultés à déchiffrer les écritures du XIXe siècle, bien différentes des écritures contemporaines…et de plus, écritures d’ouvriers boulangers dont nombreux sont ceux qui ont du mal à manier la plume… et qui transcrivent phonétiquement les noms de compagnon.
J’ai longuement étudié ces registres, et j’ai pu constater qu’à plusieurs reprises, le nom la Franchise est tout simplement couché sur le papier sous la forme de l’Afranchise. De l’Afranchise à l’Affranchi, il n’y a qu’un pas.
Chant : Les brillants Noms
Air : L’Épaulette d’Or
Je vais partir, ma bonne et tendre mère ;
Le beau Devoir m’appelle sur les champs ;
Calmez vos pleurs, votre douleur amère ;
Ne craignez rien pour votre enfant.
Porter le titre heureux de Compagnon ;
Et, je veux sur le Tour de France (bis)
M’illustrer par un brillant nom. (bis)
Ce fut dans un temple riche et superbe ;
Soleil brillant de luxe et de beauté ;
Tel que jamais n’en posséda Viterbe ;
Célèbre encore par son antiquité ;
Oui, dans ce temple, asile du mystère ;
Où la vertu conserve son renom ;
Ce n’est là que le destin, mes frères, (bis)
Me fit trouver un brillant nom. (bis)
Depuis ce jour, souvenir de ma vie ;
Où la vertu vint couronner mon front ;
Ivre de joie, mon âme était ravie ;
J’allais porter le nom de compagnon ;
Tout ébloui, remportant la victoire ;
Mars au combat n’était pas plus luron ;
Pour mon honneur et pour ma gloire, (bis)
Je fus orné d’un brillant nom… (bis)
J’ai visité les villes de Provence ;
Où le Brennus de notre beau Devoir ;
S’est arrêté, faisant son Tour de France ;
S’est illustré, faisant notre savoir ;
Ombre chérie que toujours je révère ;
Et vénérée de tout bon compagnon ;
Pleurons-le c’était un bon père, (bis)
Qui nous dota d’un brillant nom… (bis)
Ces noms si beaux et si dignes d’envie !
Nous les portons tous, gravés dans nos cœurs ;
Pour Rochelais, il jura sur sa vie ;
De le garder toujours avec honneur ;
Gage d’amour et de reconnaissance ;
La renommée publiera son renom.
L’Enfant Chéri du Tour de France (bis)
Voilà quel fut son brillant nom. (bis)
P.L. Journolleau, Rochelais l’Enfant Chéri.
Extrait du registre des réceptions de la cayenne de Saumur.
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre LE PAIN DES COMPAGNONS