Les surnoms des Bons compagnons fendeurs et les Bons cousins charbonniers
Nous trouvons différents surnoms sur les actes de baptême, de mariage et de décès des bons Compagnons Fendeurs et des bons Cousins charbonniers (XVIIe et XVIIIe siècles), ouvriers itinérants des forêts, fendant le bois ou fabricant le charbon de bois nécessaire aux maîtres de forges, différents surnoms.
Leur patronyme est suivi de « dit » et nous trouvons : La Verdure, Bagatelle, la Rose, l’Espérance, la Bonté, la Forêt, la Pointe, le Noble, Bois d’Argent, la Garenne, la Pensée, etc. Étant donné la présence de ces surnoms sur les documents officiels d’état, nous comprenons que la fonction de ces surnoms n’est point de cacher le « vrai » nom mais « au même titre que ce qui existe dans d’autres populations voyageuses comme les marins ou les soldats, la pratique du surnom illustre la volonté de disposer d’une identité à usage interne, traduction de rituels de camaraderie, de liens privilégiés noués au sein d’une communauté distincte de la société environnante ». (JAHAN (Sébastien) et DION (Emmanuel), Le Peuple de la Forêt ; nomadisme ouvrier et identités dans la France du Centre-Ouest aux Temps modernes, Presses Universitaires de Rennes, 2003.)
Les surnoms dans les compagnonnages
Le surnom de compagnon est un nom de « baptême » que le récipiendaire reçoit le jour de sa réception et qu’il portera jusqu’à sa mort.
Sa construction peut légèrement varier selon les corporations, en voici quelques exemples :
Chez les cordiers du Devoir, les chapeliers du Devoir, un qualificatif, suivi de la région d’origine : L’Ami des Filles le Languedocien, l’Estimable le Provençal, la Prudence le Bourguignon.
Chez les tailleurs de pierre du Devoir, une vertu suivie du nom de la ville de naissance du compagnon : La Prudence d’Argenteuil, la Fidélité de Méru, mais cet usage ne semble apparaître progressivement qu’à partir du milieu du XVIIIe siècle. Antérieurement à cette période nous rencontrons aussi une construction identique à celle des compagnons chapeliers : l’Espérance le Tourangeau. L’utilisation de la ville d’origine supplantera l’utilisation de la région d’origine au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle.
Chez les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir de Liberté, le nom de la région de naissance ou des habitants de la région de naissance est suivi d’une vertu, d’un qualificatif et autres (Périgord le Vif Argent, Percheron la Philosophie).
Livre d’inscription des compagnons reçus sur le Tour de France, Cayenne de Bordeaux.
Aujourd’hui, la grande majorité des compagnonnages utilise cette dernière construction, les compagnons boulangers en font partie.
L’origine de cette pratique
À ce jour, étant donné la rareté des documents pouvant nous renseigner sur les pratiques compagnonniques au XVIIe siècle, contentons-nous d’hypothèses, ou plus sagement de questions.
- La pratique des surnoms dans les compagnonnages, chez les marins et soldats aux XVIIe et XVIIIe siècles, ne serait-elle pas issue d’une pratique populaire en usage du XIe au XVe siècle ? Cela s’inscrivant dans ce que Laurent Bastard intitule « la pratique identitaire partagée » issue d’un fond commun.
- L’ensemble des compagnons ont-ils toujours été baptisés le jour de leur réception ?
- Les porteurs d’un surnom profane ne le conservaient-ils pas celui-ci, lors de leur adhésion aux compagnonnages ?
- Les compagnons qui n’avaient pas de surnoms en recevaient-t- ils un à leur entrée dans le groupement compagnonnique à l’issue d’une forme de bizutage, ancêtre des réceptions contemporaines ?
- La pratique populaire des surnoms disparaissant de la société au XVIe siècle (ordonnance de Villers Cotterêts en 1539, Concile de Trente en 1563), les compagnonnages perpétuent-ils cet usage, en baptisant la totalité de leurs nouveaux membres lors de leurs réceptions. (Condamnation de la Sorbonne en 1655, le nouveau nom est donné lors du baptême compagnonnique.) ?
Pas vu, pas pris
L’utilisation du surnom de compagnon est d’une utilité toute particulière lors des nombreuses rixes au cours de la première moitié du XIXe siècle, En effet, le surnom permet la confusion parmi les représentants de l’ordre public sur l’identité des semeurs de troubles face aux représentants de l’ordre public..
Très rares sont les témoignages de ces faits, mais grâce au journal lyonnais, Le Précurseur du 3 février 1829 (N° 650, article de presse en relation avec la rixe du 7 août 1828, voir chapitre Les rixes, paragraphe « Causes communes ».), en voici un exemple extraordinaire :
« Tribunal de police correctionnelle audience du 2 février 1829 (Présidence de M. de Landine)
Une cause singulière, jugée à cette audience, a offert un nouvel exemple de la légèreté inexcusable avec laquelle quelques agents de la police, procédent à des arrestations plus ou moins arbitraires.
Un jugement du 1er septembre dernier a condamné plusieurs ouvriers boulangers, les uns contradictoirement, les autres par défaut, à différentes peines d’emprisonnement pour une scène de désordre et de rébellion qui eut lieu dans la rue de l’Hôpital et sur la place Bellecour le 7 août précédent. Parmi les contumaces on condamna un nommé Langevin à six mois de prison.
Un mandat d’amener décerné contre cet individu, n’avait pu être mis à exécution, parce qu’on n’avait pas trouvé de Langevin parmi les compagnons boulangers de la ville.
C’est par le même motif que son jugement lui fut signifié au parquet de M. le procureur du roi, on le considérait comme sans domicile connu.
Cependant, le 16 octobre suivant, un mois et demi après, Pierre Félix Raison, âgé de 20 ans, garçon boulanger chez Gilibert, est arrêté à son pétrin par deux agents du commissaire de police Séon, au bureau duquel il est conduit sous prétexte de l’examen de ses papiers. Là, on lui demande ses noms ; il les décline. – Mais ne portez-vous pas encore le surnom de Langevin ?, lui dit le commissaire. Il prétend avoir répondu non ; M. le commissaire soutient avoir entendu oui : on verra bientôt à laquelle des assertions il faut croire.
Quoi qu’il en soit, sur l’ordre du commissaire, Pierre Félix Raison est conduit, sans autre forme de procès, à la prison de Roanne, où il s’écrie en rentrant qu’il ne s’appelle pas Langevin. À peine y a-t-il passé quelques heures, qu’il est transféré à la prison de Saint-Joseph, pour y subir les six mois de détention prononcés contre Langevin. Il a beau protester qu’on le prend pour un autre, les verrous se ferment sur lui.
Bientôt, il n’est bruit dans la prison que de la mésaventure du pauvre Pierre Félix Raison qui raconte son cas à tous ses compagnons d’infortune. Les uns de le plaindre, les autres d’en rire, mais personne ne vient à son secours. On lui conseille pourtant de faire venir ses papiers. Il écrit dans la Vendée, son pays. Les papiers arrivent un peu tard ; il fait appeler un avocat qui trouve la chose si étrange qu’il craint s’être trompé, qui veut s’éclairer avant d’agir, va aux renseignements et négocie avec l’autorité. Mais le temps passe sans résultat.
C’est alors qu’impatienté des doléances journalières de ce jeune homme, un prisonnier plus capable adresse aux journaux une lettre sur cette affaire pour éveiller l’attention des magistrats. La publicité, quoi qu’en disent ses détracteurs, ne gâte rien ; car, aussitôt, M. le procureur du roi écrit au commissaire de police, pour lui demander s’il ne s’est pas trompé dans cette arrestation. Mais le commissaire infaillible répond qu’il est sûr de son fait. Et Raison a encore tort !
Déjà, il était à son quatrième mois de détention lorsqu’on s’aperçoit que le jugement n’ayant pas été régulièrement signifié, était encore susceptible d’opposition : où la forme et la cause sont encore portées à l’audience pour constater l’identité du prétendu Langevin.
Là, une vive discussion a lieu entre le prévenu, M. Séon et ses deux agents, qui déclarent de nouveau, qu’amené à leur bureau, Félix Raison inter- pellé était convenu du surnom Langevin.
Le ministère public s’en est rapporté à la sagesse du tribunal.
Me Favre, défenseur de Raison, se levait pour prendre la parole, lorsque le tribunal sans l’entendre se groupe, et rend immédiatement son juge- ment par lequel, considèrant que l’identité de Pierre Félix Raison n’est pas suffisamment établie, il le déclare libéré des condamnations du jugement du 1er septembre.
Ainsi, l’erreur inconcevable d’un officier de police aura fait peser sur un innocent une captivité de trois mois et demi, et cela sans mandat du juge ! Ainsi, il y a tel cas où les garanties de la liberté individuelle sont impuissantes !
Il semblait pourtant que les affaires Chauvet ne devaient se trouver que sous un système heureusement aboli. Mais puisque de tels abus se renouvellent encore, il nous semble que l’autorité doit scrupuleusement rechercher s’ils ont été causés par la faute des personnes ou par l’imperfection de la loi. Dans le premier cas, il faut sévir contre les personnes ; dans le second, il faut corriger la loi. »
Lettre du Premier en ville de la cayenne de Blois-Fondation à celui de la cayenne de Tours après la réception à la Saint-Honoré 1820, dans cette ville, du nommé Limousin Va Sans Crainte, afin de contester la validité de son nom compagnonnique : …un nom qu’il n’est pas dans le cas de soutenir et qui lui causerait quelque désagrément… Le rouleur signataire de ce courrier, La Tendresse – il s’agit d’Agenais la Tendresse – signataire de la demande de reconnaissance auprès des compagnons passants tailleurs de pierre de la cayenne de Bordeaux en 1829 (Voir chapitre Les reconnaissances au XIXe siècle.), A.D. Indre-et-Loire.
Une spécificité
L’usage des surnoms dans les compagnonnages possède une particularité, une spécificité qui le différencie de tous les usages en vigueur dans les catégories citées ci-dessus (soldats, marins, laquais, charbonniers, fendeurs).
Nous avons constaté que les militaires utilisaient soit un surnom d’origine géographique (Poitevin, Tourangeau, Provençal, etc.…), soit un qualificatif (Frappe d’Abord, la Fidélité, la Prudence, la Rose, la Violette), les compagnonnages eux, associent les deux usages, celui du nom de la région ou ville d’origine, à celui d’une vertu ou de tout autre qualificatif (exception pour les compagnons menuisiers et serruriers du Devoir où le nom de la région d’origine suit le prénom).
Pourquoi ?
Cahier pour servir à l’enregistrement
des réceptions des compagnons de Toulon,
A.D. Bouches-du-Rhône.
À cette question, je vais répondre par d’autres questions.
- N’y aurait-il pas eu une première période où seul le qualificatif était utilisé, et ensuite, lors d’une deuxième période apparaît le nom de « province » ? Si oui, pourquoi ?
- Le nom compagnonnique jouait aussi un rôle fonctionnel, il permettait aux compagnons de ne pas être identifiés lorsque la police saisissait leurs affaires lors d’une perquisition. N’est-ce pas, peut-être, ce rôle fonctionnel qui a obligé les compagnons à joindre un nom de province à une vertu ou à un qualificatif ?
- La multiplication de qualificatifs identiques oblige à différencier leur porteur par l’ajout du nom de province. Lorsque dix compagnons se nomment l’Intrépide, le besoin de les différencier apparaît, la seule solution, leurs lieux d’origine. Le même schéma que l’apparition des noms de famille, comme nous l’avons vu précédemment.
Cet usage du surnom composé est adopté et officialisé par le baptême à la réception, cela permettant de remplir les rôles (registres d’état-civil compagnonniques) registre devenus indispensables vu l’évolution des groupements ouvriers, tout en gardant l’anonymat nécessaire en cas de conflit entraînant des répressions policières (saisie des rôles et autres documents).
C’est peut-être lors de cette période qu’apparaît le nom d’origine pour les aspirants. Par ce paragraphe, nous touchons du bout du doigt la mutation progressive des bandes d’ouvriers en compagnonnages dans leur définition contemporaine.
Registre de réception de la cayenne de Toulon, page de l’année 1826, A.D. Bouches-du-Rhône.
Les sociétaires boulangers sur le Tour de France
Les sociétaires boulangers sur le Tour de France portent des surnoms identiques aux compagnons boulangers du Devoir. La comparaison des noms de sociétaires boulangers entre 1809 et 1810, à ceux des compagnons boulangers entre 1811 et 1836 n’est pas inintéressante.
Nous trouvons en effet sur deux certificats d’un sociétaire boulanger, nommé Guillaumeaux, Sablais la Bonne Conduite, plusieurs surnoms :
Certificat daté du 9 octobre 1809
Poitevin l’Océan
Rochelais Sans Souci
Poitevin la Douceur
Poitevin la Clef des Cœurs
Certificat daté du 22 février 1810
Parisien la Réjouissance
Bigourdan la Victoire
Provençal Va Sans Crainte
Champagne la Douceur
Poitevin la Fidélité
Tourangeau Sans Regret
Bien que la source soit faible, que constatons-nous ?
Sur les dix noms de sociétaires, un seul n’est pas utilisé par les compagnons boulangers au cours de cette période, c’est Sans Souci.
Nous trouvons ce nom chez les Gavots, porté par un seul et unique compagnon (PATOUX (Daniel), Percheron la Philosophie, compagnon menuisier du Devoir de Liberté, les noms de Compagnons chez les Gavots de 1759 à 1910, dans Fragments d’histoire du compagnonnage numéro 7.), ce qui nous amène à penser que ce nom est très peu répandu dans l’ensemble des compagnonnages.
Un seul nom, commun aux sociétaires et compagnons boulangers n’est pas utilisé par les Gavots, c’est l’Océan. Une recherche effectuée par l’un de mes frères en compagnonnage Bordelais la Constance, nous éclaire à ce sujet :
» Aucune autre corporation n’a utilisé l’Océan. Nous rencontrons ce nom chez les compagnons boulangers, une fois entre 1811 et 1836 et trois fois de 1837 à 1862. Il s’avère être une particularité des compagnonnages de boulangers, sa présence dans les deux rites renforce l’hypothèse d’une scission de sociétaires créant la branche « du Devoir », officiellement en 1811. » (Voir chapitre La Fondation.)
Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D. Extrait du livre LE PAIN DES COMPAGNONS