Le poète et le boulanger, par Fanny Clar

En 1924 parut la première édition des Mains enchantées, un recueil de contes pour enfants écrit par Fanny CLAR, mettant en scène des gens de métiers. Illustré par Robert Diligent et Jean Clar, il est offert « à toutes les mains d’enfants qui travailleront au bonheur de demain ». Parmi ces contes figure la courte mais mémorable journée du poète qui remplaça le boulanger…

LE BOULANGER

Quand toute la maison sommeille, il geint. La faim du monde attend la miche chaude, dès son réveil.
A grand renfort de : han ! han ! ce mitron brasse la pâte à moins que, soulageant sa peine, le pétrin mécanique mélange pour lui la farine, le sel et l’eau.
Mais, gueule embrasée, toujours béante, le four exige sa pitance. Que le boulanger ne cesse d’y jeter du bois, sève encore chantante, rançon des pains dorés.
Puis si, demi-nu, cuit à la chaleur du fournil, notre boulanger, de son soupirail, aperçoit un poète musant, qu’il ne le traite pas d’inutile rêveur. Bien plutôt qu’il se dise : « Mon pain aura plus de saveur, s’il est frotté d’un peu de miel ».

L’édition de 1924 des Mains enchantées.

Dans la boutique, s’amoncelaient des pains dorés. Ils craquaient avec un bruit joyeux, quand le couperet de Thomas, le gros boulanger, fendait leur croûte appétissante. La fringale vous prenait à les voir : le polka folâtre, s’enfarinant pour rire tout son saoûl par ses craquelures ; le boulot, s’asseyant, lourdaud, sur l’estomac des pauvres diables ; le pain de marchand de vins qui s’est tellement tapé sur le ventre pour dire : « Apportez-moi du brie » qu’il en a la bedaine fendue. Tous étaient de gais compagnons, sans morgue, de bonnes pâtes de pains.
Seul, le fantaisie prenait un air dégoûté si, pour fêter le dimanche, une femme mal vêtue s’avisait de l’acheter. Il se croyait exclusivement destiné aux tables où l’argenterie étincelle sur la nappe blanche, côte à côte avec le fin cristal.

Thomas le boulanger est rond comme son plus gros pain boulot. Il n’a point l’esprit plus vif que le corps et demeure éberlué des propos que lui tient le poète, son voisin.
Car en haut de la maison dont Thomas habite le rez-de-chaussée, gîte le poète. C’est sûrement un vrai poète, puisqu’il possède de longs cheveux, une longue cravate et un appétit encore plus long.

Grégoire a toujours faim. Quand il passe devant la boutique de Thomas, il feint de chercher une rime indisciplinée, mais il sourit aux miches qui lui clignent inutilement de l’œil.
Parfois, il entre. La boutique en murmure d’aise. Grégoire jette ses sous d’un geste si noble que Thomas, ahuri, se retient de ne point l’appeler : – Monseigneur !

S’il est en veine de discours, Grégoire entretient Thomas du trésor des moissons qui doivent mûrir pour les gueux comme pour les riches.
Thomas l’écoute, bouche bée, puis répond : – Ça fait tant la livre.
Et Grégoire emporte la miche qu’il vient de payer.

Certain jour, le boulanger qui avait une sœur, apprit qu’elle allait se marier.
Voici notre Thomas bien embarrassé. Il voulait aller à la noce, mais répugnait à laisser là son commerce. Pendant son absence qui vendrait son pain ?
Il y songeait, lorsque vint le poète.
– Ah ! monsieur Grégoire, soupira Thomas, vous voyez un homme bien ennuyé.
-Qui vous chagrine ainsi, auguste mitron ?
-Ma sœur se marie.
-Cela vous déplaît de voir l’hymen couronné de roses, embellir une jeune existence ? Au contraire, c’est merveille.
– Ce n’est pas cela du tout, répondit le gros Thomas, qui n’avait rien compris ; il me faut quitter ma boutique et je n’ai personne pour la garder.
– Je vous la garderai, moi !
– Vous voudriez bien ? Ah ! quel fier service vous me rendriez.
Mais saurez-vous vendre mon pain ?
– Vil mercanti ! s’écria le poète, dressé flamboyant, la Muse s’assoit partout. Elle trônera derrière votre comptoir qu’elle ennoblira. L’odeur du pain frais lui murmurera le poème des blés se courbant sous la brise.
– Pourvu qu’elle sache couper au juste la pesée, fit Thomas un peu effrayé, cela ira.
– Si cela ira, reprit le poète secouant sa chevelure, qui oserait en douter ?

Les petits pains chuchotaient, plus stupéfaits encore que Thomas :
– Comme il parle bien, murmura le petit pain au lait à son voisin le croissant. Pourvu que Thomas accepte, j’ai idée qu’on ne s’ennuiera pas.
Thomas accepta et s’en fut au jour dit.

Ce matin-là, sèche et rêche, Mme Pignade demeura fort étonnée, en descendant acheter son pain. A la place du paisible boulanger, elle trouvait dans la boutique un grand efflanqué bizarre. Chipotant ci, chipotant ça, elle finit par demander une livre de polka, tout en rechignant sur la pâte mal cuite, à son gré.

– Voilà, dit Grégoire, d’un geste large, c’est vingt francs !
– Hein ! cria la vieille avare, de sa voix aigre, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous êtes fou !
– Savez-vous que le pain est une nourriture sacrée ? fit Grégoire – brandissant le quignon devant Mme Pignade qui verdissait – savez-vous que vous n’êtes point digne d’en manger, ne l’ayant jamais gagné ? Et que c’est un crime de le couper en dés minuscules à votre servante qui périt d’inanition tous les jours, et de l’enfermer pour que votre neveu, dont l’appétit le couve du regard, n’en reprenne pas.
« Pour vous, c’est vingt francs.
– Gardez-le votre pain, piaula la vieille. Jamais je ne remettrai les pieds dans cette boutique ! Insolent !
Elle partit, furieuse, claquant la porte.

-M’sieur ! un pain de quatre livres, s’il vous plaît !
C’était une fillette, si peu haute qu’elle se dressait sur ses pieds menus pour qu’on pût l’entendre.
Grégoire eut un sourire épanoui. Il prit le plus beau pain.
-Tiens !

L’enfant tendit ses sous.
-Voilà, m’sieu.
Le poète repoussa la main fluette.
-Le pain ne s’achète pas, mon enfant. Il faut, à pleines mains, le distribuer en don joyeux que bonne Nature nous accorda.
– C’est maman qui va être contente, merci m’sieu.
Et la fillette sortit en dansant.

Les pains commençaient à s’amuser follement.
– Moi, je l’adore, ce type-là, déclara le pain de marchand de vins.
– Deux sous de boulot, pas trop cuit pour mes vieilles dents, demanda, en hésitant, une caduque bonne femme qui venait d’entrer.
Grégoire choisit un gros morceau, bien mollet.
– Prenez, bonne mère, régalez-vous ; c’est de la croûte bien tendre et de la douce mie.
-Inscrivez-le sur le livre, dit timidement la pauvresse. Je ne peux pas encore payer aujourd’hui.
– Quel livre ? sursauta Grégoire.
-Celui-ci, dit la bonne femme, en désignant un énorme registre habillé de noir, d’un aspect fort rébarbatif.
– Ah ! ah ! nous allons voir. Combien devez-vous ?
-Trente-cinq sous.
– Comment vous appelez-vous, chère grand-mère ?
Quand elle eut dit son nom, Grégoire fit un beau trait, et écrivit de son écriture fleurie de poète :
– Ce compte est réglé.
Puis il dit à la vieille :
– Vous ne devez plus rien.
Et la vieille s’en alla, pleurant de plaisir.
-Oh ! s’écria le pain de seigle, j’éclate de joie !
Et il se gonfla tant, que les boutons de son habit qui étaient de raisins noirs, roulèrent à terre.

Une bande de marmots arrivait à la porte. Ils étaient cinq : quatre restèrent le nez aplati contre la devanture.

Le cinquième se risqua :
– M’sieu, un p’tit pain !
– Un pour cinq ?
-On n’a pas beaucoup d’argent, m’sieu !
Le poète se mit à rire. Dans la corbeille, à poignées, il saisit les petits pains :
– Tenez, les petits pains sont faits pour les petits enfants.
Cinq voix pointues répondirent :
– Oh ! merci, m’sieu ! merci, m’sieu !
Toute la bande courut dehors, criant et se bousculant.

On ne sait pourquoi, jamais il n’y eut tant de clients chez Thomas. A midi, plus une miette de pain ne restait dans la boutique.
Grégoire se frotta les mains.
– J’ai bien gagné ma journée. Voici le moment de fermer boutique.
Il accrocha les volets, puis, à grands traits, écrivit sur la porte :
– Inutile de frapper chez Thomas : le pain est vendu.
Ensuite, il alla muser.
Je ne saurais vous dire si Thomas fut enchanté de la façon dont Grégoire avait gardé la boutique et vendu son pain.

Qui était Fanny Clar ?

Née à Paris en 1875, de son vrai nom Clara Fanny OLIVIER, elle fut une journaliste et écrivit plusieurs romans, des poèmes et des pièces de théâtre, presque tous destinés à la jeunesse. En 1924 elle devint membre de la Société des Gens de Lettres.

Elle est connue pour son engagement pacifiste, ses opinions socialistes (elle milita au sein de la SFIO de Seine-et-Marne) et son féminisme durant l’entre-deux-guerres.  Elle s’investit également dans l’éducation des enfants et elle adhéra à la Ligue internationale pour l’éducation rationnelle de l’enfance.

Elle joua aussi un rôle (celui de la mère de Juliette, l’héroïne) dans le film de Jean Vigo, L’Atalante (1934), avec Michel Simon et Dita Parlo.

Ses livres connurent plusieurs éditions, certaines posthumes. Les Mains enchantées, notamment, furent successivement éditées en 1924, 1939, 1946 et 1959. Il a servi de livre de lecture à des générations d’enfants et il est toujours accessible en version numérisée.

Fanny Clar collabora à de nombreuses publications (L’Humanité, Le Soir, La Guerre sociale, Le Bonnet rouge, Le Populaire, Floréal). On sait moins qu’elle continua à écrire sous l’Occupation dans le journal L’Oeuvre, qui, à partir de 1940, fut dirigé par Marcel Déat, fondateur du Rassemblement National Populaire, ouvertement collaborationniste et favorable au national-socialisme. Fanny Clar, comme d’autres intellectuels du courant pacifiste et socialiste, soutinrent l’idée qu’il était possible d’instituer une « collaboration de gauche », répugnant à emboîter le pas aux idées réactionnaires de l’Etat français du Maréchal Pétain.

Son intérêt pour le monde des métiers n’est pas étranger à ses relations avec Albert Bernet, avec qui elle partageait les mêmes opinions politiques. Ce dernier était un architecte qui fut reçu compagnon tailleur de pierre Etranger à Paris en 1923 (par les charpentiers du Devoir de Liberté, et quelques compagnons d’autres corps de métier), pour relever cette société éteinte depuis sa fusion au sein de l’Union Compagnonnique à la fin du XIXe siècle. Bernet, personnage actif et influent, membre du Grand Orient de France, s’arrogea le titre de « grand maître » de sa société (qui ne compta pas plus de six membres !), s’investit dans la Fédération Générale du compagnonnage (avec Ernest Boyer) et publia en 1928 un roman encore lu par les compagnons d’aujourd’hui : Joli Cœur de Pouyastruc.

Aussi, lorsque Fanny Clar publia en 1928 La Maison des sept Compagnons, s’adressa-t-elle tout naturellement à Bernet pour préfacer son livre, lequel met en scène des jeunes gens réunis par une fraternité de type compagnonnique. L’ouvrage fut réédité en 1947.

Bernet, dissident socialiste, avait rejoint le mouvement de Marcel Déat, l’Union Socialiste et Républicaine et s’était présenté à la députation en 1936. Non élu, il conserva des liens d’amitié avec Déat et intégra à sa fondation le Rassemblement National Populaire, s’engageant à son tour dans le parti collaborationniste.

Que sont devenus ces personnages, pris dans le tourbillon de ces années noires ? Fanny Clar décéda le 24 février 1944, âgée de 69 ans. Marcel Déat s’enfuit en Allemagne puis vécu caché dans un couvent italien jusqu’à sa mort le 5 janvier 1955. Quant à Albert Bernet, il s’éteignit le 25 mai 1962 à Séméac (Hautes-Pyrénées), sa ville natale, où il avait repris son activité d’architecte mais aussi de félibre occitan, et sans rompre ses liens avec certains des compagnons qu’il avait connus avant-guerre au sein du Devoir de Liberté…

L’édition (sans date) des Mains enchantées d’où sont extraites les illustrations de Jean Clar.

 

 

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