Deuxième partie : Du chien Médor au chien des compagnons du Devoir.
Aucun compagnon du Devoir ne peut rester insensible à l’évocation historique de Médor, le chien du Louvre, car elle le renvoie à l’emblématique compagnonnique, au sein de laquelle le chien occupe une place importante. Et en premier lieu comme illustration de la Fidélité.
Le chien apparaît sur les compositions aquarellées de Leclair, sous la Restauration, comme le montre, par exemple, ce détail d’une image-souvenir destinée au compagnon passant charpentier Dauphiné la Fidélité, vers 1820.
Le chien fidèle, qui porte dans sa gueule une enveloppe marquée « Fidélité », se tient près de son maître sur ce dessin aquarellé de Leclair, vers 1820 (Musée du Compagnonnage, Tours).
Le chien fidèle revêt une signification particulière lorsqu’il est associé au renard. Il exprime alors la transformation de l’ouvrier profane ou de l’aspirant, symbolisé par un renard sauvage, voleur, puant, avec des crocs et une longue queue rousse, en un chien, animal domestiqué, fidèle, propre (les images le montrent comme un caniche toiletté et tondu), qui a perdu les marques de l’animalité cruelle. La réception ou « passage » constitue une transition entre un état et un autre.
Au début du XIXe siècle, il n’y a pas encore de lien entre la mort et le chien fidèle. On ne manquera pas, d’ailleurs, de noter l’absence du chien sur les deux versions de la lithographie des compagnons boulangers du Devoir, éditées vers 1840-1850. Si la mort de Maître Jacques est bien évoquée avec trois meurtriers cachés dans la forêt, l’épisode de sa survie dans un marais puis la découverte de son cadavre sous des branchages, nul chien ne lui est associé. C’est un jeune homme qui écarte le feuillage.
La découverte de Maître Jacques assassiné. Détail de la lithographie d’Achille Tiget à Orléans, vers 1848 (Musée du Compagnonnage de Tours).
La découverte de Maître Jacques assassiné. Détail de la lithographie Godefroy à Saumur (vers 1850). Le jeune garçon a cédé la place à un adulte qui saisit la main du cadavre et semble proférer un « plaint ».
Ces images n’illustrent donc pas exactement le catéchisme et la légende de Maître Jacques tels qu’ils ont été rédigés par Frédéric VIGIER, Quercy le Décidé, à La Rochelle, en 1860. En effet, dans le récit de la mort de Maître Jacques (« Maître Jacques, sa vie et sa mort », il n’est pas question d’un chien et cinq (et non trois) scélérats l’assassinent. En revanche, dans le « Catéchisme » qui précède la légende des origines du Compagnonnage, figurent ces lignes : « D. Qui le fit découvrir ? R. C’est un chien qui fait que nous hurlons car le chien hurla et le découvrit. D. Qu’est-ce qui le couvrait ? R. Des feuillages et une branche d’acacia. ».
Il est vraisemblable que la légende de Maître Jacques ainsi que ses commentaires, se sont construits progressivement par superposition d’éléments christiques (Maître Jacques est percé de cinq coups de poignard rappelant les cinq plaies du Christ, le traître Géron est un avatar de Judas, etc.) et d’éléments maçonniques. En effet, la légende maçonnique d’Hiram, l’architecte du temple de Salomon, comporte des éléments similaires : il meurt assassiné par trois mauvais compagnons qui veulent lui faire révéler le « mot des maîtres », puis son corps est enterré et les assassins plantent en terre une branche d’acacia, ce qui permet aux neuf maîtres partis à sa recherche de découvrir sa sépulture. Au demeurant, la légende d’Hiram est aussi rapportée par Frédéric VIGIER, puisque Maître Jacques était « un des premiers collègues d’Hiram ». De nombreux mots spécifiques au grade, des lignes identiques à celles des rituels et catéchismes, y figurent et constituent des emprunts directs aux multiples imprimés qui circulaient depuis le XVIIIe siècle.
Et précisément, la présence d’un chien est attestée dans le grade de Maître Élu des Neuf ou Élu de Pérignan, grade qui connut différentes versions au cours des XVIIIe-XIXe siècles. Le thème du grade est lié à la recherche des assassins d’Hiram. L’un des maîtres rencontre un pâtre inconnu, nommé Pérignan, qui avait aidé l’un des trois assassins à se cacher et à se nourrir. Quand il eut appris qui il était, il prévint les maîtres envoyés par Salomon.
Une Instruction des hauts-grades de 1807 indique : « Joaben, un peu écarté de ses camarades, aperçut le chien de l’inconnu, qui dirigeait sa route vers la caverne, ayant l’air de suivre quelqu’un à la piste. » L’assassin est découvert et il se plonge un poignard dans le cœur.
On sait que cet épisode a été repris dans un projet de rituel des compagnons tanneurs-corroyeurs en 1865 et qu’il figure sur une estampe des compagnons charpentiers du Devoir de Liberté.
Détail d’un tablier du grade de Maître Elu des Neuf, fin XVIIIe siècle (in : catalogue de l’exposition « La Franc-maçonnerie et l’Europe du XVIIIe siècle à nos jours, Bruxelles (1993).
Ces différentes sources nous font comprendre qu’une tradition compagnonnique est évolutive et qu’elle se nourrit au fil du temps d’éléments susceptibles de constituer des supports à l’émotion autant qu’à la réflexion et à la conduite de ses membres. Il s’est produit des emprunts, des amalgames et des glissements de sens à partir d’une même figure, et le chien en est un exemple.
Le cumul entre le chien, emblème initial de la Fidélité, et le chien qui découvre Maître Jacques et enfin Hiram sous l’acacia est bien visible sur les couleurs que le compagnon tourneur Pierre AUDEBAUD, Saintonge la Fidélité, diffuse à Saint-Maximin à partir de 1864 environ. Ces couleurs « de Sainte-Baume » comportent le motif du chien fidèle qui s’approche d’une main sortant d’un amas de rameaux d’acacia. Au-dessus, les vertus AMITIÉ et FIDÉLITÉ.
Détail des couleurs de Sainte-Baume diffusées par Pierre AUDEBAUD vers 1864.
Plus tard encore, vers 1875, quand le compagnon tisseur-ferrandinier Jean-Baptiste BOURGUET édite ses célèbres lithographies, il ne manque pas d’y placer un chien, à la fois comme symbole de la fidélité mais aussi comme l’animal qui a permis de découvrir Maître Jacques.
Au pied de la Sainte-Baume gît le corps de Maître Jacques découvert par ses disciples. Un chien a permis de le découvrir (détail de la lithographie de J.-B. BOURGUET, L’Union des corps d’états, vers 1875).
Enfin, vers 1880, le cordonnier-bottier Pierre CHARUE, Bourguignon le Bien Zélé du Devoir, édite une lithographie qui connaîtra un grand succès : Le Génie du Compagnonnage faisant le tour du Globe.
En deux endroits, il représente un chien. D’abord dans un médaillon dont la légende du pourtour en initiales signifie « Honneur au dévouement compagnonnnique ». Un compagnon étendu expire dans les bras d’un autre ; deux colombes s’envolent au-dessus de lui ; un chien assiste à la scène. Il s’agit de la mort en exil du compagnon cordonnier-bottier Bourguignon le Modèle des Vertus, « martyr de son dévouement pour son Compagnonnage ». En 1837, pour défendre l’honneur de sa société et mettre fin aux réceptions non autorisées de l’ancien Père d’Avignon, il assassina ce dernier et s’enfuit en Amérique, où il mourut en 1848. Le chien illustre la fidélité du compagnon à son Devoir, au péril de sa vie.
Le chien fidèle assiste à la mort de Bourguignon le Modèle des Vertus, martyr de son Devoir (détail de la lithographie de P. CHARUE, Le Génie du Compagnonnage faisant le tour du Globe, vers 1880).
Plus haut, dans la partie consacrée aux mythes fondateurs du Devoir, la lithographie nous montre un chien s’approchant d’un corps étendu sous des branchages.
On s’attendrait de la part d’un compagnon du Devoir à ce qu’il décrive l’image comme étant celle du chien guidant les disciples de Maître Jacques auprès de son corps.
Mais non ! Charue écrit qu’il s’agit de « La découverte de Maître Hiram par le chien ». La confusion des légendes et des fondateurs apparaît clairement ici. Et il est surprenant que sur la partie de gauche de l’estampe, consacrée à Maître Jacques, aucun chien n’est présent. L’animal est passé de Maître Jacques à Hiram !
Un chien découvre le corps d’Hiram aux abords du temple de Salomon en construction (détail de la lithographie de P. CHARUE, Le Génie du Compagnonnage faisant le tour du Globe, vers 1880).
C’est finalement à BOURGUET que l’on doit La Fidélité, une lithographie proche, par son thème, de celle du chien du Louvre de 1830. En 1894, il édita une petite estampe où l’on voit un caniche appuyé sur une canne, avec une gourde en bandoulière. Son sac est posé au sol. Il médite devant une colonne tronquée où sont fixées deux cannes en croix passées dans un triangle, ainsi qu’un compas et une équerre entrecroisés. Les arbres de droite et de gauche ont perdu leur cime. Comme la colonne tronquée, ils symbolisent la mort d’un être aimé. Promesse d’espoir et de vie, une fleur (une immortelle ?) pousse au pied de la colonne.
La Fidélité, lithographie de J.-B. BOURGUET (1894).
Avec cette estampe s’achève notre promenade au sein de quelques images où figure un chien. Celles du chien du Louvre ont-elles inspiré les auteurs d’estampes compagnonniques ? Sans doute pas, le chien fidèle étant déjà un emblème connu dans et en dehors du Compagnonnage avant 1830. Mais la grande diffusion des images de ce chien héroïque n’a pu que renforcer les compagnons dans l’idée qu’ils avaient là le modèle vivant d’une vertu qui leur était chère : la Fidélité.
Sur cette carte postale éditée par le compagnon couvreur Auguste BONVOUS en 1918, après la Grande Guerre, le chien est aux côtés d’un compagnon du Devoir qui salue un Poilu de 1914-1918. Ce n’est plus le caniche des anciennes images, il est devenu l’emblème farouche de la Fidélité à la patrie et du Devoir compagnonnique.
Laurent BASTARD
SOURCES :
Sur le chien du Louvre : Guillaume de LAVIGNE : Les chiens célèbres, réels et fictifs (2015).
Casimir DELAVIGNE : « Le Chien du Louvre », in : Revue de Paris, volume 28 (1831)
Sur le chien dans le Compagnonnage : Laurent BASTARD : Images des Compagnons du Tour de France (2010)
« Les animaux à l’atelier », in : Fragments d’histoire du Compagnonnage, volume 10, cycle de conférences 2007, p. 146-149 (en ligne sur le site du Musée du Compagnonnage de Tours).