Eugène Léon Régnier, Rochefortin l’Ami des Compagnons

Eugène Régnier, Rochefortin l’Ami des Compagnons,
revêtu de la couleur de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs Réunis. 1884.

Eugène Régnier est né le 20 juillet 1854, fils d’Élisabeth Régnier, lingère âgée de 34 ans, domiciliée au 61, rue Lafayette à Rochefort et de père inconnu.

Il rejoint les rangs des compagnons boulangers du Devoir, et est reçu à Tours à la Noël 1872, à 19 ans.

De la classe 1874, choisi par tirage au sort pour servir sous le drapeau français sous le numéro 1371, il doit donc interrompre son Tour de France.

Destination l’Algérie, au 19ᵉ corps d’armée, dans la ville de Djelfa.

Il gardera de son passage sous l’uniforme un mauvais souvenir (voir le chapitre : « Sous les drapeaux »).

En 1880, il publie un ouvrage en vers : Le compagnonnage au XIXe siècle, dans lequel se trouve un poème intitulé : « Honor et Patria, à notre poète national, Victor Hugo » écrit durant les cinq années qu’il passa sous les drapeaux.

Les dix derniers vers sont un acrostiche, c’est-à- dire que chacune des premières lettres de chaque vers, lues verticalement, compose un nom : en l’occurrence celui de VICTOR HUGO.

« HONOR ET PATRIA »
France ! vois cette étoile au front des cieux briller,
Regarde encore et vois ses rayons scintiller,
Au pied comme au sommet des plus hautes montagnes,
Ne crois-tu pas qu’elle a, France, sur ses compagnes,
Comme une majesté cet air grave, absolu,
Où reflètent le grand, le beau, le vrai, l’élu ?
Il faut, ma reine, que ce rayon sans faste,
Sur terre avec un homme, ait un frappant contraste.

Vallons ! coteaux, déserts, cités, hameaux, palais,
Instants, passé, présent ; vous, princes et valets,
Connaissez-vous cet homme, et son luth, et sa muse ?
Toi peuple, toi géant, que souvent on abuse,
Ô connais-le ! comprends comme il te fait du bien,
Rends-lui grâce et soutiens sa mémoire.
Hô combien Hommages, gloire, honneurs, lui sont dus sur la terre !
Un seul ! un seul connaît tout ce profond mystère,
Garde à cet homme, peuple, ici bas, ton adieu,
Où la bonté le fit l’interprète de Dieu !

Alger, 15 mars 1877.

Pour ce poème, il recevra une lettre de remerciement, postée de Paris à destination de l’Algérie, signée, Victor Hugo :

21 mars (1877), Paris.
Je remercie le jeune et vaillant poète, et je lui envoie mon plus cordial serrement de main.
V. H

Lettre de Victor Hugo adressée à Eugène Régnier, Rochefortin l’Ami des Compagnons.
Ce courrier a été offert en juillet 1993 à la médiathèque de Rochefort par une descendante de Régnier, Madame Marguerite Laquet.

 

Régnier reçut la lettre de Victor Hugo comme une bénédiction. Qu’un monument des Lettres daigne répondre et encourager un modeste compagnon boulanger, c’était là une insigne faveur. Il reprit aussitôt la plume pour composer ce poème :

« Après avoir reçu quatre mots du grand-maître », Salut ! France, aujourd’hui je me sens triomphant.
Car je viens, tout joyeux, de ton plus noble enfant, Recevoir quatre mots de réponse à ma lettre.
Oui ! quatre mots, signés : V. H. Ah ! c’est beaucoup Pour moi simple artisan au cœur plein d’espérance !
Et courrier par courrier, je les ai reçus, France Mon acrostiche a dû porter un fameux coup.
Oh ! comme cet honneur de doyen vous inspire ! Chatouille votre cœur et sent la dignité !
Comme votre amour-propre en pleine liberté Demande à supporter le joug d’un tel empire !
Merci, maître, en ce jour à jamais solennel, La presse aux mille voix t’admire et te contemple,
Ton hymne retentit dans l’enceinte du temple Pendant que ton nom vole aux pieds de l’Éternel !
Le vingt-cinq mars sera pour nous un jour de fête, Jour de réception de l’écrit précieux
Plein de remerciements, d’éloges gracieux, Le tout écrit, signé de la main d’un prophète !

En 1884, il est délégué au congrès de Bordeaux de la Fédération Compagnonnique de tous les Devoirs réunis. Toute sa vie compagnonnique sera consacrée à la promotion de l’idéal d’unification des Devoirs, et il sera un grand défenseur des idées de Lucien Blanc, le fondateur de l’Union Compagnonnique. Il est constamment sur la brèche afin de promouvoir le projet d’un seul compagnonnage un et indivisible.

Voici son discours au troisième congrès de la Fédération Compagnonnique, à Bordeaux, en 1884 :

« Chers frères et amis, au nom du compagnonnage entier et de la fraternité ouvrière, je viens saluer le troisième congrès compagnonnique de France. Les compagnons des Devoirs réunis et de l’activité siègent en congrès. Compagnons du Tour de France, vous faites votre Devoir, et c’est bien, vous donnez là un noble exemple, la civilisation vous en remercie.
Nous vivons dans un temps où il est nécessaire d’accomplir d’éclatantes actions de fraternité. D’abord, parce qu’il est toujours bon de faire le bien, ensuite parce que le passé ne veut pas se résigner à disparaître, parce qu’en présence de l’avenir qui apporte aux corporations la fédération et la concorde, le passé tâche de réveiller la haine. Répondons à la haine par la solidarité de l’union.
Mes Pays, je ne prononcerai que des paroles austères et graves. Avoir devant soi toute une fédération de travailleurs, c’est un suprême honneur, et l’on n’en est digne qu’à la condition d’avoir en soi la droiture, et j’ajoute, la modération, car si la droiture est la puissance, la modération est la force.
Maintenant, et sous ces réserves, trouvez bon que je vous dise ma pensée entière. À l’heure où nous sommes, le compagnonnage est en proie à un véritable sentiment de fraternité. L’agitation compagnonnique qui se produit a pour contraste et pour leçon le calme des corporations. Aux quelques compagnons préméditant, et préparant l’ajournement ou l’obstruction des réformes patiemment attendues,
la Fédération digne et persévérante oppose la grandeur des actions paisibles. Majestueuse résistance ! Les corporations s’entendent, s’unissent, s’entraident. Ainsi, voyez, Lyon parle, le Tour de France applaudit.
Que le compagnonnique auditoire ici rassemblé me permette de lui parler de la Fédération. La Fédération est une œuvre glorieuse, une œuvre laborieuse, fraternelle et militante. Elle a entrepris de résoudre le difficile problème de conserver la bonne harmonie qui règne entre tous les compagnons, et de leur assurer quelques soulagements pour leurs vieux jours. Exemple : la caisse des retraites. Il semble, mes Pays, qu’une bataille étrange se prépare entre l’anarchie qui est la volonté du passé, et la paix qui est la volonté de l’avenir. Compagnons, la paix vaincra. Ce triomphe de l’avenir, il est visible dès aujourd’hui, il approche, nous le touchons, il s’appelle le congrès de Bordeaux. Qu’est-ce en effet qu’un congrès compagnonnique ?
C’est un traité de paix, c’est la signature de tous les compagnons mis au bas d’un acte de fraternité. C’est le pacte des compagnons du Devoir s’associant aux compagnons du Devoir de liberté. C’est la parfaite unité des compagnons des trois fondateurs. C’est la communion des corporations dans l’harmonie qui sort du travail. Lutte si l’on veut, mais lutte féconde, éblouissante, mêlée de travailleurs, qui laissent derrière elle, non des cadavres, mais des chefs-d’œuvre. Bataille superbe où il n’y a que des vainqueurs !
Ah ! ce spectacle splendide, mes Pays, il est juste que ce soit le compagnonnage qui le donne au monde. 1879, c’est-à-dire le congrès de Lyon, aura établi les premiers principes de la fédération, 1884, c’est- à-dire le congrès de Bordeaux, sera le couronnement de l’œuvre de la réconciliation !
Pourtant, généreux compagnons, vous qui m’écoutez, ne croyez pas que je pousse jusqu’à l’illusion. Ma foi dans la Fédération est filiale, et par conséquent passionnée, mais elle est philosophique, et par conséquent réfléchie. Non, je n’oublie pas que je parle ici à tous les compagnons indistinctement. La responsabilité est en proportion de l’auditoire.
Je sais une chose qui est à la taille de votre jugement, c’est la vérité, et dire la réalité, c’est le Devoir. Eh bien ! La réalité, c’est que si la nuit complète se faisait sur notre institution, il y aurait des possibilités de naufrages. La réalité, c’est que depuis son origine, le compagnonnage a traversé des horizons dont la noirceur était profonde.
À de certains moments, on l’eût cru en pleine mer. Il avançait lentement, dans un roulis terrible, immense navire battu des vents. Mais aujourd’hui la brume s’écarte ; la nue complète des préjugés disparaît ; un sentiment puissant d’amour fraternel blanchit toute cette ombre, et, subitement, à l’horizon, au-dessus des gouffres, au-delà des nuages, le compagnonnage émerveillé aperçoit cette haute clarté allumée il y a quelques années seulement par des géants sur la cime du XIXe siècle. Ce majestueux phare à feux tournants qui présente alternativement aux corporations à jamais unies, chacun des trois rayons dont se compose notre société présente et future : mutualité, solidarité, fraternité. Mutualité, cela s’adresse aux peuples ; solidarité, cela s’adresse aux hommes ; fraternité, cela s’adresse aux âmes ; navigateurs en détresse, abordez à ce grand rivage : la Fédération. Le port est là ! »

Portrait Eugène Régnier, Rochefortin l’Ami des Compagnons.
Bibliothèque de la Maison de l’Outil de Troyes.

Dans le journal de l’Union Compagnonnique du 1ᵉʳ janvier 1893, numéro 80, il publiera un long poème à l’intention des compagnons boulangers du Devoir afin qu’ils rejoignent les rangs de l’Union :

« EXHORTATION À MES FRÈRES LES CC∴ BOULANGERS DU DEVOIR

Vous avez cru, peut-être un instant, que grisé
Par quelque franc succès, ou bien qu’hypnotisé,
Par l’union compagnonnique
J’allais, soit devenir indifférent pour vous,
Soit laisser s’émousser le lien grave et doux
De notre amitié sympathique,

N’en croyez rien. Chassez au loin ces vains dangers.
De mes frères, vaillants compagnons boulangers,
J’ai gardé bonne souvenance.
Je me rappelle encore mes ébats hasardeux,
Car j’ai vécu trois ans au milieu d’eux,
Sur notre aimable tour de France.

Je me rappelle encore où, jeune et plein d’espoir,
Craintif, mais résolu, je fus conduit un soir,
Du nébuleux mois de décembre ;
Je m’en souviens autant que si c’était hier,
J’avais pris mon courage à deux mains, Pas trop fier,
Car il faisait noir dans la chambre.

Soit. Vous voyez fort bien où je veux en venir.
Peut-être garde-t-on nul autre souvenir,
Aussi vivace en sa mémoire,
Sachez enfin, c’est là le point essentiel,
Que c’était un beau jour, sans nuages au ciel,
Sur les bords chéris de la Loire.

Mais ce n’est pas de moi que je voulais parler,
Mes frères, je voulais simplement appeler
Votre attention soutenue,
Sur un sujet plus vaste et plus récréatif,
Du domaine réel et d’ordre positif,
Qui n’intéresse en rien la nue.

Mais qui nous tient au cœur, nous disciples fervents,
De l’institution ouverte aux quatre vents,
De l’esprit moderne qui passe,
Avec qui sans nul doute, il va falloir compter
Si notre intention n’est pas de résister,
Au mouvement qui nous dépasse.

Si nous voulons garder la réputation
D’être des compagnons que la tradition
A mis au rang des plus pratiques,
Surtout lorsqu’il n’en coûte à notre point d’honneur
Aucun désavantage, aucune défaveur,
N’en déplaise aux esprits sceptiques.
Le progrès marche, avec lui nous devons marcher.
Ce massif qu’on distingue au milieu du rocher,
Qu’on croit plein d’ombre et de mystère,
C’est le phare, au contraire, étincelant et sûr
Qui baigne ses rayons dans une mer d’azur,
Que réfléchit au loin la terre !

Robuste fils de la boulange,
Du beau compagnonnage épris,
Debout intrépide phalange,
Notre avenir est à ce prix !
Suivons l’exemple que nous donne
L’essaim vigilant qui bourdonne,
Joyeux, dans l’immense rocher
Dont Lyon est au même titre,
La souveraine du chapitre
Et du bâtiment le rocher !

Emboîtons le pas à ces frères
Qui, sans faiblesse, ont devancé
L’heure aux intentions sincères,
Sans se soucier du passé :
N’admettant et n’ayant qu’en vue
La splendide aurore entrevue,
Au fronton du dogme éternel,
Où chaque corps de guerre lasse,
Finit par découvrir sa place
Dans le giron confraternel !

 

Allez et restez bons apôtres,
Braves compagnons boulangers,
Votre Devoir parmi les autres
Est à l’abri de tous dangers.
À l’union compagnonnique,
Il existe un Devoir unique
Combiné de pareils pouvoirs,
Dont la noble essence est le gage
Devant lequel chacun s’engage
Au respect des autres Devoirs.

Voyez notre accord se dessine,
Selon nos yeux plus nettement,
Plus il va, plus il s’enracine
En nos cerveaux profondément
De jour en jour il s’accentue.
À l’union qui s’évertue,
Par des efforts multipliés,
D’en extraire de douces flammes
Qui doivent pénétrer nos âmes
Et nos cœurs réconciliés !

Vous entrerez dans la carrière
Au milieu de frères zélés,
Pour ne pas rester en arrière,
Pour ne pas rester isolés,
Pour ne pas qu’on ne mette en doute
Notre ardeur à suivre la route,
Qui conduit à la fusion,
Pour ne pas que, Dieu vous en garde,
Ayant été de l’avant-garde,
Vous demeuriez en faction !

Oui, vous aurez l’honneur insigne
De collaborer, sans retard,
À l’œuvre incomparable et digne
Sous les plis de votre étendard,
À l’œuvre régénératrice,
Dont la puissance protectrice
Assure votre liberté
Et veille, avec un soin extrême,
Sur votre épargne et sur vous-même,
Jusqu’au seuil de l’éternité !

Compagnons, voici l’heure attendue et bénie
Où le compagnonnage impartial et fort
Va célébrer avec une joie infinie,
Son union au prix du plus louable effort.

Déjà nous entendons la note claire, ailée,
De la cloche sonnant l’immense branle-bas
Que Frugier *, à Lyon, tire à toute volée,
Pour bien marquer la fin de surannés débats !

Pour annoncer aussi l’éclosion sincère,
D’une aurore nouvelle, en qui nous avons foi,
Qui changera chez nous en ami, l’adversaire,
Quand Nantes donnera le signal du beffroi.

Car nous voici en l’an quatre-vingt-treize,
Près du congrès où doit surgir décidément
Le droit de nous traiter en frères à notre aise,
La liberté d’unir nos cœurs étroitement.

D’adopter tel Devoir et d’acclamer tel rite,
D’accueillir les passants comme les étrangers,
Puisqu’il est vrai qu’ils sont tous d’un égal mérite !
Mais je reviens à vous, confrères boulangers.

Je précise, et c’est vous seuls ici que j’exhorte,
À déférer au vœu qu’on émet à loisir,
À savoir : d’embrasser l’union grande et forte
Dont chacun manifeste en son cœur le désir.
D’aider, par votre nombre et votre ardeur native,
À l’agrégation du plus puissant faisceau
Dont l’aimant fraternel est la force attractive,
Où se mirent nos cœurs comme en un clair ruisseau.

Et vous aurez pour vous le suprême avantage,
Tout en sauvegardant l’intérêt du Devoir,
D’avoir contribué, dans le compagnonnage,
À sceller l’union des enfants du savoir !

E. Régnier, C boulanger Au château d’Oléron. »

Eugène Régnier fut domicilié à Loire-les-Marais, et a principalement vécu dans l’île d’Oléron. À plusieurs reprises, il sera délégué aux congrès de l’Union Compagnonnique (en 1894 et 1899), l’une de ses dernières grandes actions pour l’union des Devoirs sera la signature (au côté d’autres compagnons boulangers du Devoir) de l’acte donnant pleins pouvoirs à l’Union Compagnonnique pour recevoir des compagnons boulangers. Régnier s’éteindra dans sa 53ᵉ année, en 1906.

Extrait du livre « Le Pain des Compagnons » L’histoire des compagnons boulangers et pâtissiers

Laurent Bourcier, Picard la Fidélité, C.P.R.F.A.D.

Envoyer un commentaire concernant : "Eugène Léon Régnier, Rochefortin l’Ami des Compagnons"