Chapitre 2. L’état du pain quotidien

Chapitre II L’état du pain quotidien

II.1 Un fond historique de légende

L’histoire de la boulangerie et du pain nous permet d’avoir une trajectoire, une ligne qui inévitablement vient de quelque part, avant de se projeter vers un horizon.

Et le pain en a une fameuse d’histoire. Il n’existe pas beaucoup d’aliments qui peuvent comme lui se targuer d’avoir traversé tant de siècles.

Adam Maurizio, lui a passé sa vie à faire l’histoire de l’alimentation végétale entre les deux guerres mondiales du xxe siècle [1]. Il donne pour moi des points plus précis que d’autres sur la préhistoire du pain, même si honnêtement il reconnait qu’il reste encore beaucoup de pages à écrire. Quand on le lit, on saisit mieux l’évolution progressive de ces bouillies de céréales. Lorsque la fermentation s’en mêlera, celles-ci deviendront une espèce de kvas, qui est comme un ancêtre de la bière, mais pas genre « soda » rafraîchissante, elle était plutôt épaisse et nourrissante.

La cuisson, se réalisa d’abord sur pierres incandescentes avec ces flans-galettes pour arriver ensuite à un pain plus aéré.

On est bien loin de cette « histoire » d’oubli, de la part d’une servante égyptienne, de mettre à cuire une partie de la pâte du jour, et qui ajoutée le lendemain fit gonfler par hasard la pâte. Ainsi serait né le levain ?

Cela fait sourire certains historiens du pain, notamment en Allemagne[2], et on peut comprendre leur perplexité. Mais, « quand la légende est plus belle que la réalité, imprimez la légende[3] ».

Comme je n’ai pas tellement envie de raconter n’importe quoi, il faut simplement tenter de s’approcher de la vérité même si cela nous laisse sur notre faim en explication historique.

On sait que des fouilles récentes en Jordanie attribue des découvertes de pain à 14.400 ans avant J.C.[4], la boulangerie précédant l’agriculture dans ce cas comme nous le signale Guy Boulet dans sa préface du livre.

On sait également que les Sumériens, installés au vie siècle av. J.-C. dans la vallée de l’Euphrate (actuel Irak), consommaient des « pains buvables ». La bière, ce « pain que l’on boit »[5] était d’abord alimentaire, elle n’entrera dans le monde des boissons désaltérantes qu’au début du xxe siècle[6]. Pain et bière auraient comme origine commune la bouillie, et ainsi dans certaines langues, les mots le laissent supposer (en anglais par exemple : bread et beer). Les Égyptiens (iiie siècle et iie siècle av. J.-C.) fabriquaient ensemble le pain et la bière[7]. Mais à l’image du kvas, c’était le pain qui ensemençait la bière si l’on en croit les interprétations de la grande peinture ornant le tombeau de Ramsès III. On émiettait le pain et on ajoutait de la liqueur de dattes pour activer la fermentation de la bière qui s’effectuait dans des jarres[8].

II.2. Différentes traditions du pain en Europe Légende no 2 : levain avant levure dans les pays brassicoles

Plus tard, il est probable que la levure de bière a ensemencé directement les pâtes à pain. Et cela est attesté à l’époque romaine. Dès lors, la levure continuera à être utilisée, du moins dans les pays brassicoles. Ce fait est confirmé par plusieurs récits historiques.

Ainsi, Pline l’Ancien (*23 apr. J.-C. – † 79 apr. J.-C.) décrivait le pain gaulois comme suit : « Les Gaulois et les Hispaniques font cuire le froment et en cuisant lèvent l’écume qui vient au-dessus, laquelle ils laissent épaissir et s’en servent pour levain. Cela est la cause que leur pain est beaucoup plus léger que le nôtre[9] ».

En Flandres, à Bruxelles et en Wallonie, bref en Belgique, certains ouvrages historiques détaillés mentionnent la présence de leveur ou  leveure  [10].

En Angleterre, c’est dès l’an 1202, dans l’Assisa panis, soit l’assise du pain, c’est-à-dire la description et l’établissement du prix du pain, que l’on parle de levure dans le pain.

L’historienne du pain au Moyen Âge, Françoise Desportes, relate que certaines villes du nord de la France (Lille, Douai, Amiens, Abbeville) autorisaient l’ajout de lie de bière au levain, ce qui n’était plus vraiment le cas, plus au Sud, dans les contrées vinicoles[11].

II.3. Variantes en pays de seigle et de bière

Attention, un peu comme dans le folklore, suivant les régions, les variantes vont « brouiller » un concept historique qui se voudrait uniforme.

Ainsi l’Allemagne, pays brassicole s’il en est, doit surtout être considéré dans l’analyse de l’histoire de la panification, comme un pays de seigle, et non de froment. Ce qui change la donne dans le sens où le seigle, souvent panifié en farine complète, et étant donné sa forte activité enzymatique, a besoin d’une acidification apporté par la fermentation[12]. Le goût et le volume en profitent au point que dans les traductions de termes de panification allemandes, il faut parfois traduire  sauerung, littéralement  acidification, par  fermentation, tant celle-là, régente le processus de manière importante (XIX.3.2.).

II.4. Variantes en pays de froment et de bière

La position anglaise a fait que l’on a très souvent ensemencé les leavenings de levure issue de brasserie ou de distillerie (XVII.1.1.). La culture spontanée du levain naturel (par auto-fermentation de la pâte) ne semble pas signifier grand-chose dans les îles britanniques. Assez tôt dans l’histoire, c’est comme amorce de fermentation qu’est employée la levure et non comme faible appoint ajouté lors de la pétrissée, pour aider le levain[13] dans sa force de pousse (XVII.2).

II.5. Variantes entre pain blanc et pain noir

Dans l’histoire de la fermentation panaire ce qui est rarement relaté, c’est la différence qu’il faut faire entre panification de pain bis ou complet et panification de pain blanc. Cette nuance permettrait peut-être de démêler certaines confusions.

Dans les premiers récits historiques suffisamment détaillés, on observe que dans les panifications de pain bis (gris) ou complet (noir)[14], le levain est souvent mentionné. Si la levure entre dans la composition de la pâte, c’est plutôt pour de la pâtisserie ou dans une pâte blanche[15]. L’introduction de la levure dans les pâtes au levain commence au xve siècle, en Allemagne (pays de seigle) et au xvie siècle en France (pays du vin). Ce n’est qu’en appoint du levain et de manière parcimonieuse au début que la levure fera petit à petit partie du levain pour le pain blanc, puis pour le pain gris[16].

II.6. L’évolution du blé

Quittons la fermentation, thème chéri par toute boulangerie appréciant le vivant, pour retrouver le blé en champ.

Ce blé avait au Moyen Âge, des rendements estimés dans les meilleures régions au maximum autour d’une tonne et demi à l’hectare, la moyenne étant alors plus ou moins de 0,8 tonne[17].

La hauteur des pailles peut être estimée aux travers des tableaux de l’époque où elles sont représentées à taille humaine, entre 1 m 60 et 2 m. On l’a raccourci par la suite d’environ un mètre durant la révolution agricole du xxe siècle, pour prévenir la verse (accident provoqué par les intempéries ou des parasites et couchant les cultures au sol). Actuellement cet accident de culture est par ailleurs, souvent, une conséquence du semis serré, d’excès de fertilisation et de la charge toujours plus lourde supportée à l’extrémité de l’épi.

II.7. Meuniers, vous dormiez !

L’approche de la qualité des récoltes et de la farine avant le xviiie siècle est tellement réglementée et policée par les besoins élémentaires de la subsistance alimentaire qu’elle ne connaît pas d’évolution notable. L’obligation de moudre au moulin banal, qui ne disparaît complètement qu’à la Révolution française[18], a longtemps été une entrave à l’amélioration de la mouture. Son travail assuré le meunier banal n’a alors pas nécessité de se soucier de la qualité de la farine produite. La levée de l’obligation de moudre au moulin du pouvoir local, n’engendrera pas un bouleversement des habitudes pour autant.

Ce n’est qu’un peu avant, en 1740, qu’en France l’interdiction de repasser les sons sous la meule est levée[19]. Avant cela, les moulins produisent une farine blanche (la fleur) avec un taux d’extraction de 40 % à 50 % seulement[20]. Toujours au XVIIIe siècle, Lavoisier et Parmentier prétendent que 95 % des moulins produisent de la mauvaise farine et déjette la moitié du grain[21]. À cette époque, par « farine », on entend souvent la farine blanche (XII.1).

Vers la deuxième moitié du xviiie siècle, les Lumières, les encyclopédistes s’attachant à l’étude des arts et sciences, font germer un début d’évolution dans ce domaine considéré comme primordial. La nouvelle méthode qui s’impose peu à peu, c’est la mouture dite  économique, qui consiste à repasser le blé plusieurs fois sous les meules. L’espacement entre la meule gisante (fixe) et la meule tournante (du dessus) étant réduit à chaque nouveau passage.

C’est un tableau bien sombre de la meunerie que l’on vient de brosser, mais qui permet de comprendre que l’on part de très loin dans ce domaine : les améliorations ont été laborieuses et tardives.

II.8. Un peu… de sel

Autre différence entre le pain d’autrefois et le pain actuel : la présence du sel.

Comme la levure, le sel n’entre d’abord que dans la confection de pains de luxe en France : c’est-à-dire, à nouveau, du pain blanc[22].

Plus fade puisque composé uniquement d’amidon (absence des sels minéraux des enveloppes du grain) et fermenté à la levure (goût moins acidulé), ce pain blanc non salé, il faut l’épicer, comme une patate épluchée. Cette ancienne habitude de ne pas saler n’est pas généralisée : par exemple en Silésie prussienne (principalement intégrée à la Pologne en deux temps : 1925 et 1945), c’est un pays des mines de sel[23], le pain y est déjà salé depuis longtemps, et l’a probablement été dans d’autres régions productrices de sel. Même chose pour les régions côtières qui avaient parfois la permission d’utiliser l’eau de mer pour saler le pain[24].

L’usage du sel semble restreint aussi par mesure d’économie. Celui-ci étant fort taxé et coûteux. La dose par rapport au poids de la farine est de 0,45 % à 0,60 % au milieu du xviiie siècle[25]. Trois à quatre fois moins que de nos jours (XIV). Est-ce suite à la disparition de la gabelle (taxe sur le sel) que la dose augmente ensuite très vite ? La généralisation de la panification à la levure de farines plus blanches est probablement un autre facteur à prendre en compte.

II.9. Vite ! ®évolutionnons !

La Révolution française, a surtout permis de libérer peu à peu les idées émises, pour ne pas dire fixées. Elle ne l’a cependant pas fait pas sans ambiguïté et quelques ratés.[26]

Après les périodes instables dues aux guerres napoléoniennes, la révolution industrielle va, surtout depuis la moitié du xixe siècle, faire évoluer très vite la société, bien plus vite que les vingt siècles précédents.

Le pain, lui aussi, va vivre cette révolution.

Si l’on veut s’impliquer historiquement en devenant acteur plutôt que spectateur, c’est à partir de cette révolution industrielle qu’il faut le faire.

L’équilibre entre l’humain et la nature commence dès cette période à devoir composer et faire des concessions à la productivité et au rendement, qui eux procurent de meilleures conditions juridiques et sociales.

Qui refuserait de faire évoluer « l’esclavage pénible du boulanger » vis à vis du levain, « qui ne laisse à cette classe d’artiste, trois heures de suite au plus pour se livrer au repos» ? Ceci afin d’utiliser les levains rafraîchis à leurs meilleurs points de maturité [27]. Qui refuserait de faire taire les « gémissements » de l’ouvrier (qui serait à l’origine du surnom « geindre ») [28] pétrissant pendant quarante-cinq minutes à une heure, des pâtes de 100 kg de farine ?

Au début de l’ère industrielle, avec la crainte des famines encore bien présente dans les mémoires, il faut surtout gagner la bataille économique, c’est cela le défi.

II.10. Vite ! Découvrons…le rendement agricole.

Alors, allons-y ! Produisons plus que ces 0,8 tonnes à l’hectare[29].

Les agronomes (corps de conseillers techniques) vont s’y appliquer. Par eux, la chimie agricole s’introduit dans les fermes, Justus von Liebig (*1803-†1873) en est le père. Les agronomes prêchent également la mécanisation des travaux agricoles. Cyrus McCormick (*1809-†1884) contribue à la prospérité des grands espaces américains grâce à sa reaper, moisonneuse qui à ses débuts effectue le travail de six hommes.

Gregor Mendel (*1822-†1884), moine à Brünn (Brno – CS) et fils d’agriculteur, établit en 1825 les lois fondamentales sur les combinaisons génétiques qui ouvriront la voie à la sélection orientée.

Sélection, Fertilisation et Mécanisation sont en marche !

II.11. Vite ! Découvrons…le rendement meunier !

Alors, allons-y ! Produisons plus de fleur de farine à partir de ces récoltes !

La mouture dite économique s’étend. Elle fait progresser le taux d’extraction de 50 %  à 60 %[30].

Jacob Sulzberger, financé par un consortium suisse, perfectionne un moulin à cylindres en 1866[31]. Six ans plus tard, la firme Ganz & cie de Budapest, en Austro-Hongrie, maîtrise mieux encore l’outil[32]. Ce type de mouture, sur cylindres, dite alors mouture hongroise, se fait connaître grâce à une nouveauté médiatique, les expositions universelles, notamment à Vienne puis à Paris en 1878[33]. Cette nouvelle technique fait encore progresser le taux d’extraction des farines de 10 %. On arrive maintenant à obtenir 70 kg de farine fleur, à partir de 100 kg de grain. Ce qui combine deux gains, la quantité et la fine « fleur » (XII.9).

Rendement et Pureté blanche sont en marche !

II.12. Vite ! Découvrons… le rendement boulanger !

Alors, allons-y ! Produisons vite plus de pain avec ces récoltes et cette farine !

La levure n’est plus un sous-produit de la bière (XV.3). D’abord les  distillateurs  produisent une levure de meilleure qualité[34], mais c’est aussi parce que la levure de bière a évoluée. Les brasseurs, commercialisant à plus grande distance, notamment grâce au développement du chemin de fer, produisent de la Läger, une bière de garde à fermentation basse (10 °C à 15 °C). La levure qui en est issue convient dès lors moins bien que les anciennes levures de fermentation haute (30 °C à 35 °C) [35]. Par la suite, levurier devient une profession à part entière, grâce à la méthode de coulage différentiel qui va permettre de produire séparément la levure et l’alcool [36].

La génération des levures dites « rapides » entre en action vers les années 1960[37]. Et pour conclure sur ce domaine fermentaire, disons que, surtout chez les Anglo-saxons, des procédés clairement nommés  no time [38], (sans temps de fermentation) sont choisis comme modèle pour l’évolution de l’industrie boulangère (xv.3, XVI.10.2.3 et XVI.11.1.1).

Le pétrissage mécanique se généralise dès la fin de la première guerre mondiale. Il s’agit d’un tournant important puisqu’il professionnalise plus le métier, les exigences d’investissements nécessaires mettent les plus petites boulangeries hors-jeu.[39].

La mécanisation est toutefois mal vue, pour ses effets sociaux (les ouvriers boulangers remplacés par une machine) et la perte de savoir-faire qu’elle entraîne (XVIII.2.). Certains artisans mettent en avant le fait qu’aucune machine ne peut posséder la sensibilité incomparablement complexe et complète d’une main de femmes ou d’hommes. Malgré l’opposition, c’est finalement les arguments « hygiénistes » qui vont l’emporter et imposer la mécanisation, mouvement largement amplifié au sortir de la seconde guerre mondiale[40]

D’autres évolutions ont lieu pendant la révolution industrielle : le four en chauffage indirect et avec adjonction de vapeur, les produits adjuvants de panification, la fermentation différée par le froid qui commercialement « supprime le temps et desserre les freins géographiques »[41] et se veut d’éviter les heures de nuit.

Et au final, la possibilité de panifier de A à Z en travail mécanisé, automatisé, informatisé, en cuisson différée, ou en travail en continu est bien réel de nos jours (XVIII.3).

Automatisation, Surgélation et Vitesse d’exécution sont en marche !

II.13. Vite ! Non… doucement ! On découvre…qu’on peut se tromper !

Au vue de l’accélération de l’évolution, il ne faut pas beaucoup de temps, pour voir s’inscrire des critiques dans les pages d’histoire.

Ainsi (en 1867), Justus Von Liebig déclare à 64 ans : « Finalement chacun devra me reconnaître le droit de purifier mon enseignement de toute la boue avec laquelle on l’a rendu méconnaissable, après tant d’années ». Lui qui présentait des théories pour augmenter ou tout au moins maintenir la fertilité du sol, comprend que l’usage décuplé des engrais chimiques conduit à l’épuisement du sol[42].

Gregor Mendel (*1822-†1884), quand à lui, initiateur de la génétique des plantes, souhaite que ses documents personnels soient brûlés à sa mort[43]. Il réagit probablement là, au risque qu’il entrevoit de manipulation du génétique et se positionne clairement sur le créationnisme plutôt que sur l’évolutionnisme que va initié Charles Darwin (*1809 – †1882).

Aujourd’hui, pour un euro de semences, il y a plusieurs euros d’engrais et pesticides, de là l’intérêt de les rendre interdépendants par manipulation génétique, pour les vendre en « kit »[44]. La mécanisation de l’agriculture contribue à réduire fortement la population travaillant la terre. Sur le sol, dans les personnes actives économiquement, on est passé de 80 % d’agriculteurs avant la révolution industrielle à 3% en France. La différence de ces 77 %, ne sont-ils pas la distance qui existe entre « produire pour manger » et « produire pour vendre ».

Les moulins à meules disparaissent peu à peu du paysage économique. Le simple exemple du moulin Sulzberger est éloquent. À lui seul, il a la capacité de moudre tout le grain broyé par tous les moulins de Suisse et donc d’« écraser » toute sa concurrence[45]. En 1931, c’est le professeur Lenglet qui s’en prend aux grandes minoteries, « ces blanchisseuses de pain ». Il écrit de manière prémonitoire : « Malheureusement, le progrès de la technique et des considérations très humaines ont amené l’industrie à jeter hors de la farine l’assise protéique et le germe riche en éléments nécessaire à la vie, pour obtenir des produits propres à de longs stockages. […] Je vous assure, Messieurs les minotiers, que vous sentirez les effets de la sous-consommation[46] ».

La boulangerie sera plus freinée dans son évolution que les deux secteurs situés en amont de la filière, l’agriculture et la meunerie. Le boulanger en contact direct avec le consommateur et produisant un produit fort référencé par la « mémoire alimentaire »[47], exerce un métier qui reste très artisanal et gourmand en main d’œuvre.

En 1986, le professeur Buré écrit qu’après six années de recherches d’une dizaine de spécialistes, synthétisées dans un ouvrage de 1000 pages intitulé La qualité du pain[48]:« on démontre que l’on ne peut accuser les transformations agricoles et techniques du xxe siècle de réduire la qualité du pain ».

Et d’exposer l’évolution en quatre points : le rendement agronomique, la mécanisation agricole, la meilleure extraction meunière et l’utilisation scientifique de la levure pour une plus grande régularité de la fermentation. Mais dans la même communication, il appuie la critique qui s’élève contre le pétrissage intensif[49] et cela après que celui-ci n’avait qu’à peine dix années d’existence[50]. Le professeur Raymond Calvel, défenseur du bon pain à la mie crème, relève dans les éditoriaux de la revue Le boulanger-pâtissier, les excès de la profession après-guerre : le surpétrissage, surtout lorsqu’il est associé à l’utilisation de farine de légumineuses (fèves ou soya), l’adjonction retardée du sel[51], les additifs trop oxydants[52] et les procédés de surgélation[53].

Le levain qui était tombé en désuétude regagne un peu de considération. L’exposition Europain a récompensé une entreprise présentant un fermenteur à levain en 1994 (XIX.4), et à une autre firme qui présentait des starters lactiques en 1996 (XV.11). Rationalisé[54], le procédé du levain entre à nouveau dans les fournils, et on redécouvre ses apports au niveau de la texture et de la conservation.

Néanmoins le raccourcissement de la fermentation au levain proposé par les industriels empêche parfois d’engranger les gains nutritionnels que ce type de fermentation procure.

II.14. Le pain ne manque pas d’air!

La compétitivité commerciale pousse à la vitesse, du moins au rendement. La boulangerie prend sa place dans le trafic. La suroxydation de la pâte peut être considérée comme la principale critique globale en panification. L’accélération du processus s’emballe à tous les stades qui vont de la farine au pain. Les farines peuvent être blanchies, (principalement chez les Anglo-saxons), le pétrissage peut être intensif, apportant ainsi une forte oxydation. L’utilisation d’adjuvants : d’agents oxydo-réducteurs ou d’émulsifiants et le surdosage de levure peuvent aussi suroxyder la pâte. L’action oxydante peut à elle seule se cumuler sans trop de contrôle à trois stades différents. Le meunier peut améliorer les farines faibles, manquant de force boulangère grâce à l’acide ascorbique, voire aujourd’hui à des enzymes oxydants, rarement signalés comme tels. Il ne s’en privera donc pas. Voilà cet acide ascorbique, ou enzyme oxydant, dans la farine de base et il faudra une lecture attentive de l’étiquetage de la part du boulanger pour le savoir. Si le boulanger ajoute des produits « améliorants » [55] , il est fort probable qu’ils contiennent de l’acide ascorbique ou un autre agent oxydant. Mais comme la composition et la dose ne sont pratiquement jamais indiquées, il ne lui reste, si l’on peut dire, que la publicité de la firme pour l’informer.

Comme la publicité de vente est fortement polluée de conflits d’intérêts, il faut la lire avec une extrême modération et cela oblige le boulanger a augmenter son discernement.

Il arrivait également par le passé que le boulanger ajoute sa dose d’acide ascorbique, qu’il fasse son pain « à la pilule », ce qui est la troisième possibilité d’ajout. Dans ce dernier cas, il est très rare que l’on cumule les deux dernières possibilités. Mais néanmoins ajouter à cela l’oxydation excessive d’un pétrissage intensif, rien que pour vouloir lisser la pâte dès le pétrissage, et une grosse dose de levure pour aller plus vite ou se lever plus tard, on comprendra aisément que le pain qui en résulte devient oxydé et sec après un jour.

La maîtrise technologique de l’action de ces aides « bio-chimiques » exige une certaine dose de connaissances quand on sait que l’ajout d’acide ascorbique se mesure au milligramme par kilo de farine. La compréhension de l’action de ces produits dans la pâte est peu connue par la profession et mal approfondie par le corps enseignant (XVI.4.8).

On s’éloigne de plus en plus du respect de la vie naturelle de la pâte quand on réduit l’oxydation naturelle par l’intermédiaire de la fermentation panaire et la remplace par des artifices exogènes plus expéditifs.

De nos jours et dès le début des années 1990, les producteurs de convenience products, ces améliorants qui facilitent la tâche des boulangers ont migré de l’additif à l’enzyme pour des raisons dite de « naturalité » (XVI.5, XVI.8, XVI.11 et XVI.12). Ce qui complexifie la lecture des amendements de la farine puisque les enzymes sont introduits à la meunerie afin de satisfaire les boulangers voulant des farines infaillibles. Cela conduit à standardiser la panification sans que soit clairement identifié l’ajout enzymatique pour séparer ce qui est correctif (rectifiant l’état de la récolte) de ce qui est additif (visant certains effets texturants extrêmes).

II.15. Pour suivre, dilemme ou paradoxe ?

La discipline que l’on doit suivre n’est pas qu’une affaire d’efficacité et de technique. La première donne (ou pression quotidienne) est souvent économique. Il faut rembourser ses traites ou investissements et rentabiliser le salaire horaire. Lorsque l’on se trouve en difficulté dans ces deux situations, peu d’autres points peuvent ravir la priorité d’action et de pensée. L’environnement socio-économique doit s’intégrer dans notre jugement, simplement pour la viabilité de l’option artisanale, pour continuer à « gagner son pain ».

Le potentiel économique de l’acide ascorbique va de l’amélioration rhéologique ou plastiques des pâtes, ce qui permet une baisse de poids à volume égal et à une réduction du temps de travail (maturation plus rapide des pâtes). On comprend que ces avantages économiques prennent facilement le pas sur un savoir-faire naturel plus coûteux en temps de travail.

Dans cette société de fabrication et consommation rapide qui par le confort qu’elle permet a un pouvoir d’assimilation énorme, le rôle de commerçant entre en conflit permanent avec celui d’artisan (XVI.5). En effet, comment s’extraire du contexte social ? Il n’existe qu’un marché de l’emploi pour tous les métiers et la boulangerie a assez souffert du manque de main d’œuvre.

Autre exemple, le contexte fiscal par la taxation forfaitaire incite largement l’agriculteur(rice) à produire un maximum à l’hectare (puisque taxé à la surface). En Belgique, la même taxation forfaitaire du boulanger rendra intéressante la course à la matière première la moins chère et au rendement par rapport à ces matières premières.

Enfin les grands marchés souvent attribués par soumission au plus offrant, incitent à brader les prix et immanquablement la qualité.

Dès lors, ne soyons pas étonnés des dérives énoncées plus haut. A l’inverse d’autres aliments qui n’ont pas d’histoire (céréales du petit déjeuner, par exemple), le pain a un poids symbolique fort, il est normal que la boulangerie porte des traces de l’évolution sociale et que nous, boulangers, ne sachions plus si l’on doit produire à prix démocratique et inévitablement à la va-vite ou choisir la qualité, et pratiquer des tarifs moins abordables. Dilemme ou paradoxe ? Même si l’on dit que l’histoire se répète, ce n’est jamais que partiellement, par des attitudes, des rééquilibrages, tantôt en rectifiant l’excès d’une évolution trop pernicieuse, tantôt en incitant à progresser. C’est à cette recherche d’équilibrage ou d’équilibriste que l’état du pain quotidien dressé ici, voulait vous convier.

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Bibliographie du Chapitre 2L’état du pain quotidien

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