Chapitre 14. Le sel de la pâte

Chapitre XIV Le sel de la pâte

XIV.1. L’important, c’est la dose.

On peut constater comment le sel avait place dans la panification à la fin du xvie siècle avec Olivier de Serres. Il nous apprend qu’à l’exception du pain mollet à la levure (XV.2), « aucun des autres pains ni de ville, ni des champs n’étant du tout rien salé[1] ».

Le pain non salé le plus célèbre est le pain sans sel dit « toscan », dont on fait remonter la naissance aux alentours de l’an 1100, quand la ville de Pise, puissante république maritime à l’époque, bloqua les livraisons de sel vers Florence, dont la puissance n’était qu’en train de naître. Plutôt que de céder au chantage, les Florentins préférèrent élaborer un pain sans sel, le pane sciocco[2]. Et ils n’en démordirent point, puisqu’on dit qu’ils ne réintroduisirent jamais le sel dans leur pain quotidien. Histoire ou légende, je ne tranche pas la question, mais depuis 2016, une dénomination d’origine protégée couvre une aire géographique (Italie centrale avec Toscane du sud) pour ce pain sans sel[3].

L’historique du sel dans le pain (II.5), nous a appris qu’à Paris, à la fin du xviiie siècle, on dosait le sel aux environs de 0,45 % à 0,60 % au kilo d’une farine plutôt blanche[4].

L’aspect nutritionnel nous a également fait observer (VII.10) que l’on passe d’une différence d’un retrait d’environ 0,6 grammes de sels minéraux lors de l’emploi de farine blanche (T 55) par rapport à une farine ou l’intégralité (avec le son) est présente.

fig.1. Différence en teneurs de sels minéraux entre farine complète (T 180)

et farine blanche (T 55)

Partie du grain Teneur sels minéraux

en grammes

Sels minéraux

dans farine T 180

1,348 g.
Sels minéraux

dans farine T 55

0,725 g.
Différence T 180 – T 55 1348 -725 =

0,623 g. soit

0,6 % au Kg de farine

D’après une moyenne de plusieurs tableaux publiés dans la revue Industries des Céréales et GODON, 1991.

Suivant le taux d’extraction de la farine employée, il faudra en tenir compte. Remarquons que ces 6 grammes de différence correspondent aux quantités de sel ajoutées au xviiie siècle dans la fabrication de pain « blanc » parisien (fig.1).

Mais on ne peut pas tout à fait comparer le sel ajouté aux sels minéraux de la farine complète. La farine blanche contient en effet une part plus importante de chlorure de sodium dans ses sels minéraux que la farine complète (3/4 contre 2/3 environ). C’est un peu compliqué puisqu’en plus, souvent le nom employé sur étiquette est sodium qui équivaut à 2,5 grammes de sel. Si l’on retourne aux doses ajoutées dans les pains, elles ont augmenté au cours des années 1950 en même temps que la rapidité des procédés employés s’accompagnant d’une perte de sapidité. En Angleterre on est même passé à 2,3 % pour 2,2 % en France[5]. De nos jours, on est revenu dans une fourchette allant de 1,5 % à 2 % au kilo de farine, soit quand même trois à quatre fois plus qu’au xviiie siècle.

Si on ajoute actuellement autour de 17 grammes de sel par kilo de farine (environ 35 grammes au litre avec un taux d’hydratation de 62 %), on obtient 13,4 grammes de sel par kilo de pâte et après cuisson 19 grammes par kilo de pain. En prenant comme base une consommation de 150 grammes de pain par jour, on obtient un apport de sel de 2,8 grammes soit 28 % de l’apport journalier moyen qui est d’environ 10 grammes, alors que 5 à 6 grammes suffisent[6] (fig.2). On l’a déclaré d’emblée, on fait attention à la dose et on est dans de faibles grammages.

Nous avons en fait besoin d’un apport quotidien de 0,5 gramme par jour, c’est le minimum vital, puisqu’une carence provoquerait aussi des dérégulations dans la vie de notre corps. Or, nous sommes très loin d’être en manque actuellement, puisqu’on estime la consommation quotidienne moyenne en France à 8,7 grammes chez les hommes et 6,7 grammes chez les femmes.

Dans le cadre d’une alimentation équilibrée, on considère que le besoin physiologique est d’environ 2 à 5 grammes par jour. Ajoutons qu’il faut repérer le sel qui n’est, la plupart du temps, pas visible, comme dans le pain, le fromage et la charcuterie.

Un chercheur de l’Inserm, Pierre Meneton, a tiré un livre de ses recherches sur le sujet[7]. Il y dénonce l’aspect dissimulé et excessif de la teneur en sodium des aliments préparés. Selon lui, le sel est responsable de l’augmentation de l’hypertension artérielle provoquant des accidents cardio-vasculaires, une des premières causes de mortalité connues.

Trois grammes de sel en moins dans la consommation quotidienne des habitants des états-Unis pourraient éviter jusqu’à 66 000 attaques d’apoplexie, 99 000 crises cardiaques et 92 000 décès, tout en économisant 24 milliards de dollars en coûts de santé par an, d’après d’autres chercheurs. Une diminution de l’apport quotidien en chlorure de sodium de 11 à 6 grammes se traduit par une réduction de la prise de boisson de 330 millilitres par personne et par jour, cela signifie presque l’équivalent d’une canette, indique Pierre Meneton. Le chercheur français affirme, dans une interview à l’hebdomadaire Le Point qui a fait grand bruit, que dans un pays comme la France, une réduction de 30 % des apports en sel entraînerait un manque à gagner de 40 milliards de francs par an (7,74 milliards d’euros) pour l’agroalimentaire[8]. Dans une autre interview, on signale que le lanceur d’alerte sur les excès de sel a été poursuivi par le Comité des Salines de France et qu’au bout de cette procédure judiciaire, il fut relaxé[9].

Pourtant il faut réduire les apports en sel au niveau des populations et l’Organisation Mondiale de la Santé lors d’un forum, les 5 et 6 octobre 2006 à Paris[10], a eu l’occasion de l’affirmer. La dose de sel dans la pâte à pain est la cible de ces politiques de santé et certains iront jusqu’à dire que c’est encore et toujours le pain qui ramasse. Pourquoi lui et pas les autres aliments ? Et pourquoi pas ! Si les politiques de santé essayent d’améliorer le pain et pas les autres aliments, c’est plutôt dommage pour les autres. Cela n’aura pas force de loi et c’est probablement que la volonté de non-intervention dans la réglementation de l’alimentaire dès les années 1980 pour ne pas freiner le grand marché qu’il faut accuser là[11]. Au goût, nous avons tous l’impression que le pain est un produit peu salé et il l’est effectivement moins que certains autres produits alimentaires comme la charcuterie et certains fromages, mais sa consommation régulière en fait un important vecteur de sel. En réduire la dose donne une impression de fadeur et la crainte que les consommateurs ne s’y retrouvent pas, cela suffit en général à calmer les élans philanthropiques d’un commerçant.

fig.2. La problématique de la dose du sel dans la pâte à pain, au kilo de farine
Dose quotidienne minimum nécessaire Dose quotidienne tolérée par le corps Dose quotidienne moyenne consommée actuellement Excédent par rapport à la dose quotidienne tolérée Dose par 150 g. de pain consommé avec 10 g sel au kg Dose par 150 g. de pain consommé avec 15 g sel au kg Dose par 150 g. de pain consommé avec 20 g sel au kg
Gramme de sel consommé par jour 0,5 g 5,0 g 9,0 g 4,0 g 1,7 g 2,52 g 3,36 g
% de la dose tolérée par le corps 10 % 100 % 180 % 80 % 34 % 50 % 67 %
Refonte d’après les renseignements de P. Meneton et le Pnns (Programme National Nutrition Santé)

C’est pourquoi la diminution de la dose de sel doit être progressive et faire l’objet d’une campagne d’information auprès de la clientèle.

C’est d’ailleurs cette option que l’état belge avait choisie et imprimée dans un arrêté royal du 8 mars 1976 en réduisant la dose de sel par dix paliers successifs en 27 mois. La teneur en chlorure de sodium maximale passa, entre 1976 et 1978, de 2,9 % à 2 %, le tout calculé sur la matière sèche. C’est-à-dire 1,7 % d’un kilo de farine contenant environ 15 % d’humidité[12]. Un peu plus tard, les boulangers britanniques ont eu la même démarche, mais sur base volontaire. Ils ont fait baisser la quantité de sel dans le pain de 21 % entre 1998 et 2001. En Finlande, la mention « À forte teneur en sel » doit être affichée dès que la dose est importante, c’est-à-dire pour des pains au-dessus d’une teneur de 1,3 % de sel.

XIV.2. Le sel gemme.

Tout d’abord, expliquons le terme « gemme », qui signifie « fossilisé par le temps ». Ici, il s’agit de dépôts de minéraux de fonds marins qui recouvraient la terre il y a environ 600 millions d’années. Tous les sels sont d’origine maritime.

Un litre d’eau de mer contient 20 à 40 grammes de sel, bien plus que la dose souhaitable. Bien sûr, cela varie, la mer Morte à la frontière entre le Proche et le Moyen Orient, qui est une mer fermée et sous un climat aride, présente une concentration dix fois plus élevée : 275 grammes par litre ; ce n’est pas pour rien qu’on l’appelle morte, puisque ses eaux abritent très peu de vie, on n’y trouve ni poissons, ni algues.

Dans les profondeurs de la Terre on sait extraire ce sel et notamment à Varangéville en Lorraine, dernière mine de sel en activité en France. Son puits principal permet de descendre à 160 mètres. La teneur moyenne en chlorure de sodium avoisine les 94 % de la matière. Le gisement s’étend sur 12 000 km² et ses réserves sont estimées à mille milliards de tonnes. Elle a encore une capacité de production annuelle de 550 000 tonnes[13].

14_116_Recolte sel par forage.jpg Une des plus célèbres des mines de sel est celle de Wieliczka, près de Cracovie, en Pologne. Classée par l’Unesco en 1978, elle est devenue un centre touristique avec ses 300 kilomètres de galeries.

Le sel gemme peut être prélevé de deux manières. Soit comme une mine avec ses galeries ou par forage à de plus grandes profondeurs – de 1 000 à 2 000 mètres. Soit, on injecte de l’eau dans un puits, puis on pompe la saumure (eau et sel) obtenue dans un autre puits (fig.3.). On isole le sel de la saumure en la chauffant, souvent sous vide. On parle alors de sel ignigène[14].

Le sel ainsi extrait comporte des « impuretés » qui ne sont pas dérangeantes lorsqu’on l’utilise pour la voirie ou l’alimentation du bétail, mais qu’on élimine par raffinage pour obtenir le sel de cuisine.

On arrive après extraction à 92 % de chlorure de sodium. Alors que le chlorure de sodium (NaCl) est présent à 99,95 % dans le sel de cuisine (97 % obligatoirement d’après la loi française).

Les sels non raffinés sont plus riches en oligo-éléments et sels minéraux divers.

Le sel gemme de l’Himalaya se dit l’un des plus purs de la Terre.

Le sel du toit du Monde doit sa qualité notamment au fait qu’il a été préservé, dans le sein de la terre, de tous les méfaits de la pollution et des rejets toxiques. Riche en oligo-éléments, plus de 80, notamment en fer, calcium et potassium, ce sel, à doses modérées, permettrait une meilleure régénération du sang.

XIV.3. Le sel marin.

Si l’on se trouve en France, le sel marin a souvent la préférence dans le marché bio pour son goût et sa qualité nutritionnelle contrastant avec le sel gemme qui se résume trop au chlorure de sodium. Les sels marins entreront très tôt dans les cahiers des charges de production et de transformation de produits biologiques[15]. En France, les sels des sauniers de l’Atlantique (34,3 grammes de sel par litre) sont préférés aux sels venant de salines de la Mer semi-fermée qu’est la Méditerranée (37,5 grammes par litre) réputée plus fermée et polluée. En Hollande, beaucoup de personnes ouvrent de grands yeux quand on parle d’emploi de sel marin : la pollution de la Mer du Nord est pour eux une évidence.

Fin 2022, la Commision européenne débat sur l’attribution du label bio pour le sel. Excepté l’ajout d’additif non bio et l’emploi dans la production d’effets négatifs des pratiques minières, il semble plus difficile en production de sel marin d’éviter les contaminations que dans les réserves minières[16].

Des analyses réalisées au milieu des années 1980 ont comparé les teneurs moyennes de trois métaux lourds du sel marin non raffiné et d’un sel gemme anglais raffiné.

On remarque dans cette analyse de 1985 qu’il y a, pour un kilo de sel, 0,02 milligramme de mercure en plus dans le sel marin et 0,6 milligramme de cadmium en plus dans le sel gemme. Une différence peu sensible vis-à-vis des origines rocheuses ou marines du sel. Puisqu’à doses correctes 14_117_Hauteur des bassins des marais salants (1).jpg d’ajout de sel (3 grammes par jour), on est loin des doses journalières admissibles et, pour autant que d’autres éléments toxiques ne s’invitent pas dans l’assiette, l’organisme est capable d’accepter ces faibles doses de métaux lourds.

Le sel marin des salines de Guérande (de « Gwenn Rann », soit « pays blanc» en breton) est la limite septentrionale de l’exploitation de marais salants qui ont besoin du soleil et du vent. Plus au Nord on ne parle que de sel gemme.

La récolte du sel marin est affaire de conduite de l’eau et d’observations de la météo. Les paludiers, qui travaillent dans le marais, laissent entrer l’eau de mer dans les divers bassins.

fig.5. Moyenne de teneurs en minéraux du sel marin non raffiné
Sodium (Na) 34,3 %
Chlore (Cl) 53,7 %
Calcium (Ca) 0,23 %
Magnésium (Mg) 0,64 %
Soufre (S) 1,16 %
Phosphore (P) 0,00046 %
Carbone (C) 0,07 %
Silicium (Si) 0,11 %
Azote (N) 0,16 %
Fluor (F) 0,00082 %
Fer (Fe) 0,014 %
Iode (I) 0,0000112 %
Brome (Br) 0,00025 %
D’après « Lima Nouvelles » 3e année, n°9,04-1985.

La conduite de l’eau de l’étier jusqu’à l’œillet (fig.4 et fig.6) permet au dernier niveau de bassin d’atteindre une faible profondeur (2 à 6 centimètres) pour que le soleil et le vent évacuent l’eau et ne laissent que le sel.

La récolte s’effectue sur fond d’argile bien préparé par les paludiers et les bassins et canaux doivent être curés entre chaque saison, pour être à niveau et en légère pente.

Le sel ainsi récolté se présente sous la forme de fleur de sel, le plus coûteux, qui est la croute supérieure formé des plus fins cristaux. Les gros cristaux de sel sont dénommés gros sel ou sel gris. Il est nécessaire avant de commencer à pétrir, de les mélanger à l’eau afin de bien le répartir et ne pas laisser des cristaux non dilués dans le pain.

La teneur du sel marin en sels minéraux et oligo-éléments par rapport au sel gemme dépend du raffinage, opération plus que rarement effectuée par les paludiers et les sauniers. L’iode sera ainsi plus présent, même si cet élément contenu dans l’eau de mer s’évapore à plus ou moins 70 %. On trouve aussi dans le sel de mer non raffiné une plus grande diversité de minéraux.

Comme nous l’avons observé (VII.10), les apports minéraux doivent respecter des balances minérales et cela se joue sur des quantités infimes que l’on pourrait qualifier d’homéopathiques.

14_118_Circulation dans marais salants.jpg

XIV.4. Après le raffinage, la complémentation du sel commercialisé.

C’est comme pour une farine à laquelle on retire les minéraux des enveloppes, puis que l’on ajoute par après ce que le raffinage a retiré.

Cela arrive au sel également, où le manque d’iode des personnes vivant à l’intérieur du continent est compensé par un ajout au sel, plus de 15 ppm d’iode, dans le cadre d’une lutte préventive contre l’apparition du goitre. L’iode a été ajouté obligatoirement au sel dans les pays européens qui ont pu légiférer avant les harmonisations de la Communauté européenne. L’iode stable bloque l’absorption de l’iode radioactif par la thyroïde, c’est pourquoi on va le prescrire en cas de risque de pollution radioactive, mais la dose et la teneur en iode du sel iodé est trop faible pour éviter la fixation de l’iode radioactif, il faut des doses plus conséquentes.

C’est en 1922, en Suisse, que l’iodation du sel a commencé[17]. Si en Belgique et en France, on recommande fortement l’emploi de sel iodé, à raison de 15 à 20 milligramme par kilo de farine, aux Pays-Bas, on ne peut utiliser que du sel iodé pour le pain. Un boulanger de Nimègue qui avait utilisé du sel marin fut d’ailleurs condamné en 1981[18].

Le chlorure de potassium (K Cl) plutôt que de sodium (Na Cl) est-il à considérer comme alternative ? Au lieu de vous apporter du sodium, il apporte du potassium, qui contrairement au sodium est plutôt insuffisant dans un régime alimentaire dominant, qui comporte peu de légumes. Ce sel, sale moins et risque de donner un goût un peu plus amer. « Sel amer » est d’ailleurs un surnom de ce sel. En outre, il n’est pas nécessairement plus sain, si c’est le chlorure qu’il vous faut éviter. Il faut certainement en limiter la dose, tout comme pour le chlorure de sodium. Pour preuve du respect de la dose, ce chlorure de potassium se trouve dans le cocktail injecté aux condamnés à mort, mais à plus forte dose et en intraveineuse[19]. La maxime de Paracelse selon laquelle c’est la dose fait le poison s’applique parfaitement ici. Mais par contre, j’ai l’impression de ne pas être très convaincant en vous disant que pour lutter contre l’hypertension, ce chlorure de potassium peut jouer un rôle positif par rapport au chlorure de sodium.

Ces chlorures de sodium ou de potassium sont aussi sujets que d’autres sels commerciaux à avoir des traitements de raffinage et des ajouts d’antiagglomérants, dits aussi antimottants.

Ces derniers remplacent les grains de céréales, souvent de riz, très secs, que l’on mettait dans la salière pour qu’ils absorbent l’humidité responsable de l’agglomération du sel. Ces additifs sont souvent cités comme à éviter, leurs noms nous font déjà fuir : Ferrocyanure de sodium (E 535), Manganitrile de fer, Silicoaluminate de sodium, Phosphate tricalcique[20]. Il vaut mieux s’abstenir, d’autant que l’on peut diluer le sel dès le début du pétrissage, contrairement au récit tenace, qui tient plutôt du mythe, selon lequel le sel « tue » la levure en l’incorporant ensemble dès le début du pétrissage, alors que la pratique d’introduction conjointe de sel et de levure au départ du malaxage existe depuis des années aux États-Unis sans connaître d’effets néfastes[21].

XIV.5. D’autres substituts naturels du sel.

Dès le début de ce chapitre, on a placé l’objectif, l’important c’est la dose ! Du sel on n’aurait pas tellement besoin d’en ajouter, c’est le seul ingrédient qui, avec les inévitables farine et eau de l’élément pâteux, vient en ajout presque traditionnellement. Alors intrus ou complice, le sel ? Intrus, certainement, lorsqu’il domine en goût pour cacher la fadeur d’un pain sans âme. Complice, oui mais, lorsqu’il ne couvre pas nos efforts pour donner du goût à la mie grâce à la fermentation. Considéré comme le plus déterminé gourmand de son siècle, Grimod de la Reynière (*1738 – †1837), s’exprimant sur le mauvais présage de la salière renversée, écrivit que « l’essentiel est qu’elle ne se répande pas dans un bon plat[22] ».

C’est connu aussi que le sel s’invitera mieux dans un mélange pâteux de farine claire carencée que celui d’une pâte de farine intégrale possédant déjà ces sels naturels, les ± 0,6 % (XIX.1).

Autre point que l’on observe, comme un retour de l’histoire, le « revenant » levain apporte un goût plus prononcé que la fermentation levure, ce qui peut enjoindre de mettre moins de sel[23].

C’est d’abord cette dernière voie qu’il faut renforcer dans sa recherche d’alternative au sel.

Dans la tradition ou l’histoire, on extrait les sels de la matière végétale en les brûlant et récupérant les cendres (la potasse, de  asche, soit cendres en allemand). Ce serait dès le Moyen Âge qu’on a produit une substance salée en brûlant des algues (varech ou goémon en Bretagne) ou une autre plante bordant la mer et les prés dit parfois « pré salés » : la salicorne. Et c’est vers 1950 que ce procédé a été définitivement abandonné[24].

Certaines épices ou aromates mélangées au sel peuvent concourir à en réduire la dose. Côté « piquant », les graines de moutarde, la livèche séchée, la racine de céleri ou de raifort râpées puis séchées, du piment, du poivre ou de l’échalote, etc., peuvent faire partie du mélange. Mais attention au prix et de ne pas tomber dans l’aromatisation en sortant d’une panification recherchant l’authenticité par la simplicité comme nous l’avons déjà observé (X.19).

Une des dernières propositions commerciales de substitution du sel est l’apport de levain et surtout de levures désactivés qui, sur matière sèche, comportent 2,5 à 7,5 % de matières minérales. Ce qui permet de réduire de 30 % la dose de sel, sans modifier le goût, selon le fabricant.

XIV.6. L’effet de l’ajout de sel en panification

Pour faire une pause après ces calculs et dosages rigoureux, évoquons cette offrande de bienvenue en Russie, où il est de coutume d’accueillir à la porte d’entrée de la maison un voyageur ou un invité. Cela peut être marqué par la présentation d’un pain et de sel. L’hôte doit briser le pain et l’imprégner de sel logé dans un petit pot au milieu de ce grand pain rond[25].

Dans la pâte, nous l’avons déjà observé (XIII.5), une eau qui comporte plus de sels minéraux (entre 0,5 et 1 gramme par litre, dont environ 0,2 gramme de sodium[26]) permet à l’élasticité de mieux se former et perdurer. La manière d’attirer l’humidité (l’hygroscopicité) et de se dissoudre qu’a le sel fait qu’une pâte qui en contient sera moins collante, moins extensible et plus ferme.

L’observateur en chef qu’était Raymond Calvel relevait que pour favoriser la formation du réseau de la pâte, on retardait l’incorporation du sel lors du pétrissage[27], mais nous avons vu par ailleurs que cette façon de faire est contestée (XIV.4). Dans ce dernier cas de figure, il était ajouté soit à la moitié du temps de pétrissage, soit cinq minutes avant l’arrêt du pétrin[28]. À l’époque, on est encore dans une période de recherche de pétrissage assez appuyé, pour produire un pain très blanc et comme le sel empêche un peu l’oxydation que le professeur Calvel surnommait « lessivage », on retardait l’apport de sel pour cette raison. Ce n’est plus le cas de nos jours.

Le sel ralentit la fermentation, nous l’avons assez observé avec le chlore (XIII.6.), qui fait 2/3 de la composition du sel.

On conserve par le sel, il suffit de penser aux salaisons, à certains poissons, mais pas aux doses que l’on indique pour le pain une fois cuit. Là, c’est juste de quoi ressentir que le sel retarde un petit peu le rassissement, puisqu’un manque de sel donne une croute plus pâle qui se ramollira plus vite par temps humide. Du coup, certains boulangers habitant dans des cités exposées aux vents marins décident de cuire davantage le pain par grands vents.

Le sel à forte dose inhibe la fermentation, encore une fois, aux doses employées de 1,5 à 2 %, on ne remarque que peu de différence.

Le professeur Calvel effectua même une série de 18 tests sur trois farines blanches différentes[29] à des doses de 1,26 %, 1,8 %, 2 % et 2,2 % de sel ajouté.

Résultat, une augmentation de la force évaluée par le W de l’alvéographe (IX.4.) :

– de 11 à 18 % quand le sel passe de 1,26 à 1,8 % ;

– de 21 à 23 % en passant de 1,26 à 2 % de sel ;

– de 18 à 25 % en passant de 1,26 à 2,2 % de sel.

D’où sa remarque, l’élévation de « la force de la pâte » a tendance à devenir nulle entre 2 et 2,2 %. Autre observation, plus technique : dans les sucres fermentescibles, la fermentation du maltose semble être la plus ralentie par le sel que d’autres sucres dans une fermentation à la levure[30].

  1. Bibliographie du Chapitre XIV LE SEL DE LA PÂTEO. de Serres, p. 819.
  2. A. Attore et al., p. 278.
  3. Wikipédia italien sur le Pane sciocco ; Z. Nowak.
  4. Parmentier,1778, p. 358 ; Malouin, 1767, p. 224.
  5. Charles François (alias Tejay), p. 26 ; R. Calvel, février 1988, p. 17.
  6. Source : ineps.sante.fr, consulté en décembre 2017.
  7. Pierre Meneton, Le Sel, un tueur caché, 171 pages.
  8. Christophe Labbé et Olivia Recasens, 2001.
  9. Paul Benkimoum, dans Le Monde du 23 mars 2009.
  10. who.int/dietphysicalactivity/reducingsaltintake
  11. Charles François (alias Tejay), p. 26.
  12. Charles François et E. Schraenen, p. 3, 5, 9.
  13. Pierre Boyer, p. 3.
  14. Pierre Boyer, p. 6 ; Alain Colas, p. 73-74.
  15. Nature & Progrès, Cahier des charges, p. VII-9, 1982.
  16. Bioforum, 20-12-2022.
  17. Bruno Bonnemain, p. 539, 540.
  18. LIMA Nouvelles, août-septembre 1983.
  19. Site : acatfrance.fr.
  20. A. Roig, p. 597, 598 ; M. Apfelbaum, p. 613.
  21. Jean-Charles Bartolucci, p. 21.
  22. Grimod de la Reyniere, p. 66.
  23. Martine Champ, intervention à Europain 2014.
  24. Pierre Boyer, p. 8.
  25. Claude Frédéric Maurel, « L’offrande du pain et du sel », sur le site du CREBESC, mai 2017.
  26. Jacques Mercier, p. 144.
  27. Raymond Calvel, février 1988 a, p. 14.
  28. Raymond Calvel, février 1988 a, p. 17.
  29. Raymond Calvel, février 1988 a, p. 21.
  30. Philippe Clément, p  25.

 

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