Chapitre 7. Aspects Nutritionnels

Chapitre VII Aspects nutritionnels

VII.1. Prévenir plutôt que guérir, entretenir avant de soigner

Submergés que nous sommes par les nouvelles normes à suivre, il nous reste peu de place pour réfléchir à la qualité nutritionnelle, pourtant essentielle. C’est un manque dans la course folle sur les voies aseptisées censées nous conduire au « risque sanitaire zéro ». Celles-ci assurent plus la voie destructrice des défauts avec effets collatéraux négatifs qu’une option plus vitalisante visant les qualités.

On fait un choix de matières premières, on les pétrit, on laisse une fermentation s’opérer et enfin on cuit. Fait-on tout cela avec une réflexion pour préserver, ou mieux, améliorer les aspects nutritifs ?

Les aspects nutritifs et non pas les aspects pathologiques seront vus dans ce chapitre. N’ajoutons pas une discussion de comptoir en plus. À mon sens, nos prétentions ne doivent pas être médicales, on n’ose pas se « hasarder » dans un diagnostic de maladie, ce premier pas important pour autoriser une guérison. Notre rôle nous semble plutôt d’être clair face aux consommateurs dans l’étiquetage et/ou l’information sur nos produits. C’est déjà pas mal. Même si l’on sait que l’effet placebo est à ± 50 % efficient pour la guérison, c’est une raison de plus pour ne pas dénigrer cet aspect important des soins de santé, respectons la foi que les personnes ont dans leurs guérisons. Médire ou débattre derrière un comptoir sur la croyance que peuvent avoir des malades en leurs thérapies même si celles-ci sont très difficiles à intégrer dans une logique ou votre conviction personnelle n’est pas à entreprendre sans un respect des convictions personnelles de chacun. De plus, si cela demanderait de faire rembourser par la sécurité sociale les 50 % de thérapies opérées par l’effet placébo, ce serait mettre encore plus à mal les budgets de soins de santé, déjà bien mal en point.

Un autre état du boulanger est de proposer dans notre gamme des produits pas trop sophistiqués en ingrédients (exemple simple : le pain de tradition française, mais pas forcément en baguette blanche).

Les ajouts de diverses graines, ou fruits à coques, de lait, d’œuf, de graisses doivent légalement être de plus en plus signalés dans nos mélanges (X.19 et X.20).

Nous parlerons peu ici des additifs aux codes chiffrés ou aux noms à racines gréco-latines qui restent souvent pour nous boulangers et pire pour nos clients, un « brouillard scientifique ». Pour ce qui concerne ces « adjuvants », nous vous renvoyons plus loin au large chapitre XVI, puisque ceux-ci touchent plus notre compétence professionnelle et le « déminage technique » de certains effets des additifs oxydants, texturants, conservateurs et aromatisants.

Dans les aspects nutritifs et l’intolérance ou l’allergie à certains ingrédients ou composants, ce sont souvent les protéines qui sont mises en cause. Les allergies au lait de vache, aux œufs, aux oléagineux (arachides et autres) sont de plus en plus recensées. L’intolérance à certaines céréales (froment, épeautre, orge, seigle) concerne aussi leurs protéines (gluten). Face à l’augmentation de ces affections, nous voilà contraints de plus en plus à avoir des connaissances nutritionnelles derrière le comptoir d’une boulangerie.

Cela nécessite une recherche d’information de la part de la vente. Il nous faut donc nous informer.

VII.2. Le « bol alimentaire » d’autrefois

Si on vérifie quelques trajectoires historiques, on remarque que l’alimentation des peuplades ayant parfois conduit à de grandes civilisations, le bol alimentaire est basé sur le couple céréales/légumineuses à des proportions de ± 75 % / 25 %, supplémentés légèrement par des légumes et de la viande. De par le monde, on retrouve ainsi les couples froment / fève en Europe, riz / soja en Asie, maïs / haricot en Amérique, boulgour ou mil / pois en Afrique[1].

La réflexion nutritionnelle dans notre société ne s’autorisera que lorsqu’on sort des famines. Il est bien sûr prioritaire de s’occuper de l’essentiel ; avoir de la nourriture avant de se poser le choix de l’aliment. Même en gastronomie, on dira que la « meilleure sauce » est la faim.

C’est dans le milieu aristocratique des arts et sciences de la société européenne, que l’approfondissement de l’aspect nutritif s’ébauche au xviiie siècle. Antoine Lavoisier (* 1743 – † 1794) démontre en ces temps que « la vie est une combustion » grâce à un outil sophistiqué pour l’époque, (le calorimètre) mesurant la fonte de la glace entourant une pièce ou est disposé soit la chaleur d’une bougie allumée ou simplement de la vie de petits animaux.

La théorie nutritionnelle basée sur les calories alimentaires prend forme bien plus tard, au début du xxe siècle[2] grâce notamment à Wibur Atwater, dont la fille (Helen) publiera un livre sur le pain plutôt en termes d’économie ménagère et alimentaire en 1910[3]. C’est la docteresse américaine du Nord, Lulu Hunt Peters qui popularisera la maîtrise de régimes se voulant à basses valeurs caloriques en 1918 en publiant un petit livre, très simplement illustré par son neveu Dawson. « Diet and Health, with key to the calories », soit « Alimentation et santé avec la clé des calories ». Ce livre se vendra à plus de deux millions d’exemplaires grâce à sept ré-éditions [4]. Les évaluations scientifiques de l’alimentaire par l’analyse presque exclusivement de la doctrine des calories, pourtant critiquée dès le début, sera imprimée sur les produits manufacturés, ce qui entérinera ce principe de calcul.

Elle donnera par exemple un effet dévaluant la valeur nutritionnelle sur la problématique du blutage de la farine, qui dans sa comparaison des calories alimentaires ne relève pas beaucoup de différence entre farine complète (340 calories/100 g) et farine blanche (363 calories/100 g)[5]. Les kilocalories présentes sur chaque étiquette de produit alimentaire donnent trop l’impression de prendre notre corps pour une chaudière qu’il nous faut charger en combustible. La nutrition recouvre d’autres aspects que le « calorique », comme nous allons le voir tout de suite par l’exemple, avec, dès le xixe siècle, l’approche des vitamines et la dénomination « calorie vide » lorsque l’apport calorique est carencée par l’absence d’autres aspects nutritionnels indispensable à la santé.

VII.3. Les vitamines, de facteurs alimentaires accessoires à éléments nutritionnels essentiels

Bien loin des apports nutritionnels des composés alimentaires de base (glucides, lipides et protides), c’est en grammes et milligrammes que se mesurent les besoins et l’efficacité thérapeutique des vitamines lorsque leurs carences apparaissent.

Un exemple : l’administration de dix milligrammes de vitamine B1 suffit à un malade du béribéri pour se lever et quitter l’hôpital. Le béribéri fit son apparition au xixee siècle dans les pays asiatiques consommant le riz. Pour les européens, c’est les Néerlandais Christian Eijkman puis son collègue Gerrit Grijns qui découvrirent la cause de la maladie fin xixe siècle (X.14). Frederick Gowland Hopkins de l’université de Cambridge, en détermina et en synthétisa la substance originaire de la carence. Elle fut appelée substance B puis par après vitamine B.

La vitamine qui la précède alphabétiquement, la A, étant celle qui permettait de lutter contre le rachitisme, (déformation squelettique du à la carence du calcium) maladie décrite très tôt dans l’histoire par un autre professeur de Cambridge, Francis Glisson, mais au xviie siècle déjà.

La pellagre, autre maladie, sévissant aux pays du maïs (continent américain), est aussi due à un régime alimentaire déficient en substances précises appelées B également, qui seront plus tard différenciées en B3.

Après A et B, vient la vitamine C, dont l’efficacité fut bien démontrée par un chirurgien anglais affecté à la Royal Navy, James Lind. C’est en 1747 que l’apport de deux oranges et un citron guérit en six jours les marins atteints du scorbut. Il fallut attendre quarante-deux ans, avant que l’Amirauté britannique introduise la ration de citron aux marins anglais qui y gagneront leur surnom : limeys[6].

Ces « facteurs alimentaires accessoires » ont eu souvent beaucoup de mal à être reconnus comme indispensables dans la ration nutritive de l’humain. Il faut dire que ces carences étaient souvent liées à l’évolution de l’alimentation. La cuisson (ex. : appertisation et pasteurisation) pour une meilleure conservation tue certaines vitamines (C notamment), les polissages, raffinages et blutages retirent du riz et des farines tamisées les vitamines B, l’écrémage élimine de la vitamine A. Ainsi, autant l’on croyait améliorer le bol alimentaire par une cuisine moins riche de ces enveloppes et plus « raffinée », autant on l’appauvrissait en éléments nutritifs essentiels.

Dans la filière farine, c’est l’introduction de la mouture sur cylindres (en remplacement de la mouture sur meules – XII.11) produisant plus efficacement des farines blanches qui sera la cible de nutritionnistes. Cette farine « extra-blanche » n’élimine pas que les vitamines, mais aussi les éléments minéraux, tout aussi essentiels. En somme, la découverte nutritionnelle allait un peu à l’encontre d’autres « modernités » (techniques et socio-économiques). Il fallait trancher la question, l’évolution sera-t-elle nutritionnelle ou technico-économique ? Avec le recul, aujourd’hui, on aperçoit facilement la réponse donnée à cette question au sein du petit monde de la boulangerie. On ne voudra pas rendre coupable l’évolution vers un pain carencé en vitamines et minéraux, tant l’accession à ce pain blanc était demandée par les « clients ». Seuls certains pays anglo-saxons supplémentent (parfois par obligation légale) les farines blanches en minéraux et vitamines (XVI.6.1), d’autant que ces dernières seront non seulement identifiées mais plus accessibles sur le marché, en étant produites reconstituées par synthèse (XVI.4.8.1).

En 1912, Kazimierz Funk ( ⃰ 1884 – †1967) employa l’expression « amines nécessaires à la vie » devenue vitamines, qui se généralisa et on utilisa ce mot à la place de substance accessoire. On y joignit la vitamine C, puis D, (séparé de A en 1922) et ainsi de suite. On subdivisa aussi les vitamines B, car on les trouve souvent dans les mêmes aliments et ayant des synergies entre elles. Après, lorsqu’on identifia puis synthétisa les molécules, c’est le nom de ces dernières qui fut souvent employé (voir la 3colonne de la figure 1 qui suit).

Généralement, on écrit qu’il existe une quinzaine de vitamines. La figure 1 en contient plus à cause des doubles noms et pour couvrir toutes celles que nos sources citent.

Déontologiquement, pour pouvoir s’appeler vitamines, il faut que l’élément absent de la nutrition provoque une carence grave et que sa présence soit essentiel à la santé.

Rien ne permet de dire que ce pré-requis soit toujours respecté. Dans l’enthousiasme des recherches, certains chercheurs dénommèrent un peu vite leurs découvertes, vitamines, alors que par exemple, elles n’étaient efficaces que sur les animaux, mais pas pour les humains. Notons aussi que le caractère vital de la vitamine B17 (laetrile) est très contestée, elle est considérée par certains comme un produit purement commercial et même dangereux.

Ainsi pas mal de vitamines à caractère « non essentiel » ne seront pas reprises dans le tableau qui suit. Citons la B4 (adénine), la B5 (Acide pantothénique), la B7 dite parfois vitamine I ou J (Méthicol ou Méthionine-Inositol-Choline), la B10 dite aussi H2 (qui contient l’acide para-amino-benzoïque), la B11 dite aussi vitamine O ou T (Carnitine), la B13 (acide orotique), la B14 (acide xanthoptérique), la B15 (acide pangamique), la C2 (Bioflavonoïde ou Esculoside) qui normalement complémente la C qui n’est que l’acide ascorbique de synthèse.

fig.1. Voici un tableau des vitamines, pour s’y retrouver
Nom de la vitamine Synonyme donné à la même vitamine Nom scientifique

de la molécule de vitamine

Identifié dans la lutte contre le
A Carotène (provitamine liposoluble) et Rétinol Rachitisme
B1 Thiamine Béribéri
B2 Riboflavine — E 101 Participe au métabolisme des nutriments
B3 PP Niacine ou acide nicotinique Pellagre
B6 G Pyridoxine Son déficit est dit rare
B8 H1 Biotine Participe au métabolisme des nutriments
B9 L1 ou Bc Acide folique ou folacine ou folate ou foldine Une des carences les plus fréquentes
B12 L2 Cobolamine Anémie
C C1 Acide ascorbique – E 300 Scorbut
D1 Calciférol (liposuble) Rachitisme
D2 cholécalciférol (animal) Rachitisme
D3 ergocalciférol (soleil) Rachitisme
E Tocophérol (liposuble) Anti-fertilité
F Acides gras non saturés Renommé après : acides gras essentiels
J B7 Choline
K Phylloquinone (liposuble)
M Stimostérol
N Acide lipoïque ou thiotique
Sauf si elles sont indiquées liposolubles, les autres vitamines sont hydrosolubles

Sources principales : S. Gallot, 1967, Cl. Binet, 1981 et M. Lesser, 1987.

VII.4. Prenons bien connaissance de notre matière première de base : le grain

Le grain, cet aliment très sec, se conserve très bien, ce qui en fait une source de nourriture indispensable pour les longues périodes durant lesquelles la cueillette et les récoltes sont impossibles. Les graines apportent ainsi une plus grande assurance d’avoir une pitance élémentaire sur toute l’année.

Les autres aliments agricoles plus riches en eau, 80 à 90 % pour les fruits et légumes, contre 12 à 14 % pour les graines, nécessitent une transformation par cuisson, dessiccation, lactofermentation, fumage ou salaison pour se conserver et se consommer dans les périodes hivernales.

On dira même un peu vite (III.1) que c’est le grain et le pain qui a changé l’humain nomade, cueilleur-chasseur, en humain pratiquant l’agriculture et du coup devant se fixer pour la soigner et la récolter, devenant sédentaire.

Voilà une première identité de notre graine, elle doit se réhydrater puisque ne l’oublions pas, l’eau est le socle de la pyramide alimentaire d’autant que le corps en contient plus ou moins deux tiers.

La mouture et la cuisson vont également améliorer la digestibilité du grain pour être un aliment pour l’humain. Nous n’avons pas, comme les poules et les oiseaux, d’aides broyeuses comme le bec et le gésier, pour consommer le grain tel quel. Les phases meunière et boulangère devront bien assumer ces tâches de broyage (XII), d’imprégnation d’eau (XI.1 à XI.6, XVIII.4) et d’éclatement de l’amidon à la cuisson (XXI.10 et XXII.1), comme on le verra plus loin.

Les nutritionnistes classeront souvent les céréales et leurs produits dérivés dans l’apport alimentaire comme glucides, même si les protéines ou protides font partie intégrante de leurs contenus ainsi que très peu de graisses ou lipides. Les proportions de ces trois éléments majeurs de la ration alimentaire devaient suivre une règle dite en raccourci « 4-2-1 », c’est-à-dire quatre portions de glucides (environ 55 %), deux portions de lipides (environ 30 %) et une portion de protides (environ 15 %).

Mais tout évolue sans cesse et par l’offre proposée par les acteurs commerciaux, et par les besoins qui changent suivant que l’activité de votre métier soit peu ou assez physique.

07_032_Coupe transversale d'un grain de ble.jpg

07_033_Problematique proteines et viande.jpg

L’homme et la femme, le nourrisson, l’enfant et les personnes âgées ont des variantes dans les besoins. Ce sera vrai aussi suivant les exigences culturelles, éthiques ou écologiques que vous vous imposez ou pas. Certains aliments seront décriés, voire bannis et puis reconsidérés à la lumière d’études plus récentes. Alors il est difficile d’être fiable à 100 % dans le conseil d’une pyramide alimentaire qui souvent se doit de rectifier des aspects de l’alimentation actuelle en termes non plus d’apports de nutriments de base (glucides, protides et lipides) mais de types d’aliments à favoriser ou pas. D’autre part, on ne peut à la fois inciter à la consommation de poissons et en même temps ne pas prendre conscience des dégâts de la surpêche.

Pour revenir aux céréales et au pain, leur composition nutritionnelle identifiée par l’analyse chimique (fig.24) les définit assez bien équilibrées et fait que l’on classe les produits dérivés des céréales (pains, pâtes) comme régulateurs et même rectificateurs des excès actuels d’un bol alimentaire trop riche en graisses saturées et protéines animales[7].

Avec la montée de la consommation de la viande au xxe siècle, des campagnes d’éducation nutritionnelle ont été mises sur pied pour atténuer cette tendance, la viande étant plutôt classée dans les protides est bien souvent accompagnée de lipides (gras) saturés. Ces campagnes s’appuyèrent sur des arguments aussi variés que le nutritionnel, le respect de la vie animale et que la disponibilité alimentaire sur la planète terre. En effet, pour produire un kilogramme de protéines bovines, il faut quinze fois plus de matières premières que pour produire un kilogramme de protéines végétales.

Pour parler de l’empreinte écologique, les besoins en eau pour la culture des céréales sont de 1 300 litres pour 1 kilo produit. Cela reste nettement meilleur que pour les produits d’élevage, 15 500 litres pour 1 kilo de viande de bœuf produit, mais représente presque le double des besoins pour la production des fruits et légumes (700 à 900 litres). Avec ce dernier argument, on est peut-être très clair dans son positionnement politique dans le sens étymologique de ce terme, mais on est souvent bien loin des puissantes politiques publicitaires nettement plus formatrices d’attitudes d’achats et finalement de comportements alimentaires.

Le but de ce chapitre est d’avoir un discernement nutritionnel, alors explorons en approfondissant séparément les trois principaux apports alimentaires dits parfois énergétiques : glucides, lipides et protides.

Après dans les micro-apports nécessaires, nous avons déjà observé un peu les vitamines, mais les sels minéraux, oligo-éléments, fibres, micronutriments font aussi partie de l’équilibre que nous devons avoir dans notre bol alimentaire.

VII.5. Les glucides des céréales

Voilà déjà un débat avec enjeu interne, car il n’existe pas un sucre mais des sucres et certains sont souvent ignorés et/ou parfois préférables à d’autres. On y va pour quelques données de biologie alimentaire du grain.

On remarque déjà par le dessin du grain situé plus haut (fig. 2), une différence essentielle entre les parties riches en fibres et minéraux que sont les enveloppes qui sont distinctes de l’intérieur, « l’amande », où se trouve la « fleur » de farine. Une troisième partie, le germe ou embryon, d’où démarre toute vie et qui est fort logiquement riche en éléments vitaux/essentiels (fig. 21 dans XVI.10.1). Ce germe peut ainsi être comparé au jaune d’œuf, et l’amande au blanc d’œuf qui constituent une réserve de nutriments pour le développement de la plante, ou dans le cas de l’œuf, du poussin.

Dans les sucres présents dans les enveloppes externes et internes, il y a 10 % de sucres simples et 90 % de sucres complexes, soit pour les sucres simples, avec une à plusieurs molécules de glucose, auxquelles s’ajoutent et se lient parfois d’autres molécules de sucre: fructose et très rarement du galactose[8].

Comparativement, sous les enveloppes, à l’intérieur (la farine blanche, environ 70 à 75 % du grain), il n’y a qu’un peu plus de 1 % de sucres simples, ou « rapides ». La majeure partie restante (99 %) est constituée d’amidon présentant au niveau moléculaire des liaisons en ligne (appelés : amylose, à peu près 30 % de l’amidon) ou avec ramifications (appelés : amylopectine, environ 70 % de l’amidon) (fig.4).

On parle ici de sucres complexes, ou « sucres lents ». Soit prédisposé à être rapides et lents à la dégradation et par conséquent à l’assimilation, voilà deux attitudes différentes au niveau nutritionnel où les professionnels de cette science ne vont pas arrêter de faire évoluer leurs perceptions et théories.

Par exemple le choc glycémique vient des apports de sucres rapides (vite assimilables) qui, lorsqu’ils sont reçus dans le sang, demandent un rééquilibrage par la production d’une hormone : l’insuline. Cette dernière est produite notamment par certaines glandes du pancréas. Mais on va s’apercevoir que la notion de l’assimilation de sucres lents ou sucres rapides est trop simpliste. C’est ce que vont entériner l’Organisation mondiale de la santé et la F.a.o., en prenant en compte, en 1998, l’index glycémique qui bouleverse un peu la donne[9].

07_034_Sucres simples et sucres complexes.jpg

07_035_Index glycémique.jpg

Avec l’index glycémique (fig.5), plus question de sucres lents et rapides, l’impact du choc glycémique de ceux-ci est jugé semblable, puisqu’à peine une demi-heure ou trois quarts d’heure après ingestion de pain blanc composé de sucres complexes, le taux de glycémie augmente de manière similaire à l’assimilation de sucre simple, avec sécrétion d’insuline qui est priée de « ranger et réguler le taux de sucre » dans les cellules[10].

Après vingt années d’existence, l’index glycémique va aussi voir son influence dans les diagnostics nutritionnels diminuer, être en tout cas pas mal relativisé suivant les composantes variées du microbiote de chacun (microorganismes vivant dans notre système digestif appelé également microflore intestinale) [11].

Il faut surtout garder en tête que la consommation de sucres (surtout les sucres simples cachés) a été pratiquement décuplée ce dernier siècle : les organes filtreurs trinquent et parfois flanchent devant la tâche de régulation du taux de glucose sanguin par la sécrétion d’insuline.

D’où ce diabète, dit pudiquement « de vieillesse », résultat de la consommation croissante de ce qui aurait dû rester une épice (le sucre simple, saccharose). Cet ingrédient cause bien des soucis à l’équilibre alimentaire et au corps humain, en faisant vieillir prématurément les glandes du pancréas, productrices d’insuline réparatrice de cet excès.

Vu la facilité d’achat et de consommation des produits sucrés, les plus jeunes sont facilement tentés et en arrivent à confondre dessert et repas. Ce que les parents responsables ne rectifient pas avec aisance.

Néanmoins, on ne peut nier que l’apport de glucides est nécessaire, d’autant plus si l’on dépense beaucoup d’énergie physique dans sa journée. Il vaut en tout cas mieux chercher cet apport de glucides du côté des sucres ne créant pas trop de chocs glycémiques.

La farine bise ou complète, (VII.6 et VII.10) issue des graines peut jouer ce rôle puisqu’elle apporte des sucres avec des fibres plus lentes à être assimilées, qui seront digérées au fur et à mesure de la dégradation de l’amidon. Cela d’autant plus que la part d’amylopectine sera importante dans les glucides assimilés, comme le signale Elaine Gottschall[12]. Cela ne vaut évidemment pas pour le pain blanc.

Pour bien se comprendre, avec ce « besoin de sucre », on ne parlera jamais de taux d’amidon sanguin, mais de taux de glucose sanguin. L’amidon est dégradé à trois reprises lors de la digestion (fig.6), pour finir par passer la barrière intestinale et dans le sang sous forme de glucose.

Nous verrons plus loin que tout n’est pas dit pour autant, farine blanche et farine complète seront des apports différents, et le choix d’une dégradation des sucres complexes par une fermentation fortement dosée en ferments ou pas, ou d’une fermentation courte ou longue en durée (VII.11), change aussi la donne.

Le discernement de n’atteindre ici que les vues générales de l’apport glucidique du pain ne permet pas de vous donner une vue approfondie et forcément différenciée entre les diverses céréales et entre les diverses qualités d’amidon dans les variétés. Si nous prenons par exemple le maïs, il existe des variétés aux amidons fort différents. Les maïs doux sont récoltés avant maturation et contiennent plus de sucres simples. D’autres maïs, plus secs, sont destinés au pop-corn. Suivant qu’ils contiennent plus d’amylopectine ou plus d’amylose, leur amidon sera vitreux ou farineux (X.11.).

Si l’on s’intéresse à la farine et au pain sans gluten, professionnellement, le boulanger(e) examinera plus attentivement la qualité de l’amidon et des pentosanes (VII.6.) qui, suite au retrait du gluten, en deviennent les parties structurantes.

Ce que l’on appelle en anglais le waxy, traduit par « cireux » et de manière plus déroutante par « glutineux » dans le cas du riz, est une forme d’amidon proche des 100 % en amylopectine, pour 70 % à la forme plus classique d’amidon céréalier (XVI.9.2.1). Ces particularités seront revues au cas par cas (chap. X) lorsque l’on présentera l’éventail des graines à notre disposition.

07_036_Parcours des glucides dans l'appareil digestif.jpg

VII.6. D’autres glucides des céréales à découvrir

Les pentosanes, ou hémicelluloses, sont d’autres « …oses » (sucres), dont on commence seulement à prendre conscience. Plus présents dans les « bords du grain » (principalement la couche d’aleurone, IX.6 et XII.2), ce sont des sucres jouant plus sur la viscosité. En anglais, on les nommera « diatery fibers », soit « fibres alimentaires », en jugeant souvent leur digestibilité par leur degré de solubilité[13].

Pentose veut simplement dire sucre à cinq atomes de carbone, les autres sucres simples (d’une seule molécule) glucose, fructose et galactose ont six atomes de carbone et sont, de ce fait, des hexoses.

Malgré sa dénomination scientifique, ce type de sucres (pentose) fait bien partie des sucres natifs des céréales. Parmentier les appelait « le muqueux du blé[14] », celui-ci a d’après l’auteur du xviiie siècle, « une saveur sucrée, attire l’humidité de l’air, poisse les mains, se dissout aisément dans l’eau froide. Le muqueux du blé se trouve distribué dans toutes les parties de la fructification des plantes qui sont nutritives. »

Les sucres pentoses, dits généralement « pentosanes » ou hémicelluloses (IX.6 et XVI.9.2), se situent pour le seigle à environ 70 % dans les parois qui entourent l’amande[15], puisqu’ils sont un des principaux composants (46%) de la couche d’aleurone, la section « fibre » à la frontière entre l’amidon et les enveloppes. Pour sa teneur en pentosanes, une farine blanche de froment sera pénalisée à deux reprises, d’abord parce que, parmi les céréales, c’est le froment qui en contient le moins, ensuite parce que le taux d’extraction sur froment est souvent important, ce qui diminue aussi la teneur en pentosanes. Les grains et farines de seigle, orge et avoine en contiennent plus que le froment[16]. Si l’on va plus loin, dans chaque espèce de céréales, la variété sélectionnée dans le catalogue officiel peut apporter des différences importantes et le climat chaud et sec favoriserait une forte teneur en pentosanes[17].

Nous avons déjà vu (III. 18) que les variétés Soissons et Isengrain, les plus prisées à la fin du xxe siècle, avaient le plus faible taux de viscosité de l’époque, pourtant c’est un avantage nutritionnel face au cholestérol. Elles avaient, en revanche, des molécules de protéines à haut poids moléculaire, ces dernières étant clairement le fruit de sélections à finalité technique plutôt que nutritionnelle.

Pour revenir sur le pouvoir viscosant, le rôle de la granulation et par conséquent de la mouture peut être important d’après certains chercheurs[18]. Le fait qu’une farine contienne ces matières gélifiantes est positif au niveau nutritionnel : les fibres visqueuses (hémicelluloses ou pentosanes liquides) auraient un effet de ralentissement de la vidange gastrique alors que les fibres non visqueuses (pentosanes non solubles et fibres issus de la cellulose) auraient un effet laxatif, d’accélération du transit intestinal, d’autant plus important que la granulométrie de la fibre est forte[19].

Précisons encore, puisque nous sommes dans le chapitre nutritionnel, que pour l’homme et la femme, l’enzyme xylanase (aussi appelée « pentosanase » ou « hémicellulase ») ne sera pas active pour digérer les pentoses dans le corps humain, puisque celui-ci ne produit pas ce type d’enzymes[20]. Les xylanases actives dans la fermentation de la pâte auront de ce fait des propriétés viscosantes plus mécaniques que nutritionnelles dans le sens propre du terme. Si on prend en compte les couches plus externes avec des fibres dites non solubles, on va jusqu’à prendre le risque de trop accélérer le transit intestinal et de ce fait empêcher l’assimilation à cause d’une vidange trop rapide du bol alimentaire. Il faut en quelque sorte « sentir » son corps, sa digestion et ce que l’on accepte mieux ou moins.

Nutritionnellement, on néglige souvent l’importance des fibres[21], en ne les cantonnant parfois qu’à un rôle purement mécanique. Il faut en effet au minimum trente grammes de fibres dans le bol alimentaire quotidien pour un bon tractus dans l’appareil digestif.

Rappelons que les fibres jouent également un rôle positif dans la lutte contre le cholestérol[22].

fig.7 . Nature et pourcentage des polyholosides (sucres complexes) du blé
Tissus Équivalent technologique % du tissu Nature des polysaccharides Solubilité

dans l’eau

Albumen Farine 2 à 7 % Cellulose 2 – 4 % insoluble
Arabinoxylane 64-70 % 25-50 %
Arabinogalactane 2-3% soluble
Béta-glucane 20-30% 25-35 %
Péricarpe Sons 70 à 80 % Hétéroxylane 60-65 % insoluble
Cellulose 25-30% Insoluble
Lignine 10-15 % insoluble

D’après P. Roussel, 1998b.

On prend de plus en plus conscience que les fibres constituent le substrat nutritif du microbiote intestinal. C’est qu’il y a du monde dans nos intestins, bien plus que le nombre de cellules de notre corps, environ dix mille milliards de bactéries qu’il faut soigner. Elles sont nécessaires à la transformation de l’aliment en nutriment [23].

Les fibres trop vite considérées comme indigestes[24] sont utiles aux bactéries vivantes qui entretiennent notre corps. Pour le blé, l’accusation « d’indigestible fibreux » a souvent pour source l’étude réalisée au début du xxe siècle d’un chercheur encensé par ses pairs, Aimé Girard (*1830-†1898) [25]. Encore une fois, il faut rappeler le contexte de l’époque, où côté recherche scientifique, on privilégie alors une fermentation levurée qui raccourcit la dégradation de la matière nutritive et on fait clairement la promotion des procédés industriels (fig.21 dans XII.11).

Au stade de la consommation individuelle, il faut aussi noter que la mastication ordinaire peut être améliorée en apportant notamment la ptyaline (une α-amylase dégradant l’amidon). La mastication est souvent trop rapide de nos jours. Un partisan de la macrobiotique nous dirait qu’il faut mâcher chaque bouchée une bonne centaine de fois[26]. On peut aussi penser, juste pour saisir l’importance de la mastication, à l’attitude d’un moine taoïste qui mâchait du son de riz pendant une journée afin d’en extraire toutes les substances.

Enfin toujours au niveau nutritionnel, signalons l’importance du type de culture (bio ou conventionnelle) pour ce qui concerne la consommation de cellulose (fibres) et hémicellulose (pentosanes), ou les traitements aux pesticides « à l’aveugle » sont à proscrire[27]. Cela doit faire partie de choix nutritionnistes clairs qui ont été ignorés tant que l’on consommait des produits avec résidus persistants qui étaient retirés pour ne consommer que des fractions dérivées de farine blanche.

 

VII.7. Les protides des céréales

Les protéines représentant 10 à 14 % du grain de blé actuel sont composées à environ 85 % de gluten, c’est-à-dire de protéines insolubles, tandis que les 15 % restants sont des protéines solubles.

Ces 10 à 14 % de protéines seront évaluées en anglais commercial avec les qualificatifs hard (vers les 14 %) ou soft (vers les 10 %). Dénominations que des chercheurs français souhaitent traduire respectivement par résistant et friable, puisque c’est plutôt une aptitude meunière du blé à l’écrasement (XII.5 et XII.7) qui est décrite là[28].

Tout n’est pas dit simplement par le taux de protéines dans le grain et la farine qui en résulte, il faut distinguer de manière plus fine ces protéines.

Si l’on prend en compte dans la part des protéines insolubles, le poids moléculaire pour juger la qualité digestible des protéines, cela va du haut poids moléculaire (high molecular weight), souvent difficile à dégrader pour les rendre disponibles (XIX.2), jusqu’au bas poids moléculaire (low molecular weight), plus facile à digérer. Le poids moléculaire est schématisé par les figures 3 et 4 dans XVI.4.6, les figures 6 et 7 dans XVI.9.1 et les figures 23 et 24 dans XVI.10.3.

Et là, les épeautres d’anciennes accessions, amidonniers et engrains se différencient du froment commun moderne par de plus faibles teneurs en haut poids moléculaires (fig.8). Ce sont les parties des gluténines qui ont les protéines de plus haut poids moléculaire. Vous pourrez comprendre, par le simple exercice de la panification, que le froment actuel contient des glutens avec presque 50 % de gluténines qui apportent la ténacité, les protéines insolubles du seigle n’en contiennent que plus ou moins 4 % de gluténines [29]. En « lisant » la pâte lors du pétrissage, on peut facilement observer ces différences de teneurs. Plus c’est tenace, plus le taux de protéines de haut poids moléculaire est important[30]. Il s’agit d’un gluten dont la résistance à la solubilité est pratiquement illimitée. Gluten où deux des vingt acides aminés recensé dans le corps humain; proline et glutamine (dont la contraction des noms a donné « prolamines »)[31], sont fort présents dans celui-ci (jusqu’à plus de 30 % des acides aminés présents)[32]. Ce gluten permet certes un bon éclatement du produit cuit grâce à un bel alvéolage, mais est difficile à dégrader, comme le précise un des spécialistes en ce domaine, Alessio Fassano[33].

De ce fait, certains types de gluten actuels sont par conséquent moins apte à être bien digérer (IX.2, XVIII.6).

fig.8. Proportions en % des poids moléculaires de protéines de diverses céréales
Sortes de Céréales Variétés

Dont les dates d’homologation sont des années 1970-80

Classement au niveau du poids moléculaires
Haut

Poids Moléculaires

Poids Moléculaires Moyen Faible

Poids

Moléculaires

Mélange monom. /agré.
agrégée* monomère* agrég.* Mono*
Froment Rektor 9,1 10,4 25,1 55,4 1,9
épeautre Schwabenkorn 6,6 10,4 17,7 65,3 3,1
Blé dur Biodur 5,0 6,7 19,3 69,0 3,1
Amidonnier Non déterminée 2,6 10,8 10,0 76,6 6,9
Engrain Non déterminée 3,5 12,8 19,3 64,5 3,4
Seigle Halo 9,0 17,6 48,4 25,0 0,7
Orge Golden promise 5,0 35,8 34,1 25,1 1,6
* agrégées = donnant lieu à de fortes liaisons, principalement les gluténines

* monomères = chaines plus courtes et à plus faibles liaisons, principalement les gliadines

D’après P. Koehler et H.Wieser, 2013

07_037_Tableau d'acides amines.jpg

En ne considérant que le strict éclairage nutritif des protéines, on tiendra compte de leur teneur en acides aminés essentiels et du facteur limitant. Expliquons ces deux termes.

Les acides aminés sont l’unité moléculaire dont sont composées les protéines, un peu comme la molécule de glucose est l’unité moléculaire dont est composé l’amidon.

07_038_Facteur limitant.jpg

Il en existe cinq cent dans la nature, mais seule vingt sont concerné dans la digestion humaine. Dans ces vingt, les acides aminés dits essentiels, sont ceux qui doivent provenir de l’alimentation, puisque le corps ne sait pas les synthétiser. Ceux-là, sont au nombre de huit (voire dix pour les enfants) sur les vingt recensés.

Les acides aminés essentiels sont représentés dans la figure 9 décrivant les vingt acides aminés par des « briques ». Huit viennent de l’alimentation (encadrement non pointillé dans la fig.9). Plus deux, la cystéine (CYS) et la tyrosine (TYR) qui permettent une meilleure assimilation, respectivement, de la méthionine (MET) et de la phénylalanine (PHE)

Expliquons maintenant ce qu’est le facteur limitant.

Il ne suffit pas d’avoir une bonne teneur en acides aminés général, encore faut-il que leur assimilation ne soit pas limitée par la faible présence de l’un d’entre eux. Car si un acide aminé est moins présent que les autres dans un aliment, il limite l’assimilation de tous les autres, comme le schématise ce dessin (fig.10), où les huit acides aminés essentiels sont représentés par leurs initiales à trois lettres.

Malheureusement, les céréales en général ont un mauvais équilibre d’acides aminés essentiels. On parle alors de faible coefficient d’efficacité protéique[34] (Cep). On le voit ci-dessous (fig.11) comparé notamment à l’œuf qui doit réunir tous les éléments essentiels pour créer le poussin en son sein.

fig.11. Coefficient d’Efficacité protéique (Cep) de divers aliments
Protéines contenues dans… Efficacité protéique,

en fonction de l’effet limitant des ac. aminés

Œufs 3,8
Lait de vache 3,1
Bœuf 2,9
Soja 2,1
Blé 1,5
D’après Schafma, 2000 cité dans B. Juillet, 2003.

Maintenant, vous savez comment mesurer les valeurs nutritives des protéines. En mesurant les teneurs en acides aminés limitants des blés modernes, on remarque (fig.8) que la Tyrosine (en initiale TYR ou Y), la Lysine (en initiale : LYS ou K) et la Méthionine (en initiale : MET ou M) sont les acides aminés qui limitent l’assimilation des autres[35]. En comparant les teneurs en acides aminés du froment actuel avec celles de l’engrain, on remarque que ce dernier est nettement mieux équilibré. En plus, regardons ces teneurs en lysine et méthionine, dans l’évolution des méthodes de culture avec les apports tardifs d’engrais azotés (fig.12). Ceux-ci n’ont pu se réaliser qu’en agriculture dite « conventionnelle », puisque l’agriculture biologique cherche plutôt la fertilisation azotée par le précédent agricole sur la terre de culture du blé. On voit alors que la sélection (même massale) et l’évolution de la culture se sont détournées de la recherche d’un blé plus nutritif.

fig.12. Quelques évolutions de la teneur en acides aminés essentiels

et à facteur limitant des céréales de la famille du blé

Acides aminés essentiels

(*1)

Besoins alimentaires des acides aminés

en gr. et par jour

(*1)

Teneur en acides aminés essentiels à effet limitant dans l’engrain (2n x 7)

(*2)

Teneur en acides aminés essentiels à effet limitant dans
le froment
(2n x 21)(*1)
Teneur en acides aminés essentiels avec apports tardifs d’azote par rapport au témoin sans apports tardifs.

(*3)

Isoleucine 0,70 – 6 %
Leucine 1,10 – 3 %
Lysine 0,80 440 mg./100 g 280 mg./100 g – 11 %
Méthionine sans Cystéine 1,10 190 mg./100 g 160 mg./100 g – 22 %
Méthionine avec Cystéine 0,20
Phénylalanine sans Tyrosine 1,10 + 2 %
Phénylalanine avec Tyrosine 0,30
Thréonine 0,50 – 13 %
Tryptophane 0,25
Valine 0,80 – 14 %
Histidine Essentiels pour nourrissons N’oublions pas que le pain n’est pas conseillé avant 8 à 12 mois.

(*1) d’après Dacosta, 1986, (*2), Duplessy et collab., 2005, (*3), Soltner, 1981, p. 412.

fig.13. Céréales mises en cause par la maladie cœliaque
Blé (Froment et blé dur),

y compris épeautre, khorasan, engrain, amidonnier, poulard

Orge, probablement y compris tritordeum
Seigle, y compris triticale
Avoine, laissée à appréciation personnelle

ou certifié à – 0,02 mg. de gluten (avenine)

Source : Association française des intolérants au gluten (AFDIAG)

Si l’on compare de manière approfondie les teneurs en protéines du blé avec d’autres céréales que les triticums, on aura aussi des différences.

La tolérance du riz, du maïs et parfois de l’avoine (dans les sociétés du nord de l’Europe) par les cœliaques l’atteste. Même si du pain d’engrain au levain a été toléré par des cœliaques, les comités scientifiques à qui les associations de malades font confiance prennent rarement la peine de vérifier la chose et s’arrêtent aux définitions, prolamine (du nouveau classement des protéines de froment – fig. 15) et du genre, triticum des classements de céréales, pour discriminer sans autres possibilités de discernement. Pour rappel, on ne peut pas parler de gluten au singulier et les qualités nutritives de l’engrain (diploïde) ne sont pas les mêmes que celles du froment moderne (hexaploïde) même s’ils se nomment tous les deux triticums (X.1).

07_039_Acides amines peptides protéines.jpg

Il faut toutefois temporiser cette importance nutritionnelle des approvisionnements nécessaires d’acides aminés essentiels permettant d’apporter de quoi faire « les briques de notre corps » et renouveler les protéines du corps humain. Dans notre période actuelle d’alimentation trop riche en protéines, on sera loin de cette carence alimentaire, ce qui annule pratiquement l’effet qui pourrait être négatif de l’acide aminé limitant l’assimilation des autres.

Mais si, par exemple, on consomme moins de viande (régime végan, par exemple), la recherche d’équilibre et l’apport d’acides aminés essentiels peuvent être plus critiques.

Il faut prendre en compte les définitions botaniques des protéines du blé qui ne classent pas en termes de solubilité ou de grosseur moléculaire, mais qui définissent les protéines solubles en termes de protéines biologiquement fonctionnelles, pour le métabolisme de la graine, et les autres en protéines insolubles, qui seront dites en botanique « protéines de réserve ».

C’est en puisant dans ce matériel des protéines solubles, que les enzymes et les hormones s’élaboreront, que la vie s’enclenche, d’où le terme de protéines biologiquement fonctionnelles qu’on l’on attribue aux protéines solubles en botanique (XVI.9.1).

Les protéines insolubles, elles, sont normalement dédiées à une réserve de protéines. Dans le cycle naturel de la germination, les protéines insolubles des graines sont consommées dans un second temps.

Pour être utilisées, les protéines de réserves doivent devenir solubles. Il est important de comprendre les fonctions naturelles des protéines. On saisit mieux pourquoi le gluten est insoluble. Il est souvent utile à la réflexion de considérer que le grain n’est pas censé donner une farine et un pain, mais qu’il doit d’abord et avant tout donner naissance à une nouvelle plante-blé.

Pour augmenter notre discernement avec une jauge historique maintenant, on peut dire qu’autant ces protéines insolubles, ou gluten, sont décriées de nos jours, autant elles ont été fort appréciées du point de vue nutritionnel, de la fin du xixe siècle jusque dans les années 1980. En 1894, on lie le caractère « plus azoté » au profil « plus nourrissant » : plus c’est riche en gluten, plus « la valeur nutritive » est rehaussée[36]. En 1930, un défenseur du « pain vivant » n’hésite pas à écrire que le « gluten est la partie la plus nutritive du pain[37] ». Et c’est même déconcertant en regard de ce que nous vivons au xxie siècle, puisque pendant un siècle on a ajouté de fortes doses de gluten à la farine pour faire des pains spécialement pour les diabétiques[38]. Ce pain enrichi au gluten, c’est la face inverse ou opposée du pain sans gluten. Expliquons ce phénomène.

On connaît la vogue des régimes hyper-protéinés. Ils permettent une baisse de poids en peu de temps, pour les personnes souffrant au printemps du « syndrome du maillot de bain ». Le pain a souffert à tort de la réputation de « faire grossir ». Ici pourtant le pain de/au gluten consiste simplement à « bourrer » de protéines la ration de froment ingérée, pour diminuer la part de glucides du froment[39]. En somme, au sein des composants du pain, dans la compétition pour la satiété, une « charge » de poids chasse l’autre. C’est une recommandation diététique pour les diabétiques, pour prévenir les dégâts causés par le dérèglement du taux de glucose dans le sang, vu par ailleurs (VII.5).

Le dictionnaire de diététique et de nutrition des années 1980, une sorte d’instrument de travail se trouvant sur la table de diététicien(ne), renseigne des pains où les protéines du gluten font de 20 % de la farine (pain de gluten) à 70 % de la farine (pain au gluten). D’après un dictionnaire de diététique, ces derniers pains « au gluten » sont « d’un goût franchement mauvais[40] ». Ils peuvent être obtenus sans ensemencement de ferments, grâce au pouvoir de dilatation du gluten[41]. Cela donne de véritables ballons qui exigent une panification appropriée avec pétrissage long, du moins si l’on veut lisser la pâte à ce stade de la panification, un passage au four après un court temps de repos (moins de temps de fermentation) et une cuisson délicate et prolongée afin d’obtenir une croûte pas trop brune[42]. La haute teneur en gluten ayant tendance à plus faire « rougir » la croûte du pain à la cuisson.

Outre ce pain de gluten et au gluten recommandé pour des raisons thérapeutiques de dérèglement de la fonction digestive et hormonale, le gluten était aussi proposé en ajout dans les autres aliments, principalement, parce qu’il était un apport facile et bon marché de protéines non grasses (III.12).

À tel point qu’en industrie alimentaire, on en a ajouté à certains aliments (chewing-gum, céréales du petit déjeuner, jus de fruits, etc.) pour en faire des produits plus complets dans leurs apports nutritifs et/ou pour améliorer leurs propriétés technologiques[43]. Le gluten est utilisé en cosmétiques (rouge à lèvres), dans les produits détergents, pour aider l’encre à sécher plus rapidement, pour stabiliser les enzymes gloutons des lessives, pour envelopper les préparations médicamenteuses ou il permet l’« effet retard[44] », etc.

Alors comment expliquer qu’aujourd’hui ce gluten soit décrié, au point de voir paraître des livres entiers qui lui sont dédiés, avec des titres tels que Gluten is my bitch[45] ; Gluten, comment le blé moderne nous intoxique[46] ? ; Pourquoi le blé nuit à votre santé [47] ?

Est-ce que l’on vit, dans une société d’abondance, de surconsommation, une période où le « sans » et l’allégé font recette ? Ou est-ce que les protéines du blé ont vraiment changé ?

Pour moi, oui ! le gluten a changé. Et c’est sur le changement subi par les protéines du blé qu’il faut notamment s’interroger.

Qu’est-ce qui a changé alors ? Il nous faut pratiquement faire un inventaire, tant les méthodes de culture et de panification ont évolué. Observons d’abord que ce que l’on nomme « un bon blé » sur le marché, c’est un blé qui a une bonne qualité technologique. Il n’est pas du tout question de critère à objectif nutritionnel.

Depuis les travaux du médecin de Bologne Jacopo Bartolomeo Beccari, au milieu du xviiie siècle, on sait que, parmi les céréales, c’est le blé tendre qui contient le plus de protéines insolubles.

En 1793, les révolutionnaires français essayèrent d’instituer le pain de l’égalité qui devait contenir trois quarts de blé[48]. Et lorsqu’apparaîtra l’évolution de l’agriculture « industrielle » avec ses intrants, ses pesticides et ses semences sélectionnées, on verra même dans les pays du seigle comme l’Allemagne, les emblavements de seigle fortement diminuer au profit du blé (X.7). Outre Rhin, en 1987, on ne retrouvait que 38 % de la sole de seigle de 1974, soit sur à peine, une douzaine d’années[49].

C’est dire si la recherche agricole et technologique va se focaliser sur le froment.

Lorsqu’à la fin du xixe siècle apparut en tant que métier à part entière le secteur semencier, il fallut convaincre les paysans d’acheter des semences alors que l’habitude était d’en conserver des récoltes précédentes, à moindre coût. Les semenciers s’attelèrent à amener sur le marché des semences à forte rentabilité à l’hectare pour se constituer une clientèle. La recherche de rentabilité agricole y gagnera, la recherche de qualité technologique y perdra (X.6) et la recherche de qualité nutritionnelle sera précipitée aux oubliettes.

Restons dans la volonté d’améliorer le modèle agricole et son rapport à la nutrition.

Comme le rendement à l’hectare ne cesse de croître par le port sur l’épi d’un plus grand nombre d’épillets, ceux-ci, contenant toujours plus de graines et ces dernières devant être toujours plus grosses, la tige va plus facilement plier et verser à cause du poids qu’elle doit supporter à son extrémité supérieure. La verse arrivant d’autant plus que la terre sera « saucée » de nitrates, et que le semis sera dense (V.8), ce qui entraîne une plus forte humidité au sol, exposant davantage le pied aux maladies fongiques (piétin-verse notamment).

La solution émise face à ce problème de verse consistera à raccourcir le blé, à réduire la hauteur de sa paille (III.9). Et pourtant, le grain se remplit à plus ou moins 50 % de matière venant de la tige et des feuilles[50]. La hauteur de la tige du blé est passée en moyenne de 1,60 mètre à 60 centimètres et, par conséquent, elle n’apporte pas autant de densité nutrionnelle et ceux ci sont moins « prédigérés » (dont les protéines).

Dans cet inventaire des changements des protéines qu’a subit le blé, une des meilleures preuves est l’évolution de leur classification.

La recherche scientifique n’évoluant plus en termes d’études fondamentales d’un service public, mais en partenariat obligé avec le privé, va jusqu’à orienter ce classement des protéines du blé. Passant d’un ordre établi sur base de la solubilité à une gradation orientée par la grosseur moléculaire, intéressante du point de vue de la ténacité de la pâte (IV.3 ; XVI.4.6).

fig.15. Comparaison des classements des protéines du blé

selon OSBORNE (1907) et SHEWRY-MIFLIN et collab. (1983)

Classement OSBORNE (1907) Classement SHEWRY-MIFLIN (1983)
Albumines Protéines fonctionnelles
Globulines
Protéines de structure rebaptisées
Prolamines
Gliadines ω Gliadines (oméga) Pauvre en Soufre Monomériques
α Gliadines (alpha) Riche en Soufre
β Gliadines (bêta)
Ƴ Gliadines (gamma)
Gluténines à faible poids moléculaire Agrégées
à Haut poids moléculaire Haut Poids moléculaire
D’après POPINEAU et collab., 1991.

La variété de froment Soissons qui, en France, dominera les ensemencements durant la dernière décennie du xxe siècle, avait, par objectif de sélection, des molécules de grosse taille, ce qui entraînait des difficultés de lissage de pâte et rendait le mélange obligatoire avec d’autres variétés pour la rendre mieux panifiable. Ce que la haute taille moléculaire permet, c’est une mécanisation intensive de la pâte et de conserver du répondant, de la résilience après une surgélation par exemple. Et comme ce ne sont pas les artisans qui font des cahiers des charges influents, mais les industriels, les sélectionneurs ont répondu à cette attente.

Si autrefois l’agriculture soignait sa fertilisation par des techniques culturales (assolement et précédent agricole adéquat). Avec l’apport intensif des fertilisants azotés de synthèse, les semences conventionnelles ont eu de moins en moins la potentialité de rhizosphérer, c’est-à-dire d’aller chercher la nourriture dans le sol par les racines et l’aide des microorganismes environnants celles-ci (V.9).

07_041_3 methodes de surgelation.jpg

La modélisation de la fertilité parquée dans des programmes informatiques va souvent conduire à des apports fractionnés et étalés sur toute la période de culture. Certes ces apports fractionnés de nitrate améliorent l’assimilation par la plante et réduisent un peu la percolation des nitrates vers les nappes phréatiques et l’eau potable. Mais ces apports fractionnés d’azote minéral vont aussi diminuer les teneurs en acides aminés essentiels des protéines pour favoriser des acides aminés non essentiels et dès lors diminuer la qualité nutritionnelle du blé. Nous reviendrons plus loin (XIII.3 et XIII.4) sur la problématique de la pollution de l’eau potable par les nitrates.

Quittons l’évolution des méthodes de culture et interrogeons-nous maintenant sur les méthodes de panification. Elles vont petit à petit se déporter d’une oxydation lente par voie fermentaire vers une oxydation rapide par le brassage de plus en plus intensif opéré au pétrissage.

Et encore, quand il n’y a pas en plus d’ajout d’adjuvants oxydants proposés aux boulangers par les fournisseurs d’ingrédients ou les meuniers. Après l’abandon du pétrissage manuel, on est passé au pétrin mécanisé, avec des bras métalliques effectuant vers les années 1970 trente à quarante-cinq rotations par minutes et cinquante ans plus tard, à des rotations comprises entre quatre-vingts à deux cent vingt par minute. En industrie, on peut aller jusqu’à sept cents rotations par minutes (XVIII.3).

Par ailleurs, le fait de vouloir proposer un pain chaud à toute heure va impliquer une cuisson différée par la surgélation. Si l’on congèle à cru, (fig.16) on est pratiquement obligé de faire l’impasse sur la fermentation avant la vie au froid négatif (XV.5 et XVII.6.2). L’abandon de la méthode de panification au levain naturel et l’avènement des méthodes rapides à la seule levure de panification vont engendrer une moindre dégradation des chaines de molécules. L’espace prédigestif et l’espace goût vont ainsi être considérablement réduits.

Si l’on doit résumer ce parcours historique de la culture et de la transformation du grain au pain. Une accélération de tous les processus se remarque, pénalisant la dégradation des chaines de molécules qui justement par la sélection deviennent de plus en plus importantes en tailles.

Certes, ceci permet de « gagner son pain » avec moins de pénibilité et plus de rentabilité. Mais savons-nous encore séparer les avantages des désavantages que la société nous procure ? Et si non, quelle qualité nutritionnelle sommes-nous capables d’accepter ?

Bien sûr, avec l’inventaire dressé ici, on voit que les protéines ne sont plus les mêmes, et l’on ne parle même pas de l’ajout de poudre de gluten dans les farines (XVI.4.6).

Le caractère général des protéines des variétés de blés cultivées en France, vu par les experts, était plutôt exprimé dans leur langage, comme moyennent friable (médium soft), c’est-à-dire d’une teneur en gluten de moindre ténacité. Depuis 1965, cela a évolué vers le moyennement résistant (médium hard). En 1990, il n’existe plus que 25 % de froments moyennement friables (soft) contre 80 % dans les années 1960 [51]. « Il apparaît inévitable aujourd’hui de prendre en compte le caractère résistant (hard et à plus haute teneur en gluten) dans le froment comme critère de classement » et cela dès la récolte, comme c’est déjà le cas aux états-Unis[52]. C’est l’objectif du marché à l’exportation (50 % des blés français) qui semble ainsi défini, le classement à l’américaine (disons du marché international) employé l’atteste. Tant pis si la panification française (qui ne prend que 16 % des récoltes françaises) a d’autres spécificités, puisque, par exemple, rien que pour la baguette, on n’a pas besoin des mêmes exigences protéiques ou technologiques que pour un pain de mie propre aux toasts anglais ou bun’s de hamburgers américains (XI.3).

Plus important encore, la qualité nutritionnelle est l’angle mort du marché. On est loin d’une intégration de la valeur nutritive dans les critères de la sélection et de transformation d’un aliment pourtant largement consommé.

En tant que boulangers, n’oublions pas que la dégradation des protéines en acides aminés est positive nutritionnellement. Mais, professionnellement, il faut aussi limiter cette déstructuration des protéines pour éviter de défourner de la « savate » invendable. On ne parlera dès lors dans notre métier que de « protéolyse ménagée » (XVI.10.3).

VII.8. Les lipides des céréales

D’emblée, on voit en comparant la taille du germe entre les céréales (fig.17) que la teneur en lipides sera différente entre-elles. C’est en effet dans le germe et la couche d’aleurone que les matières grasses des grains sont principalement concentrées.

07_040_Grains et germes.jpg

En teneur en lipides, on passe de 1,5 à 2 % pour les grains de blé, orge, seigle et riz à environ 4 % pour les millets, sorgho et maïs, et jusqu’à 7 % pour l’avoine.

Ce n’est pas beaucoup par rapport à des teneurs en matières grasses du lait (de 3,6 % à 4,8 %) concentrées dans le beurre qui en contiendra jusqu’à 80 %. À la différence que le beurre ne doit être considéré que comme un apport complémentaire à la ration alimentaire.

C’est tant mieux puisque les lipides contenus dans le pain, produit cuit, vont subir une détérioration nutritionnelle à cause de l’élévation de la température. Les lipides sont fragiles à la cuisson et même déjà par simple oxydation, ils perdent en qualité nutritionnelle.

Voyons ce que les experts nous disent des effets de la cuisson sur les lipides : « Les composés formés dans les corps gras au cours des traitements technologiques et culinaires sont encore loin d’être totalement connus et la poursuite des recherches est nécessaire. Mais il ressort aussi et surtout que les lipides sont des composés fragiles et qu’il est nécessaire de les traiter avec soin, dans des conditions aussi modérées que possible si l’on veut tirer totalement parti de leurs propriétés nutritionnelles et éviter les effets physiologiques indésirables possibles de composés encore mal connus[53]. » C’est une longue phrase pour dire que les lipides (graisses) après cuisson présentent plus de désavantages que d’avantages nutritionnels. Les acides gras comportent, comme les acides aminés, des éléments que le corps ne peut pas synthétiser et qui doivent venir de l’alimentation (les oméga-9 et les oméga-3). On les appelle acides gras essentiels ou vitamine F (VII.3). Les graisses sont aussi essentielles à l’assimilation, puisque certaines vitamines sont liposolubles, c’est-à-dire solubles dans le gras.

07_041_Taux d'extraction et teneur en lipides.jpg

Autrement l’apport sous forme d’autres graisses est une réserve d’énergie qui s’accumule dans le corps humain.

fig.19. Composition de la farine de blé en lipides libres et lipides liés
Les lipides de la farine 1,4 à 2 % du poids total
Lipides libres (0,8 à 1 %) Lipides liés (0,6 à 1 %)
Lipides non polaires (0,6 à 0,7 %) Lipides polaires (0,2 à 0,3 %) Lipides non polaires (0,2 à 0,3 %) Lipides polaires (0,4 à 0,7 %)
Glycolipides

65 à 75 %

Phospholipides

30 à 35 %

Glycolipides

45 à 50 %

Phospholipides

50 à 55 %

D’après P. Feillet, 2000.

Nous verrons (XVI.10.1) avec les enzymes ajoutés à la base farine/eau que les matières grasses du grain seront les premières des trois matières alimentaires de base à être dégradées. Et qui dit dégradation enzymatique des lipides, dit risque de rancissement.

Il suffit d’une oxydation pour que le gras s’altère avec le temps et dégage une odeur rance. Nul besoin de teneur en humidité et de température pour enclencher leur dégradation par les enzymes lipases. Encore une fois, considérons le grain comme devant donner un épi, et non de la farine, pour comprendre et respecter les limites nutritionnelles des lipides du grain. Ces lipides natifs du grain sont d’excellente qualité nutritionnelle puisqu’ils contiennent de bonnes proportions d’acides gras insaturés. La valeur du germe de blé vendu en pharmacie l’atteste, encore que dans ces magasins, il soit souvent « stabilisés » thermiquement pour la vente.

Les lipides du grain sont là comme pour démarrer la dégradation enzymatique qui conduit la graine à la formation de l’épi. C’est de l’endroit où il niche que démarre la reproduction ou reconduction des principes élémentaires de la vie.

Le grain s’habillant en semence voit partir, de la couche d’aleurone et du germe où les lipides sont concentrés, l’enclenchement du processus de fécondation d’une nouvelle vie, celle du futur épi (fig.6 dans XI.7.).

On appréciera les lipides du blé intégrés à la farine, surtout dans les phases de panification qui doivent vivre une maturation par une phase « germination », par exemple, l’autolyse, (XI.2 à X.5 et XI.7) ou activer l’autofermentation (XVII.4.1). Faisons en sorte de les garder dans la farine, à la mouture (XII.2). Et, autant que possible, évitons leur oxydation en les gardant à l’abri de l’air et bien protégés par l’imperméabilité des enveloppes du grain.

La mouture fraîche sera toujours préférable nutritionnellement à la farine ayant subi une oxydation post-mouture (XII.8). Ce qui n’empêche pas que, pour beaucoup, une farine éventée sera considérée de meilleure qualité technologique. La farine « a du plancher » quand ses lipides sont oxydés, ce qui permet d’obtenir une maturation de pâte plus rapide. Il faut sans doute reconsidérer cette approche qui ne tient pas compte de la perte nutritionnelle résultant de cette pratique. Notons enfin qu’il faut différencier la farine blanche de la farine complète qui n’ont pas les mêmes teneurs en lipides et par conséquent des oxydations différentes (XII.8).

VII.9. Les vitamines des céréales

Nous avons déjà beaucoup parlé des vitamines en introduction de ce chapitre sur les aspects nutritionnels (VII.3). Il est clair que là encore, c’est le blutage et le choix du type de farine qui sont les facteurs les plus discriminants au plan nutritionnel (II.13, XII.12 et XII.15). Et même si nous devons abandonner ce choix nourricier au choix comptoir du consommateur (on ne peut pas obliger les consommateurs à acheter des pains plus complets), il importe de peser du bon côté lorsqu’une question est posée.

À l’époque de l’âge d’or de la presse écrite, au tournant entre le xixe et le xxe siècle, Le Petit journal, qui tire à deux millions d’exemplaires, mène campagne[54]. Suite à une publication scientifique et à bon nombre d’expériences mettant en vitrine les méfaits du pain blanc issu des « cylindres hongrois [55] » (XII.9.), le journal fait la promotion du « pain des meules ». Si 560 boulangers parisiens adhèrent à la campagne du nouveau « pain naturel », il ne fallut pas plus de quelques semaines pour être déçu de la réception du public[56].

Après Paris, c’est à Londres en 1912 que le Daily Mail lance une intense campagne pour le « standard bread » ou pain modèle.

Tout comme en France, le point de départ vient d’études et enquêtes médicales. Le pain blanc reçoit la même critique négative que le riz blanc (VII.3). Le roi Georges V en personne adoptera le standard bread, ceci pour vous signifier l’ampleur de la campagne. Un manifeste signé par huit médecins de renom est publié et reçoit l’approbation de centaines d’autres médecins. Six mille boulangers s’engagent à faire ce pain modèle. C’est de la grosse artillerie médiatique, et pourtant… un an plus tard, le docteur français Albert Monteuuis, lors d’un voyage à Londres, constate l’échec de cette campagne[57].

07_042_Taux d'extraction et teneur en vitamines.jpg

Ce qui est notamment dénoncé c’est la perte en vitamines. Cela est visible et éloquent avec la figure 20 où on observe des pertes de 30 à 50 %, ce qui est beaucoup.

À l’inverse, une germination des graines peut apporter un enrichissement, elle était même connue comme méthode « Germix » en Suisse[58]. Elle consistait en un trempage-germination de grains de blé pendant douze à vingt-quatre heures à une température de 35 °C. Il fallait ensuite hacher ces graines égouttées, ajouter de la levure, un peu de farine et de sel pour obtenir une pâte. C’est un procédé peu éloigné de la méthode allemande Quellstück (XI.6) ou de l’apport de graines germées (XI.7). Certains auteurs traitant du thème des graines germées avancent une teneur en vitamines B multipliée par sept.

Toutefois, entre le procédé « Germix » qui trempe les graines pendant vingt-quatre heures et le gain de quatre mg/gramme annoncé pour la provitamine A, par exemple, il faut trois jours (96 heures). C’est également vrai pour la vitamine E[59].

La fermentation au levain bénéficie de la lactofermentation, qui synthétise aussi les vitamines du groupe B déjà bien présentes dans le blé par rapport aux autres céréales, et la vitamine C, peu présente à l’origine dans le blé [60]. Mais, là encore, l’effet est négligeable après huit heures, il faut attendre quarante heures pour obtenir une teneur décuplée.

Si l’on se veut pragmatique, il est clair que le premier objectif vitaminique à atteindre est d’abord d’éviter la carence par un blutage trop poussé.

VII.10. Les sels minéraux et oligo-éléments des céréales

Là encore, c’est en priorité le blutage (raffinage pour obtenir la farine blanche) qui a un effet négatif (fig.21), se traduisant par une perte de 50 % de ces éléments entre la farine complète et la blanche (II.13). Remarquons ici que, dans le cas d’une mouture sur meules, la micronisation des enveloppes donne une plus haute teneur en minéraux et même une certaine salinité aux farines à taux de blutage égale. Certaines machines (micronisateurs) font parfois partie de l’équipement de moulins à cylindres[61], soucieux de cet aspect nutritionnel.

07_043_Taux d'extraction et teneur en minéraux.jpg

Commençons par définir les termes. Parler de sels minéraux signifie une présence minime dans l’aliment mais nécessaire et vitale, tout comme le seront, mais sous forme infime cette fois, les oligo-éléments.

Les carences alimentaires en éléments minéraux ont été découvertes un peu après les vitamines, donc assez récemment. De ce fait, ils ne sont pas toujours bien rentrés dans l’apprentissage collectif de la nutrition. Ils permettent la bonne marche de notre nutrition, mais ce qui complique leur bonne assimilation est ce que l’on appelle l’équilibre minéral.

La trop grande présence de calcium dans le bol alimentaire peut perturber la métabolisation du magnésium. Par exemple trois molécules de Calcium pour deux de Magnésium (des sels minéraux) est le rapport idéal. Cet équilibre minéral à atteindre est vrai également pour le fer et le zinc (des oligo-éléments). Par contre si le phosphore est trop présent par rapport au calcium, on peut risquer le rachitisme, l’ostéoporose, etc.[62], afflictions sur lesquelles on insiste un peu trop lorsque l’on aborde la problématique de l’acide phytique (VII.11).

Le sélénium, oligo-élément utile contre le vieillissement en favorisant le système immunitaire, a été fort recherché. Parmi les espèces de blés, c’est la firme Kamut® qui déclare en apporter en bonne quantité. Ce que ne dit pas assez la firme, c’est que le khorazan cultivar Kamut® ne doit pas seulement à la variété précitée sa teneur en sélénium. C’est surtout la teneur en sélénium du sol qui importe[63]. Or l’État du Montana, où la firme Kamut de Bob Quinn a commencé à se développer, possède des terres riches en sélénium.

Autre observation concernant le sélénium, au début de ce siècle Jean-François et Gabriel Berthellot observent, dans leur ferme du Roc (Lot-et-Garonne), que certains épis de la population Rouge de Bordeaux sont barbus. Ils les extraient et les ressèment pour les multiplier à part. Au bout de quelques années, la variété dénommée Rouge du Roc sera analysée et on remarquera une plus grande teneur notamment en sélénium[64] par rapport au Rouge de Bordeaux non barbu. Elle est probablement due aussi aux barbes qui agissent comme des capteurs.

Il est clair que l’agriculture biologique et les variétés à haute paille, voire « primitives », vont donner de plus fortes teneurs en minéraux et en général de meilleures valeurs nutritionnelles[65].

Notons enfin que l’excès d’éléments minéraux peut, autant que leur carence, provoquer des désordres dans notre organisme[66]. L’apport biodiversifié par mélanges de céréales est une des meilleures façons d’obtenir un certain équilibre des minéraux.

On se retrouve presque dans notre organisme avec la même problématique que pour le facteur limitant des acides aminés, vu plus haut (fig.10 dans VII.7). Ici c’est l’équilibre des éléments minéraux du sol avec la même loi du minimum. L’apport excessif d’un élément est inutile tant que d’autres éléments, en trop faible quantité, limitent l’assimilation.

VII.11. La problématique de l’acide phytique

On reparle des équilibres minéraux en introduction de ce passage consacré à l’acide phytique. On a vu plus haut que si le phosphore est trop présent par rapport au calcium cela crée des problèmes d’assimilation du calcium. Et c’est le cas pour le blé puisqu’il y a huit à neuf fois plus de phosphore que de calcium, alors que le rapport idéal serait d’un cation de calcium pour deux de phosphore[67].

Nous voilà mal positionnés avec notre blé.

Les chercheurs pro-industriels ne vont pas se priver de déclarer que le pain complet, riche en phosphore qui se retrouve à 80 % sous forme de phytates[68], est décalcifiant et provoquerait même l’anémie[69] et le nanisme[70].

C’est à la fin de l’époque de la pression médiatique anti-pain blanc et des campagnes pour le pain naturel et le standard bread (VII.9) que fut découvert l’acide phytique. La première mention date de 1920 et il fut d’abord baptisé « toxamine » par Edward Mellanby, une dénomination qui fait peur.

07_044_Degradation des phytates.jpg

Mellanby était un éminent spécialiste de la nutrition et des vitamines, il fut également un des professeurs de sa gracieuse majesté, la reine Élisabeth II d’Angleterre [71].

Dans cette polémique opposant le pain blanc (farine sur cylindres) et le pain plus riche en fibres (farine de meules), on avait enfin un argument scientifique et médical en faveur du pain blanc. Encore que celui-ci n’avait pas tellement besoin de cet argumentaire puisque, nous l’avons vu, le pain blanc s’imposait auprès du public comme le pain de luxe et de fantaisie, enfin accessible à tous. Il symbolisait un peu la fin des périodes difficiles. L’argumentaire de la « toxicité » sera évidemment repris par les lobbies de la meunerie et de la boulangerie, deux filières industrialisées très tôt en Angleterre[72].

Mais ce qu’ont oublié de prendre en compte les premiers chercheurs anglais sur ce domaine, c’est qu’un autre aspect que le passage vers un pain plus blanc avait changé dans la panification aux débuts de la révolution industrielle.

Lors de ce procès fait au pain complet soi-disant décalcifiant qu’a pu susciter la nécessaire critique sur l’aliment de base par excellence qu’est le pain, voici que change la tête de l’accusé, ce ne sont plus les phytates présents dans le pain complet et nettement moins dans le pain blanc.

« Levée » dans le box des accusés : la levure !

Eh, oui ! Il faut certaines conditions de milieux acides, produites par des bactéries lactiques, pour que l’enzyme phytase réalise pleinement son action contre l’acide phytique[73]. Dans un premier temps, ces bactéries lactiques seront identifiées comme Thermobacterium cerale puis suite à une mise à jour des taxonomistes seront dénommées Lactobacillus Delbrueckii [74].

Avant de décrire plus avant la fermentation, notons qu’il existe d’autres solutions que l’hydrolyse des phytates par la fermentation. On peut par exemple recourir à un pré-trempage d’une journée à température ambiante ou chauffer autour des 55 °C, température optimale d’activité des phytases[75].

Revenons à la panification proprement dite et reprenons un schéma (fig.22) pour l’explication de cette problématique de l’acide phytique.

Tout d’abord, précisons que les phytases des différentes graines n’ont pas la même activité. En plus, comme toute enzyme, les phytases auront besoin de certains paramètres (XVI.9.1) pour mener leurs actions à bien. D’abord, il faut du temps, ce que comprenait déjà bien Parmentier[76], une certaine température (bien loin du froid positif des chambres de pousse contrôlée), ainsi qu’un milieu acide[77].

Cela se traduit, en pratique boulangère, par une longue fermentation acide, idéalement au levain naturel [78].

L’évolution des techniques de fermentation panaire est largement responsable de ces problèmes de phytates. La levure qui, au départ, ne faisait qu’amorcer et réguler le levain, l’a par la suite supplanté quasi totalement dans les ateliers. La voilà accusée de ne pas laisser le temps nécessaire pour que l’enzyme phytase supprime l’effet chélateur (bloquant la dégradation) de l’acide phytique. Les fortes doses de levure sont également en cause, puisqu’elles « étouffent » la possibilité pour que les bactéries lactiques du levain naturel puissent s’exprimer les empêchant d’acidifier spontanément la pâte (XVII.2). Ainsi, en France, le cahier des charges privé le plus important, certifiant le pain biologique avant sa reconnaissance par la Cee en 1992, voulut retrancher la levure de l’atelier de boulangerie afin de promouvoir le levain qui favorise l’action de la phytase[79]. Le levain sera « la seule et vraie » fermentation, le pain au levain naturel sera « le seul vrai pain ». Reprenons certaines publicités et autres emballages de pain biologique de l’époque[80] où ces prétentions existeront parce qu’on entérinera également la pseudo-contamination ou colonisation du levain naturel par « l’ambiance levure[81] », c’est-à-dire la présence de levure industrielle dans le fournil (fig.11 dans XVII.2). Cette recherche de bio-assimilation des minéraux a tout son sens pour des personnes qui sont végétaliennes (c’est-à-dire qui ne consomment ni viande, ni œufs, ni produits laitiers) et qui doivent trouver leurs sources de calcium, fer et magnésium dans les produits alimentaires issus de graines. C’est le cas du régime macrobiotique[82], seule diététique alternative favorisant les céréales et autres graines et ne dédaignant pas l’aliment cuit. Les macrobiotiques deviendront, pour ces raisons précitées, influents dans la recherche de critère de pain sain dans les cahiers des charges, du fait que les autres « écoles diététiques » ne s’intéressent pas aux produits cuits et parfois pas aux graines. Mais fallait-il étendre la règle dans un cahier des charges demandant l’adhésion d’un panel de consommateurs non végétaliens ? De plus, quand la ration alimentaire est suffisamment pourvue en calcium et autres sels minéraux, les risques ne se présentent pas avec la même acuité.

Quoi qu’il en soit, la promotion du levain naturel a perdu alors l’opportunité de s’établir sur des arguments étayés avec des clauses de cahier des charges contrôlables. Il est certain que le levain avait besoin d’être mis en avant vers les années 1970-1980 ; il était complètement tombé en désuétude.

C’était de bonne foi que l’on saisissait toutes les occasions d’en faire la promotion.

En reprenant trois expériences scientifiques, on peut tirer une ligne plus précise de l’hydrolyse de l’acide phytique dans la comparaison de ces deux types de fermentation ; levain et levure. D’abord l’hydrolyse réalisée lors d’une fermentation à la levure, d’après une étude états-unienne de pains du Proche-Orient[83], une autre réalisée en Belgique[84] et encore une autre aux Pays-Bas[85]. Puis comparons ces trois recherches à trois hydrolyses réalisées grâce à la fermentation au levain, d’abord en Iran[86], et ensuite dans les études belge et néerlandaise précitées

L’hydrolyse des phytates dans la fermentation au levain est clairement la meilleure. Des deux, c’est la seule qui arrive à être complète au bout des huit heures, alors que les fermentations levures bloquent à environ 50 % d’hydrolyse. En prenant une durée de quatre heures, plus courante en boulangerie, ces longues fermentations à la levure analysées arrivent à 38 %, 20 % et 35 % d’acide phytique hydrolysé. Tandis que les trois fermentations levain étudiées atteignent 82 %, 82 % et 70 % d’hydrolyse et rendent ainsi les minéraux plus biodisponibles.

Ce serait peut-être la difficulté d’hydrolyser les phytates de magnésium, exigeant un autre niveau d’acidité, qui permet au levain d’être plus performant en hydrolyse de l’acide phytique [87]. On remarquera aussi, lorsque les analyses sont plus approfondies, qu’il n’existe probablement pas qu’une phytase mais plusieurs, avec des degrés d’activités optimales différents au niveau acidité[88].

Ce qui est apparent dans cet historique du problème de l’acide phytique, c’est combien les conflits d’intérêts ont su s’immiscer dans la partie qui opposait la mouture sur meules et la mouture sur cylindres. Lorsqu’apparaissent des critiques anti-nutritionnelles sur la farine blanche, les anciens meuniers sur meules prendront parfois l’argument à leur compte sans pour autant que le « pain de farines de meules » de l’époque ne réponde aux critiques nutritionnelles, du moins pas complètement, puisque les meuniers de meules évitaient aussi une trop forte présence de fibres, et par conséquent d’acide phytique.

L’effet de fixation de l’acide phytique sur des éléments minéraux du bol alimentaire (effet chélateur) est bien démontré. Ce qui l’est moins, c’est la possibilité de dégradation de cet effet chélateur au sein d’autres préparations alimentaires puisque légumineuses, noix et noisettes ont potentiellement plus de présence de phytates que le pain et la farine complète, et de plus, ils ne sont bien souvent pas fermentés. Il est curieux qu’ils ne suscitent pas les mêmes controverses médiatiques[89].

Pourquoi en effet se préoccuper des phytates du pain et ignorer celles des autres aliments ? En ce qui concerne le pain et les gens comme nous qui le fabriquons et le vendons, on ne peut s’empêcher de trouver curieux cette focalisation sur le problème de l’acide phytique dans le pain. En effet, toutes les graines qui entrent dans les régimes alimentaires en contiennent. Peu de celles-ci ont été prises comme cible en termes de nocivité de ce composant anti-nutritif naturel, comme le pain l’a été. Le pain paye probablement là, son tribut d’aliment symbole. Il semble que le contexte socio-économique a pesé sur la problématique. C’est pourquoi il faut rappeler qu’un peu après les guerres du début du xxe siècle, au temps où le rachitisme faisait des ravages et on faisait prendre aux enfants des cuillerées d’huile de foie de morue (riche en vitamine D et A), le nez pincé et les yeux fermés. Quand, dans la même période, les campagnes de promotion à la consommation du lait (et son calcium biodisponible) battaient leur plein, il est clair que l’environnement historique peut peser lourdement sur l’opinion prise à l’époque.

Autre argumentation peu prise en compte, l’existence de phytases au sein de l’appareil digestif. Des auteurs, plutôt d’inspirations nutritionnistes, mentionnent également l’existence d’une hydrolyse phytasique au sein de l’organisme humain. Ils parlent d’adaptation de la flore intestinale aux conditions de consommation de graines complètes[90]. Cette hypothèse nécessiterait d’être approfondie[91].

fig. 23. Mesure de l’activation enzymatique

et de l’inhibition de l’activité enzymatique

de graines de laitue sur trois jours

Heures de germination Unité d’activité enzymatique Unité d’activité

d’inhibiteurs d’enzymes

0 heure 7,5 2,07
6 heures 0,73
15 heures 0,30
24 heures 60,0 0,00
48 heures 257,0
72 heures 330,0
D’après Shain et Mayer, Phytochimie, 1968, cité par HOWEL.

Pour mieux comprendre l’acide phytique, tournons-nous maintenant vers la botanique qui nous apportera à mon avis le meilleur éclairage.

L’acide phytique est décrit scientifiquement comme « un dérivé hexaphosphorique du myo-inositol, molécule apparentée aux vitamines et faisant partie des facteurs de croissance[92] ». L’inositol est en effet la vitamine I (dite parfois vitamine B7 – VII.3.). Comment peut-on dire que cet élément est à la fois anti nutritif et a le statut de pro-vitamines ? Claude Aubert, friand de discernement, est un des rares auteurs à avoir revu sa position sur l’acide phytique[93]. Il faut je crois replacer la problématique de l’acide phytique dans son contexte naturel, celui de la graine. De nouveau, pas la graine dans son parcours nutritionnel au sein de l’organisme humain, pas la graine que l’on mange en la transformant en farine puis en pâte à pain, mais la graine qui doit donner une nouvelle plante.

La vitamine B7 ou I (inositol) se « trouve dans toutes les sortes de réserves végétales[94] ». Si le pain de froment complet contient 0,3 à 0,8 % de phytates, d’autres produits agricoles, dont certains arrivent sur la table des végétaliens, en contiennent plus, comme nous l’avons déjà vu[95]. Preuve s’il en fallait que toutes les graines disposent de ce phosphore décrit sous ces diverses formes et nécessaire au développement de la vie. Par l’étude de l’acide phytique, on sait qu’il faudra un temps avant que les minéraux qui lui sont liés soient libérés. « Lors de la germination, c’est du scutellum, sorte de coquille elliptique qui entoure la plantule du germe et la sépare de l’amande farineuse, que partiront les actions qui, par dégradation enzymatique, mettront l’amande farineuse à la disposition de la plantule[96]. »

Pour que cette opération de dégradation pythasique se réalise, il faut que les enzymes phytases se trouvent dans leurs conditions de travail optimales (XVI.9.1.1) puisque, plus elles s’éloignent de ces conditions, plus la dégradation se ralentit. Les conditions optimales du milieu sont : du temps, une certaine acidité, une température particulière et la présence de coenzymes qui sont en fait des vitamines et des éléments minéraux (calcium entres autres).

Ces derniers, une fois libérés, se rendront utiles comme on va le voir plus loin. Il faut savoir que l’enzyme est inusable et ne sait réaliser qu’une action bien spécifique (une réaction = une enzyme ou en plus imagé : une serrure = une clef – XVI.8 et XVI.9.1.1). Généralement, elle suit et précède une autre réaction enzymatique ; c’est ce qu’on appelle des cascades enzymatiques. Celles-ci se décrivent scientifiquement en termes de voies ou cycles de fermentation.

Ces « voies fermentaires » (fig.25 dans XVI.9.2.2) ou fermentations avaient encore un autre nom autrefois : « phosphorylation », puisque le rôle du phosphore y était déjà considéré comme de « première importance[97] » (fig.34 dans XVI.10.6). Il nous faut suivre les voies germinatives ou fermentaires pour comprendre comment et pourquoi, après avoir été bloquant, le phosphore devient l’énergie qui permet de créer un processus de vie. C’est ce qu’expose Gottfried Spicher, le microbiologiste spécialiste du levain. Pour lui, l’acide phytique est « probablement un produit résultant du métabolisme phosphoré de la fermentation et sert de réserve phosphorée, c’est-à-dire énergétique, et d’activeur ultérieur pour la germination[98]. »

La vue d’un tableau donnant un aperçu du vécu germinatif de la semence de laitue [99] m’a permis de comprendre la disparition de l’effet inhibiteur. Bien sur il ne s’agit pas de graine de céréale, mais de laitue et peut-on étendre la démonstration ? Avec cet exemple de la décroissance de l’action d’un autre élément anti-nutritif des graines que l’acide phytique, l’inhibiteur d’enzymes, et la place que se fait graduellement l’activité enzymatique (ici la trypsine). On peut croire encore à un plan de la nature, puisque l’action des inhibiteurs d’enzymes « correspond sans doute à un rôle de défense contre les insectes[100] ».

Prenons un exemple encore plus pointu sur une toute petite parcelle de la transformation enzymatique qui se réalise dans la fermentation de la pâte, celle qui va de la dégradation du glucose à l’acide pyruvique, molécule qui précède l’acide lactique ou le gaz carbonique et l’alcool. Ce parcours de dégradation de la molécule de glucose (XVI.10.2 et fig.34 dans XVI.10.6) requiert, dans sa douzaine d’opérations enzymatiques, des opérations qui consomment de l’énergie et d’autres qui en apportent. Pour la première des douze opérations de dégradation du glucose[101], c’est l’atome de phosphore donné par une molécule présente dans la pâte qui possède trois cations de phosphore (l’ATP – Adénosine Tri Phosphate) qui va permettre de déclencher l’énergie nécessaire et qui sera, pour cette raison, appelée par les biochimistes l’enzyme-clef de la glycolyse (ou dégradation du glucose).

La première porte s’ouvre. C’est donc le phosphore qui apporte l’énergie nécessaire à la dégradation afin de redonner une nouvelle plante. Remarquons également qu’il est normal de trouver plus de coenzymes[102] et d’éléments nutritifs plus directement assimilables, parce que solubles[103], près du germe des graines, puisque c’est dans cette « niche » que germe la vie.

Il est également normal ou naturel que cette naissance de la nouvelle plante ne se déclenche que suivant des paramètres (acidité, humidité, température) qui lui garantissent de pouvoir poursuivre au mieux son but. On le perçoit par cette autre observation : la biodisponibilité des minéraux réduite dans un premier temps par l’effet chélateur (liant et bloquant l’assimilation) de l’acide phytique existant dans la nature comme un effet de frein que les scientifiques appellent parfois « pouvoir tampon[104] ».

En somme, l’acide phytique existe comme une barrière, comme une porte à franchir, une confirmation que les conditions de germination sont bonnes avant de passer à la suite. À la lumière de ces connaissances, ne faut-il pas replacer la problématique de l’acide phytique dans la nécessaire dégradation des aliments afin que ceux-ci prennent le statut de nutriments. Le frein suivi de la libération du phosphore (ou déphosphorylation et phosphorylation en langage scientifique d’autrefois[105]) va finir par apporter l’énergie à bien des dégradations positives. La voie naturelle de ces transformations enzymatiques, surtout par la longue autofermentation et une meilleure conservation de l’intégrité des éléments du grain, va dans l’exemple de la glycolyse décrit plus haut, transmettre deux atomes de phosphore dans un premier temps et les récupérer en double dans un second temps [106].

Ainsi cela permet de repartir en double (fig.34 dans XVI.10.6) pour d’autres transformations de molécule de glucose. L’enzyme (inusable) et les coenzymes, ici le phosphore, auront une action perpétuelle et pourront continuer leurs fonctions de germination, de fermentation et de bioassimilation des nutriments. C’est réglé comme un mouvement d’horlogerie. Il suffit simplement de le respecter.

VII.12. Les micronutriments et les céréales

Derniers-nés en prise de conscience nutritionnelle, les micronutriments et les bionutriments.

Quels sont-ils ? Des éléments encore une fois en quantité infimes qui ont montré que par leurs carences, ils donnaient de moins bonnes réponses immunitaires face à des maladies comme le cancer et les maladies cardiovasculaires. Il nous faut les nommer : antioxydants, polyphénols, acides gras oméga 3 et 9 et les acides aminés essentiels par exemple[107]. Ainsi les brocolis et l’« exception française » attribuée au vin rouge qui en comportait beaucoup seront mis à l’honneur en tant qu’aliments plus salvateurs. Encore une fois, on voit qu’il nous faut nous mettre à jour régulièrement, car si vous ratez ces réhabilitations ou mises à jour, vous risquez de voir ces substances comme négatives, diminuant par exemple l’assimilation des protéines[108].

Dans les milliers de composés cités, comme les polyphénols, ils sont plus présents en agriculture biologique qu’en conventionnel[109]. On y retrouvera les anthocyanes, plus présents dans les blés pourpres ou noirs. Voilà aussi un point positif pour les remettre en culture et améliorer les teneurs en nutriments du blé.

07_045_Composition d'une farine de froment blanche.jpg

Bibliographie du Chapitre 7 Aspects nutritionnels

  1. Claude Aubert, 1979, p. 96.
  2. Ariel Fenster, blog de l’agence Science-Presse de novembre 2014.
  3. Helen W. Atwater, 47 pages
  4. Lulu Hunt Peters, 108 pages.
  5. M. Apfelbaum et col., p. 102
  6. Suzanne Gallot, p. 9-44.
  7. Jean-Marie Bourre, dans Les Ambassadeurs du pain, 2019, p.10-11.
  8. Michel Berger, 1983, p. 40.
  9. Pierre Nys, p. 50.
  10. Pierre Nys, p. 18.
  11. N. R. Mattham et col., p. 1004-1013 ; Chr.Rémésy, 2020, p. 73-100
  12. T. Lauwers, p. 28-30.
  13. X. Rouau et J.-F. Thibault.
  14. A.A. Parmentier, 1778, p. 25.
  15. G. Spicher, 1997, p. 40.
  16. F. Grosjean, B. Barrier-Guillot, 1996, p. 21.
  17. F. Grosjean, 1996, p. 22, 23 ; X. Rouau, 1996, p. 16.
  18. F. Grosjean, 1996, p. 29.
  19. D. Evrard, p. 5.
  20. Saeid Bathei, p. 30; L. Geissler, p. 306.
  21. C. Rémésy, 2020, p. 239-265.
  22. C. Rémésy, 2016 a.
  23. Guilia Enders, p. 187-194 ; Vanessa Kimbell, p.15.
  24. R. Calvel, 1988c.
  25. R. Drapron et collab., 2005, p. 150-151.
  26. Georges Ohsawa (Nyoiti Sakurazawa), 1983, p. 62.
  27. Francis Fleurat-Lessard, 2015, p.10.
  28. Claude Willm, 1997, p. 1 ; J. Abecassis, 1997, p. 12.
  29. Tritordeum, article sur le…, 2016, p. 38-39.
  30. F.Latour, J.-F. Berthellot et M.Dewalque, 16/09/2019.
  31. Propos de Marie-Françoise Samson ( Inrae-Montpellier) recueilli par Adriano Farano, p.59.
  32. R.Cubadda et E.Marconi, p. 209-210 ; Y. Popineau, P.Masson et J.-L. Thebaudin, p.132-136.
  33. Propos de Alessio Fassano recueilli par Adriano Farano, p.124 à 127 ; Alessio Farano, p.60 à 107.
  34. Barbara Juillet, p. 11-14.
  35. R. Drapron et al., 2005, p. 148.
  36. Antoine Balland, p. 41.
  37. L.G. Rancoule, p. 10.
  38. Pierre Larousse, p. 1314 du vol. VII en 1874 ; Docteur Peyra, 1866.
  39. Jean Pirart, p. 30.
  40. M. Apfelbaum et col., p. 474-475.
  41. Raymond Calvel, 1979 a, p. 105.
  42. J. Marin-Lamelet, p. 97-100.
  43. Yves Dacosta, 1986, p. 109-114.
  44. A. Bonjean et Renaud Leblond, p. 70.
  45. April Pevetaux, 240 pages.
  46. Julien Venesson, 139 pages.
  47. William Davis, 268 pages.
  48. Benigno Caceres, p. 96; Jean-Paul Bertaud, p.43 à 62.
  49. Peter Rietzel, p. 46, 47.
  50. D. Soltner, p. 29-31.
  51. G. Branlard 1997, p. 7 ; B. Mahaut, p. 5.
  52. J. Abecassis, 1997, p. 17.
  53. N. Combe et A. Grangirard, p. 652.
  54. Jean-Pierre Rioux, article sur le canard-journal à 1 sous, 1990.
  55. Albert Monteuuis, p. 128.
  56. Albert Monteuuis, p. 164.
  57. Albert Monteuuis, p. 172.
  58. Rudolf Flückiger, F. Glatz, A. Huber, H. Neth, H. Schlup, E. Vogt, S. Wagner, p. 163.
  59. Michèle Cayla, p. 35-37.
  60. Claude Aubert, 1985, p. 40-45.
  61. Camille Vindras, 2004, p. 34.
  62. Kathy Bonan et Yves Cohen, p. 185-186.
  63. Roger Moatti, p. 42.
  64. Camille Vindras, 2016.
  65. Camille Vindras, 2014, p. 38-39 ; Affsa, p. 34, 40, 59 & 122-123. ; Projet éco Agri, 2014, 9 pages ; B. Taupier-Lepage, p. 10-14 ; é. de Riollet de Morteuil, p. 30-38; B.Magarinos, p.46-50.
  66. Roger Moatti, p. 14-21.
  67. J. Lederer, 1985, p. 34.
  68. Carole Antoine et al., p. 6.
  69. Jean Lederer, 1988, p. 43, 241.
  70. A. Prasad, page 176-190.
  71. John Yudkin, p. 263 ; Jean Lederer, 1986a, p. 408.
  72. A. Monteuuis, p. 149, 150.
  73. Daniel Pecot, p. 67.
  74. G. Spicher, p. 79.
  75. B. Lepen & J. Adrian, p. 4.
  76. A.A. Parmentier, 1778, p. xxxi de l’introduction 
  77. G. Spicher, 1993, p. 48.
  78. E. Rabe, p. 199 ; C. Simões Nunes, p. 35.
  79. A. Bosse-Plattiere, p. 11 ; M. Crouau, p. 27.
  80. La firme macrobiotique LIMA dans les années 1980-1990.
  81. T. Cremeers-Molenaar, 1987 ; F. Sugihara et al., 1970. cité par M. Boulanger.
  82. Limagazine, no 2, avril 1989.
  83. J. G. Reinhold, p. 38-41.
  84. R. Hauspy, p. 27.
  85. H. J. Lonkhuysen, p. 101.
  86. Ter-sarkissian et al., p. 651-653.
  87. U. Tangkongchitr et al., 1982.
  88. Frédéric Auger, 2020, p.130.
  89. Harland et Oberlaes, 1987, cité dans A. Pointillard et L. Gueguen, p. 166.
  90. H. Ch. Geoffroy, p. 58 ; Gontzea et al., p. 52-77 ; M. Apfelbaum et al., p. 471 ; H. W. Lopez et al., 2001.
  91. A. Pointillard, p. 169, 170.
  92. B. Lepen et J. Adrian, p. 3.
  93. Claude Aubert, 2000, p. 30.
  94. Claude Binet, p. 97.
  95. A. Pointillard et L. Guegen, p. 166.
  96. Henri Nuret, cité dans Claude Willm, 03-2005, p. 23.
  97. Eugène Aubel, p. 27-35.
  98. G. Spicher, 1983, p. 47.
  99. E. Howell, p. 134.
  100. Y. Dacosta, p. 30.
  101. D. Rawn, p. 289.
  102. H. Nuret cité dans Claude Willm, p. 23 ; Carole Antoine et al., p. 7. ; M. Apfelbaum et al., p. 471.
  103. M. Berger, 1983, p. 40 ; Yves Dacosta, 1986, p. 29.
  104. Gottfried Spicher, p. 141, 143.
  105. Eugène Aubel, p. 27-35.
  106. Marc Dewalque, mars 1993 qui reprend D. Rawn.
  107. Les Ambassadeurs du pain, 2019, p.10-11, 24-25, 42-43, 60-61, 82-83, 114-115.
  108. Claude Aubert, 2000, p. 21.
  109. Camille Vindras-Fouillet, p. 15 ; é. de Riollet de Morteuil, p. 30-38.

 

987 vues